Qui est l`Autre? L`Héritage Islamique dans l`Afrique de

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Sonderdrucke aus der Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
ULRICH REBSTOCK
Qui est l’Autre?
L’Héritage Islamique dans l’Afrique de l’Ouest
Originalbeitrag erschienen in:
Vortrag gehalten im März 2005 im Goethe-Institut in Dakar
Qui est l’Autre? L’Héritage Islamique dans l’Afrique de l’Ouest
Entre le 24 Novembre 1888 et le 17 Avril 1889, The Artisan, le journal quotidien de Freetown
(Sierra Leone), a suivi un débat publique qui avait été lancée par la publication d’un livre au titre
suivant: Islamity, Christianity and the Negro race écrit par un certain Dr. Edward Blyton. Le débat
finit s’épuiser en colloque interreligieux dans le style d’un débat parlamentaire entre six disputeurs
musulmans, parmis eux une femme, et 11 disputeurs chrétiens, ayant comme thème: Le Christianisme ou l’Islam est-il le mieux apte à promouvoir les vrais intérêts de la race noire?1. Il s’agit là,
à ma connaissance, du premier dialogue réel et documenté entre ces deux ›religions d’importation‹
en Afrique. Le ton général du parti musulman ne nous étonne pas aujourd’hui: Alors que le
Christianisme est considéré comme étant resté superficiel à la culture noire, l’Islam estt conçu
comme ayant marqué profondemment la vie Africaine. Il n’est guère étonnant, que les subtilités du
débat sonnent intemporellement, malgré les changements fondamentaux des paramètres socio-historiques.
Trois ans avant ce débat, le chancelier Otto von Bismarck avait retiré sa promesse au ›Congrès
de Berlin‹ de »favoriser et aider toutes les religions« à la suite de l’insistance Ottomane à y inclure
la mission islamique. Ce retrait ouvra la porte à l’intégration de la confession et – à la longue – à la
conversion dans la stratégie territoriale coloniale. Aujourd’hui, après la période des djihāds anticoloniaux, celui du colonialisme lui-même, celui et de l’indépendance étatique, l’ère de la mondialisation revitalise la question de Freetown dans un contexte plus large et hétérogène. Avant
d’aborder mon sujet, le rôle du facteur historique dans la recherche des facteurs identificateurs de
l’Islam contemporain en Afrique, surtout en Afrique de l’Ouest, il est nécessaire de préciser ce
contexte. L’anglicisme ›globalisation‹, son équivalent français ›la mondialisation‹, et même leur
pendant dialectique ›la glocalisation‹, ont été suffisamment popularisés por perdre leurs significations originaires. Trois ans avant que Samuel Huntington publie son article The Clash of Civilisations dans le journal Foreign Affairs, le résultat culturel de l’ère globale avait été déjà formulé
1
Lamin Sanneh: Piety & Power. Muslims and Christians in West Africa. New York: Orbis Books 1996, p.
67.
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2
en tant que programme en 1990 par l’historien américain Francis Fukuyma dans son article La fin
de l’histoire où il assurait: »Nous ne sommes pas seulement les témoins de la fin de la guerre froide
[...] mais de la fin de l’histoire elle même: ce qui est le point final de l’évolution idéologique de
l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale de l’Ouest comme forme finale du
gouvernement humain«2.
Depuis, ironiquement, un concours des cultures a éclaté, qui n’a produit rien de moins qu’une
culture du dialogue auquel nous prenons part aujourd’hui activement. Dans son livre The Culture
Cult (Le culte des cultures), Roger Randall3 développe une thèse qui va servir d’enjeu analytique à
mon procédé. Cette thèse se déploie en deux pas: Tout d’abord, le ›culte des cultures‹ commence
avec la perception mutuelle respectueuse des différences culturelles; le refus inévitable d’accepter
des particularités inadmissibles de l’autre – une des préconditions du dialogue – oblige à faire
ressortir des différences plus détaillées renforçant ainsi ces incompatibilités. Ensuite, ce respect
mutuel cultive un dialogue dans lequel de plus en plus d’experts et de médiateurs mettent au jour de
plus en plus de différences subtiles – un processus qui aboutit nécessairement à la construction de
l’étrange authentique incommensurable. Randall appelle cette construction designer tribalism, tribalisme modelé. Pour ne pas tomber dans ce panneau, je m’appuie sur la première voix musulmane
africaine qui prenait la parole contre la thèse de Fukuyama: le Kenyan Ali Mazrui, qui écrivait en
1993: »Je crois qu’il est important de confronter le sujet de la démocratie et celui du capitalisme
chez Fukuyama et où ceci conduit les Musulmans«4.
À cette époque, Ali Mazrui s’était déjà fait un nom par son livre portant le titre The Africans: A
Triple Heritage (Les Africains: un triple héritage) dans lequel il conclut: »Une explication de la
vigueur de l’Islam en Afrique de l’Ouest pourrait être le plus haut degré d’indigénisation et d’Africanisation. L’Islam n’est plus conduit par les Arabes et a acquis un dynamisme indépendant dans
l’Ouest de l’Afrique«5. La triplicité de Mazrui renferme l’Africanité, le Christianisme et l’Islam, les
deux derniers étant d’origine exogène et importés lors de processsus historiques divers. Mazrui ne
2
Cf. Henner Fürtig (ed.): Islamische Welt und Globalisierung. Aneignung, Abgrenzung, Gegenentwürfe.
Würzburg: Ergon Verlag 2001, p. 23–25 (trad. U.R.).
3
Roger Randall: The Culture Cult, Oxford: Westview Press 2001.
4
Henner Fürtig: Islamische Welt, p. 25 (trad. U.R.).
5
Ali Mazrui: The Africans: A Triple Heritage, London: BBC, 1986, p. 136–7 (trad. U.R.).
3
Qui est l’Autre? (DAKARVOR)
réclame pas seulement le retour du facteur historique dans la recherche de l’identité Islamique
Africaine, il revèle aussi la relation intrinsèque entre Islamité et Arabité. Pour lui, guidé par la
perspective de l’Afrique de l’Est et de sa culture ›Shirāzı̄‹, une ré-Africanisation de l’Islam ne
s’impose pas en Afrique, mais plutôt en Arabie qui fut – par une ruse géographique et à contrecœur – déchirée du continent Africain.6
Les conséquences de la globalisation semblent surmonter ce fossé. Depuis les années quatrevingt, les sociétés musulmanes Africaines voient une réintégration dans le monde islamique. Après
la fondation de la Rābitat al- Ālam al-islāmı̄ (La Ligue islamique mondiale) en 1962, une multitude
˙
d’organisations pan-islamiques sont devenues plus récemment actives en Afrique, parmi elles:
l’Organisation de l’Islam en Afrique (The Islam in Africa Conference), le Centre Islamique Africain (The African Islamice Centre of Khartoum), la Conférence Arabe Populaire et Musulmane
(The Popular Arab and Muslim Conference) et l’organistion la plus répandue, et l’Organisation de
l’Appel Islamique (The Islamic Call Conference, OIC). Cette dernière a admis tout les états Africains à majorité musulmane comme membres; pour la même raison, les Indes et le Liban, gouvernés par des non-Musulmans, ont été refusés – acceptés, par contre, ont été le Bénin, le Gabon et
l’Uganda, chacun hébergeant une minorité musulmane de moins de 10%. Aus dessous du niveau
étatique, une multitude similaire d’organisations non-gouvernementales (ONG) ouvraient des bureaux dans plus des quarante états africains, et de mentionner, par exemple, les organisations de
bienfaisance an-Nūr et l’Agence des Musulmans d’Afrique (AMA).
Face à cette tendance intégriste, qui est accompagnée d’une politisation générale des affaires
islamiques et caractérisée par le mot-vedette de l’umma, la communauté des croyants, un écho
audible se fait entendre. Une voix de cet écho polyphone s’articule par une notion qui est devenue
un mot-clé en Afrique Noire: Je l’appelle ›Bilālisme‹, le rappel à Bilāl, l’affranchi Éthiopien et le
mu addin du Prophète Muhammad. Il n’y a guère de mouvement islamique réformiste qui ne
˙
¯¯
renonce à sa mention symbolique. Dans le contexte de la lutte contre l’apartheid, une organisation
islamique de l’Afrique du Sud s’en est servi, Bilāl figure comme l’idéal historique des Mourides et
est le nom du journal clandestin du FLAM, des Forces de Libération Africaines de Mauritanie.
6
Pour plus des détails de cette controverse, John Alembillah Azumah: The Legacy of Arab-Islam in Africa. A
Quest for Inter-religious Dialogue. Oxford: Oneworld 2001. p. 210–216.
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4
Mais l’articulation de l’Africanité n’est pas bornée à la symbolique, ni aux mouvements islamiques.
À côté d’Ali Mazrui et d’Ahmadou Hampâté Bâ, des auteurs connus comme Lamine Sanneh ou
John Alembillah Azumah7 se prononcent audiblement pour la reconsidération de l’héritage africain
face aux deux cultures d’importation. Il n’est pas trop risqué d’interpréter ces expressions d’une
identité islamique particulièrement africaine comme réaction antiglobaliste. Évidemment, cette réaction montre deux visages différents. L’Étudiant Musulman, organe regulier de L’Association des
Etudiants Musulmans de l’Université de Dakar (AEMUD) ouvrit son numéro 39 (2000) avec
l’éditorial suivant: Dégradation des mœurs: une fille de la mondialisation.8 Parmi ces ›mœurs‹
pernicieuses figure le khessal, la technique cosmétique, répandue dans votre pays, de blanchir son
teint. Je cono̧is ces deux visages comme expressions complexes d’un antagonisme entre Africanité
et Arabo-Islamité, un antagonisme qui a empreint l’histoire de l’Islam en Afrique, qui est en train
de s’articuler de façon variée actuellement, et dont l’histoire est indispensable pour une récognition
mutuelle – le but primaire de nos efforts.
L’histoire de l’islamisation de l’Afrique – et de l’Afrique de l’Ouest, du Soudan et du Sahel, en
particulier – est une histoire de conversion, d’une conversion qui était – à travers des périodes
différentes – activée par des motifs et des acteurs différents. Un trait éminent, cependant, de
l’histoire de ces types de conversions est leur occurrence synchronique. À travers plus d’un millénaire ils se manifestent simultanément dans des régions diverses. Si l’on considère l’histoire dans
sa totalité, on peut distinguer trois types principaux: la conversion sociale, impliquant la conversion
individuelle et collective à la religion islamique; la conversion politique: l’adaption des formes de
pouvoir islamiques; et la conversion culturelle: l’assimilation des pratiques séculaires et sprituelles
arabo-islamiques.
La pénétration de l’Islam dans le bilād as-sūdān, les pays des Noirs, peut être décrite comme
l’intégration successive de ces pays dans le réseau commercial international islamique. Dans ce
milieu de commerçants, la conversion individuelle ou familiale fit avancer les normes et les valeurs
7
Voir Sanneh: Piety, chapitre 6: The Crown and the Turban, p. 111–145, et Azumah: Legacy, chapitre 5:
Encountering the Encounters: Arab-Islam and Black African Experience, p. 170–240.
8
Adriana Piga: Neo-traditionalist Islamic Associations and the Islamist Press in Contemporary Senegal. In:
Thomas Bierschenk and Georg Stauth (eds.): Islam in Africa, (Yearbook of sociology of Islam 4), Münster:
LIT 2002, 43–68, p. 62.
5
Qui est l’Autre? (DAKARVOR)
islamiques à travers le Sahara dès le 9e siècle, à travers la savane à partir du 10e siècle, et, cinq
siècles plus tard, dans la forêt tropicale. Les premiers témoins incontestables d’une telle conversion
individuelle africaine noire se trouvent dans le cimetière de Gao-Saney au Mali: une stèle datant de
l’année 404 de l’hégire (1013–4 chr.), une autre, érigée pour Waybiya, une Songhay musulmane,
décédée en 1210.9 C’est un fait déplorable que le caractère spécifique de l’historiographie de
l’Islam en Afrique de l’Ouest ne nous permet pas de poursuivre cette tradition de conversion
individuelle. Cette historiographie ne nous fournit guère plus que ce résultat vers la fin du 19e
siècle: l’appartenance majoritaire des peuples colonisés entre les côtes atlantiques et le lac du
Tchad à la religion de l’Islam. Mais elle fournit assez d’évidences indirectes d’une conversion
périodique massive et collective qui peut être reliée étroitement au phénomène social éminent dans
ces régions: le phénomène de l’esclavage. Une estimation française de 1894 donne une idée claire
des conditions sociales dans ces régions islamisées en majorité: 30 à 50% de la population de
l’Afrique de l’Ouest est considérée – et traitée – comme des esclaves, 80% d’entre elle autour des
centres de commerce; de même trois quarts de la population de la Sénégambie, 53% de Ségou, la
capitale d’al-Hāǧǧ Umar Tall, 80% de Kong et de Bandama. Dix ans après, la situation n’était pas
˙
différente au Zanzibar: de 208.000 d’habitants 140.000 étaient des esclaves, 27.000 des affranchis.10 Le rapport entre l’islamisation et l’esclavage, particulièrement en Afrique noire, est un sujet
complexe et controversé. Les données historiques permettent des interprétations ambivalentes. Il
faudrait, malgré tout, prendre en considération que l’historiographie qui s’y rapporte, a été une
historiographie arabo-islamique. A son retour du Soudan, Ibn Battūtta, le fameux voyageur de
˙˙ ˙
Tanger et la source historique principale jusqu’au 14e siècle, rejoignit le 11 Septembre 1353 une
caravane à Takedda qui transportait 600 filles esclaves au nord.11 Cette mention lapidaire contient
plus d’une information historique. Elle est représentative d’une donnée structurelle. L’institution de
9
10
11
Timothy Insoll: The Archeology of Islam in Sub-Saharan Africa. Cambridge: Cambridge University Press
2003, p. 235. Plus détaillé P.F. de Moraes Farias: Arabic medieval inscriptions from the Republic of Mali.
Epigraphy, chronicles, and Songhay-Tuāreg history.. Oxford, Oxford University Press 2003, p. 2ff. et
passim.
Azumah: Legacy, p. 151.
Corpus of early Arabic sources for West African history, translated by J.F.P. Hopkins, edited and annotated
by N. Levtzion & J.F.P. Hopkins, Cambridge: Cambridge University Press 1981, p. 303.
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l’esclavage, loin d’être inconnue au Soudan, a été importée du nord islamique comme statut personnel et social, et – en contraste avec tout autre apparition – encadrée systématiquement par la foi
et la loi. Deux des trois inégalités anthropologiques islamiques forment sa base: l’inégalité entre le
l’homme libre (al-hurr) et l’esclave (al- abd, ar-raqı̄q ou mā malakat aimānukum, ce que vos
˙
mains possèdent, du Coran [16:75, 30:38]); et l’inégalité entre le Musulman (muslim) et l’infidèle
(kāfir, mušriq). L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest a entraı̂né avant tout cette partition principale, légitimée par le Coran, et élaborée et fondée en droit malékite; une partition qui a crée une
équation: ›infidèle égale esclave potentiel‹, et qui – par sa négation: ›le converti échappe à l’esclavage‹ – s’avéra la force la plus dynamique du processus d’islamisation. La règle juridique, que
la conversion à l’Islam n’annule pas le statut d’esclave, confère une force supplémentaire à ce
processus.
La réussite de cet aspect de la conversion sociale se laisse déduire des evènements relatifs à
l’esclavage pendant la période des ǧihāds soudanais pendant le 19e siècle. Les campagnes des
généraux du ǧihād d’ Utmān dan Fodio de Sokoto, ceux d’al-Hāǧǧ Umar Tall – lui-même pro˙
¯
priétaire de 4000 esclaves – et ceux de Samori Turé en Guinée et de Rābih b. Abdallāh au Tchad ne
˙
s’expliquent pas sans la demande en esclaves. Les données historiques ne laissent aucun doute que
– pour citer un expert intègre, P.E. Lovejoy – »la majorité des ǧihāds devinrent la source principale
d’acquisition d’esclaves«12. L’hypothèque de l’Africanisation de l’esclavage islamique a entravé
gravement l’évolution des structures sociales égalitaires dans les sociétés coloniales, post-coloniales et contemporaines. Connus sous les dénominations relatives à leurs origines éthniques, les
harātı̄n de la société Maure, les maccubbé et jiyaabé de la société Peule, et la caste des ceddo des
˙ ˙
états Wolof de Jolof, Kajoor, et Bawol, sont démeurés privés de leurs droits civils dans la période
coloniale, et se sont vus refusés l’acces égal aux sociétés nationales indépendantes.
Un autre aspect de cette hypothèque, de nature exogène et mentale, pèse lourd également sur
l’héritage islamique en Afrique noire. Depuis le 9e siècle une synonymie sémantique lia le terme
descriptif sūd et sūdān (Noirs) au terme social et juridique abd (esclave). Il semble que la légende
biblique de Noé qui – selon une tradition islamique – lança une malédiction à l’encontre de son fils
12
Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa. Cambridge: Cambridge University Press 1983,
p. 184f.
7
Qui est l’Autre? (DAKARVOR)
Hām et de ses descendants noircis n’a joué ici qu’un rôle sécondaire. C’est plutôt l’équation
˙
›noir-infidèle-esclave‹ qui fut interiorisé pendant la longue histoire d’exploitation des sources humaines du continent noir. Ahmad Bābā, le célèbre juriste de Tombouctou, composa en 1614–5 un
˙
traité, dans lequel il réfuta cette légende de Hām, mais auquel, par contre, sa compréhension de la
˙
synonymie du sūd et esclaves est évidente. Le traité porte le titre: Mi rāǧ as-su ūd ilā nail hukm
˙˙
˙
maǧlūb as-sūd (L’échelle d’ascension vers le jugement concernant les noirs transportés). Les Sūd,
dans le titre comme partout dans le texte, ne sont rien d’autre que des esclaves.13 Sūd comportent
širk (pratiques polythéistes), et širk demande takfı̄r (déclarer l’infidélité). Deux siècles après Ah˙
mad Bābā, son collègue et compatriote, Ibn al-Qādı̄ al-Fūlānı̄ (le Peul), faisant halte en pélérinage à
˙
Tunis, a déjà interiorisé ce principe: Dans un appel adressé aux souverains de Tunis et du Maroc, il
identifie les Noirs (sūd) de Tunis, esclaves et affranchis, et d’autre villes du Maghreb à des
polythéistes et, par conséquence, à des kuffār.14 Le message des deux épı̂tres africains, l’une étant
un bilan éthnographique des peuples islamisés de l’Afrique de l’Ouest, l’autre une critique des
pratiques religieuses soudanaises en exil, reflète une position fondamentale qui a été résumé par
l’idole de ces deux écrivains: Les Noirs (sūdān), à l’exception des habitants du Mali, du Kaukau et
du Takrūr, »sont ignorants de religion (dı̄n), ne disposent pas de savoir ( ilm) et leurs conditions
(ahwāl) sont proches de celles d’animaux«15 – par Ibn Haldūn dans sa Muqaddima. J’exprime cette
˙
¯
position d’une manière plus générale: L’Africanité musulmane exige la vérification de l’orthodoxie.
Notre deuxième type de conversion, la conversion politique, semble s’inspirer d’une contradiction. L’histoire islamique pré-moderne en Afrique de l’Ouest n’a jamais produit un état politique
islamique. En y regardant de plus près, les grands empires ›islamiques‹ de Ghana, de Mali et de
Songhay se révèlent comme des projections de l’historiographie Arabe. Sous l’impression de la
confession ou de la conversion de quelques empéreurs éminents, parmi eux Kankan Mūsā de Mali
13
14
15
J. Hunwick and F. Harrak (eds.): Mi rāj al-Su ūd. Ahmad Bābā’s Replies on Slavery. Rabat: Publications of
˙
˙
the Institute of African Studies 2000. p. 49 (ar.), 62 (ar.).
Mohamed El Mansour and Fatima Haarak (eds.): A Fulāni Jihādist in the Maghreb. Admonition of Ahmad
˙
Ibn al-Qādı̄ at-Timbuktı̄ to the Rulers of Tunisia and Marocco. Rabat: Publications of the Institute of
˙
African Studies 2000, p. 35ff. et passim.
Ibn Haldūn, Tārı̄h , I-XIV, Bairūt: Maktabat al-Madrasa 1979, I, p. 143.
¯
¯
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8
et Askiya Muhammad de Songhay, elle a dessiné des états islamiques à sa propre image: des
˙
sultanats et émirats arabo-islamiques médiévaux où ad-dı̄n wa d-daula (la religion et le pouvoir)
ont été associés dans les mains d’un souverain légitimé par la généalogie et la loi. Cette union n’a
jamais été achevée au Soudan, avant le califat de Sokoto. Les données archéologiques et la lecture
critique des récits de vogages Arabes et non-Arabes témoignent plutôt d’une bipolarité traditionelle
Africaine. La dualité des capitales en fait partie: Koumbi Saleh et Audaghost de Ghana, GaoAncien et Gao-Saney de Songhay, la ville royale de Do et Yaresna, le centre commercial sur l’haut
Sénégal16; y appartiennent de même les cérémonies de cours, où le culte des ancêtres et des
fétiches, observés et quelques fois exécutés par des dignitaires musulmans, un imām, un qādı̄ ou un
˙
hatı̄b, ont irrités les chronistes étrangers. Les souverains de Ghana et Gao occupaient une position
¯ ˙
intermédiaire entre l’Islam et la religion traditionelle. Ils reprśentaient l’autorité spirituelle islamique ainsi que l’autorité animiste. Cette bipolarité reflète l’hétérogénéité éthnique et religieuse de
leurs sujets. Dans un appendix du traité mentionné d’Ahmad Bābā 169 noms éthniques sont clas˙
sifiés selon les catégories muslim, maǧūs (magiciens) ou kuffār (infidèles), et muhālitūn (mêlés).17
¯ ˙
Cette dernière catégorie représente un but d’attaque constant de la lutte réformatrice islamique au
Soudan. Jusqu’au 19e siècle, le principe gouvernemental »cuius regio eius religio« (le souverain
destine la religion) – le principe fondamental de la théorie politique islamique – reste d’être un
élément étranger. Ce n’est que Utmān dan Fodio, peut-être sous l’influence des écrits de Muham¯
˙
mad b. Abdalkarı̄m al-Maġı̄lı̄, qui l’indroduit dans sa théorie politique avec la stipulation: »le statut
d’un pays est le statut de son souverain (sultān); quand il est Musulman le pays est un pays
˙
d’Islam; quand il est infidèle, le pays est un pays d’infidélité«.18 Ce principe, élaboré par Muham˙
mad Bello, fils et successeur de Utmān, s’implantait dans la conscience historique du Nord Ni¯
géria. Mais il n’était pas incontesté. Muhammad al-Kānimı̄, l’adversaire de Utmān lui ripostait,
˙
¯
considérant les conséquences d’un tel principe: »L’épée est une arme trop grosse et facile à tirer
afin de règler des affaires religieuses«.19 Au cours du 19e siècle, les deux concepts – l’un qui unifie
16
17
18
19
Cf. Insoll: Archeology, p. 221.
Mi rāj, p. 50–53/96–96 ar.
A.D.H. Bivar: The Wathı̄qat Ahl Al-Sūdān:A Manifesto of the Fulani Jihād. In: Journal of African History
¯¯
II/2 (1961), 235–243, p. 237 (ar.)/240.
Cité dans Sanneh: Piety, p. 122.
9
Qui est l’Autre? (DAKARVOR)
›la religion et le pouvoir‹ par la repartition en ›pays de l’Islam‹ et ›pays de guerre‹; et l’autre qui
enlève le religion du champ politique – se trouvent en concurrence dans toute l’Afrique de l’ouest
islamique. La période du colonialisme en nettement intervint. Il transféra des responsabilités politiques aux autorités religieuses. Cette instrumentalisation de la religion, qui a motivé partiellement
la lutte anti-coloniale islamique, couvrit la tradition africaine d’une double coexistence historique:
les aspirations islamiques y s’articulèrent à part du champ politique et en cohabitation avec d’autres
traditions religieuses.
Comme cette deuxième conversion, la conversion politique, la troisième, la conversion culturelle, reste inachevée. Peut-être parce qu’elle est inachevable. La culture islamique est un pluriel
cumulatif: elle regagne son identité par l’accumulation des différences, limitées ou contrôlées par
deux correctives: la šhari’ah, interprétée par une orthodoxie anonyme, et la langue Arabe. Retournons à notre dialogue historique à Freetown 1889: Canon Taylor, un des disputeurs chrétiens, admit
que l’introduction de l’Islam mena à l’éradication des pratiques mauvaises comme l’exorcisme, le
fétichisme, le cannibalisme, les danses indécentes, les jeux de hazard, l’impudicité et la sorcellerie.20 Cette admission chrétienne reflète les reproches historiques à l’Islam africain de la part de
l’orthodoxie Arabo-Islamique. Vue sous cet angle, l’histoire de l’islamisation de l’Afrique de
l’Ouest se présente comme une série des périodes de islāh (réforme) et de taǧdı̄d (renouvellement)
˙ ˙
importées, mais – successivement, surtout à partir des mouvements ›ǧihādiens‹ – intériorisés, veut
dire: africanisés. Il est une ironie de cette histoire que la source primaire de l’Islam en Afrique, le
mouvement des Almoravides (al-Murābitūn), en a fournit l’élément le plus contesté: al-Murābit ou,
˙
˙
avec un accent français audible, le Maraboutisme. Nous témoignons aujourd’hui d’une telle période
nouvelle: les tendances du revivalisme wahhābite se portent sur une lecture doctrinaire et exclusive
de l’histoire de l’Islam en générale, et contre l’acceptance des traditions indigènes africaines en
particulier – le Maraboutisme, le Soufisme, la ziyāra (la visite des tombes des saints), le maulid
an-nabı̄ (l’anniversaire du Prophète), le dikr, toute prière en sadl (en bras suspendus), la prière de
¯
istihāra (de demander instruction) en particulier, et – pour ne pas oublier – le khessal.21 La
¯
persistance de cet impetus purificatrice souligne la particularité persistente de l’Islam africaine et
20
21
Sanneh: Piety, p. 72.
Azumah: Legacy, p. 190f.
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10
vérifie le message du Coran (30:22): »La diversité de vos couleurs et vos langues est un signe de
Dieu«. Le ›gamou‹ et le ›magal‹, les pélérinages annuels à Tivavouane et à Touba, dont même les
membres du mouvement sénégalais ›al-Falāh‹ sont invités à participer22, font parti de la culture
˙
islamique cumulative. Cette appartenance s’articule à une manière plus profonde dans le dialogue
fictif entre l’Emir Askiya Muhammad at Ǧalāladdı̄n as-Suyūtı̄, dans lequel as-Suyūtı̄ répond à une
˙
˙
˙
question d’Askiya Muhammad concernant les khalifes mentionnés par le Prophète: »Il devait y en
˙
avoir douze, dont cinq à Médine, deux au Caire, un en Syrie et deux dans l’Irâq: tous ceux-là ont
déjà regné; il en reste deux à venir, qui règneront dans le pays de Tekroûr: tu es l’un de ces deux-ci
et l’autre viendra après toi. Ta famille se rattache aux Tôrodo, qui descendent des gens du Yemen,
et ta résidence sera Gaogao [...].«23 Seydina Muhammdaou Limamou de Yoff (au Nord du Dakar)
ne fut pas ce deuxième; il reclama en 1884 d’être plus de ca: le mahdı̄, la réincarnation du
Prophète. Mais son message, qui faisa appel à la piété pacifique, s’articula en Africain: »Est-ce le
couleur de ma peau qui vous empêche de croire? [...] Au jour de résurrection je vais vous parler en
Wolof!«24
Le Wolof comme langue du mahdı̄? L’histoire de la culture islamique en Afrique prépara une
telle providence à une façon imperceptible. L’antinomie théologique entre la révélation en Arabe et
un ›jour de bilan‹ (yaum al-hisāb) en Wolof exprime une facette de la tension politique qui lie
˙
l’islamisation à l’Arabisation. La parole culturelle africaine s’en a servit d’une multitude de langues. Depuis le 15e siècle, avec la tradition de l’érudit al-Hāǧǧ Sālim Suawaré, dit ›Suwarienne‹,
˙
un système d’érudition et d’enseignement islamique vernaculaire s’installa envers la tradition classique Arabe, dit ›tombouctouenne‹, la tradition responsable du haut degré de l’Arabisation de
l’Ouest de l’Afrique. Les paroles sous-cutanées choisirent d’autres expressions. L’oralité de l’enseignement religieux, par exemple, qui domina le transport et l’expression du savoir islamique dans
le Peul du Futa Djallon, le Hausa, le Kanuri et le Songhay le long des rives du Niger, le Wolof au
Sénégal et le Mandingue de Ségou et Bamako. Par conséquence, pas moins que 20% de cette
22
23
24
Adriana Piga: Neo-traditionalist Islamic Associations and the Islamist Press in Contemporary Senegal. In:
Bierschenk: Islam, 43–68, p. 47–48.
O.Houdas, M. Delafosse (eds.): Tārı̄h al-fattāš, Paris: Adrien-Maisonneuve 1964, 17f./13f. (ar.).
¯
Azumah: Legacy, p. 186.
11
Qui est l’Autre? (DAKARVOR)
dernière langue se dérive de l’Arabe.25 L’installation, en outre, du maǧlis envers de la mahadra ou
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la madrasa, d’une structure d’enseignement sécondaire, ou les œuvres dogmatiques Arabes, comme al- Aqı̄da as-suġrā, le texte-clé théologique d’as-Sanūsı̄, furent commentés et enseignés en
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langues vernaculaires. Et, plus récemment, la traduction d’une partie de ces textes eux-même,
comme entrepris par l’érudit Sénégalais Almamy Maliki Yattara (décédé en 1998). Parmi eux se
trouvent une traduction des Maqāmāt d’al-Harı̄rı̄, la collection standard de poésie classique Arabe,
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une version écrite de la Fātiha, la Sourah d’ouverture du Coran, et deux commentaires complets du
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Coran en Mandingue. Même cette ›schiboleth‹ d’une culture souveraine islamique, la traduction
du Coran, s’est multipliée en Afrique. Après les traductions en Swahili et Hausa, la version Peule
de Umar Bā (achevée vers 1991) et diverses traductions partielles en Wolof et Mandingue ont
enrichi la contribution africaine à la culture islamique.
Devant l’histoire, ce facteur indispensable pour la construction d’une identité culturelle en
Afrique islamique selon Ali Mazrui, l’hypothèse de Roger Randall perd sa validité. La visite du
centre sacrale de la Bū Kunta branche de la Qādirı̄ya à Ndjassane (près de Louga) pourrait nous
enseigner une variante de cette hypothèse. Les deux marques distinctives de cet édifice, sa rondeur
extérieure, signe caractéristique de l’architecture africaine traditionelle27, et la somptuosité de couleurs de son intérieur, croissent – étage par étage – au ciel depuis un demi-siècle, grâce aux mains
secourables des pélérins internationaux africains. Afin de percevoir l’autre, il nous faut reconnaı̂tre
les attributs auxquels il doit son identité – et sa dissemblance. La mondialisation dégage deux
puissances formidables: L’accessibilité ubiquiste et le désir à l’égalisation. L’édifice de Ndjassane
s’accroı̂t d’une histoire unique, qui commence autour de la doctrine du Soufi Abdalqādir al-Ǧı̄lānı̄
au milieu du 12e siècle à Bagdad. Elle parcoure un long processus à travers le moyen-âge et le
Sahara jusqu’à ce qu’il s’enracine au Sud du fleuve Sénégal.
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Tal Tamari: Islamic Higher Education in West Africa: Some Examples from Mali. In: Bierschenk: Islam,
91–128, p. 97f.
Voir la biographie de Bernard Salvaing: Almamy. Une jeunesse sur les rives du fleuve Niger, Brinon-surSauldre: Grandvaux 2000.
Insoll: Archeology, p. 240.
U. REBSTOCK
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Ce processus, pars pro toto, n’était rien d’autre qu’une variante pré-moderne de la mondialisation de nos jours. L’Afrique de l’Ouest était successivement ouverte et pénétrée par la culture
Arabo-Islamique et par la culture chrétienne Méditerranée. L’histoire de l’Islamisation et de la
Christianisation garde ses réactions autodéterminantes. Il nous faut les reconnaı̂tre, respectuer et
traduire au moderne afin de percevoir sa différence de l’autre. Quand en 1325 le pélérin Kankan
Mūsā, le ›commandeur des croyants‹ (amı̄r al-mu minı̄n) et l’empéreur du Mali, était demandé de
se prosterner devant Mālik an-Nāsir, le Sultan Egyptien, il ne s’en conforma qu’en chuchotant:
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»J’obéis au Dieu qui m’a crée.«
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Corpus of early Arabic sources, p. 270.
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