Revue des Questions Scientifiques, 2015, 186 (4) : 529-534 Prix Nobel de Médecine 2014 : la découverte des ‘Place cells’ par J. O’Keefe et des ‘Grid cells’ par M-B Moser & E-I Moser Professeur Marcus Missal Institute of Neuroscience (IONS) – Université catholique de Louvain [email protected] John O’Keefe May-Britt Moser Edvard Moser De quelle manière l’espace est-il représenté dans le cerveau? Cette question, qui a fait l’objet d’un grand nombre de discussions philosophiques, a été au centre des recherches du neurophysiologiste John O’Keefe et de son équipe dans les années 1970. John O’Keefe s’est particulièrement intéressé au rôle de l’hippocampe dans la représentation de l’espace et la mémoire des lieux. L’hippocampe est une petite structure phylogénétiquement très ancienne qui fait partie du lobe temporal médian du cerveau des vertébrés (voir Figure 1). 530 revue des questions scientifiques Figure 1 : Localisation de l’ hippocampe. Cette structure occupe une partie du lobe temporal médian. Sur cette figure, les hippocampes gauche et droit sont donc vus en transparence, à travers la partie latérale du lobe temporal. http://media.smithsonianmag. com/images/Memory-hippocampus-brain-1.jpg Son ablation chirurgicale bilatérale est parfois nécessaire pour traiter les cas d’épilepsie réfractaires aux traitements médicamenteux. Cependant, il a été observé, comme chez le fameux patient HM (Henry Molaison), que cette ablation provoque une incapacité de consolider les nouvelles informations en mémoire à long terme. Par exemple, le patient HM pouvait lire le journal le matin et le relire ensuite le soir comme s’il ne l’avait jamais lu. La première lecture du quotidien ne s’était pas consolidée à long terme. Ceci caractérise l’amnésie dite ‘antérograde’. Les souvenirs anciens par contre, datant de bien avant la lésion comme les souvenir d’enfance, n’étaient pas affectés. De manière assez étonnante et peu compréhensible à l’époque, HM souffrait également de désorientation spatiale. Ces observations de William Scoville et Brenda Milner sur le patient HM (Scoville et Milner 1957) eurent un grand impact sur la communauté neuroscientifique et John O’Keefe enregistra directement l’activité neuronale dans l’hippocampe du rat lors de tâches de mémorisation (O’Keefe et Dostrovsky, 1972). Dans le cerveau, l’activation d’un neurone se manifeste par un changement très rapide des charges électriques de part et d’autre de la membrane cellulaire. Cette variation rapide s’appelle un potentiel d’action, et l’information dans le système nerveux est représentée par la variation du nombre de potentiels d’action par unité de temps. Le codage de l’infor- nobel de médecine : la découverte des “place cells” 531 mation se fait entre autres par une variation du nombre de potentiels d’actions par unité de temps. O’Keefe et Dostrovsky découvrirent dans la région CA1 de l’hippocampe des neurones pyramidaux dont l’activité augmentait chaque fois que l’animal passait par une position spatiale particulière dans une arène expérimentale (voir figure 2) et ceci quelque soit la trajectoire que l’animal adoptait pour y arriver (voir figure 3). Ils décidèrent d’appeler ces neurones des ‘place cells’ ou ‘cellules de lieux’. Figure 2 : Exemple de l’activité électrique d’une ‘place cell’ hippocampique. Une électrode est placée dans l’ hippocampe de l’animal pendant qu’ il explore son environnement. Une caméra enregistre sa position spatiale et l’arène est vue de dessus. Le tracé supérieur représente l’activité électrique d’un neurones de l’ hippocampe. La fréquence des potentiels d’action augmente lorsque l’animal s’oriente vers la partie antérieure droite de l’arène (de ‘Principles of Neural Science’, Eric Kandel et al.) Figure 3 : Exemple de l’activité d’une ‘place cell’. La trajectoire de l’animal en vue de dessus est représentée par le trait noir continu. Lorsque la cellule est activée, un point rouge est superposé à la trajectoire. De cette manière, on peut voir que la cellule s’activait pour une position spatiale particulière chaque fois que l’animal y passait quel que soit son parcours pour y arriver (de : Moser et al., 2008). 532 revue des questions scientifiques Il ne s’agissait pas d’une simple activité sensorielle mais de l’émergence d’une nouvelle propriété à partir d’informations visuelles, vestibulaires, proprioceptives et motrices progressivement intégrées dans une représentation spatiale d’ordre supérieur. Il s’agissait donc d’un type nouveau d’activité neuronale jamais enregistré précédemment et qui pourrait intervenir dans la création d’une carte ‘cognitive’, d’une représentation interne de l’environnement dans lequel l’animal se trouve. Cette carte pourrait être utilisée pour permettre l’orientation sur la base de repères externes visuels notamment. Elle participerait à la mémoire explicite des lieux. De plus, les souvenirs des événements qui nous sont survenus sont toujours inscrits dans un contexte spatio-temporel particulier. Par exemple, souvenez-vous de votre dernière rencontre avec un ami particulier. Cette rencontre a eu lieu à tel endroit, à tel moment. Les souvenirs s’inscrivent dans un contexte particulier dans le domaine spatial qui pourrait être représenté par l’activité de ces ‘place cells’ ou ‘cellules de lieu’. La question de l’origine de cette activité particulière des ‘place cells’ s’est rapidement posée, étant donné qu’elle ne semblait pas dépendre de la connectivité interne à l’hippocampe. Les époux Moser, qui travaillèrent avec John O’Keefe avant de prendre leur indépendance, cherchèrent dans une structure annexe à l’hippocampe, le cortex entorhinal (EC), si des types neuronaux similaires ou précurseurs pouvaient s’y trouver. A leur grande surprise, ils y découvrirent un type nouveau de réponse neuronale, aux propriétés encore plus abstraites, les ‘grid cells’ (voir Hasselmo et al. 2008). Ces neurones ont une activité qui augmente à intervalle régulier pour plusieurs positions distinctes lorsque l’animal parcours sont environnement (voir figure 4). Lorsque l’activité neuronale est représentée par rapport à l’arène dans laquelle il se trouve, M-B and E-I Moser découvrirent une structure régulière basée sur un motif triangulaire se répétant, un pavage régulier, et formant une structure hexagonale. nobel de médecine : la découverte des “place cells” 533 Figure 4 : Exemple de l’activité d’une ‘grid cell’. La trajectoire de l’animal vue de dessus est représentée par le trait noir continu. Lorsque la cellule est activée, un point rouge est superposé à la trajectoire. De cette manière, on peut voir que la cellule s’active pour plusieurs positions spatiales distinctes formant un ‘maillage’ régulier de l’espace (de : Moser et al., 2008). (voir illustration en couleurs p. 423) Un tel type d’activité neuronale ne peut pas s’expliquer sur des bases purement sensorielles. Il émerge, de nouveau, à partir de l’intégration de différentes sources d’information afin de créer une représentation abstraite de l’espace lui-même. Cette découverte est très importante d’un point de vue théorique et pratique. D’un point de vue théorique, la découverte des ‘grid cells’ montre qu’il existe bien une représentation interne et ‘absolue’ de l’espace. L’ espace n’est pas représenté sous forme de positions relatives, mais il existe bel et bien une carte cognitive qui représente l’espace de manière abstraite, quasi-kantienne. Cependant, la nature innée ou acquise de cette représentation reste à déterminer. John O’Keefe avait prédit ce type de représentation spatiales des années auparavant, et avait à l’époque suscité de vives réactions et le scepticisme de ses collègues. De plus, M-B et E-I Moser ont développé un modèle théorique qui permettrait d’expliquer les propriétés spectaculaires des ‘grid cells’ (Moser et al. 2014). Cette contribution est également essentielle. En effet, sans modélisation mathématique, le fonctionnement du cerveau resta toujours un mystère. D’un point de vue pratique, la destruction pathologique de ‘grid cells’ expliquerait le syndrome de désorientation spatiale observé dans la maladie d’Alzheimer, qui se manifeste d’abord par une dégénérescence neuronale au niveau du 534 revue des questions scientifiques lobe temporal médian qui contient notamment le cortex entorhinal et l’hippocampe. Pourquoi ces deux types cellulaires ? En quoi leurs fonctions sont-elles différentes ? Il a été suggéré que les ‘place cells’ seraient impliquées dans la représentation spatiale de la position de l’animal dans un environnement particulier, par exemple une chambre, un appartement. Les ‘place cells’ sont susceptibles de voir leur activité rapidement s’adapter à un nouvel environnement lorsque le sujet en change. Par contre, les ‘grid cells’ seraient impliquées dans la création d’une métrique de l’espace qui serait invariante. Ces découvertes majeures montrent clairement que l’expérimentation animale est essentielle pour comprendre le fonctionnement du cerveau et permettent d’espérer, un jour, la restauration des fonctions perdues par la perte neuronale normale ou pathologique. Références Hasselmo M.E., Moser E.I., Moser M.B. – (2008) – Foreword: Special issue on grid cells. Hippocampus – 18:1141. Kandel E.R., Schwartz J.H., Jessell TM – (2000) – Principles of Neural Science – 4th ed. – McGraw-Hill, New York. ISBN 0-8385-7701-6 Moser E.I., Kropff E., Moser M.B. – (2008) – Place cells, grid cells, and the brain’s spatial representation system. Annu Rev Neurosci. – 31:69-89. Moser E.I., Roudi Y., Witter M.P., Kentros C., Bonhoeffer T., Moser M.B. – (2014). Grid cells and cortical representation. Nat Rev Neurosci. – 15:466-81. O’Keefe, J. – (1978) – The Hippocampus as a Cognitive Map. Oxford: Claredon Press. – ISBN 0198572069. O’Keefe J., Dostrovsky J. – (1971) – The hippocampus as a spatial map. Preliminary evidence from unit activity in the freely-moving rat. – Brain Res. – 34:171-5. Scoville W.B. and Milner B. – (1957) – Loss of recent memory after bilateral hippocampal lesions – J Neurol Neurosurg Psychiatry –20:11-21.