PREMIèRE PARTIE La naissance de la sagesse Pas de perle sans grain de sable Nous vivons dans un monde merveilleusement adapté à nos besoins. Au-dessus de nos têtes, le ciel ne cesse de déployer son inspirante beauté. Ici-bas, la terre nous offre tout ce dont les humains ont besoin. Les sons, les couleurs et les saveurs abondent. Nous sommes des êtres fortunés ou du moins pourrionsnous l’être, s’il n’y avait pas en nous comme une tendance à introduire, dans ce jardin d’Eden, des difficultés apparemment insupportables. La vie n’est pas facile. Même au milieu de l’abondance générale, les gens peuvent connaître des vies individuelles désespérées et vides. Souffrance et affliction sont une part intégrante de ce qui s’appelle être en vie. Le problème de la souffrance a toujours inspiré la passion humaine sous toutes ses formes : depuis les plus hautes réalisations de l’art, de l’esprit et de la culture jusqu’aux plus sordides horreurs de la guerre, de la misère et de la dépendance. Souvent nous nous tournons vers la religion ou la spiritualité dans l’espoir de trouver, comme par magie, une réponse 13 feeling2.indd 13 23/09/15 12:57:20 r­ assurante. Cependant, la Voie enseignée par le Bouddha1 commence par la reconnaissance de la réalité, à savoir que cette vie merveilleuse est aussi pleine de difficultés sans nombre. Nous rencontrons des obstacles et des résistances. Nous portons aussi en nous-mêmes beaucoup de souffrance et de difficultés. Généralement, le bouddhisme est présenté comme un moyen de surmonter la souffrance. On le formule comme un remède à tous les ennuis de la vie. Ce livre ne présente pas le bouddhisme de cette manière. Le message du Bouddha, comme vous pourrez le constater en lisant ces pages, n’est pas d’échapper à la souffrance, mais de vivre une vie noble et satisfaisante, dans laquelle l’affliction et la peine sont aussi essentielles que le grain de sable est nécessaire à la perle. Je ne vous dirai pas ici que l’éveil selon le Bouddha est un état dans lequel vous ne ferez plus l’expérience de la détresse. Il y a eu, dans la vie même du Bouddha, suffisamment de causes d’affliction et je ne pense pas que son éveil fut tel qu’il y devint insensible. Ce que je propose, c’est de vous faire parcourir le tout premier enseignement donné par le Bouddha. Cela s’appelle : « La mise en mouvement de la roue du Dharma. » Dharma est le terme qui désigne l’enseignement du Bouddha. Ce livre est donc une réflexion sur la manière dont le Bouddha a d’abord expliqué son éveil, dans sa nouveauté et sa fraîcheur. « La mise en mouvement » est un discours digne de réflexion pour celui qui cherche à savoir ce que le Bouddha a offert et continue à offrir au monde. Le problème de la souffrance est au cœur de toute recherche spirituelle. Dans les religions monothéistes, le christianisme, 1. Le mot Bouddha, avec un B majuscule, désigne le maître Gautama Siddhartha, fondateur du bouddhisme, qui vécut en Inde, il y a de cela 25 siècles. Le mot bouddha, avec un b minuscule, signifie tout être éveillé, à l’instar du Bouddha historique : « bouddha » voulant dire « éveillé ». 14 feeling2.indd 14 23/09/15 12:57:20 l’islam, le judaïsme, cette difficile question surgit toujours : si Dieu est bon et s’Il a créé le monde, pourquoi y a-t-il tant de souffrance ? Pourquoi les enfants meurent-ils ? Pourquoi voyons-nous des armées brûler vifs des civils innocents ? Des volcans asphyxier des villages ? Des animaux qui s’entre dévorent vivants ? Si un désastre a frappé quelqu’un que nous aimons et que nous croyons en Dieu, nous avons tout lieu de demander : est-ce qu’Il ne se soucie pas de nous ? Comment peut-on dire que Dieu est bon, quand le monde fonctionne ainsi ? Pour les Occidentaux, le problème de la souffrance a été, depuis fort longtemps, au cœur de la question de la foi. Incapables de le résoudre, beaucoup, durant les cent dernières années, ont abandonné la religion et placé leurs espoirs dans la science, la considérant comme une nouvelle voie pour le salut de l’humanité. Mais la science n’offre pas de réponses plus satisfaisantes. Elle peut nous dire comment faire, mais non pas ce que nous devons faire. La science peut nous fournir tout aussi bien les moyens de nous exterminer les uns, les autres, avec plus d’efficacité que de nous donner les moyens de nous nourrir mutuellement. La science est, par elle-même, indifférente. Il était possible d’interroger l’ancienne divinité pour savoir si elle se souciait de ses créatures ou non. La nouvelle divinité, la science, ne s’en préoccupe certainement pas. Elle n’a d’ailleurs pas à le faire. La science n’est pas une divinité, même si la mentalité moderne voudrait la considérer comme telle. Les applications scientifiques ne résolvent pas les dilemmes moraux. La science ne répond pas aux tourments du cœur humain. Puisque ni l’ancien dieu ni le nouveau ne semble détenir la réponse à la question de la souffrance, un nombre croissant de personnes se sont tournées vers le bouddhisme, à la recherche d’une nouvelle réponse. Dans ce livre, je vais présenter l’enseignement du Bouddha en montrant de quelle manière il concerne avant tout la question d’une vie qui a un sens dans un monde en proie à la souffrance. Je vais aussi, 15 feeling2.indd 15 23/09/15 12:57:20 en passant, exposer quelques-uns des malentendus dont le bouddhisme a été communément l’objet. Chacun de nous a son histoire, et celle-ci inclut la souffrance. La souffrance est terrible, mais une histoire sans souffrance est dépourvue d’intérêt. Le terme « esprit » concerne la manière dont nous faisons face à l’adversité. Une vie spirituelle devrait être une vie inspirée. La planète sur laquelle nous vivons est belle, c’est une sorte de paradis. Pourtant, au milieu des bienfaits les plus étonnants, le malheur frappe de façon inattendue, comme un orage de grêle un jour d’été ou comme un hiver d’une rigueur surprenante. Et ce n’est pas simplement une blessure momentanée qui nous fait souffrir. La douleur persiste. La mère qui a perdu un enfant peut le pleurer pour le restant de sa vie. Les pertes et les séparations que nous subissons nous marquent et nous façonnent. Celui qui n’a pas souffert ignore ce qu’est la vraie maturité. Quand nous souffrons, nous pouvons chercher une personne à blâmer. Le blâme entraîne les dissensions qui engendrent encore davantage de souffrance. Pour une large part, la structure sociale de notre civilisation s’est développée historiquement dans le but d’entraver les effets terriblement dévastateurs des querelles et de la violence. Cependant cette structure externe est souvent inadéquate pour répondre à cette tâche. Inciter un groupe d’êtres humains à vivre en harmonie n’est pas chose aisée, qu’il s’agisse de vivre avec les voisins ou avec la nature. Nous ne blâmons pas seulement nos voisins, nous nous blâmons aussi nous-mêmes : cela peut être encore plus destructeur. L’angoisse et la honte que l’on porte en soi deviennent lourdes à endurer et nous recourons alors aux mécanismes de la répression psychologique. Nous ne regardons plus ce que nous nous sommes infligés à nous-mêmes. Nous recouvrons notre blessure d’un tissu de demi-vérités. Nos vies deviennent futiles et inauthentiques. La société dans son ensemble devient incompréhensible. 16 feeling2.indd 16 23/09/15 12:57:20 La psychologie moderne a sondé bon nombre de ces mécanismes de répression mentale ; et c’est tant mieux. Mais savoir comment un processus fonctionne ne l’empêche pas de se produire. Nous sommes de plus en plus nombreux sur cette terre et nous avons certes besoin de connaître la manière d’opérer de ces mécanismes. Mais nous avons surtout besoin d’être guidés dans notre manière de vivre. C’est dans ce contexte que le bouddhisme a attiré beaucoup d’Occidentaux qui pourtant n’ont pas de racines familiales dans la spiritualité orientale. Le bouddhisme n’est pas un palliatif superficiel. Il n’est pas rare de voir interpréter le message bouddhiste comme étant le suivant : si vous êtes suffisamment détaché, vous serez protégé de toute douleur, et n’ayant plus d’objet de souffrance, vous ne vous soucierez plus de rien. Cela est faux. Si le message bouddhiste consistait simplement à dire que vous ne souffrirez pas si vous êtes indifférent, il n’aurait guère pu être l’inspiration qu’il a été dans l’histoire de la civilisation humaine. Non. Le Bouddha ne nous a pas enseigné à fuir. Le Bouddha a enseigné la vie noble. La vie noble n’est pas dépourvue de souffrance, mais c’est une vie qui a un sens. C’est tout à l’opposé de la fuite. La personne noble n’est pas lâche. Le Bouddha a montré la possibilité d’un changement radical dans la manière dont une personne mène sa vie et voit le monde. Ce changement radical est appelé éveil. L’éveil est une expérience cathartique. Il ne faudrait pas que ce terme induise en erreur comme s’il s’agissait d’une expérience purement intellectuelle. L’éveil est ressenti par le cœur. Il peut y avoir de petites expériences ou une grande expérience d’éveil. La personne qui est dans une recherche spirituelle sincère peut, durant sa vie, faire bon nombre d’expériences importantes tout comme beaucoup de petites expériences. On ne peut ni les provoquer ni les contrôler, car elles sont, de par leur nature même, des percées vers une nouvelle authenticité. 17 feeling2.indd 17 23/09/15 12:57:20