Sensation, représentation et idées dans la philosophie

Sensation, représentation et idées dans la philosophie de la connaissance
de John Locke.1
Cédric Brun
Professeur de philosophie
Résumé
Dans L'Essai philosophique concernant l'entendement humain, Locke a proposé une théorie
de la connaissance qui s'appuyait à la fois sur la physique corpusculaire de Boyle et certains
aspects de la philosophie cartésienne. J'examine ici la difficulté centrale de sa théorie
concernant la distinction entre idées de qualités premières et idées de qualités secondes.
Difficulté qui voit le jour sur la base de deux réquisits de la philosophie lockienne : son
ontologie nominaliste et son épistémologie empiriste. L'hypothèse ici présentée s'articule
autour de la notion d'idée comme représentation mentale et s’appuie sur une analyse des
mécanismes représentationnels à l’œuvre dans la théorie lockienne des idées abstraites et
générales.
Les signes dont nous nous servons communément sont de deux sortes ; à savoir les
idées et les mots. (L’Essai philosophique concernant l’entendement humain, IV, V, §2,
italiques de Locke)
La philosophie de Locke est mieux connue, en France au moins, par son pendant politique que
par son pendant épistémologique. (En entendant épistémologique en son sens classique et anglo-
saxon de théorie de la connaissance et non de philosophie des sciences.) Pourtant, Locke est le
philosophe anglais qui a certainement eu l'influence la plus grande sur la philosophie de la
connaissance du XVIII° siècle. Non seulement Locke est un des représentants le plus
caractéristique de l'empirisme, mais il pose le problème de la connaissance et plus généralement
du rapport de la pensée à la réalité dans toute sa profondeur d'une façon tout à fait originale. La
place qu’il accorda dans ce cadre au langage est caractéristique de cette originalité. Il affirme
1 Cet article est basé sur le texte prononcé lors du stage de formation académique des professeurs de philosophie de
l’Académie d’Orléans Tours les 20 et 21 janvier 2003 à Orléans. Je souhaite remercier tous les participants à ces
journées qui ont, par leurs remarques et interventions, largement contribué à tout ce qu’il y a de bon dans ce papier.
Le reste est à mon entière responsabilité.
d’ailleurs au livre III de L’Essai philosophique concernant l’entendement humain 2 (intitulé Des
Mots) :
J’ai été bien aise d'arrêter mon lecteur sur une matière qui me paraît nouvelle et un
peu éloignée de la route ordinaire afin qu'en l'examinant à fond, et en la tournant de
tous côtés, quelque partie puisse frapper çà ou là l'esprit des lecteurs et donner
occasion aux plus opiniâtres ou aux plus négligents de réfléchir sur un désordre
général dont on ne s'aperçoit pas beaucoup quoi qu'il soit d'une extrême conséquence.
L’Essai, III, V, §16.
Sans aller jusqu'à accorder à Locke une absolue originalité dans la considération de ce problème
déjà aperçu par les philosophies médiévale et antique, on peut néanmoins lui reconnaître une
véritable originalité dans le traitement qu'il lui réserve. Alors que l'antiquité tentait de fonder
l'intelligibilité dans la nature elle-même, et que le nominalisme médiéval tente de lier
l'intelligibilité du monde à son expression dans la langue, Locke fonde l'intelligibilité du monde
sur la structure sémiotique de l'esprit humain.
Le monde, selon Locke, ne peut être connu qu'en tant que nous pouvons nous le représenter. Nos
facultés cognitives (la mémoire, la perception, l'imagination, etc.) ne sont que des facultés
différentes de représenter les choses. La difficulté centrale à laquelle Locke devait faire face tient
à la tension entre ses positions ontologiques et ses principes épistémologiques. D’un côté, Locke
est le tenant d’une ontologie nominaliste selon laquelle l’univers n’est constitué que d’êtres
particuliers il n’existe aucune espèce naturelle ni d’universels in re sur lesquels fonder la
connaissance vraie. D’un autre, Locke soutient que la connaissance trouve tous ses matériaux
dans la sensibilité (ce qui ne signifie pas que nous n’avons pour objet de connaissance que des
objets sensibles, mais plutôt qu’ils sont l’origine de toute connaissance possible). Dés lors, la
question de la possibilité d’une connaissance générale (qui dépasse la simple particularité du vécu
de conscience de l’objet considéré) devient problématique. Comment construire une connaissance
générale si tout ce qui est à notre portée est particulier ? Quel moyen l’esprit humain a-t-il de
sortir de son inscription hic et nunc ? A fortiori, quel espoir pouvons nous avoir de développer
des connaissances vraies ?
Je voudrais proposer, dans les lignes qui suivent, une hypothèse de lecture de la théorie des idées
de Locke selon laquelle Locke aurait développé une conception représentationaliste de la pensée
faisant de l’idée abstraite et générale le modèle de toute idée.
Mon propos s’organise en trois temps d'importances théoriques et de dimensions inégales.
Dans un premier moment, je présenterai la structure de ce que Locke appelle lui-même son
idéologie, c’est-à-dire sa théorie des idées. Cette présentation sommaire aura pour fonction de
2 Désormais, noté l’Essai pour plus de lisibilité. Les références au texte seront données au format suivant : II, VIII, §7
livre II, chapitre VIII , paragraphe 7.
décrire le cadre dans lequel naît la réflexion de Locke sur la représentation et la perception, mais
aussi de repérer, déjà, l'originalité du traitement de cette question chez Locke.
J’en viendrai à évoquer la question de l'abstraction qui, sous son aspect de cas particulier de la
relation de représentation, devrait pourtant, selon mon analyse, être considérée comme le
paradigme de la représentation chez Locke. Dans la dernière partie, consacrée au problème de la
distinction entre idées de qualités premières et idées de qualités secondes, je préciserai pourquoi
cette relation particulière de représentation qu'est l'abstraction peut être retenue comme le
paradigme de la représentation chez Locke.
1- L'idéologie de Locke : L’Essai sur l'entendement humain livre II.
Locke donne très tôt une définition de l'idée qui restera la même dans l'ensemble de l'Essai. Dès
la fin de l'avant propos, il explique :
Je prierai mon lecteur d'excuser le fréquent usage que j'ai fait du mot d'Idée dans le
traité suivant. Comme ce terme est, ce me semble, le plus propre qu'on puisse
employer pour signifier tout ce qui est l'objet de notre entendement lorsque nous
pensons, je m'en suis servi pour exprimer tout ce qu'on entend par illusion
[phantasm], notion, espèce, ou quoi que ce puisse être qui occupe notre esprit
lorsqu'il pense, et je n'aurais pas pu éviter de m'en servir aussi souvent que j'ai fait.
L’Essai, Avant propos, §8
L'idée se définit donc par sa relation nécessaire à l'entendement : l'idée est l'objet de
l'entendement. Si l'on essaye de préciser un peu cette première définition, on se rend compte que
pour Locke, l'idée est une forme de perception car « avoir des idées et avoir des perceptions est
une seule et même chose. » (II, I, §9) Ce point est d’ailleurs confirmé par l’identification des
activités de l’esprit que sont la pensée et la perception :
Les deux grandes actions principales de l’esprit qui sont si fréquemment observées et
qui sont si fréquentes que chacun peut les remarquer en lui-même sont les suivantes :
La perception ou pensée et la volition ou volonté. L’Essai, II, VI, §2, je traduis.
Dire que l’idée est une perception ne signifie pas que nous percevons les choses placées hors de
nous à l’aide des idées parce que celles-ci ressembleraient à celles-là.
En fait, la position de Locke concernant ce point est souvent confuse, et il faut examiner
précisément ce qu’il en est de la nature des idées et de la relation de représentation dans le
système de Locke. En tout état de cause, on peut s’en tenir, pour l’instant, à la caractérisation
suivante donnée par Locke :
Afin de découvrir la nature de nos idées autant que faire se peut et de parler d’elles de
façon intelligible, il est utile de les distinguer en tant qu’elles sont des idées ou des
perceptions dans notre esprit et en tant qu’elles sont des modifications de la matière
dans les corps qui produisent de telles perceptions en nous. De telle sorte que nous ne
puissions pas penser (comme nous le faisons peut-être d’habitude) qu’elles sont
exactement des images et des ressemblances de quelque chose de propre au sujet ; car
la plupart des idées de sensation qui sont dans notre esprit ne ressemblent pas plus
aux choses qui existent hors de nous que les noms qui en tiennent lieu ne ressemblent
à nos idées, bien qu’ils soient capables de les exciter en nous dés que nous les
entendons. L’Essai, II, VIII, §7. Italiques de Locke. Je traduis.
Dés lors, on se rend compte que l’une des pièces essentielles de l’appareillage lockien consiste en
la distinction de deux ordres, l’ordre des choses et l’ordre des perceptions, qui commandera, on le
verra plus loin la distinction des qualités premières et des qualités secondes.
Avant d'entrer dans certains détails qui auront leur importance plus tard, il faut décrire de la façon
la plus simple possible la structure de la théorie des idées de Locke.
Locke distingue deux sources d'où procèdent toutes les idées et donc toute notre connaissance : la
sensation (que nous appellerions la sensibilité puisqu'il s'agit d'une faculté et non du contenu) et
la réflexion.
De ces deux sources primordiales ou fondamentales, découlent trois grands types d'idées dites
simples parce que nous ne pouvons pas analyser nos idées plus loin, et parce que nous ne
pouvons pas les avoir autrement que par l'une de ces deux sources :
Il n'est pas au pouvoir de l’esprit le plus exalté ni de l’entendement le plus vaste, par
quelle que soit sa vivacité ou sa fertilité de pensée, d’inventer ou de former une
nouvelle idée simple dans l’esprit qui ne vienne par l'une des deux voies que je viens
d'indiquer ; et il n'y a aucune force dans l'entendement qui soit capable de détruire
celles qui y sont déjà. L’Essai, II, II, §2. Italiques de Locke. Je traduis.
Ces idées simples (II, I et II, II) se divisent elles-mêmes en trois types selon la source d'où elles
procèdent : on distingue les idées simples de sensation , les idées simples de réflexion (II, VI), les
idées simples qui viennent par sensation et réflexion (II, VII). Puis les idées simples de sensation
se subdivisent elles-mêmes en idées simples qui entrent dans l'esprit par un seul sens (II, III et
II, IV) et les idées simples qui nous viennent par plusieurs sens (II, V). Je m'en tiendrai là pour
l'instant, étant donné que la question des idées complexes ou composées n'entrera en compte que
plus tard.
Je tiens à attirer l’attention du lecteur sur le fait qu'apparemment, si l'on s'en tient à la description
que je viens de faire de la structure de la théorie des idées de Locke, on ne peut véritablement
faire la différence entre le réel et l'idéel : j’ai affirmé que les idées simples venaient des sens. A
ce titre, nous devrions estimer que le réel se donne à connaître parce qu’il est déjà constitué par
des idées que l'esprit n'aurait qu'à recevoir passivement. Dés lors, il n'y aurait plus grande
différence entre l'immatérialisme de Berkeley et la position de Locke. Or Berkeley prend la
position de Locke pour cible tant du point de vue de sa critique de l'abstraction que de sa critique
de l'empirisme. Nous avons donc là un signe que cette lecture de la théorie des idées de Locke est
incomplète.
Pour saisir la position de Locke, il faut veiller à ce qu'il distingue formellement la sensation de la
perception, la perception procède de la sensation, mais elles ne sont pas identiques :
Les idées dans l'entendement sont contemporaines de la sensation qui est une
impression ou un mouvement excité dans quelque partie du corps qui produit quelque
perception dans l'entendement. C'est à partir de ces impressions que les objets
extérieurs font sur nos sens, que l'esprit semble d'abord s'employer dans les
opérations que nous appelons la perception, la remémoration, la considération, le
raisonnement, etc. L’Essai, II, I, §23. Je traduis.
Ainsi les sensations sont des impressions reçues de mouvements imprimés dans notre corps par
des objets extérieurs et ces sensations produisent des perceptions dans notre entendement. Pour
Locke, tout est bien distinct, si la sensation relève du corps mu, la perception, est une idéation par
l'entendement. L'idée est un objet de l'entendement, et par conséquent on peut comprendre
certains raccourcis textuels de Locke qui affirme parfois, par exemple, que l'homme pense ou
entend quand il a une sensation. Le rapport sensation/perception est génétique, la sensation
engendre l'idée, et c'est donc souvent par métonymie que Locke dira que l'esprit perçoit les
sensations ou que la sensation est la pensée.
Lorsqu'on lit que l'entendement perçoit, il faut comprendre une certaine opération intellectuelle
puisque percevoir est penser. Si cette perception, cette pensée, est une opération, elle n'en est pas
moins passive. La sensation et la réflexion (en tant que facultés) présentent des idées à
l'entendement et, nous dit Locke,
L'esprit est à cet égard, purement [merely] passif ;et il n'est pas en son pouvoir d'avoir
ou de n'avoir pas ces rudiments, et pour ainsi dire ces matériaux de la connaissance.
L’Essai, II, I, §25. Je traduis.
et plus loin :
Nous avons considéré jusqu'ici les idées dans la réception desquelles l'esprit est
purement [merely] passif, c'est-à-dire, ces idées simples qu'il reçoit par la sensation et
par la réflexion, en sorte qu'il n'est pas en son pouvoir d'en produire en lui-même
aucunes autres de cet ordre ni d'en avoir aucune qui ne soit pas entièrement composée
de celles-là. L’Essai, II, XII, §1. Je traduis.
Il y a donc là un premier problème qui consiste à décider de la passivité ou de l'activité de
l'entendement lorsqu'il «reçoit» les idées de la sensation (sensibilité) et de la réflexion.
Locke note, dès le début du livre II que les idées que nous avons dans l'entendement ne peuvent
avoir que deux sources : la sensation et la réflexion (II, I, §2-4). Ainsi doit-on considérer notre
esprit comme une page blanche. Les idées tirent leur origine de l'expérience :
les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles ou sur les
opérations intérieures de notre esprit [mind], que nous apercevons et sur lesquelles
nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses
pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons.
L’Essai, II, I, §2. Je traduis.
Ces idées ne diffèrent donc pas en nature, mais seulement du point de vue de leur origine. La
preuve en est que tout au long de ce livre II, Locke ne traitera jamais de façon séparée les unes
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