Dossier Donner un sens à sa vie Chacun est confronté à un moment ou l’autre de sa vie à des questions existentielles. Chacun aussi peut trouver parmi les relations affectives, la réflexion ou l’action de quoi y répondre. Jacques Lecomte, docteur en psychologie, est chargé de cours à l’Université Paris X et à la Faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris. 2 Q u’est-ce qui est le plus important pour moi ? Ma vie vaut-elle d’être vécue ? Pourqu oi ? Telles sont quelques-unes des questions que chacun se pose un jour ou l’autre, car nous avons besoin de trouver un sens à notre existence. Selon le psychiatre autrichien Viktor Frankl, qui a élaboré une thérapie par la recherche du sens – la logothérapie – après les horreurs de la Secon de Gu erre mondiale, « Il existe, comme tout le monde sait, une “psychologie des profondeurs” – qui se définit elle-même comme telle. Qu’attend-on pour faire place à une “psychologie des hauteurs” – qui tiendrait compte non seulement de la quête du plaisir, mais aussi de la volonté de sens. » La réponse à la quête de sens peut être très différente d’une personne à l’autre, voire chez la même personne à des moments différents de sa vie. Cependant, les recherches de psychologie menées sur le sujet montrent que l’être humain donne du sens essentiellement à tra vers trois dimensions : une dimension affective et relationnelle – l’amour, l’amitié et la parentalité ; une d i m en s i on cogn i tive – les pensées, c roya n ce s , va l eu rs et choix ph i l o s oph i qu e s , ou en core appréciation de l’art ; une dimension comportementale – l’engagement dans une activité, professionnelle ou non. Chacun donne du sens à sa vie au travers de son cœur, de son cerveau et de ses mains. Pour approcher ce que donner du sens à sa vie peut signifier, nous examinerons ces trois dimensions : les relations affectives, les convictions personnelles et l’action. Commen ç ons par la dimension affective . L’homme est être de relation. De très nombreuses recherches ont mis en évidence que le sentiment d’appartenance et de liens est nécessaire à l’épa- nouissement et au sentiment de sa valeur personnelle. D’ailleurs, plus que le nombre de personnes de l’entourage, c’est la qualité du soutien qui importe. La plupart des gens préfèrent avoir quelques amis ou membres de sa famille intimes plutôt que de nombreuses relations superficielles. Les relations affectives, principale source de sens L’écrivain Philippe Del erm résume bi en ce be s oin de lien s : « “ Le bon h eur, c’est d’avoir qu el qu’un à perd re”. J’écrivais cela en 1985, et je n’ai pas changé d’avi s . Ce sont les gens qu e j’aime qui don n ent un sens à ma vie. Avoir rencon tré ceux que j’aime est évi dem m ent un fant a s ti que privi l è ge , qui rend to ut à la fois plu s lumineux et plus tra gi qu e , p u i s qu’il y a un ri sque, à ch a que secon de . Si je n’ avais pas ren con tré ceux que j’aime, ou si je les perd a i s , j’aurais pu, je po u rrais peut-être tro uver une forme de paix – je n’aime pas le mot harm on i e , trop frel a t é –, et même go û ter qu el ques plaisirs minu s c u l e s . Mais tant que ce que j’appelle le bon h eur est là, je n’ai pas le ch oi x . Je suis un homme de bonh eu r. Cela me vi ent de loin je crois. Venu au mon de après la mort d’une sœur, je l’ai sen ti très tôt comme un po uvoi r, comme une ch a n ce et comme une re s pon s a bi l i t é . » Des psychologues, Karen de Vogler et Peter Ebersole, de l’Université d’État de Californie, ont mené avec leurs collègues une série de recherches sur les facettes de l’existence qui lui donnent du sens. Quel que soit l’âge, les relations interpersonnelles sont le plus souvent citées. Les relations sociales positives jouent un rôle essentiel dans l’équilibre psychologique. Les personnes qui en jouissent trouvent leur vie plus © Cerveau & Psycho - N° 37 satisfaisante, sont moins sujettes à la dépression et à d’autres tr oubles psychologiques, tentent moins de se suicider que celles qui n’en ont pas ; elles supportent mieux les coups du sort, tels que le deuil, le chômage et la maladie. Il s’établit d’aill eu rs une sorte de cercle vertu eu x : po uvoir compter sur des proches renforce le bonheur de vivre, et être heureux conduit à entretenir des relations proches avec d’autres personnes. Par aill eu rs , be a u coup d’êtres humains souh a i tent laisser une trace qui leur survive, transmet tre un héri t a ge moral aux généra ti ons à ven i r. Ce thème a fait l’obj et de nom breuses études et a été nommé généra tivité. Ce mot, for g é par le psych a n a lys te américain Erik Eri k s on , désigne l’intérêt et l’implicati on des adu l te s (parents et en s ei gnants) dans le bi en - ê tre de la génération su iva n te . Sel on le psych a n a lys te américain Geor ge Vaillant, p a rents et en s ei gn a n t s sont des « ga rd i ens du sen s », ce qui implique non seu l em ent d’accompagner le dével oppement de ses enfants, mais aussi de con s erver et de transmet tre les bi ens co ll ectifs de l’hu m a n i t é : culture, trad i ti ons et insti tuti on s . Beaucoup d’enseignants, également parents, établissent spontanément un lien entre ces deux facettes de leur personne. C’est ce qu’exprime ce © Cerveau & Psycho - N° 37 témoignage d’une enseignante : « La naissance de mes trois enfants a été suivie d'une période de grande sérénité, de joie profonde faite d'évidence. Tout allait de soi. Aider à grandir, nourrir, donner du b onheur, être essentielle pour quelqu’un ! C'est certainem ent la ra i s on qui ex p l i que le métier que je fais aujourd’hui, puisque je suis enseignante et que je dirige un établissement scolaire. Une façon de con ti nu er à “aider à gra n d i r”. » L’importance des convictions personnelles Les processus mentaux représentent une autre façon importante de donner un sens à sa vie. Il faut ici prendre ce mot dans un sens élargi, qui comporte une réflex i on ph i l o s oph i qu e , des valeurs personnelles, une démarche spirituelle, voire l’appréciation de l’art. Pour le ph i l o s ophe d’ori gine russe Nicolas Berdiaev (1874-1948), la recherche du sens fut très tôt une préoccupation majeure et c’est la philosophie qui lui a per mis d’assouvir cette quête. « En ce qui concerne ma vie intérieure, en m’ a n a lysant, j’y tro uve su rto ut deux mobi l e s d’action : la recherche du sens de la vie et la recherche de l’éternité. […] Une fois, au seuil de En Bref • Les relations personnelles sont celles qui donnent le plus de « sens à la vie ». On mesure leur importance en imaginant le vide que laisserait leur perte. • Les réflexions et valeurs personnelles, la philosophie ou l’art, sont autant de façons de donner un sens à sa vie. • L’action, le travail, tout acte qui aboutit à un dépassement de soi : chacun peut trouver dans cet éventail de quoi répondre à ses questions existentielles. 3 l’adolescence, j’ai été très ébranlé par l’idée suivante : “Si je ne saisis pas encore le sens de la vie, le seul fait que je veuille me consacrer à sa recherche est en soi une raison de vivre et c’est précisément à cette recherche que je veux consacrer ma vie”. Voilà la véritable conversion intime qui a transformé toute ma vie. Cette période de métamorphose a été vécue par moi dans l’enthousiasme. […] C’est cela qui a été ma véritable conversion, en tout cas la plus importante de ma vie, la décision de consacrer ma vie à la recherche de la vérité, établissant ma foi en l’existence de la vérité. J’opposais la recherche de la vérité, la recherche de la raison de vivre à la réalité quotidienne, dénuée de sens. » Aujourd’hui, en France, des philosophes tels André Comte-Sponville et Luc Ferry reprennent le flambeau millénaire de la philosophie comme art de vivre. Ainsi, pour A. Comte-Sponville, « La philosophie n'a de sens qu'au service de la vie : il s'agit de vivre mieux, d'une vie à la fois plus lucide, plus libre, plus heureuse... Penser mieux, pour vivre mieux. [...] On ne philosophe pas La logothérapie L a logothérapie, ou thérapie par le sens, a été élaborée par le psychiatre Viktor Frankl, à la suite d’une expérience personnelle dramatique : jeune Juif, il a vécu l’enfer des camps de concentration, et à sa libération, il apprend que la plupart des membres de sa famille, dont son épouse, ont été exterminés. Cette approche thérapeutique diffère radicalement de la psychanalyse (thérapie dominante à l’époque), dans la mesure où elle considère que l’être humain cherche avant tout à donner un sens à sa vie plutôt qu’à satisfaire uniquement ses besoins et ses instincts. En logothérapie, on parle de « frustration existentielle », lorsqu’une personne a le sentiment que sa vie n’a pas de sens. Ceci n’a rien de pathologique, et peut au contraire être mobilisé dans une action thérapeutique. Selon Frankl, « l’important n’est pas ce que nous attendons de la vie, mais ce que la vie attend de nous. » Bien entendu, Frankl estime que l’individu doit s’efforcer d’éliminer les causes de la souffrance, lorsque cela est possible, mais que faire lorsque ce n’est pas le cas ? La logothérapie considère alors que toute souffrance, même la plus intense, peut être surmontée si la personne parvient à lui donner un sens. Frankl raconte notamment la situation suivante, qu’il a vécue avec un patient. Cet homme, un médecin d’un certain âge était profondément déprimé depuis la mort de sa femme, survenue deux ans plus tôt. « Que pouvais-je faire pour lui ? Que lui dire ? Je décidai de lui poser la question suivante : “Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin provoqué par votre décès ?”. “Oh ! pour elle, ç’aurait été affreux ; comme elle aurait souffert ! ” lui répond le médecin. “Eh bien Docteur, cette souffrance lui a été épargnée, et ce, grâce à vous. Certes, vous en payez le prix puisque c’est vous qui la pleurez. » Bien entendu, cela n’a pas instantanément guéri cet homme, mais du moins cela l’a-t-il apaisé. Il a pu créer du sens à p a rtir d’une situation in-sensée au sens propre, privée de sens. 4 pour passer le temps, ni pour faire joujou avec les concepts : on philosophe pour sauver sa peau et son âme. » Il reconnaît d’ailleurs sans détours que son intérêt pour la philosophie est très probablement dû à son besoin de se libérer de la souffrance que produisait en lui la vision de sa mère, femme profondément dépressive. « C'est parce que je suis très peu doué pour la vie, écritil, que j'ai eu besoin de tant philosopher. » La quête de sens conduit parfois à la foi religieuse, en témoigne Léon Tolstoï (1828-1910). Élevé dans la foi orthodoxe, il évolue jusqu’à ne plus croire en rien de ce que l'on lui avait appris, vers l'âge de 18 ans. Les années passent, sa vie familiale et sa réussite littéraire le détournent radicalement « de toute quête d'un sens universel de la vie ». Puis surgissent des moments de perplexité, de plus en plus profonds et fréquents, durant lesquels il a l’impression de ne pas savoir comment il doit vivre ni ce qu’il doit faire. Pendant une année, à l’âge de 50 ans, il est obsédé par la ten t a tion du su i c i de . Il ch erche une réponse à sa quête dans les sciences, la philosophie, la religion ; il observe ses semblables dans l’espoir de trouver dans leur vie une issue à son angoisse… et ressort bredouille de sa quête. Il se tourne alors « vers ces immenses masses d'hommes simples, ni savants ni riches » et est bouleversé par leur foi simple, ce qui l’amène à cette certitude : « La foi est la force de la vie. » L’art est également une source d’enrichissement de l’existence pour de nombreuses personnes. L’un des artistes qui a su le mieux l’exprimer est le sculpteur Auguste Rodin. « L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C'est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. » La valeur de l’artiste réside précisément, selon Rodin, dans ce qu’il aide l’humanité à s’élever audessus des strictes contingences matérielles et facilite l’accès à la contemplation et au sens de l’existence : l’artiste, nous annonce-t-il, « enrichit l'âme de l’humanité. Car, en teintant de son esprit le monde matériel, il révèle à ses contemporains extasiés mille nuances de sentiment. Il leur fait découvrir en eux-mêmes des richesses jusqu’alors inconnues. Il leur donne des raisons nouvelles d’aimer la vie, de nouvelles clartés intérieures pour se conduire. […] Les œuvres d’art […] nous arrachent à l’esclavage de la vie pratique et nous ouvrent le monde enchanté de la contemplation et du rêve. […] Or il n’y a rien au © Cerveau & Psycho - N° 37 monde qui nous ren de plus heu reux que la contemplation et le rêve. […] L’homme qui, à l’abri du dénuement, jouit en sage des innombrables merveilles que rencontrent à chaque instant ses yeux et son esprit, marche sur terre comme un dieu. […] Il ne s’agit pas seulement de voluptés intellectuelles. Il s’agit de bien plus. L’art indique aux hommes leur raison d’être. Il leur révèle le sens de la vie, il les éclaire sur leur destinée et par conséquent les oriente dans l’existence. » L’écrivain Éri c - E m m a nu el Schmitt racon te , quant à lu i , com m ent l'irru pti on de la musique de Moz a rt lui a donné la certi tu de que la vie po uvait avoir un sen s : « À 15 ans, j’étais fatigué de vivre. […] Je crus avoir pénétré le sens de la vi e : la mort . » Il traîne pendant des mois son mal de vivre ju s qu’au jour où son profe s s eur de musique emmène certains de ses élèves assister à une répéti ti on de l’op é ra de Lyon . É.-E. Schmitt s’ en nuie ju s qu’au mom ent où la cantatrice chante. Il en est su bju g u é . « En évoquant un paradis perdu , la ch a n teuse rendait le paradis pr é s en t . […] Ma force ren a i s s a i t . Et l’émervei ll em en t . Oui, d é ferlait dans la salle la beauté, to ute la be a uté du monde ; elle m’était offerte , là, devant moi. […] À cet instant, je fus guéri. » Su r git alors une interroga ti on qui le tire définitivem ent de sa dépre ss i on : « Moz a rt m’avait sauv é . […] Aucun psych o l ogue n’aurait songé sans do ute à m’app l iquer ce traitem en t . » Donner du sens à sa vie par l’action Enfin, une troisième source essen ti elle de sen s se situe dans l’acti on , qu’ elle soit profe s s i on n elle ou pers on n elle. Le psychologue Mi h a ly C s i k s zentmihalyi, à l'Université de Clarem ont en Ca l i fornie, s’est intéressé à ce qu’il nomme les m om ents de « f lu x » ou d’« ex p é ri en ce optimale ». Il s’ a git d’ex p é ri en ces qui ont une va l eu r en soi , qu el qu’ en soit le résu l t a t , et qui « su rvi enn ent quand le corps ou l’esprit sont utilisés ju s qu’à leu rs limites dans un ef fort volontaire en vue de réaliser qu el que chose de difficile et d’important ». Par exemple, certaines pers on n e s d i s ent de leur trava i l : « C’est si satisfaisant que je le ferais même si je n’avais pas à le faire . » Dans la majorité des cas, l’expérience opti m a l e se produit quand on s’ en ga ge dans une activi t é qui représente un défi en ra i s on de la difficulté à la réaliser. E lle su rvient lors que les ex i gen ces de la t â che sont légèrem ent su p é ri eu res aux apti tu de s de l’indivi du , ce qui l’incite à se dépasser. Au co u rs d’une telle ex p é ri ence, le su j et est con cen tré sur ce qu’il fait, car l’ex p é ri ence est en ri ch i s s a n te . Ainsi s’ ex prime un alpiniste : « La mys ti que de l’esca© Cerveau & Psycho - N° 37 lade , c’est l’escalade. Vous arrivez au som m et et vous êtes en chanté, mais vous vo u d riez que l’ascen s i on du re toujours. La ju s ti f i c a ti on de l’escalade , c’est l’escalade , comme la ju s ti f i c a ti on de la poésie, c’est l’écri tu re. Vous ne con qu é rez ri en d ’ a utre que vous-même. […] Il n’y a pas de ra i s on à l’escalade si ce n’est l’ascen s i on ell e - m ê m e ; c’est une com mu n i c a ti on avec soi-même. » Mais le sens au travers de l’action se manifeste particulièrement lorsque nous nous sentons utiles, lorsque nous apportons notre pierre, même modeste, dans la construction du monde dans lequel nous vivons, par le biais de notre activité profe s s i on n elle, par exem p l e . Arm elle Spain, Lucille Bedard et Lucie Paiement, du Centre de recherche sur le développement de car rière de l'Université Laval, au Canada, ont mené une enquête sur le travail féminin. Les femmes interrogées soulignent fréquemment, quel que soit leur âge ou leur métier, que leur activité professionnelle leur donne le sentiment d'être utiles. L’étude a montré que la vie professionnelle est vue comme un espace nécessaire au développement de l’identité qui correspond aux valeurs de la personne et contribue à les renforcer. Il n’y a pas rupture, mais continuité, entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Ce refus d'une fragmentation de l’expérience vécue unifie la personne et assure son identité dans la continuité. Ainsi, il existe un large éventail de stratégies pour donner un sens à sa vie, sans qu’aucune ne soit ni idéale ni universelle. Chacun (ou chacune) construit pas à pas le sens de sa vie. Sens unique à chacun, que chacun doit inventer et que nul ne n peut imposer à quiconque. Lors d’une escalade, ce n’est pas le sommet que l’on conquiert, c’est soi-même. Bibliographie J. Lecomte, Donner un sens à sa vie, Odile Jacob, 2007. V. Frankl, Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, Éditions de l’homme, 1988. 5