La chirurgie de demain : le point de vue de l`économiste

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ÉDITORIAL
La chirurgie de demain :
le point de vue de l’économiste
“
E
Claude Le Pen
Professeur d’économie de la santé,
université Paris-Dauphine, Paris.
n parcourant le beau dossier réuni par la Lettre de l’Hépato-gastroentérologue
sur la “chirurgie de demain”, l’économiste est, comme tout un chacun,
émerveillé par les progrès des techniques et des technologies qui, déjà,
commencent à bouleverser cette discipline, à améliorer la sécurité, à réduire
la pénibilité pour le patient et à ouvrir de nouvelles perspectives. Quels que soient
les progrès très réels des thérapeutiques médicales, la chirurgie a de l’avenir…
Mais le naturel revenant au galop, l’économiste sort vite sa calculette : combien
cela va-t-il nous coûter ? Surprise : rien ! Et peut-être même l’inverse : ça peut rapporter !
Du moins c’est ce qu’il entend dans les discours officiels. Parce que la chirurgie
mini-invasive réduit la durée d’hospitalisation et diminue les risques péri-opératoires.
Parce que la chirurgie ambulatoire, comme son nom l’indique, est appelée
à transformer l’hôpital en super plateau technique dépourvu de capacités hôtelières.
Parce que le robot est censé abaisser l’aléa opératoire en améliorant la précision
du geste.
Mais, incorrigible, l’économiste se rappelle la devise de sa profession :
“There ain’t no such thing as a free lunch.” “Il n’y a pas de repas gratuit” et pour
obtenir quelque chose de désirable, il faut généralement sacrifier une autre chose,
également désirable… Quelles seraient les contreparties économiques au progrès
des technologies chirurgicales ? J’en vois trois.
D’abord, bien entendu, leurs coûts intrinsèques. Aucune des avancées techniques
mentionnées dans le dossier n’est gratuite, loin de là. Au coût évident des matériels,
il faut ajouter celui plus indirect de la formation des personnels. C’est l’une des
spécificités du progrès technologique en médecine comparativement aux autres
secteurs économiques : il n’est pas économe de ressources humaines. Il n’est pas
(ou peu) labor saving comme disent nos collègues anglophones. La technique change
la pratique du chirurgien plus qu’elle ne le remplace. Même dans le cas des robots.
Car elle exige souvent que lui et son équipe élèvent leur niveau de qualification.
Acquièrent des compétences nouvelles. Et si la technique aboutit dans certains cas
à des transferts de tâches, elle recentre le médecin sur sa mission clinique davantage
qu’elle ne “l’économise”. Guy Vallancien a récemment récusé l’idée que la médecine
future serait une médecine sans médecins et je n’y reviens pas1.
Autre facteur, celui que j’appelle l’ “effet horizon”. Le progrès technique crée
des besoins nouveaux qui en généralisent la pratique. Il repousse les limites plus qu’il
n’en facilite l’atteinte. En permettant de faire plus rapidement, plus sûrement, plus
économiquement ce qu’on faisait déjà, il encourage à faire davantage. On profite
du progrès des techniques anesthésiques et chirurgicales pour élargir les indications
de la chirurgie. On opère des patients plus âgés, des patients à des stades
plus avancés de la maladie, des patients auparavant jugés inopérables. Et, au bout
du compte, il n’est pas exclu qu’une technique qui économise des ressources
dans le cas d’un patient n’ augmente finalement le coût collectif.
1
La médecine sans médecin,
le numérique au service du malade.
Gallimard, Paris, 2015.
Par ailleurs, le progrès médical réside parfois davantage dans l’organisation
des soins que dans la technique proprement dite. C’est, en particulier, le cas
de la chirurgie ambulatoire. Accueillir le patient le matin, l’opérer dans la journée
et le renvoyer chez lui en fin d’après-midi nécessitent de repenser l’organisation
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même du service hospitalier. Et des relations avec le patient, pour éviter les rendezvous manqués. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles elle tarde à se
développer dans notre pays, en dépit des incitations financières dont elle bénéficie.
Les rigidités institutionnelles et statutaires peuvent empêcher la capitalisation des
économies potentielles… sauf à investir lourdement dans le changement
organisationnel et dans la ressource humaine.
La chirurgie de demain ne transformera les économies potentielles, dont elle
est porteuse, en économies réelles que si l’on consent les investissements nécessaires
en matériel, en personnel et en changement institutionnel pour en favoriser
le développement. Il n’y a pas de repas gratuit et les économies “s’achètent”, comme
tout le reste ! Peut-être même lui faudra-t-il dans le futur se soumettre aux exigences
de la redoutée “évaluation médicoéconomique”, qui s’impose de plus en plus
aux traitements médicaux. Sera-t-elle dans l’obligation de démontrer son “service
médical rendu” ? Devra-t-elle évaluer l’ “efficience” de ses interventions ? Sera-t-elle
sommée de calculer des “coûts par QALY” (Quality-Adjusted Life Year) ? Ce n’est pas
impossible, même si son prestige et, surtout, son caractère hautement “opérateur
dépendant” l’ont jusqu’à présent protégée de cette occurrence et rendent fort
improbable une émergence prochaine. En matière de chirurgie, les pouvoirs publics
ont plus recherché l’ “efficience” par le rabotage court-termiste des tarifs hospitaliers
que par un calcul médicoéconomique qui a au moins l’avantage d’intégrer le bénéfice
pour les patients. Et ce rabotage à court terme est précisément ce qui menace
le développement du progrès technologique et la réalisation des économies
potentielles…
La chirurgie de demain :
le point de vue du chirurgien
“
L
”
e titre est accrocheur, et reflète le monde de la chirurgie. En effet, comme
dans beaucoup de domaines, l’époque et la société poussent les chirurgiens
à “rester à la page”, voire à être en avance sur leur temps.
Il est bon de se rappeler qu’il y a quelques années, l’essor de la chirurgie
laparo­scopique avait été largement sous-estimé par certains. Les chirurgiens,
voulant éviter de commettre la même erreur, s’impliquent activement
dans les nouveaux développements et dans les applications possibles, en étroite
collaboration avec l’industrie.
Pr Frédéric
Bretagnol
Service de chirurgie digestive,
hôpital Louis-Mourier, Colombes.
Qui dit chirurgie de demain ne signifie pas uniquement progrès techniques,
mais aussi amélioration de la prise en charge péri-opératoire.
Depuis les travaux du Pr H. Kehlet, les termes , “réhabilitation précoce”
(Fast Track Surgery) ou encore “réhabilitation améliorée” (Enhanced Recovery
After Surgery [ERAS]), regroupent un concept multimodal de prise en charge
du patient afin de diminuer la durée d’hospitalisation, mais aussi le risque de
complications postopératoires. Le Pr N. Demartines, précurseur et grand spécialiste,
contribue largement au développement de la simplification des procédures
périchirurgicales.
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Dans le même sens, la chirurgie ambulatoire, rendue possible par l’amélioration
des techniques de chirurgie et d’anesthésie, mais aussi par l’organisation
performante de structures dédiées, est un symbole de qualité et d’innovation
dans les pratiques, comme le soulignent les Drs B. Vinson-Bonnet et G. Canonico,
spécialiste de cette chirurgie.
Bien évidemment, si la laparoscopie reste une étape marquante dans
le développement de la chirurgie mini-invasive, l’industrie et le marketing
l’ont reléguée au rang de “laparoscopie conventionnelle” avec une surenchère
dans le caractère mini-invasif et le développement de la laparoscopie à trocart
unique (SILS), voire sans trocart et sans cicatrice abdominale (NOTES).
Enfin, ce dossier ne serait pas complet s’il n’abordait la chirurgie assistée
par robot qui a suscité, dès le début, un engouement sans précédent des chirurgiens,
et pourtant sans qu’il y ait de preuve formelle dans la littérature. Le robot
“à tout bout de champ”, véritable vitrine pour les établissements de santé…
C’est ce que nous vous proposons de découvrir dans 2 points de vue de 2 grands
spécialistes : le Pr L. Bresler, “pour” le robot, et le Pr J. Leroy, émettant des doutes.
Enfin, la chirurgie du futur a un lieu en France, un centre mondialement connu
pour le développement de nouvelles techniques, le centre IRCAD de Strasbourg,
dirigé par le Pr J. Marescaux. Le Pr P. Pessaux nous présente une nouvelle
ère chirurgicale avec la réalité augmentée.
Alors chirurgie de demain… révolution chirurgicale ou marketing ?
Ce qui est nouveau doit-il être perçu comme forcément meilleur ?
F. Bretagnol déclare ne pas avoir
de liens d’intérêts en relation
avec cet article.
”
C’est avec ces 2 interrogations que nous vous laissons découvrir ce dossier.
Bonne lecture !
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