QUAND LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE SE FAIT

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QUAND LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE SE FAIT
IDEOLOGIE:
LE ROLE DES MEDIAS DANS LA TRANSMISSION IDEOLOGIQUE
Laurence MONNOYER
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication
Membre du Laboratoire d’Études
et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales
Université de Toulouse le Mirail, France
La diffusion des sciences dites «dures» et des techniques fait l’objet d’une très large
médiatisation: il n’est pas de journal télévisé ou de magazine qui ne relate les
répercussions de telle ou telle découverte, ou encore qui appelle sciences et
techniques au secours des problèmes quotidiens des hommes. Le progrès
scientifique et technique est ainsi continuellement sollicité pour améliorer la vie du
citoyen, résoudre les grands problèmes de société, ou encore réparer les erreurs
que son développement inconsidéré ne manque pas de produire.
Ce qui intéresse notre propos aujourd’hui est de montrer comment la culture
scientifique et technique, en prenant la forme d’une idéologie du progrès encore
appelée technicisme depuis que J. Ellul1 en a développé le concept, se diffuse dans
les médias, et plus précisément encore à travers les messages publicitaires.
L’idéologie, dans ce contexte, a pour objectif de nous faire admettre comme
inévitable le développement technologique et, mieux encore, elle nous amène à le
considérer comme nécessaire dans la mesure où lui seul pourra, à terme, assurer le
bonheur des populations.
La fonction idéologique du technicisme réside alors dans l’explication globale et
finalisée qu’elle donne de la réalité: elle impose des valeurs fondamentales et
1.
Ellul, J., Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1982 (nouvelle édition). Et
aussi, La technique et l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990 (nouvelle édition),
Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
2
donne les moyens de les respecter.
Selon Ellul, ces valeurs sont les suivantes:
– la recherche du bonheur passe par l’accumulation de nouvelles techniques
poussant toujours plus loin les frontières de l’imaginaire, nous y reviendrons;
– la revendication d’un temps de loisir toujours plus important;
– la revendication d’un droit à une meilleure qualité de vie grâce au pouvoir des
sciences et des techniques.
En résumé, on pourrait dire: la technique à tout prix.
Faire accepter le développement technologique suppose l’adhésion sans faille des
populations à des notions telles que l’efficacité, le changement et la productivité,
idées qui sont à la base même de notre société capitaliste, donc difficiles à remettre
en cause.
Notre hypothèse de travail est que le processus d’assimilation de l’idéologie du
progrès passe par l’établissement d’infrastructures cognitives inculquées par la
contagion idéologique dans laquelle les médias jouent un rôle fondamental.
Nous nous sommes plus particulièrement intéressés au système de transmission
publicitaire de cette forme idéologique de la culture scientifique et technique: la
publicité s’inspirant des modes et des styles de vie du jour. Elle est en effet le
creuset des thèmes en vogues et des idéologies dominantes. En décodant le
discours publicitaire, on peut dès lors découvrir les symboles et les mythes qu’elle
véhicule2.
Nous allons donc tout d’abord nous pencher sur la nature du discours idéologique
avant d’en examiner le mode de transmission à travers symboles et mythes que
nous détaillerons.
LE DISCOURS IDÉOLOGIQUE
2.
Notre étude a porté sur un corpus de publicités tirés de deux ans du journal
Le Nouvel Observateur, soit 54 numéros et 100 publicités.
3
Le discours idéologique sur la culture scientifique et technique se caractérise par
une thématique particulière qui vient se greffer sur l’objet pour en faire un
symbole.
• Les thèmes du discours techniciste
– Thème de l’humanisme: la machine apparaît comme un facteur de réalisation
essentiel de l’homme. Elle contribue à son plein épanouissement et lui permet
de réaliser ses rêves. Ainsi, l’homme a toujours voulu marcher sur la lune, aller
à la vitesse de la lumière, etc. Dans le domaine de l’hyperchoix, l’homme trouve
enfin sa véritable dimension, loin des contraintes jusque-là imposées par la
nature3.
– La maîtrise de l’homme sur la technique: l’homme ayant inventé la technique,
celle-ci ne peut pas – à long terme – lui échapper.
– La rationalité est le troisième thème du discours techniciste. La victoire de la
raison sur l’obscurantisme à l’aube du XVIIIe siècle et sa quasi-sacralisation par
la
philosophie
kantienne
fournissent
une
puissante
justification
au
développement de la technique. Le progrès technique ne traduirait que la
marche inéluctable de la raison dans nos sociétés.
Cependant, la domination du rationalisme n’implique pas pour autant disparition
de toute manifestation de sentiment irrationnel; au contraire, elle favorise sa
résurgence, tel un échappatoire au monde actuel.
• ”La greffe symbolique” des mythes et symboles de l’idéologie
Ainsi identifié, le discours techniciste publicitaire se transmet à travers mythes et
symboles qui, pour être opératoires, sont «greffés» sur des objets techniques qui en
porteront toute la charge connotative.
– Les mythes et les symboles du technicisme
3.
Autrement dit, «jusqu’ici l’homme n’a pas été tout à fait un homme; la
technique et surtout les technologies nouvelles lui apportent une chance
inespérée», Ellul, J., Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
4
Toute société en secrète. Ceux-ci jouent un rôle de catharsis sociale, expliquant les
événements incontrôlables qui peuvent frapper les hommes. Alors que, pendant
des siècles, la nature hostile était le creuset de tous les mythes, aujourd’hui, c’est la
«techno-nature» qui en fournit le substrat.
Le mythe de la technique est le mythe moderne par excellence. Il s’avère ainsi qu’une
société, pour autant rationnelle qu’elle soit, n’est pas exempte de productions
mythiques: au contraire, ceux-ci restent des échappatoires indispensables à
l’imaginaire.
Le mythe du progrès recouvre divers aspects dont la manifestation la plus
frappante est sans doute sa propension à souligner avec force combien la
technologie délivre l’homme des lourdes tâches qui jusque-là lui étaient infligées,
comme par fatalité. Il est ainsi mis «fin à l’enfermement de l’homme déchu dans le
travail-punition issu du péché originel4».
Par ailleurs, le mythe du progrès stimule le rêve humain de la connaissance
universelle, aisée à posséder et facile à consulter comme en témoigne la
construction en France de la Très Grande Bibliothèque, enfermant le savoir dans
une immense banque de données accessible à tous, et devenant ainsi le sanctuaire
de la culture universelle.
Enfin,
autre
prophétie:
la
reconstitution
du
lien
social
détruit
par
l’industrialisation. Les nouvelles technologies de la communication vont permettre
à l’humanité de retrouver les traces de la convivialité malmenée par le capitalisme
et l’éclatement des famille qui est en résulté. Le rêve du «village planétaire» prend
ici toute sa signification.
Ce rêve de la communication retrouvée se heurte cependant à de nombreux
barrages: outre le fait qu’une bonne communication passe plus difficilement sans
un contact physique entre les personnes, le coût important des technologies de
pointe en limite l’utilisation.
4.
Scardigli, V., Nouvelles technologies, l’imaginaire du progrès, in: L’imaginaire
des techniques de pointes, recueil d’articles sous la direction d’Alain Gras et
Sophie-L. Poirot-Depech. Éd. Soc. Paris, l’Harmattan, 1989, p. 101.
5
– Le greffage symbolique
Cette mythologie liée à la technique est lourdement chargée de symboles: nous ne
vivons plus dans un monde naturel qui serait objet de symbolisation, mais dans un
monde technique autosymbolique qui n’est autre que la concrétisation des rêves au
nom desquels s’est poursuivi l’essor technique des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, les
objets techniques concentrent autour d’eux une forte charge symbolique – dans le
sens étymologique du terme –, chacun d’eux ouvrant à ceux qui les possèdent les
rêves de puissance que véhicule l’humanité depuis des siècles. «Ce système d’objet
symbolise notre désir de la modernité; notre consensus pour construire, par le
progrès technique, l’Utopie du bonheur dans la société parfaite5».
Dans cette étude, nous nous sommes efforcés de dégager les symboles et les
mythes du technicisme greffés sur les objets publicitaires.
Une analyse sémiologique de la publicité6 permet de dégager les éléments
constitutifs du technicisme et, mieux encore, son système de contagion.
Par ailleurs, l’analyse du «contrat de lecture» devait révéler un contenu énonciatif
intéressant. Cette approche du discours idéologique, basé sur les théories d’Austin
et de Ducrot, permet en outre de dégager les structures idéologiques sous-jacentes
d’un support, au-delà de la simple appréhension textuelle du phénomène7.
5.
Ibid. p. 110.
6.
Nous avons donc étudié systématiquement les publicités publiées dans 104
numéros (soit deux ans) du Nouvel Observateur. Cet hebdomadaire national
d’information générale a en effet semblé adapté à une telle étude: sa notoriété
en fait un outil particulièrement révélateur des courants idéologiques de notre
temps.
7.
Nous avons donc pris au cours de cette étude le parti de L. Bardin en
considérant que la publicité constitue un système sémiotique en lui-même,
écartant l’argument selon lequel toute analyse de ce genre révèle davantage le
système de référence du chercheur au détriment de celui du récepteur.
Ceci pour deux raisons. La première est que toute analyse de ce genre ne
saurait se baser exclusivement sur l’intuition du chercheur: elle doit être
corroborée par des entretiens semi-directifs et des réunions de groupe,
affinant ainsi les hypothèses dégagées au départ.
6
La greffe symbolique et idéologique dans la publicité s’effectue à deux niveaux:
– Au niveau de l’objet qui cristallise à la fois les désirs, comme dans toute
civilisation basée sur la possession de biens matériels, et les affects: en jouant
sur les affects, la publicité exacerbe les désirs. Elle modifie quantitativement et
qualitativement la propension à investir dans les biens matériels.
Dès lors, l’objet se trouve au centre d’un système d’identification non seulement
symbolique (valeur symbolique intrinsèque de l’objet) mais aussi social. Il
devient le support signifiant de l’ensemble des désirs flottants d’appartenance
sociale et de participation à la société idéale telle que la publicité la représente.
Ainsi que le soulignait A. Moles8, l’objet devient un vecteur de communication
du fait de sa charge symbolique et signifiante.
C’est à ce niveau qu’intervient la publicité: en assignant un sens aux objets, elle
modifie notre regard sur celui-ci en le différenciant d’autres objets aux niveaux
psychologique, sémantique et culturel.
«La publicité est un puissant accélérateur de processus de surcharge
connotative, de greffage sémantique et de mise en situation émotionnelle des
choses9».
– Au niveau des signifiés. C’est ce qui signe par la suite son succès. Chacune de
ses significations enrichit l’objet et lui fournit une charge connotative par un
système de greffage sémantique. Ce dernier obéit aux règles de la présentation
contiguë de deux stimuli dont le second prend en charge l’appel séducteur dont
bénéficie le premier.
Les valeurs supplémentaires sont comme «magnétisées» à l’objet, elles
constituent un réservoir symbolique et idéologique. Celui-ci se transforme
En second lieu, il n’y pas de raisons de penser a priori que le point de vue du
chercheur est en contradiction avec celui de n’importe quel récepteur.
8.
Cité par Bardin, L., Les mécanismes idéologiques de la publicité, Paris, Éditions
Universitaires, 1975.
9.
Bardin, L. op. cit.
7
progressivement en structures stables, créant ainsi clichés et stéréotypes.
C’est ainsi que procède l’idéologie techniciste: elle se greffe sur les objets, leur
conférant ainsi une auréole connotative particulière. Il faut noter ici que l’idéologie
ne choisit pas les objets sur lesquels elle se greffe: la technicité de l’objet importe
peu, même s’il est vrai que ceux faisant appel aux techniques de pointe sont
davantage connotés que les autres.
Le tableau suivant explicite bien le conditionnement sémantique tel que nous
l’avons utilisé dans l’expérimentation.
Etat d'information pure
Objet
Signes-valeurs-ajoutés jouant comme
auréole autour de l'écran
signes
Consommateur
objet
Travail publicitaire
Objet
Signes-valeurs ajoutés
Liaison instaurée
Objet
Consommateur
Signes-Valeurs ajoutés
valeurs
Conséquences :
-Pour le consommateur : déception
frustration par manque de
l'objet-symbole;
d'où la quête perpétuelle du sens à travers
d'autres objets.
-Au plan culturel : influence de la
structure sémantico-idéologique du
récepteur.
C’est ainsi par greffe symbolique que s’effectue la transmission de l’idéologie.
Celle-ci recouvre deux mythes que nous allons maintenant détailler: le mythe de
Prométhée (ou la rationalisation de la puissance) et le mythe de Dyonisos (ou la
canalisation du besoin d’irrationnel).
LES «MYTHES VÉHICULES» DE L’IDÉOLOGIE
Les charges connotatives greffées sur les objets recouvrent deux catégories de
mythes: le mythe de Prométhée et celui de Dyonisos10. En raison de la forte
10.
Nous avons emprunté ces références à Jean-Jacques Salomon qui en détaille
l’explication dans Prométhée empêtré, la résistance face aux changements
techniques, Paris, Édition Anthropos, 1984.
8
prégnance du premier, nos développements insisteront particulièrement sur ce
point, le mythe de Dyonisos étant, à notre avis, secondaire et moins utilisé.
•Le mythe de Prométhée ou la rationalisation de la puissance
Les sociétés libérales, en se fondant sur des concepts tels que la productivité et
l’efficacité, développent un discours sur les bienfaits du rationalisme. L’efficacité
d’aujourd’hui serait en quelque sorte, pour paraphraser Willy Brandt, le garant des
emplois de demain.
Le
glissement
paradigmatique
rationalisme-puissance
qui
caractérise
le
technicisme s’appuie sur la notion d’efficacité: tout système à productivité
croissante doit inéluctablement conduire à augmenter la puissance, ou du moins le
sentiment de puissance de l’homme. Les symboles prométhéens de la poursuite
vers plus de puissance diffusent l’idéologie techniciste.
1° Le concept de rationalité/efficacité
Le concept d’efficacité se construit en système de valeurs, celles-ci se trouvant par
la suite greffées aux objets. C’est par ce biais que l’objet se teinte d’une coloration
idéologique faisant la promotion de l’efficacité et par là du technicisme.
Notre expérimentation a conduit à dégager deux systèmes de valeur distincts
rattachés à la notion d’efficacité:
•Dans le premier système, les valeurs de rattachement greffées sur l’objet sont au
nombre de quatre: pureté, netteté, liberté, sérénité.
Il est possible de retrouver tous ces facteurs dans la même image; toutefois c’est
assez rare. Le plus souvent, on retrouve les couples pureté/netteté et sérénité/
liberté.
Ces valeurs trouvent parfaitement leur place au sein de l’idéologie techniciste. En
effet, on sait combien l’informatique a permis un nettoyage en profondeur des
bureaux, fichiers et autres salles de travail. La technique moderne est
profondément esthétique: elle se veut nette, à l’image de son efficacité et de son
parfait rationalisme. Ces quatre valeurs sont connotées par ailleurs positivement, la
9
recherche de la pureté étant un désir profondément inscrit dans l’homme.
Elles se traduisent dans l’image, sur le plan du message iconique par quatre
caractéristiques principales: surfaces planes, matériaux nobles, peu/pas de
personnage, couleur bleue.
Les deux premières caractéristiques sont liées au design technologique: tout
produit qui s’inscrit dans la logique du progrès et marque son efficacité affiche
souvent un design futuriste. Il est par ailleurs composé de matériaux nobles –
alliages de fer inoxydable et d’aluminium.
La troisième caractéristique est une conséquence typique de l’idéologie techniciste:
dans un monde technique, il n’y a plus de place pour l’homme: la machine
gouverne. Par la puissance du rationnel auquel elle fait appel, elle se situe dans un
univers auquel l’homme, être imparfait par excellence, ne peut avoir accès.
La couleur bleue enfin joue un rôle essentiel. Elle est le mode de transmission de
l’idée d’efficacité par excellence.
La couleur bleue est surchargée de connotations: efficacité, tranquillité, sérénité et
liberté. Toutes ces valeurs s’expriment dans un dégradé de bleu qui va du bleu dur
au bleu doux.
Il semble qu’un métalangage se soit ainsi constitué autour du bleu. Il est presque
systématiquement associé au produit accompagné de valeurs différentes selon son
intensité.
Le bleu ciel utilise l’aspect rassurant de la technique en insistant sur son côté
profondément humain: la technique sert l’homme. C’est la version «cocooning» de
la technologie de pointe.
Le bleu dur fait pénétrer le lecteur dans une autre dimension: ici, la technique se
fait plus agressive: il n’y a d’ailleurs plus de place pour un quelconque être vivant.
Les valeurs de sérénité sont atténuées au profit de celles d’efficacité, de
performance, voire de futurisme. Le message est tellement puissant que nul autre
personnage ne trouverait sa place au sein de l’image. L’évocation technologique est
plus affirmée, comme une fin en soi: le rationnel et la technique maîtrisés.
10
Enfin, le bleu-gris est représentatif du dernier niveau du métalangage construit
autour de la couleur bleue: on le retrouve dans toutes les publicités cherchant à
donner une dimension futuriste à leur objet. Tel est le cas par exemple de cette
publicité pour le stylo Cartier, qui le représente comme une fusée au décollage
dans l’atmosphère épurée d’un musée, sur un fond bleu-gris.
Plus on cherche à imprimer les valeurs d’efficacité, plus l’esthétisme se renforce,
plus le bleu tend vers le gris et plus le côté futuriste ressort.
Second stade du greffage sémantique: le message scriptural. Il est axé autour de
trois thèmes principaux:
– Le produit est toujours plus efficace.
– La technique est toujours de pointe, elle se miniaturise tout le temps.
– Les frontières du possible sont repoussées, une fois de plus.
Les textes sont en règle générale assez courts et jouent davantage sur l’accroche
que sur l’explication détaillée. On remarque que plus l’image est chargée
symboliquement, plus le texte est court.
•Dans un second système, les valeurs de douceur, de tendresse et de bonheur
apparaissent, la symbolique de l’efficacité change de niveau et se traduit par de
nouvelles caractéristiques iconiques.
Les images sont chargées (nombreux personnages), présentent de nombreux
schémas explicatifs, tableaux et graphiques et la couleur bleue disparaît au profit
de couleurs «chaudes», comme le marron, le jaune, l’orange et le crème.
La référence à l’efficacité se déplace du signifié vers le signifiant, donnant une
tonalité plus délicate à la technique qui rentre dans l’intimité des familles et des
sentiments. En compensation, le texte accentue le concept de performance, à
travers de longues explications détaillées à grand renfort de termes techniques,
faisant ainsi référence à la notion d’action et de vie «moderne».
11
Le tableau suivant résume les systèmes symboliques de l’efficacité:
VALEUR DE
MESSAGE ICONIQUE
RATTACHEMENT
MESSAGE
SCRIPTURAL
Premier
Pureté
Surfaces planes
«Plus petit»
système
Netteté
Matériaux nobles
«Plus efficace»
Liberté
Peu de personnages
Nouvelles frontières
Sérénité
Couleur bleue
Douceur
Tendresse
Personnages
Schémas, tableaux
Insiste sur l’action
Textes longs
Bonheur
Couleurs chaudes
Termes techniques
Second
système
2° La Puissance comme valeur
La domination symbolique du rationnel implique la réalisation concrète du monde
de Puissance virtuellement contenu en elle. À tel point que l’on peut se risquer à
affirmer que, de moyen privilégié de rationalisation, la recherche de la Puissance
tend à devenir un but en soi.
Au-delà de la recherche de l’efficacité, le développement technique est devenu un
alibi à l’accroissement de la Puissance des nations. C’est ainsi que les impératifs
d’utilité immédiate susceptibles d’apporter la reconnaissance de la communauté
internationale, que ce soit dans le domaine militaire ou proprement scientifique,
ont pris le dessus sur la quête de l’efficacité.
Ce retournement symbolique se traduit par une subordination de la rationalité
scientifique à la puissance de la rationalité technicienne.
On comprend alors mieux le développement fantastique de la technique dans nos
sociétés modernes: revêtu d’une nouvelle symbolique de la Puissance et n’ayant
pour objectif que sa propre effectuation, celle-ci cristallise les espoirs d’une
puissance sans limites, de l’ordre du sacré.
Plus que jamais, les discours sur les sciences et techniques traduisent cette foi
inébranlable en la rationalité scientifique et l’avènement d’un salut définitif de
12
l’homme réconcilié avec ses pairs dans un respect commun avec la nature
totalement domestiquée11.
La participation à la puissance sacrée se fait par l’intermédiaire des objets
techniques: en participant au caractère sacré de la technique, l’homme
contemporain, comme l’homme primitif décrit par Lévi-Strauss, contribue à son
développement et plonge les sociétés modernes dans le cercle vicieux de la
Puissance. Le rôle de l’idéologie, qui n’affirme plus l’arrivée imminente de l’âge
d’or mais la réalisation du bonheur par la Puissance partagée, consiste à combler
les écarts éventuels constatés entre les promesses et la réalité.
La recherche de la Puissance qui transparaît dans la publicité s’exprime plus
particulièrement à travers la glorification des instruments technologiques qu’il faut
posséder pour appartenir au rang des privilégiés qui participent au sacré. Un
métalangage se met en place et se base sur l’ensemble de la symbolique dégagée
précédemment, greffant sur ces concepts une idée de bonheur tirée de la
possession des objets techniques. À travers la publicité, cela s’exprime par
l’alliance affichée de la technique et du bonheur. Ce bonheur est double: celui de
posséder un objet qui vous permet, d’une part, de consacrer un temps toujours
précieux au repos et aux loisirs et, d’autre part, de participer au vaste mouvement
d’évolution de la technique.
Le langage du bonheur dans la publicité reprend les valeurs de la société moderne,
à savoir la réussite, la conquête de nouveaux espaces et le bien-être matériel. Ainsi,
les objets sont présentés comme des vecteurs essentiels de la réussite sociale et/ou
des facteurs indispensables au bien-être matériel. Tel est le cas de cette publicité
pour l’«alphapage12» où l’on peut voir un homme heureux parce qu’il vient
11.
Ceci n’est certes pas un phénomène récent: cette modernité mythique, que
l’Occident exporte à travers la planète à grands renforts de révolutions
industrielles, est ancrée dans la civilisation depuis le Moyen Âge et le temps
des cathédrales, l’accélération du développement technique rendant toutefois
aujourd’hui cette quête plus pressante.
12.
Moyen de communication à distance proposé et commercialisé par France
Télécom permettant de recevoir des messages en toutes lettres sur un miniécran de poche.
13
d’apprendre grâce à son alphapage la signature d’un contrat important. Ou encore
celle de la gamme des portables Canon, outil d’un grand «nez» en parfumerie et
présenté comme le soutien logistique essentiel du génie.
La médiation de la technique pour accéder à la Puissance est assurée par le
caractère attractif des objets médiateurs proposés. Ceci se traduit concrètement par
la recherche permanente de nouveaux objets susceptibles de satisfaire la soif de
sacré des hommes. Nous entrons alors dans un logique du changement et dans le
cercle infernal du renouvellement perpétuel des objets sources de désir.
L’insatisfaction apparaît aussitôt que disparaît la magie entourant autrefois l’objet
technique: l’obsolescence et la diffusion rapide des techniques entraînent
l’évanouissement du signe sacré de différenciation sociale et d’unicité qu’il portait
en lui. L’intérêt se porte alors tout naturellement sur un nouvel objet cristallisant le
symbole de Puissance. Ce processus de désacralisation et de ressacralisation que S.
Acquaviva13 appelle «dissacralité» rend l’idéologie insaisissable parce qu’elle est
atomisée en milliers de supports matériels, comme autant d’incarnations de la
puissance sacrée. Ainsi, tout ce qui est neuf attire sur lui l’ensemble des symboles
d’une société en progrès, cultivant par là le culte de la technologie nouvelle.
Selon la publicité, les sciences et techniques vont toujours plus loin, et mieux. Les
valeurs greffées sur les objets exprimant ce culte du changement sont de deux
ordres:
– La recherche de la simplicité par la sophistication croissante des machines:
l’hyper-sophistication simplifie la vie de l’homme. C’est ce que l’on peut tirer de
la publicité pour SHELL CHIMIE où l’on peut voir un simple pot de crème grossi
quatre à cinq fois et cette légende «Des molécules hyper-sophistiquées conçues
par SHELL CHIMIE entrent dans la composition des produits cosmétiques. Le
progrès y est beau et la beauté y gagne».
– L’action naturelle de la technique: celle-ci imite ou du moins n’agresse pas la
nature. L’écologie et une bonne hygiène de vie sont des valeurs qui aujourd’hui
13.
S. Acquaviva, «Les ruses de la technique» in: Gras, A. et Poirot-Delpech, S-L.
(sous la direction de), L’imaginaire des techniques de pointe, Éditions logiques
sociales de l’harmattan, 1989, 223 p.
14
font recette et permettent aux nouveautés de se faire désirer. En matière de
cosmétique, ce créneau est particulièrement utilisé. Le produit nouveau apparaît
comme toujours plus capable d’embellir la femme (ou l’homme) à l’aide de
produits toujours plus naturels et riches en sels minéraux, oligos-éléments,
liposomes et autres vitamines qui agissent «en synergie» avec la peau14…
Le culte de la nouveauté peut toutefois se passer de ces références aux valeurs en
vogue: le changement est devenu tellement naturel que seule son évocation suffit à
connoter positivement le produit vendu15.
C’est ici que l’on retrouve le mythe tragique de Prométhée, grand sauveur de
l’humanité et symbole de la puissance technique au XIXe siècle. Tel le foie de
Prométhée, les technologies nouvelles sont déchiquetées par l’aigle insatiable de la
nouveauté.
Ainsi, l’univers symbolique conquérant du siècle précédent est relégué à l’arrièreplan au profit de la dimension la plus pessimiste du mythe: la symbolique
s’autodétruit à mesure qu’avance la science.
• Maîtriser l’irrationnel: comment limiter l’esprit dyonisiaque?
La prégnance des valeurs de rationalisme induites par l’économie libérale et le
développement des sciences ne relègue pas pour autant au musée des antiquités
les nombreuses croyances irrationnelles qui semaient la terreur dans les
campagnes du Moyen Âge. L’irrationnel n’a pas disparu, il a simplement changé
de nature: de subi, il est devenu nécessité. L’hypertrophie de la raison aboutit à
l’apothéose de l’hubris. L’idéologie techniciste utilise cette nécessité pour se
développer en suggérant habilement que seules les technologies de pointe peuvent
plonger l’homme dans un univers imaginaire aux frontières de la science-fiction.
Dyonisos, Dieu grec des excès et de l’irrationnel, est ici redécouvert par l’entremise
de la technique.
14.
Ainsi, cette réclame pour la crème à raser ROC qui offre l’avantage d’être à la
fois hydratante, hypoallergénique et de contenir des liposomes. En outre, elle
est sans alcool, à effet protecteur et non comédogène…
15.
On se souvient du slogan: «Changez de vie, changez de lunettes!»
15
Il est ainsi frappant de constater que bien souvent le greffage sémanticoidéologique s’appuie sur l’imaginaire. De par sa fonction déjà, la publicité doit
faire rêver. Lorsqu’il s’agit de présenter un objet dont on souhaite accentuer le
caractère technique, cette inclination naturelle se renforce.
L’utilisation de la couleur bleue décrite précédemment relève également de cette
logique. Elle évoque la nuit où s’ébauchent les rêves et s’exacerbent les
imaginations. Une relation symétrique s’établit entre technique et rêve: le premier
permet le second, alors que le rêve distribue aux objets le sacré qui participe de
l’univers de puissance.
Une des publicités pour SONY est à ce point de vue exemplaire. On peut y voir un
port endormi par une belle nuit au couleurs profondes. Seule la fenêtre d’un
château reste éclairée: un poste de télévision est certainement allumé.
L’atmosphère qui se dégage de cette image rappelle un dessin animé où il serait
question de princesse et de dragon.
Le rêve évoqué par la publicité est accentué par le texte et la légende: «J’en ai rêvé,
SONY l’a fait». Plus loin également, la légende ajoute: «Aujourd’hui la réalité
dépasse le rêve». L’amalgame technologie-imaginaire fait pénétrer le lecteur dans
une nouvelle dimension magique et technologique à la fois où l’on ne sait plus ce
qui relève de l’un et de l’autre.
Apothéose du sacré, la publicité pour SONY rassemble l’ensemble des éléments de
la symbolique techniciste: performance du rationnel et accès à l’univers de
Puissance sacrée, échappatoire au réel et immersion dans l’irrationnel.
Facteur de limitation de l’esprit dyonisiaque, la récupération idéologique de
l’imaginaire par les sciences offre en plus l’avantage de justifier a posteriori
l’attachement inconditionnel aux nouvelles technologies, en particulier de la
communication. L’émotion et les affects étant en jeu, il semble difficile d’entraver le
cours du progrès technologique sans irriter le besoin d’évasion et de participation
au merveilleux qu’il permet.
Ainsi maîtrisé, l’irrationnel se livre aux âmes saturées de rationalisme pour mieux
vanter les mérites de l’objet de leur désarroi.
16
CONCLUSION
Symbolique prométhéenne et symbolique dyonisiaque sont les deux courants sur
lequel navigue l’idéologie techniciste à travers la publicité. Nous sommes donc la
proie
facile
d’une idéologie
rampante
et productrice
de
symboles de
consommation courante jusqu’à épuisement de l’innovation.
Les dangers de la Vulgate techniciste apparaissent ici clairement: elle simplifie les
débats sur les sciences et techniques et affaiblit les possibilités de réaction du
citoyen face au développement technologique: une véritable culture scientifique et
technique ne devrait-elle pas être critique et éclairée? Comment, dans ces
conditions faut-il informer le citoyen des limites des sciences et techniques afin de
ne pas le rendre esclave du progrès technologique?
BIBLIOGRAPHIE
Communication technique
BRETON P. et PROULX S. L’idéologie de la communication, la naissance d’une nouvelle
idéologie (Coll. Science et Société), Paris, La Découverte/Boréal, 1989, 265 p.
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