L`art de la comédie à l`âge du postdramatique Le théâtre de

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Andrea Grewe
L’art de la comédie à l’âge du postdramatique
Le théâtre de Yasmina Reza
Assez longtemps la critique théâtrale aussi bien que la critique universitaire se
sont montrées réticentes face au théâtre de Yasmina Reza.1 En 1999, cinq ans
après le succès mondial de „Art“, Marc Weitzmann, dans Les Inrockuptibles, devait
constater: „Yasmina Reza reste en France isolée, voire ignorée de la presse culturelle“.2 Et encore en 2005, le même critique, cette fois-ci dans Le Monde, a observé à propos des pièces créées après „Art“: „Ses pièces suivantes, Trois versions de la vie, et, surtout, Une pièce espagnole seront, si l’on peut dire, passés à
tabac dans la presse française.“3 Et cela bien que, auprès du public, le succès du
théâtre de Reza soit énorme. Traduite en 35 langues, son œuvre dramatique a
obtenu de nombreux prix en France et à l’étranger et est montée par des metteurs
en scène reconnus, tels que Luc Bondy qui a mis en scène Trois versions de la vie
au Burgtheater de Vienne ou Jürgen Gosch qui a récemment remporté un vif succès avec Le dieu du carnage (all. Der Gott des Gemetzels) au Schauspielhaus Zürich.4
A première vue, le jugement de la critique universitaire n’est guère plus favorable que celui de la critique théâtrale. Yasmina Reza y est considérée comme une
auteur habile du théâtre commercial qui sait répondre aux attentes d’un public
bourgeois qui a en horreur les recherches d’avant-garde. Ainsi, David Bradby,
dans son ouvrage récent Le théâtre en France de 1968 à 2000, range Reza parmi
les auteurs „qui prennent la relève de l’ancien boulevard, fournissant des textes
intelligents mais sans recherche aucune, dans lesquels un public bourgeois aisé
peut se reconnaître; pour ceux qui, comme Yasmina Reza […] sont en mesure de
fournir de tels textes les récompenses sont de taille“.5 Au fur et à mesure qu’une
lecture attentive des textes mêmes progresse, le jugement sur la forme – mais
aussi sur le contenu – du théâtre de Reza est devenu plus nuancé. Ainsi, en 2002,
Patrice Pavis, dans une analyse détaillée de „Art“ a souligné „la qualité dramaturgique et textuelle d’une œuvre qui mérite toute notre attention et fait partie de plein
droit de notre corpus de pièces réputées difficiles et innovatrices“.6 En 2004, le
‘Centre de Recherches sur l’Histoire du Théâtre’ de la Sorbonne a organisé une
rencontre de réflexion consacrée aux ‘Dramaturgies de Yasmina Reza’ qui réunissait, sous la direction de Denis Guénoun, des universitaires, des metteurs en
scène et des critiques de théâtre pour se pencher sur le ‘mystère’ de cette dramaturgie. Que ce fût en effet d’abord la forme du théâtre de Reza qui ait suscité
l’intérêt de la critique, c’est ce que montrent aussi d’autres études qui y ont été
consacrées entre-temps. Ainsi Sieghild Bogumil, dans un article sur le théâtre
22
contemporain des dramaturges femmes, a relevé „une théâtralité nouvelle“ dans
l’œuvre de Reza qui se manifesterait surtout dans l’usage innovateur de la technique narrative du stream of consciousness sur scène.7 Pareillement, Anne Ubersfeld a attiré l’attention sur l’emploi et les formes d’un nouveau type de soliloque
dans le théâtre contemporain, et notamment chez Reza, qu’elle appelle ‘quasi-monologue’.8 Les deux contributions mettent ainsi en relief une particularité du théâtre de Reza qui consiste dans l’insertion de monologues ou soliloques dans le dialogue, interrompant ainsi l’action pour un instant et créant un second niveau de
jeu. Le fonctionnement de cette pratique, que Reza utilise systématiquement à
partir de „Art“, a été étudié aussi par Barbara Métais-Chastanier qui y voit surtout
l’effet de l’influence du cinéma sur le théâtre contemporain qui aurait adapté la
technique cinématographique du montage.9 Une approche différente pour saisir
l’actualité et l’originalité de l’écriture dramatique de Reza a été tentée par Cornelia
Klettke qui en souligne le caractère moderne voire postmoderne en insistant surtout sur l’„écriture-simulacre“ de Reza qui serait caractérisée par l’intertextualité et
l’intermédialité et se distinguerait par là d’un théâtre mimétique traditionnel.10 La
reconnaissance la plus complète est pourtant due à Denis Guénoun qui, dans son
essai paru en 2005 et intitulé Avez-vous lu Reza?, analyse aussi bien la portée
philosophique que la complexité formelle de son œuvre dramatique et narrative et
n’hésite pas à y voir une contribution originale au renouvellement du théâtre actuel
en France.11 En défendant le théâtre de Reza contre le reproche répandu du ‘néoboulevardier’, Guénoun souligne le défi relevé par ce théâtre qui, selon lui, cherche à fonder une nouvelle comédie, sans pour autant tomber dans la régression
esthétique et idéologique qu’on reproche souvent à un théâtre qui fait rire. Pour
l’apprécier à sa juste valeur, il conseille donc tout simplement de le lire attentivement.12
C’est ce que je me propose de faire dans l’analyse suivante qui sera consacrée
à Une pièce espagnole qui a été créée en 2004 par Luc Bondy au Théâtre de la
Madeleine à Paris et qui a connu un très grand succès aussi en Allemagne, où
Jürgen Gosch a mis en scène Ein spanisches Stück pour le Schauspielhaus Hamburg en 2005. Malgré sa structure complexe et sa thématique métaréflexive, la
pièce n’a pas, jusqu’à maintenant, obtenu de la critique l’attention qu’elle mérite.
Dans mon analyse, je chercherai d’abord à dégager la structure complexe de
l’œuvre et sa thématique pour cerner ensuite de plus près la conception esthétique
qu’on peut en déduire.
Un jeu à trois niveaux
Une pièce espagnole, dont le titre ressemble plutôt à un sous-titre ou à l’indication
du genre dramatique, se compose de 28 unités numérotées. Ces 28 scènes sans
entracte ne montrent pas seulement une action linéaire, mais représentent trois
niveaux différents d’action ou de jeu qui s’emboîtent, à la manière des poupées
23
russes, les uns dans les autres. Un premier niveau qui donne le titre à toute la
pièce est constitué par les fragments d’une histoire de famille qui a pour protagonistes Pilar et ses deux filles adultes, Aurelia et Nuria, Fernan, le nouvel amant de
Pilar, et Mariano, le mari d’Aurelia. Un deuxième niveau résulte d’un acte de distanciation qui détruit l’illusion mimétique. Car les acteurs qui interprètent les cinq
personnages quittent régulièrement leur rôle pour réfléchir sur la pièce, leur travail,
la fonction de l’auteur et du metteur en scène et le théâtre en général. Les scènes
de la Pièce espagnole ‘interne’ dans lesquelles le spectateur assiste à quelques
moments de la vie de Pilar et de ses filles, alternent donc avec d’autres scènes
dans lesquelles les acteurs qui jouent ces personnages rompent avec l’illusion du
jeu pour le commenter. Comme le titre l’annonce déjà, Une pièce espagnole n’est
donc pas une pièce qui cherche exclusivement à produire l’illusion mimétique; il
s’agit, au contraire, du ‘théâtre dans le théâtre’ qui étale son caractère théâtral,
ludique. Cette forme dramatique ancienne qui fait infailliblement penser au théâtre
baroque, notamment espagnol (Calderòn), mais aussi français (Rotrou et le Corneille de l’Illusion comique), est encore renforcée par l’ajout d’un troisième niveau
de jeu, car Aurelia, la fille aînée de Pilar dans la pièce interne, est, comme sa
sœur cadette Nuria, actrice et en train de répéter une pièce des années 70, appelée la „pièce bulgare“. Dans trois scènes de la Pièce espagnole interne, elle répète, avec l’aide de son mari Mariano, des scènes centrales de cette „pièce bulgare“ qui raconte l’histoire d’une professeur de piano qui est tombée amoureuse
de son élève, un homme marié et plus âgé qu’elle avec lequel elle travaille un morceau de Mendelssohn. D’une manière extrême, Une pièce espagnole affiche donc
l’autoréflexivité et la métathéâtralité.
A première vue, l’emboîtement de ces trois niveaux de jeu – des acteurs qui
jouent des personnages qui répètent une autre pièce – peut paraître difficile à saisir par le spectateur et susceptible de semer la confusion. Regardée de plus près,
la structure de la pièce se révèle pourtant obéir à des principes très précis.
Comme toujours dans le théâtre de Reza, Une pièce espagnole se distingue par
une construction raffinée et extrêmement réfléchie d’une clarté et d’une précision
quasi mathématiques qui sous-tendent le chaos apparent. Dans une exposition qui
comprend les scènes 1 à 10, les personnages de la pièce interne de même que
les acteurs qui les interprètent sont présentés: le spectateur assiste à la „scène de
séduction“ entre Fernan et Pilar (sc. 2), aux tristes scènes de ménage d’Aurelia et
de Mariano (sc. 4, 6) et il apprend les problèmes de la vedette de cinéma Nuria
(sc. 8). Entre ces scènes de la pièce interne qui présentent toujours deux personnages sur scène, des scènes monologiques sont intercalées où les acteurs commentent le jeu dans des ‘confessions’, ‘entretiens’ ou ‘dialogues’ appelés ‘imaginaires’ (sc. 1, 3, 5, 7, 9). Dans la dernière scène de l’exposition (sc. 10), Aurelia répète pour la première fois la „pièce bulgare“, introduisant ainsi le troisième niveau
de jeu. Après cette scène, tous les éléments de la pièce sont ‘exposés’.
L’exposition, qui se compose de scènes assez courtes, est suivie par une partie
centrale (sc. 11 à 24) qui, au niveau de la pièce interne, contient deux grandes
24
scènes d’ensemble où tous les personnages de la Pièce espagnole sont rassemblés sur scène (sc. 13 et 15; sc. 23 et 24). Dans la première de ces deux scènes
d’ensemble le nœud de l’action suivante est noué, car ici le nouvel amant de la
mère est présenté aux membres de la famille. Dans la seconde de ces scènes, qui
est la plus longue de la pièce, la rencontre de famille arrive à son point culminant
et vire à la catastrophe. Les tensions entre les différents personnages, qui minent
l’harmonie familiale dès le début, mènent à une crise générale: offenses verbales,
gifles, crises de nerfs, attaques de panique. Après cette grande éruption nerveuse,
ce séisme psychique, tout s’apaise et la pièce finit doucement avec quatre scènes
courtes à un ou deux personnages sans que les problèmes psychologiques et
existentiels aient trouvé une solution. Lors de la prochaine rencontre de famille
tout reprendra, la fin de la pièce reste ouverte.
La structure complexe d’Une pièce espagnole s’explique donc par la superposition de principes de construction différents. D’une part, tout au long de la pièce,
des scènes de commentaire alternent avec des scènes de jeu. De l’autre, ce principe dualiste est combiné avec une structure ternaire qui reprend, au niveau de
l’intrigue de la pièce interne et de la disposition des scènes, le schéma classique
d’exposition, nœud et dénouement. Cette tripartition s’observe d’abord au niveau
de l’action de la Pièce espagnole interne, qui comprend les trois étapes de la présentation des personnages, de la grande brouille familiale et de l’apaisement final.
Elle se reflète ensuite dans le genre même des scènes, qui sont des scènes en
solo ou en duo dans la première et la dernière partie tandis que la partie centrale
est caractérisée par les grandes scènes d’ensemble. La division en trois parties
est en plus accentuée par les trois scènes dans lesquelles Aurelia répète la „pièce
bulgare“. Leur distribution au long de la pièce dans les scènes 10, 14 et 28, c’està-dire à la fin de l’exposition, juste au milieu et à la fin de la pièce, souligne
l’importance qui revient à la „pièce bulgare“. Avec ses deux aspects centraux – la
plainte élégiaque d’une femme amoureuse et les réflexions concernant l’exécution
du prélude de Mendelssohn qui rappellent de loin le théâtre de Marguerite Duras –
elle ajoute encore une autre ‘voix’, une autre tonalité à la pièce dont elle renforce
en plus le caractère métathéâtral. Au fond, Une pièce espagnole montre donc la
même structure qu’“Art“ qui repose sur la même tripartition avec la grande scène
de la confrontation entre les trois amis au milieu. De même, la technique
d’interrompre le flux de l’action par l’insertion de soliloques dans les scènes dialogiques qui a d’abord été pratiquée dans „Art“, est reprise et perfectionnée dans
Une pièce espagnole où ce n’est pourtant plus le personnage même qui parle,
mais l’acteur qui interprète le personnage. L’effet de cette pratique est un isolement, un retour de l’acteur sur soi-même qui crée une sorte de solitude autour de
lui, même si ces ‘confessions’, ‘entretiens’ ou ‘dialogues’, de par leur nature communicative, semblent s’adresser à un interlocuteur. Celui-ci reste, pourtant, ‘imaginaire’. On peut se demander s’il est à identifier avec le spectateur qui est
condamné à rester muet.
25
Deux constatations contradictoires s’imposent donc suite à cette première analyse formelle. D’une part, Une pièce espagnole est construite d’après des règles
précises qui lui confèrent une structure très rigide, presque géométrique qui, dans
son abstraction, fait penser à une composition musicale où alternent, d’une manière réfléchie, les solos, les duos et les ensembles.13 De l’autre, la pièce est caractérisée par une extrême hétérogénéité au niveau de la dramaturgie et de
l’écriture. La remarque de Patrice Pavis à propos de „Art“ qui y constate un mélange de plusieurs dramaturgies et écritures, vaut à plus forte raison encore pour
Une pièce espagnole où nous trouvons à côté d’une dramaturgie mimétique dans
la pièce interne une dramaturgie a-mimétique qui crée une distance du spectateur
par rapport aux personnages de la pièce interne.14 La combinaison de la Pièce
espagnole et de la „pièce bulgare“ produit de son côté le mélange d’une comédie
avec un drame, d’un ton plutôt ‘léger’, ‘ironique’, voire satirique, avec le pastiche
d’un ton pathétique aux accents tragiques. Tout souci ‘classique’ d’unité et de cohérence semble abandonné: si unité il y a, ce n’est ni l’unité d’action ni l’unité spatio-temporelle, mais exclusivement l’unité du lieu de la représentation et du temps
de la représentation. Comme l’a constaté Denis Guénoun, Une pièce espagnole
marque donc, par rapport aux pièces précédentes, le point où l’écriture de Reza
„se brutalise“.15 Car, grâce au collage des trois niveaux différents de jeu, l’histoire
du groupe de famille qui constitue l’action traditionnelle de la pièce que le spectateur, suivant l’illusion mimétique, est habitué à considérer comme une sorte de ‘réalité’, doit être perçue comme ‘du théâtre’, comme ‘pur jeu’, tandis que le niveau
des acteurs qui réfléchissent sur leur condition devient la seule ‘vraie réalité’. Il en
résulte que la ‘condition de l’acteur’, l’‘être acteur’ s’impose comme la condition
humaine même. La ‘vie’ devient ‘du théâtre’ ou, autrement dit, le théâtre est la vie.
C’est la réflexion de ce jeu dialectique entre ‘vie’ et ‘théâtre’ qui est au centre
même d’Une pièce espagnole.
Vie vs. théâtre – le ‘rôle’ comme mise en forme du vide
Dans Une pièce espagnole, où la structure du ‘théâtre dans le théâtre’ suggère
immédiatement la métaphore de la vie comme théâtre, la question du rapport entre
‘vie’ et ‘théâtre’ est posée dès la première scène, dans laquelle l’acteur qui joue
Fernan proclame l’incompatibilité entre ‘vie’ et ‘théâtre’: „Les qualités humaines
habituelles dans le monde normal sont contraires au bien de l’acteur“.16 C’est
cette opposition entre ‘vie’ et ‘théâtre’ qui revient tel un leitmotiv dans les répliques
des acteurs qui, en réfléchissant sur leur métier, en pèsent les avantages et les
désavantages. En général ils préfèrent le ‘théâtre’ à la ‘vie’. C’est encore l’acteur
qui joue Fernan qui donne le ton:
Je me flatte, n’est-ce pas, de n’être, dans la vie réelle, ni bon ni ennuyeux [à la différence du personnage qu’il joue]. Bien que je ne puisse dire exactement en quoi
consiste la vie réelle. Quand tu quittes un personnage et ses alentours, tu as plus de
nostalgie que si tu avais quitté un lieu réel. La vie réelle est lente et vide. (14)
26
L’actrice qui joue Nuria exprime une insatisfaction similaire à l’égard de la vie réelle: „On veut très fort vivre une chose, qui est à / portée de main, et puis le temps
passe, / un jour il est trop tard, / […] au fur et à mesure du temps, des mondes
qu’on / aurait voulu habiter, s’en vont, / à la dérive“. (36) Pour elle aussi, le rôle
joué au théâtre a un degré supérieur de ‘réalité’ ou de ‘vérité’ par rapport à la vie
réelle. Ainsi, dans la vie réelle, elle ne sait pas comment se présenter, quoi dire:
„Dans les vrais interviews, on ne peut pas jouer / comme on veut, on finit par transiger, / on a la trouille“ (35); sur scène par contre, elle trouve parfaitement le ton
qui convient au rôle qu’elle doit interpréter. A propos d’une réplique de Sonia dans
Oncle Vania de Tchekhov, elle déclare: „Je savais dire ça, / je savais comment il
fallait le dire, / mieux que personne, / les personnages sont ceux que nous sommes, / mieux que nous“. (35sq.) Tandis que la vie réelle se caractérise donc, pour
elle, par l’expérience de l’incomplet, de l’inassouvi et de l’incertain, par le manque
d’une ‘forme’ précise, le théâtre lui fournit, avec le rôle, un cadre précis qu’elle sait
remplir. D’une manière plus radicale encore, cette expérience est formulée par
l’acteur qui joue Mariano et qui définit les acteurs comme „des êtres égoïstes, /
inconstants, / veules, / des vides ambulants, / des riens“. (81) Pour exister, ils ont,
par conséquent, besoin d’un rôle, du théâtre, de spectateurs.
Dans la Pièce espagnole interne, il est manifeste que cette expérience du vide
de l’existence par rapport à la plénitude du rôle n’est pas limitée aux acteurs,
qu’elle n’est pas une déformation professionnelle, mais qu’elle est intimement liée
à la condition humaine même. Dans la Pièce espagnole interne, la ‘vie’ des personnages est, d’une façon plus radicale encore, caractérisée par un manque de
forme total, la perte de toute stabilité et l’abandon de tout ordre. Ici, les personnages perdent progressivement toute maîtrise d'
eux-mêmes et sont ravagés par les
émotions et les angoisses qu’ils n’arrivent plus à dominer. La rencontre de famille
se présente ainsi comme une suite de crises hystériques: commençant avec la
scène 15 quand Nuria s’affole à l’idée que ses robes choisies pour la soirée des
‘Goyas’ sont „hideuses“ (67), l’hystérie augmente encore avec la dispute entre Pilar et Aurelia, dans la scène 24, où la fille offense ouvertement la mère qui lui
donne alors, en réaction, des gifles;17 et elle arrive à son comble un peu plus tard
avec la grande crise d’angoisse d’Aurelia. A ce moment-là, la confusion générale
est telle que Pilar, qui se considère comme une „femme qui a toujours été la plus
équilibrée“ (109), se déclare prête à devenir folle et que même Fernan qui, jusquelà, semblait imperturbable, commence à s’irriter contre Nuria et Aurelia. D’une manière précise, Nuria décrit le genre d’humeur qui règne dans la famille et provoque
la catastrophe lors des réunions de famille:
Nous sommes des gens d’une grande nervosité, vous l’avez noté, nous sommes vite
exaspérés, n’importe quoi peut nous exaspérer, même une guirlande, même un cake
surgelé, nous ne sommes pas assez heureux peut-être d’une façon générale pour
nous tenir gaiement ensemble, nous ne savons pas créer une atmosphère légère, nous
ne savons pas nous détendre, nous ne connaissons pas ce mot, nous n’avons jamais
27
été détendus, je veux dire lorsque nous sommes ensemble, en famille, il n’y a aucun
repos, on finit toujours exténués, à bout. (101)
Avec une grande justesse, Nuria évoque ici l’atmosphère nerveuse, la tension
montante qui caractérise les rencontres de famille et mène infailliblement à une
sorte d’explosion des sentiments qui ressemble à une ‘décharge électrique’. Ce qui
est signifiant aussi, c’est le contraste extrême entre le motif banal, ridicule qui déclenche cette explosion („un cake surgelé“) et la dimension existentielle du conflit.
Les conventions et les règles qui régissent normalement la vie en société – la politesse, le respect, l’autorité – tout est alors envahi par le torrent des émotions incontrôlables comme le décrit encore Nuria:
Vous [i. e. Fernan] êtes venu gentiment nous rencontrer mais nous n’avons pas su
maintenir les apparences les plus élémentaires, nous ne savons même pas maintenir
les apparences parce que nous ne sommes pas assez heureux sans doute quand
nous arrivons, pour maintenir les apparences les plus élémentaires, on s’en fout. (102)
Ce qui se manifeste dans ce comportement, c’est un désordre psychique,
l’absence d’une structure psychique forte et rassurante qui pourrait fournir un soutien contre les forces destructrices qui s’emparent des personnages et les dominent totalement. Sous la pression des sentiments négatifs (jalousie, rivalité, complexes d’infériorité, peur d’être abandonné etc.), l’ordre social cède, se dissout, et il
ne reste que des individus isolés qui, dans leur égoïsme, ne connaissent plus
d’égards envers personne et ne se soucient plus de l’image qu’ils donnent.
Comme l’explique Nuria, cette dissolution de l’ordre social est due à un sentiment individuel de malheur, à une expérience subjective de l’absurdité de
l’existence telle qu’elle est exprimée le mieux par Aurelia dans sa grande scène
d’angoisse. Malgré son existence réglée de ménagère accomplie, elle a
l’impression de ‘tomber’, d’être sans appui, de manquer de soutien: „Je vais tomber, je vais tomber. […] Le sol glisse! […] Je me dissous!“ (107) L’angoisse qui
s’empare d’elle ici est plus qu’une crise nerveuse passagère, elle est plutôt
l’expression d’une angoisse existentielle, ‘métaphysique’ provoquée par l’absence
de tout ‘ordre’ qui pourrait donner de la stabilité à sa vie. Ce qu’elle craint, c’est le
vide de son existence car tout est anéanti par le temps qui passe immanquablement et détruit tout:
Ma vie n’a aucun relief, aucun relief, le temps est vide… […] et le temps passe, pas
seulement passe comme on dit avec cette fatalité mièvre, on dit le temps passe et je
vois des feuilles mortes planant dans l’air, le monde se plie à cette amertume, et
l’automne! et l’hiver! et le printemps! moi le temps me fout en l’air, me démolit, le temps
me démolit, il est trop tard, je ne ferai rien de ma vie. (108sq.)
Les symptômes qu’Aurelia montre ici sont ceux d’une dépression ou, mieux, ceux
de la ‘mélancolie moderne’ dans laquelle s’exprime une vision pessimiste et désespérée du monde qui a trouvé son expression philosophique au XIXe siècle notamment dans la philosophie négative de Friedrich Nietzsche et de son maître Arthur Schopenhauer dont la pensée n’est pas étrangère à Yasmina Reza.18 C’est
28
surtout la notion de la fuite du temps et de l’impossibilité du bonheur, que nous
trouvons chez Aurelia et chez l’actrice qui joue Nuria, qui fait penser à Schopenhauer. Celui-ci conçoit la vie humaine comme une poursuite éternelle et vaine du
bonheur, dictée par la ‘volonté’, qui laisse l’homme à jamais inassouvi et ne finit
qu’avec la mort. L’idée de l’absurdité de l’existence humaine, présente déjà dans
la philosophie de Schopenhauer, se radicalise encore chez Nietzsche qui, en proclamant la ‘mort de Dieu’, souligne l’absence de tout ordre métaphysique et, avec
cela, de tout ‘sens’. Le critique d’art Jean Clair, qui a analysé la représentation de
la mélancolie dans la peinture moderne des années 20 et 30 du XXe siècle, décrit
l’éclatement de tout ordre comme le trait caractéristique de la mélancolie moderne:
La mélancolie moderne est ainsi une mélancolie radicale: elle est le pressentiment
qu’aucune mathesis universalis ne peut plus réordonner et rassembler les disjecta
membra du réel. Elle est la conscience de l’homme d’aujourd’hui qu’aucune loi
d’ensemble ne peut plus rabouter les éclats dispersés du visible et, par leur ordonnancement, nous délivrer le sens de leur présence.19
L’impression corporelle de tomber, de se trouver sur un sol instable exprimée par
Aurelia traduit physiquement l’expérience de l’ordre éclaté, du néant, de ce qu’on
appelle, depuis Nietzsche, ‘la transcendance vide’. La déstabilisation psychique ou
mentale qui résulte de cette découverte se manifeste dans la ‘chute’ qui est typique aussi du cas du dépressif, comme l’a montré la psychanalyse moderne depuis
Freud.20 C’est cette expérience extrêmement déstabilisante de l’absurdité de
l’existence qui aboutit aussi au sentiment de la vanité de tout effort et fait sembler
absurde tout lien social, tout acte social vers l’autre, car ‘rien’ n’a plus de sens. On
‘se fout’, par conséquent, de tout et de tous. L’égocentrisme et le mépris des autres dont Aurelia, Nuria et Mariano font preuve, autrement dit, leur misanthropie,
sont d’autres attributs traditionnels du tempérament mélancolique tout comme
l’hypocondrie dans laquelle se traduit l’obsession de la mort et de la décomposition
physique.21 Dans l’œuvre de Reza, les misanthropes atrabilaires comme Marc
dans „Art“ ou les intellectuels hypocondriaques comme Parsky dans L’homme du
hasard et Adam Haberberg dans le roman éponyme sont nombreux.22 Un mécontentement profond ou l’impression d’une vie ratée sont des expériences que
beaucoup de personnages de Reza partagent avec Aurelia et Mariano. Profondément ennuyé par son existence bourgeoise, mal satisfait par son existence professionnelle, énervé par sa femme et sa fille, Mariano représente parfaitement la ‘dissolution’ et la perte de toute ‘forme’ dont ces personnages sont menacés. Pour
remplir le vide qu’il ressent, il recourt à l’alcool, ce qui aggrave encore sa tendance
à perdre toute ‘tenue’ physique aussi bien que morale. A Fernan il déclare: „Je me
détruis quand je ne bois pas. Et non le contraire. Je bois pour ne pas me détruire.
Boire me tient ensemble, voyez-vous. Boire me colmate“. (89) Ce n’est pas par
hasard que l’acteur de Mariano évoque, en s’adressant à l’auteur de la pièce espagnole, la fin pitoyable et misérable qui menace les hommes:
29
Vous gagneriez à tuer vos personnages Olmo, / avant qu’ils ne se délitent, / finissent
aussi lamentablement que les gens / réels, / chacun dans son coin, / mourant à petit
feu, / avec des rêves cons, / abandonnés en route / comme des pelures, / des rêves
cons, / et puis plus de rêve du tout. (120sq.)
Ce que l’acteur de Mariano résume ici, c’est l’existence du personnage qu’il joue et
qui, ivre, seul, traqué par l’idée d’une fin marquée par la folie comme celle de son
ami Sergio Morati, s’adresse finalement à sa femme pour qu’elle l’aide à retrouver
un peu de ‘forme’: „Donne-moi un coup de main Aurelia, / recompose ton petit
mari, / je ne suis pas si mal quand même pour cinquante ans“. (119)
La ‘vie’ des personnages de la Pièce espagnole interne confirme donc la conception pessimiste de la vie proférée par les acteurs. Vide de tout support (métaphysique) qui pourrait donner une ‘forme’, un soutien à leur existence, la vie se
présente comme un processus permanent de décomposition où rien ne résiste à la
destruction par le temps, où aucun projet ne prend forme et où la sensation subjective de n’être bon à rien entraîne avec lui en même temps la détérioration totale
de la vie sociale, renforçant ainsi encore la solitude de l’individu. En même temps,
ce désespoir, cette mélancolie des personnages de la Pièce espagnole ont aussi
un caractère profondément ambigu. Si nous ne nous laissons pas prendre par
l’illusion mimétique de cette histoire, mais y voyons un jeu, une pièce de théâtre
comme cela est suggéré par la présence du premier niveau de jeu des acteurs,
nous pouvons aussi voir dans le comportement d’Aurelia, de Nuria et de Mariano
non pas l’expression d’un malaise existentiel, de la ‘nausée’, mais des rôles, une
‘mise en scène’ du désespoir. Une telle lecture est suggérée dès le début par
l’acteur qui joue Fernan car celui-ci souligne expressément le caractère théâtral de
la première scène de la Pièce espagnole qu’il qualifie de „scène de séduction“ entre Fernan et Pilar et dont il explique l’effet particulier sur les spectateurs. Car, au
second degré, la signification de cette scène ne réside pas dans la séduction mutuelle du couple – c’est la signification première au niveau de l’histoire – mais dans
la séduction des spectateurs par l’actrice qui joue Pilar, sur laquelle toute l’attention se concentre: „J’ai une grande scène de séduction dans cette pièce, il n’y a
que moi qui parle. / Ma partenaire ne dit pas un mot, pour ainsi dire, et rafle la
mise, / elle n’ouvre pas la bouche et on ne voit qu’elle. Je lui sers la scène sur un
plateau d’argent“. (14sq.) La remarque de l’acteur de Fernan ouvre, pour ainsi
dire, un second niveau de compréhension au spectateur qui cesse de voir seulement l’histoire et commence à se rendre compte des effets mis en jeu par les acteurs. Le collage qui fait s’entrelacer une scène de commentaire et une scène dramatique dédouble par là le regard et la perception du spectateur. L’immédiateté,
l’authenticité de la scène est ainsi détruite. Le caractère théâtral de la catastrophe
familiale est mis en relief par d’autres éléments encore. Ainsi, Fernan est présenté
par Mariano comme un spectateur ahuri mais aussi fasciné par le spectacle
d’horreur que lui fournissent la mère et ses filles: „Il est enchanté, il échappe à
l’ennui mortel, vous êtes au théâtre Fernan, vous qui aimez le théâtre“. (109sq.)
De cette façon, notre perception de l’histoire est profondément transformée: la
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crise d’angoisse d’Aurelia n’est plus l’expression d’un trouble existentiel, mais apparaît comme une ‘grande scène de théâtre’ où l’actrice qu’est Aurelia peut montrer ce dont elle est capable. Les crises hystériques des filles nous paraissent ainsi
d’une part comme des morceaux de choix qui permettent aux actrices de briller, et
de l’autre comme des armes dans une lutte qu’elles se livrent pour attirer
l’attention des autres sur elles-mêmes.
L’effet de ce dédoublement du regard du spectateur est que le désespoir affiché
par les personnages perd son poids existentiel et devient une attitude qu’ils prennent. Leur nihilisme, leur désespoir est un ‘rôle’ qu’ils jouent, du ‘théâtre’. Le terme
de rôle implique alors qu’il ne s’agit pas d’un comportement ‘vrai’ et ‘authentique’
mais d’un ‘rôle’ assumé pour certaines raisons. Cette impression est renforcée par
d’autres éléments. Ainsi, le nihilisme que les personnages affichent manque d’un
élément important quand on le compare à la philosophie de Nietzsche ou à
l’existentialisme moderne. Il y manque tout effort pour surmonter le désespoir, tout
élan de donner soi-même un sens à la vie et une structure, une forme au chaos.
Ainsi, le nihilisme des personnages semble plutôt une excuse pour leur propre
inaptitude, leur faiblesse, voire leur ‘paresse’. Le désespoir, chez eux, ressemble à
une attitude qui leur épargne tout effort pour créer, de leur propres forces, les conditions d’une vie réussie, voire heureuse. Que le désespoir des personnages ne
soit pas trop à prendre au sérieux, est en outre suggéré par le caractère ridicule
des motifs qui déclenchent ces crises et qui garantissent que, pour le spectateur,
leur ‘tragédie’ reste une ‘comédie’, voire même une farce. Tandis que pour Nuria la
crise est provoquée par le jugement négatif des autres sur ses robes du soir, pour
Aurelia l’idée d’une vie ratée se rattache à l’image de leur appartement où „tout est
moche, les prises sont de travers, les éclairages, les peintures, le plancher, tout
est moche“. (108) Le caractère banal du motif du désespoir aussi bien que les
moyens pour le surmonter – „une tranche de cake“, „du valium“ (110) – donnent un
aspect plutôt grotesque à cette manifestation d’une angoisse existentielle. L’effet
grotesque ou tragicomique est en plus provoqué par le langage des personnages,
surtout le langage d’Aurelia, lequel, appartenant à un registre familier („Ça y est,
elle chiale“, 110), détruit efficacement tout effet tragique.
L’impression d’assister malgré tout à une comédie est due à un autre fait encore. La comédie, de par sa définition, finit ‘bien’, sa fin est ‘heureuse’, ce qui veut
dire, pour prendre l’exemple de la comédie de Molière, que l’ordre social après
avoir été gravement menacé est restauré, que l’harmonie sociale et familiale est
rétablie, ce qui se traduit normalement dans l’union finale des jeunes gens qui
s’aiment. C’est ce qui se produit précisément à la fin d’Une pièce espagnole, avec
la seule différence que ce ne sont pas les jeunes mais les vieux qui se marient,
des ‘vieux’ qui se sentent pourtant ‘jeunes’:
Pilar: Tu es si jeune. Tu es si enthousiaste.
Fernan: Nous sommes jeunes et enthousiastes et nous allons mener grand train, voudrais-tu m’épouser?
31
Pilar: Qu’est-ce que tu dis Fernan?... Répète-le, répète-le, je ne suis pas sûre d’avoir
entendu… (117)
Avec le couple de Fernan et Pilar, la pièce propose en effet une conception de la
vie et une manière de vivre contraires à celle propagée par les jeunes dont
l’existence met en doute la possibilité de la vie commune, de la famille, du couple.
Aurelia est bien consciente de la différence profonde qui la distingue elle-même,
ainsi que sa sœur et son mari, de Fernan qui dit de lui-même:
Fernan: Je suis triste. Tout ça est triste. Je trouve triste que votre sœur ait un amant. Je
suis triste que les choses aient si peu de consistance. Le temps file au jour le jour, on
peut se moquer de tout. Je suis encore de la vieille école.
Aurelia: Vous n’êtes pas de la vieille école Fernan, vous êtes d’une école enviable qui
suppose que l’existence mène quelque part, vous êtes mal tombé chez nous. (100)
Cette conviction ‘enviable’ de Fernan selon laquelle la vie aurait un sens mène entre autres à une attitude différente à l’égard de l’ordre social. Tandis qu’Aurelia ne
voit dans la vie qu’un processus permanent de destruction et de dissolution causé
par le ‘temps’ qui sape aussi les fondements de la vie sociale, Fernan, et avec lui,
Pilar, restent attachés à l’idée de la communauté et sont, par conséquent, occupés
par le maintien de certaines règles qui paraissent indispensables à son fonctionnement. C’est particulièrement évident dans le cas de Fernan qui, en tant que gérant
d’immeuble, est sans cesse confronté aux conflits entre les locataires qui mettent
en danger la paix sociale. Pendant plusieurs scènes (sc. 15, 17), Mariano et lui ne
cessent de discuter un conflit absurde et ridicule dans l’immeuble où habitent
Aurelia et Mariano qui annonce, comme en sourdine et dans le registre grotesque,
l’escalade des tensions familiales. La prise de position de Fernan est significative:
„L’important est de ne pas se laisser entraîner dans la spirale passionnelle“. (71) A
la différence des ‘jeunes’ qui ‘s’en foutent’ de la paix en famille et donnent libre
cours à leurs sentiments et, surtout, à leurs agressions, il cherche à endiguer les
passions et à empêcher l’éclatement des forces destructrices.
Le cas de Pilar est similaire. Elle est convaincue que le maintien de certaines
traditions est indispensable quand on veut conserver la vie commune. Elle déplore
donc que ses filles „se fichent des mariages, des communions, elles se fichent des
anniversaires […] elles se fichent de Noël, elles se fichent de tout“. (85sq.) En effet, ce sont les fêtes qui sont à l’origine même de la communauté parce qu’elles
donnent un rythme temporel commun à la vie des individus. Le mépris de ces rites
et le refus de ‘transmettre’ quelque chose aux générations futures aboutit par
contre à l’isolement et à la détérioration du social.23 Toutes ridicules que puissent
paraître la ‘foi’ de Fernan dans le règlement intérieur de l’immeuble ou la plainte de
Pilar qu’on ne fête plus Noël, ces attitudes traduisent, d’une manière indirecte, ce
que la vieille génération a peut-être su garder encore tandis que la jeune génération l’a définitivement perdu: c’est-à-dire au moins les avatars d’une foi ‘métaphysique’, d’une foi dans le ‘bon ordre’ des choses.24
32
Tout respectueux qu’ils sont des règles qui régissent la vie sociale, Fernan et Pilar n’hésitent pourtant pas non plus à rompre avec certaines normes et conventions. Au lieu de se conformer aux images stéréotypées que les jeunes se font du
comportement adéquat de la vieille génération, ils réclament pour eux le droit à
une nouvelle vie.25 Tandis que les jeunes se cantonnent dans leurs ‘rôles’ de mélancoliques ou paranoïaques de sorte que leur existence ressemble à la ‘roue
d’Ixion’ dont parle Schopenhauer26 et semble, dans sa monotonie, proche de la
mort, Fernan et Pilar représentent l’éternel renouveau de la vie, la joie de vivre et
l’amour de la vie. Fernan décrit l’élan, l’énergie que la rencontre avec Pilar lui a
donnés:
On me disait un veuf de ton âge a la vie devant lui, tes enfants sont grands, je pensais
quelle vie? Je n’ai plus rien à défendre, plus rien à construire, et puis cette femme est
arrivée, je me suis assis chez elle, elle m’a fait manger, elle m’a fait une piperade de
poivrons grillés, un demi-cochonnet rôti avec une purée de pommes de terre, un roulé
à l’ananas… (75)
C’est littéralement l’appétit de la vie qui revient à Fernan lorsqu’il rencontre cette
femme qui lui donne à manger, telle une mère.27 Le repas qui est évoqué avec
volupté dans ses détails succulents devient ici image même de la vie, de l’énergie
vitale qui est opposée aux idées abstraites sur l’absurdité de la vie exprimées par
les jeunes. Dans sa matérialité la nourriture symbolise l’attachement à une terre
qui ne s’effondre pas. Et le plaisir physique qu’elle procure est promesse du plaisir
amoureux qui suivra.28
Avec Fernan et Pilar, la pièce présente donc l’espoir du bonheur, de la vie en
commun, de l’amour partagé. A la solitude ‘tragique’ des jeunes, à leur vision pessimiste de l’existence et à leur nihilisme abstrait s’oppose ainsi l’heureuse fin de la
comédie avec son consentement aux plaisirs et avec sa promesse du paradis terrestre. A l’angoisse ‘métaphysique’ des jeunes est opposé le matérialisme typique
de la comédie qui se réjouit des simples plaisirs physiques. Tandis que la référence au corps est exclue de la tragédie où l’on ne mange pas, la comédie est le
lieu du ‘bas corporel’ comme l’a rappelé Guénoun à propos de Conversations
après un enterrement en se référant à Bakhtine.29 On peut y voir, avec Guénoun,
une „ouverture à l’ordinaire“30 ou, aussi, un écho de la philosophie de Nietzsche
qui prône aussi, notamment dans Also sprach Zarathustra, l’amour de la terre et
du corps.
Non moins important me paraît le fait que l’ordre traditionnel de la comédie qui
prévoit l’union des jeunes est renversé dans Une pièce espagnole qui finit avec
l’union des vieux. On a donc à faire avec un ‘monde à l’envers’ qui montre un ‘ordre carnavalesque’ où la vie l’emporte sur la mort – pour reprendre encore une
expression de Bakhtine – car Fernan et Pilar rompent avec les ‘rôles’ qui leur sont
assignés. Aussi bien au niveau de la ‘vie sociale’ des personnages qu’au niveau
esthétique nous sommes, avec l’histoire de Fernan et Pilar, confrontés à un bouleversement de l’ordre traditionnel. Pour finir, je voudrais donc poser la question de
33
savoir si cette pièce, qui réfléchit tant sur l’importance et la signification du ‘rôle’
dans la vie et sur le rapport entre ‘rôle’ et ‘réalité’, ne contient pas aussi une réflexion poétologique sur le rapport entre la ‘forme’ / le ‘rôle’ et l’art et sur la place
qu’y occupe la mélancolie.
Une poétique cachée – L’art et la mise en question du ‘rôle’
L’analyse formelle d’Une pièce espagnole a montré la structure extrêmement claire
de l’œuvre même. Il faut donc constater qu’il y a une opposition entre la vie chaotique des personnages de la Pièce espagnole interne et les principes de construction de l’œuvre. Tandis que le monde des personnages est régi par le chaos et le
manque d’ordre, la pièce même est construite de manière rigoureuse et montre
une structure géométrique parfaite. Elle répond ainsi à un besoin d’ordre et de stabilité qui n’est pas satisfait par la vie, ce qui cause la souffrance du mélancolique.31 Que la vie soit le désordre des émotions et que l’art soit la forme, la maîtrise des passions, c’est ce que dit Mlle Wurtz, la professeur de piano, dans la
„pièce bulgare“ quand elle explique à son élève comment il faut jouer le prélude de
Mendelssohn: „Rien de sentimental, monsieur Kiš. Jamais. Ne rien laisser traîner
de sentimental dans le jeu et dans la sonorité. […] La passion va de pair avec la
pureté et la retenue. [..] Exactitude et authenticité“. (82) Même si „la catastrophe
de la passion“ (82) est, comme elle l’explique, la matière de l’œuvre d’art, l’art
même consiste dans la ‘maîtrise’, dans le ‘contrôle’ du désespoir, de la catastrophe. Ce qu’elle exige de son élève, c’est la „froideur infernale“ (113) qui fait la vraie
actrice comme le dit l’actrice qui joue Nuria en citant une lettre de Tchékhov. En
recourant à une sorte de mise en abyme intermédiale qu’elle avait pratiquée également dans L’homme du hasard, où un livre du même titre produit un effet de métalepse, et dans „Art“ où la ‘toile blanche’ est au centre des discussions, Reza utilise donc ici un morceau musical pour insérer une réflexion sur l’art qui reflète, au
moins en partie, certains principes de ses propres œuvres. Qu’il s’agisse dans ce
cas d’une référence musicale n’est pas sans importance car, comme Yasmina
Reza a déclaré dans une interview: „Dans ma vie, ce qui m’a le plus convaincue
d’une possible immortalité – ou d’une possible transcendance, disons – c’était la
musique“.32 Dans la „pièce bulgare“ dans laquelle Mlle Wurtz joue à la fin ellemême le prélude de Mendelssohn, c’est donc la musique qui fournit l’apparence –
furtive – de ce qui manque aux personnages de la Pièce espagnole et, avant tout,
à Aurelia qui interprète le rôle de Mlle Wurtz: à savoir la conviction consolatrice
d’une transcendance qui sauverait l’homme de l’absurdité de la vie et du désespoir. La fonction de l’art serait donc de créer, au moins pour un bref instant,
l’apparence d’un monde meilleur, et cela grâce à la domination de la passion.
L’importance de la „pièce bulgare“ en tant que mise en abyme de la réflexion de
Reza sur l’art est confirmée par une autre remarque de l’auteur qui, dans la même
interview, a confessé sa propre prédilection pour cette pièce qu’elle aurait aimé
34
écrire mais qu’elle s’est défendu d’écrire.33 Tout en étant donc un témoignage essentiel de l’esthétique de Reza, il faut conclure que celle-ci contient encore d’autres éléments et ne se réduit pas à un formalisme rigide.
L’esthétique qu’on peut déduire d’Une pièce espagnole ne s’épuise donc pas
dans cette conception nietzschéenne qui voit dans l’art le contraire de la vie imparfaite et qui trouve dans la perfection formelle de l’art une consolation pour
l’imperfection de la vie. La pièce montre en effet aussi que la ‘forme’ comporte toujours le risque de se figer. La ‘forme’ que l’art a trouvée une fois pour donner une
expression à un sentiment peut se pétrifier et devenir une attitude, un ‘rôle’ qui
n’exprime plus aucune vérité. Que les ‘personnages’ dans la Pièce espagnole interne soient, dans ce sens, des ‘rôles’ stéréotypés, est explicitement dit par l’acteur
qui joue Mariano: „Sachez monsieur Panero qu’avant d’interpréter votre Mariano,
j’ai joué d’autres déshérités, d’autres alcooliques, / j’ai joué des Russes bien plus
fêlés que votre Mariano, / j’ai joué des malheureux de toutes catégories, je suis le
grand spécialiste des malheureux de papier“. (43) Le ‘malheureux alcoolique’ apparaît ainsi comme un ‘type’, voire un ‘emploi’ du théâtre, un cliché qui manque de
toute ‘vie’, de toute ‘vérité’ ou authenticité.
Cette sorte de pétrification ne concerne pourtant pas seulement le rôle joué au
théâtre mais aussi bien les rôles joués dans la ‘vie’. Elle caractérise l’attitude mélancolique qui ne peut voir dans l’existence absurde qu’une répétition du même,
‘l’éternel retour du même’ nietzschéen. Sans vouloir trancher la question de savoir
si le personnage d’Aurelia souffre vraiment d’une telle ‘nausée’ ou si elle ‘joue du
théâtre’, il faut constater qu’elle est figée dans cette attitude dont elle ne réussit
plus à sortir, pas plus que son mari d’ailleurs.34
Pour sortir de cette impasse d’une ‘vie morte’, il faut briser la ‘forme’ dans laquelle la vie s’est figée. C’est exactement ce que font Fernan et Pilar, les vieux.
Commencer une nouvelle vie, chercher l’amour, ne signifie rien d’autre que de
rompre avec les rôles qui leur sont assignés par les conventions et traditions sociales. Et le même processus se déroule alors aussi au niveau dramatique: à la
rupture des vieux avec leurs rôles ‘dans la vie’ correspond, au niveau structurel de
la pièce, le renversement du schéma traditionnel de la comédie, l’ordre carnavalesque, le monde renversé. L’idée d’une dialectique entre la vie et l’art, le chaos et
la forme, est d’ailleurs exprimée par l’acteur de Mariano qui dit dans sa dernière
scène: „J’ai lu dans un livre que le cerveau humain avait besoin de confusion et de
pagaille, / il ne sort rien de bon de la clarté“. (118) Une observation que Reza
confirme expressément en décrivant en outre sa propre manière de travailler
comme un processus qui mène du chaos à la clarté.35 En recourant une dernière
fois au discours des quatre tempéraments, on pourrait dire que Reza, dans ses
pièces, réalise avec ce mélange de l’ordre et du chaos ce qui caractérise le génie
mélancolique dans l’Antiquité, à savoir ‘l’équilibre entre les extrêmes’.36
Dans la conception poétologique de Reza, l’art et la vie ne sont donc pas
contraires, mais plutôt complémentaires. D’une part, le chaos de la vie a besoin de
la forme, d’autre part la forme de l’art doit être renouvelée par les forces chaoti35
ques de la vie. A la différence d’une esthétique d’avant-garde, le renouvellement
de la vie comme de l’art ne se produit pour Reza pourtant pas par la destruction totale des formes anciennes. Au lieu de briser complètement la ‘vieille forme’, elle
choisit de prendre la ‘vieille forme’ et de la modifier, de la renverser pour créer
ainsi quelque chose de nouveau. Au lieu d’être l’expression d’un esprit esthétique
réactionnaire, cette pratique, ce renouvellement de la comédie, est, selon Guénoun, une manière créatrice pour sortir d’une impasse formelle à un moment où il
n’est plus possible de poursuivre encore dans la voie de l’avant-garde, une technique que Reza partage d’ailleurs avec d’autres dramaturges ‘postmodernes’ tels
que Koltès ou Lagarce.37
Conclusion
Si nous essayons de tirer une conclusion de notre analyse, nous pouvons donc
constater que la fonction de la structure complexe du ‘théâtre dans le théâtre’ dans
Une pièce espagnole est de réfléchir sur le concept de ‘rôle’ en tant que notion
centrale du théâtre d’une part, mais aussi de la vie sociale de l’autre, et surtout sur
l’interaction entre les deux domaines qui réside justement dans la notion de ‘rôle’.
D’une part, avec l’opposition entre la vie à jamais inachevée et absurde, soumise à
la destruction du temps, et le beau rôle de théâtre, la pièce exprime une vision du
monde profondément mélancolique qui souffre de la vanité de tout, de l’impossibilité de l’achèvement, du manque de sens et qui trouve une consolation seulement dans l’art. En même temps, cette vision tragique du monde est tournée en
dérision et démasquée comme une attitude, un ‘rôle’ facile qui dispense de tout
‘engagement’ envers l’autre. Interprétée dans ce sens, Une pièce espagnole viserait une sorte de pensée catastrophique devenue stéréotype qui serait, selon Guénoun, une des cibles de la satire de Reza: „Le désastre est le cliché“.38 Le renversement de l’ordre traditionnel qui s’opère dans l’ordre carnavalesque du vieux couple serait alors la tentative de rompre avec cette pensée figée et de permettre une
autre vision du monde qui donne de l’espoir en misant sur les forces vitales, le renouveau et la renaissance de la vie, bref, la victoire de la vie sur la mort.
Ces lectures divergentes, pour ne pas dire contradictoires, d’Une pièce espagnole sont le résultat immédiat de la technique dramatique mise en œuvre par la
dramaturge. Le montage de trois niveaux de jeu ne produit pas seulement une distanciation du spectateur à l’égard des personnages et leurs ‘rôles’, il mène également à une multiplication des points de vue qui nous empêche de considérer ‘une’
opinion comme la seule vraie. Il en résulte une ambiguïté foncière qui consiste
dans la coexistence précaire de points de vue et visions du monde contraires. Elle
se manifeste également dans l’impossibilité de définir le genre de la pièce qui
chancelle entre comédie, tragédie et farce grotesque. Esthétiquement cette forme
‘bigarrée’ de la pièce, son hétérogénéité dramaturgique, l’apparentent à une dramaturgie contemporaine qui, selon Jean-Pierre Ryngaert, est caractérisée par des
36
„formes métissées“.39 Pour décrire Une pièce espagnole, on pourrait donc aussi
utiliser le terme de ‘monstre’ que Ryngaert propose pour ce qu’il appelle „une
pièce pour le temps présent“40 et qui a été utilisé jadis par Corneille pour son Illusion comique.
En même temps, l’actualité ou la contemporanéité de la pièce se montre justement dans cette ambiguïté qui combine le regard moqueur et l’espoir de l’amour
avec la conscience de l’absurdité et la nostalgie d’un monde meilleur. C’est cette
ambiguïté qui permet qu’on rie des tics ridicules des personnages tout en entendant, en sourdine, la voix de la mélancolie et de la solitude. Sans nier la catastrophe, la pièce contient, malgré tout, l’idée de la vie, du recommencement – tout
comme Conversations après un enterrement et „Art“. Marc Fumaroli voit dans les
grandes comédies de Molière dans lesquelles le dramaturge fustige différents types mélancoliques un remède efficace pour vaincre cette mélancolie par le rire.
Face à la série de personnages mélancoliques que le théâtre de Reza met en
scène, on est tenté de croire qu’elle poursuit le même but: „la reconquête du sourire“.41
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Jusqu’à aujourd’hui, le théâtre de Yasmina Reza comporte sept pièces: Conversations
après un enterrement [1987], Arles, Actes Sud, 1986; La traversée de l’hiver [1987], Arles, Actes Sud, 1989; „Art“ [1994], Arles, Actes Sud, 1994; L’homme du hasard [1995],
Arles, Actes Sud, 1995; Trois versions de la vie [2000], Arles, Actes Sud, 1994; Une
pièce espagnole [2003], Paris, Albin Michel, 2003; Le dieu du carnage [2006], Paris, Albin Michel, 2006. La date de la création se trouve entre crochets. Conversations après un
enterrement, Traversée de l’hiver, „Art“ et L’homme du hasard sont publiés ensemble
dans Théâtre, Paris, Le Livre de poche, 2001.
Marc Weitzmann: „Nostalgies violentes“, in: Les Inrockuptibles, sept. 1999, 37-38, 37.
Marc Weitzmann: „Yasmina Reza, si loin de nulle part“, in: Le Monde des livres, 9 septembre 2005, IV.
Reza a obtenu pour Conversations après un enterrement le prix Molière du meilleur auteur, pour „Art“ le prix Molière du meilleur spectacle privé et du meilleur auteur et pour
L’homme du hasard, créé à Orléans, le prix Molière du meilleur spectacle de la Décentralisation. En Grande-Bretagne, elle a reçu le Laurence Olivier Award et aux Etats-Unis le
Tony Award. En Allemagne, le WELT-Literaturpreis 2005 lui a été décerné pour son
œuvre dramatique et narrative. – Pour la réception mitigée, voire controversée de „Art“
qui est toujours représentative de l’attitude de la critique cf. Andrea Grewe/Margarete
Zimmermann: „Die Kunst der Männerfreundschaft. Yasmina Rezas „Art““, in: Andrea
Grewe/Margarete Zimmermann (eds.): Theaterproben. Romanistische Studien zu Drama
und Theater. Jürgen Grimm zum 65. Geburtstag, Münster, Daedalus Verlag, 2001, 115156.
David Bradby: Le théâtre en France de 1968 à 2000, Paris, Champion, 2007, 562.
Patrice Pavis: „Yasmina Reza – „Art“, ou l’art de la fugue“, in: id.: Le théâtre contemporain. Analyse des textes de Sarraute à Vinaver, Paris, Nathan, 2002, 163-181, 163.
Sieghild Bogumil: „‘La légèreté de n’être’. Le théâtre contemporain des dramaturges
femmes. Denise Bonal, Catherine Anne, Yasmina Reza“, in: Sieghild Bogumil/Patricia
Duquenet-Krämer (eds.): Bernard-Marie Koltès au carrefour des écritures contemporaines. Etudes Théâtrales 19, 2000, 24-31, 24 et 28.
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Anne Ubersfeld: „Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain. Yasmina Reza, Bernard-Marie Koltès“, in: Bogumil/Duquenet-Krämer (eds.): Bernard-Marie Koltès au carrefour des écritures contemporaines, 88-97.
Barbara Métais-Chastanier: „L’‘Art’ du montage chez Reza“, in: „Ce que le cinéma fait à
la littérature (et réciproquement)“, Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), 2, décembre
2006, URL: http://www.fabula.org/lht/2/metais.html.
Cornelia Klettke: „Yasmina Rezas „Art“ als écriture-simulacre: Grenzüberschreitungen
zwischen Leben und Kunst“, Lendemains, XXX, 119/120, 2005, 89-103.
Denis Guénoun: Avez-vous lu Reza? Une invitation philosophique, Paris, Albin Michel,
2005.
Cf. ibid., 29: „J’ai remarqué que, dans les milieux théâtraux par exemple, ceux qui se
sentent loin de Reza, qui tiennent ses pièces pour d’habiles divertissements néo-boulevardiers où rien ne concerne leur amour du théâtre, leur souci de son devenir, que ceuxlà […] n’ont pas lu ces livres, au sens littéral du mot. Ils savent quelque chose de la pièce
„Art“, ont ri (ou pas) devant l’une ou l’autre séquence donnée à la télévision. Ils la
soupçonnent de dégager un parfum réactionnaire à propos de l’art moderne“.
La question de la musicalité de l’écriture de Reza fascine la critique qui a pourtant du mal
à définir en quoi elle consiste précisément. Cf. les articles de Anne Amend-Söchting
(„Beethovensonate als Metapher? Rezas ‘récit’ Hammerklavier“, in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, XXVII, 2003, 411-427) et de Sarah Barbedette („Yasmina
Reza: ‘la clé, ou l’absence de clé des choses’“, in: Esprit Créateur, 47/2, 2007, 60-70).
Cf. Pavis: „Yasmina Reza“, 166sq.
Guénoun: Avez-vous lu Reza?, 239.
Une pièce espagnole, Paris, Albin Michel, 2003, 13. Dans la suite, l’indication des pages
suit la citation entre parenthèses.
Ibid., 95sq.: „Aurelia: Qu’est-ce qu’elle est chiante! Pilar: De qui tu parles? Tu parles de
moi! Aurelia: Oui, tu es chiante maman! Pilar gifle Aurelia.“
Cf. son texte Dans la luge d’Arthur Schopenhauer (Paris, Albin Michel, 2005) dans lequel
un professeur de philosophie, ancien spinoziste, se convertit d’un jour à l’autre au pessimisme de Schopenhauer.
Jean Clair: „Machinisme et mélancolie dans la peinture italienne et allemande de l’entredeux-guerres“, in: id.: Malinconia. Motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, 1996, 85-124, 100sq.
La perception particulière de l’espace par les mélancoliques a été étudiée par des psychiatres et des psychanalystes tels que Sigmund Freud, Ludwig Binswanger, Hubert Tellenbach et Julia Kristeva. Je renvoie ici à l’étude d’Anette Schwarz qui résume l’essence de
leurs théories ainsi: „Binswanger, Tellenbach und Kristeva […] erklären ‘Fall’ und ‘Vertikalität’ zu den der Melancholie eigenen Bewegungs- und Wahrnehmungsmustern. […]
Melancholie bietet sich nicht nur den mit ihr befassten Theorien, sondern auch dem von
ihr befallenen Subjekt einzig in der von Freud beschriebenen Grundlosigkeit an: sie […]
gewährt dem Subjekt weder Standfestigkeit noch eine aufrechte Position.“ (Anette
Schwarz: Melancholie. Figuren und Orte einer Stimmung, Wien, Passagen Verlag, 1996,
15). Pour Schwarz, le vide („die Leere“) est, par conséquent, „die vertrauteste Raummetapher der Melancholie“ (ibid., 25).
Pour les théories de la mélancolie et les traits caractéristiques du mélancolique développés entre l’Antiquité et la Renaissance, je renvoie à l’ouvrage de référence de Raymond
Klibansky/Erwin Panofsky/Fritz Saxl: Saturn und Melancholie. Studien zur Geschichte der
Naturphilosophie und Medizin, der Religion und der Kunst, Frankfurt/M., Suhrkamp,
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1990, pour la misanthropie cf. ibid., 228sq.; pour l’hypocondrie comme forme de la mélancolie cf. Roland Lambrecht: Melancholie. Vom Leiden an der Welt und den Schmerzen
der Reflexion, Reinbek, Rowohlt, 1994, 59sqq.
Le mot ‘amertume’ utilisé par Aurelia (Une pièce espagnole, 109) pour décrire son sentiment à l’égard de la vie est aussi le terme préféré de Parsky qui commence sa première
réplique par les mots suivants: „Amer. / Tout est amer / Amer le pli de ma bouche. / Amer
le temps, les objets, les choses inertes que j’ai entreposées autour de moi“ (L’homme du
hasard, 9). Pour l’amertume comme trait du mélancolique, cf. Klibansky/Panofsky/Saxl:
Saturn und Melancholie, 226. – L’emploi de médicaments préoccupe tous ces héros, cf.:
„Gelsémium ou Ignatia“ (Marc dans „Art“, 12, 26, 29), „J’étais heureux avec le Microlax“
(Parsky dans L’homme du hasard, 19), „‘Tu prends du Valium?’ ‘Je m’en gave.’“ (Aurelia
dans Une pièce espagnole, 110) Pour le caractère atrabilaire de Marc cf. Grewe/Zimmermann: „Die Kunst der Männerfreundschaft“, 132-140. Le cas le plus extrême est sans aucun doute l’écrivain Haberberg qui ne souffre pas seulement d’une crise créatrice mais
vient aussi d’apprendre qu’il est malade: „L’ophtalmo, se dit-il, l’ophtalmo ne s’est pas
montré rassurant. Il ne s’est pas non plus montré alarmant. Mais est-ce qu’un ophtalmo
se montre alarmant? Est-ce qu’un ophtalmo dit: monsieur Haberberg, on ne peut exclure
la possibilité que d’ici peu vous ayez perdu l’usage de votre œil gauche, cher monsieur
Haberberg“. (Yasmina Reza: Adam Haberberg, Paris, Albin Michel, 2003, 8).
Une pièce espagnole, 86: „On ne transmet pas les choses. On ne transmet rien“.
Dans le refus de fêter Noël sur lequel Pilar insiste particulièrement, on peut voir aussi un
signe de cette perte de foi métaphysique qui est à l’origine de la mélancolie moderne.
Cf. Une pièce espagnole, 75: Nuria se fait le porte-parole de cette sorte de clichés: „Ce
couple me dégoûte. Je les trouve malsains. Il a l’air d’être son fils“.
Arthur Schopenhauer: Die Welt als Wille und Vorstellung, in: id.: Zürcher Ausgabe. Werke
in zehn Bänden, Zürich, Diogenes, 1977, vol. I/1, 252. – Le cercle est une structure typique de la littérature inspirée par Schopenhauer comme le montre entre autres Beckett
dans En attendant Godot.
Par analogie avec les jeunes mélancoliques, on pourrait voir en Fernan et Pilar les
représentants du tempérament sanguin. La couleur rouge du sang est présente dans le
tailleur que porte Pilar (cf. sc. 3).
Dans Conversations après un enterrement, la préparation commune d’un pot-au-feu a
une semblable fonction symbolique du bien-être: elle scelle le retour à la vie après
l’enterrement du père et la paix familiale retrouvée. Pour la symbolique du repas cf. Heckmann, Herbert: „Zur Kulturgeschichte des Essens. Der gemeinschaftsbildende Aspekt“,
in: M. Josuttis/G.M. Martin (eds.): Das heilige Essen. Kulturwissenschaftliche Beiträge
zum Verständnis des Abendmahls, Stuttgart/Berlin, Kreuz Verlag, 1980, 59-68.
Guénoun: Avez-vous lu Reza?, 53.
Ibid., 267.
Depuis la Renaissance, on voit un rapport étroit entre la mélancolie et l’ordre, la géométrie, la capacité humaine de ‘construire’ en général. En témoigne la représentation de
la mélancolie par Albrecht Dürer qui montre la personnification de la mélancolie entourée
d’instruments servant à la construction. Pour l’interprétation de la Melencolia I de Dürer
cf. Klibansky/Panofsky/Saxl: Saturn und Melancholie, 462-467. Selon cette explication, la
mélancolie prémoderne résulterait du fait que le mélancolique ne puisse pas concevoir ce
qui est au-delà de ce qui est mesurable tandis que la mélancolie moderne serait, selon
Clair, le résultat de l’inexistence de tout ordre métaphysique.
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32 La citation provient de l’article de Sarah Barbedette: „Yasmina Reza: ‘la clé, ou l’absence
de clé des choses’“, 70, n. 32, qui avait à sa disposition la version originale française des
interviews que Reza avait données à Ulrike Schrimpf et qui ont été publiées en traduction
allemande dans: Yasmina Reza: Das Lachen als Maske des Abgründigen. Gespräche
mit Ulrike Schrimpf, Lengwil, Libelle, 2004, 19.
33 Cf. Reza: Das Lachen als Maske des Abgründigen, 69: „Das bulgarische Stück fasst in
drei Szenen nicht nur […] meine zentralen und wesentlichen Themen [zusammen], sondern ist auch in einem Stil verfasst, […] der meiner hätte werden können, wenn ich ihn
nicht vollständig verdammt hätte. Ich maskiere mich, ich tue, als wäre es nicht mein
Stück, sondern ein bulgarisches Stück aus den 70ern. Auf diese Art und Weise konnte
ich einen Stil verwenden, der mir bisweilen vorschwebt wie eine Fata Morgana, der meiner hätte sein können, wenn ich mich zu etwas hätte hinreißen lassen, was ich vollständig verurteile. Schon in meinen literarischen Anfängen habe ich mir diesen Stil strengstens untersagt.“
34 Pour la ‘pétrification’ comme attribut traditionnel de la mélancolie cf. Klibansky/Panofsky/
Saxl: Saturn und Melancholie, 335.
35 Reza: Das Lachen als Maske des Abgründigen, 67: „In meiner mentalen Struktur, denke
ich, muss es einen Architekten geben. […] Wenn ich schreibe, dann herrscht in meinem
Kopf Chaos. Da ist nichts klar. Aber das ergibt zum Schluss ganz klare Dinge“.
36 Cf. Klibansky/Panofsky/Saxl: Saturn und Melancholie, 76-81.
37 Cf. Guénoun: Avez-vous lu Reza?, 256sq.: „Koltès, dans ses grandes pièces, se réclamant d’un retour, programmatique et explicite, au récit, au drame, au style, et même à la
tragédie la plus assumée. Novarina, d’une fidélité pourtant intraitable aux pratiques de la
rupture, ne cessant de réécrire ses textes pour la scène, en y faisant jouer, sur un mode
décalé, parodique ou métadramatique, le regain des genres. […] Car le programme de
fracturation, de fragmentation ou d’évanouissement des modèles, le projet asymptotique
de leur passage à la limite avait atteint un point extrême dans le dernier Beckett: […]
Mais la prise en compte de l’achèvement ne se paie pas nécessairement d’une fascination du retour“.
38 Ibid., 249.
39 Jean-Pierre Ryngaert: „Ecritures dramatiques contemporaines: état des lieux“, in: Pratiques, 119/120, Décembre 2003, 109-118, 113: „L’abandon des genres et des modèles,
l’influence du roman et du poème lyrique, parfois de la conversation aussi, et paradoxalement l’importance de l’adresse, conduisent à des formes métissées“. (C’est moi qui
souligne).
40 Ryngaert: „Ecritures théâtrales contemporaines“, 113.
41 Marc Fumaroli: „La mélancolie et ses remèdes: la reconquête du sourire dans la France
classique“, in: Jean Clair (ed.): Mélancolie. Génie et folie en Occident, Paris, Gallimard,
2005, 210-224, 223: „Les chefs-d’œuvre de Molière, qui revendique pour son art de comédien et de dramaturge une fonction thérapeutique par le rire qu’il refuse à la pédanterie médicale, font de la royauté française et de ses divertissements […] un remède souverain à la mélancolie et une école joyeuse de l’‘honnesteté’ française. La prodigieuse
séquence de Dom Juan ou le Festin de Pierre (1665), du Misanthrope ou l’Atrabilaire
amoureux (1666), de Tartuffe (1664-1669), des Femmes savantes (1672), a un fil conducteur rabelaisien: chacune de ces comédies impitoyables disqualifie par le rire un typus melancholicus attaché perversement à son mal et menaçant de l’intérieur la société
des ‘honnestes gens’“. Pour le Misanthrope de Molière comme intertexte de „Art“ cf.
Grewe/Zimmermann: „Die Kunst der Männerfreundschaft“, 132sqq.
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Resümee: Andrea Grewe, Die Kunst der Komödie im Zeitalter des Postdramatischen.
Das Theater Yasmina Rezas untersucht am Beispiel von Une pièce espagnole (2003; dt. Ein
spanisches Stück) charakteristische Themen und Formen von Yasmina Rezas Theater. Ausgehend von der dem Stück zugrunde liegenden Struktur des ‘Theaters im Theater’ wird das
zentrale Motiv des ‘Rollenspiels’ analysiert, das einerseits eine Metareflexion über das Verhältnis von Kunst und Leben, Form und Chaos, Sinn und Sinnlosigkeit ermöglicht und andererseits durch den Bruch mit der mimetischen Illusion einen kritischen Blick auf die Figuren
erlaubt, der ihr Leiden am Leben, ihren Weltschmerz, ihre ‘Melancholie’ als Pose entlarvt. Als
charakteristisch für Rezas Kunstverständnis erweist sich das Bestreben, zum einen durch
ironische Brechung einen Ausweg aus einem lebensfeindlichen Leiden zu ermöglichen und
zum anderen durch die Variation klassischer Formen wie der Komödie den ästhetischen Gegensatz zwischen Tradition und Avantgarde zu überwinden.
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