ROCK'N'ROLL FÉMININ Christian Victor revient aux sources des grands courants musicaux des années 50 qui ont façonné toute la musique de la seconde moitié du 20e siècle et au-delà. Une rétrospective qui permet de mieux comprendre l’évolution du rock’n’roll 50 vers la pop 60, jetant les bases des quarante années à venir. urant tout le 19e siècle, les populations afro-américaines développent des formes d’art musical où se mêlent souvenirs africains et influence des genres populaires européens. Ainsi naissent les négro-spirituals, les work songs et une forme de poésie, rappelant par certains aspects celle des troubadours du Moyen-âge ou des griots africains, le blues. Après la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage, des artistes noirs présentent des spectacles où on retrouve ces styles, jusque-là à usage communautaire, non marchandisés. D’abord intégré dans les minstrels-shows, le blues authentique, dramatique, devient peu à peu, l’une des identités fortes du peuple noir américain. Dans les années 20, les orchestres de jazz basent leur répertoire sur des thèmes de structure blues et des artistes telles Ma Rainey, Victoria Spivey, Bessie Smith triomphent, auprès du public noir, en exprimant la dure condition féminine, dans un blues mélodramatique dont la thématique est proche des chanteuses réalistes françaises contemporaines. D BLUES DE L’EXODE Mais à côté de ce blues orchestré et commercialisé qui trouve même un écho auprès des étudiants blancs, des musiciens restés près des plantations, dans le delta du Mississippi, développent un genre rural, proche des origines. Ils utilisent le violon, le banjo puis la guitare qui leur donne une tonalité plus austère, favorisant une inspiration plus personnelle. Ces artistes-là ne vivent pas la vie trépidante des chanteuses à succès citées plus haut. Ils se déplacent de village en village où ils animent les fêtes ou mendient à la sortie de l’église où ils ne sont pas en odeur de sainteté. Les pasteurs voient le blues comme ayant un rapport avec le diable. Il est vrai que, dans leurs chansons, les bluesmen racontent leur errance de vagabond, riche en aventures sexuelles et abus de boisson et que nombre d’entre eux ont fait un séjour en prison et pas toujours pour des broutilles. Leadbelly, l’un des plus célèbres, est découvert dans un pénitencier de Louisiane où il purge une peine pour meurtre, par l’ethnomusicologue John A. Lomax. Leadbelly enregistre, au début des années 30, une collection de titres variés (blues, ballades, folklore européen), typique du répertoire d’un chanteur du Sud des trente premières années du siècle. Mais certains artistes sont plus spécialisés dans le blues. Ainsi les chanteurs-guitaristes, Charley Patton, Son House, ou aveugles, Blind Lemon Jefferson, Blind Blake, Blind Boy Fuller, ne se contentent pas de distraire les gens en interprétant des airs connus, ils composent leurs morceaux et cherchent à accroître leur expressivité avec leur guitare. Ils emploient un instrument à cordes en acier plus bruyant et un goulot de bouteille qu’ils glissent le long des cordes, appelé bottleneck, et inventent le picking qui consiste à jouer en même temps les cordes basses avec le pouce et les autres avec les autres doigts. Lonnie Johnson crée, lui, le solo de guitare. Les bluesmen ruraux n’ont aucune chance de devenir riche, certes, mais ils arrivent à survivre, à éviter de travailler dans les champs de coton. Certains enregistrent même des disques comme les musiciens des villes. Bien sûr, ça ne leur rapporte pas un sou et ils n’en vendent que dans leur région. Puis, il y a la crise, l’économie sudiste en décomposition, l’exode massif vers les villes, la concentration des exploitations agricoles et l’industrialisation du Sud. Un univers s’effondre et rend plus pressant l’appel du Nord. Là-bas, à la fin de la décennie 40 avec Roosevelt et le new deal, il y a de l’espoir. Un monde où tout ne tient pas au coton, où tout est plus facile et où il y a toujours de la musique. Difficile à imaginer mais on n’a guère d’autre choix que de rêver ! Les populations noires remontent en masse le long du Mississippi et arrivent à Memphis, Saint-Louis, bifurquent sur Chicago, Détroit où les attendent les chaînes des usines automobiles. Certains n’acceptent pas de quitter leur pays. Lightnin’ Hopkins continue de jouer le blues dans son Texas natal, jusqu’à sa mort. Cet attachement lui vaut une forte image d’authenticité, très bénéfique auprès des Européens dans les années 60. Par contre, l’excellent guitariste chanteur Big Bill Broonzy monte à Chicago où il fonde un groupe blues. Dans la même ville, l’harmoniciste Sonny Boy Williamson enregistre « Good Morning Little Schoolgirl », et Big Joe Williams grave « Baby Please Don’t Go ». Plusieurs musiciens les suivent. Au fond, leur vie aventureuse, souvent violente et alcoolisée, ne change guère. Ils reprennent leurs mauvaises habitudes mais dans un paysage urbain. Les conditions dans lesquelles ils produisent leur musique sont différentes et modifient leur style. Ils jouent dans les bals en plein air et les fêtes familiales, et, désormais, ils passent dans des espaces plus spécifiques, réservés au spectacle. Après la guerre, plusieurs genres de blues urbain se développent. Dans les dancings, il y a le blues d’orchestre avec des saxos hurleurs et des vocalistes puissants. Les clubs de la Côte Ouest donnent naissance à un blues langoureux accompagné au piano. Les bars de Memphis et Chicago accueillent le blues urbain, le plus sauvage. Sortis de leur Delta natal où l’église et la société contenaient tant bien que mal leurs débordements, les bluesmen retrouvent leur public, plutôt masculin, dans des bars où il se défoule après une journée ou semaine de travail, dans une ambiance enfumée et bruyante qui fait évoluer les musiciens. D’abord, les Noirs ne sont pas venus en ville pour connaître la même misère que dans le Sud. Les chanteurs racontent moins souvent leurs déboires et se vantent plus de leurs exploits sexuels ou de leur force physique. Ils sont également moins hantés par Dieu et le diable, figures obsédantes des country-blues. Les thèmes et la culture liés à l’univers rural laissent place à un esprit urbain où les désirs et frustrations sont exprimés d’une manière plus directe et brutale. Ces nouvelles mentalités les incitent aussi à adopter une approche vocale plus agressive, très râpeuse, qui les impose face à une assistance bavarde, pas forcément disposée à les écouter. Pour ce faire, ils disposent d’une autre arme, fatale, la guitare électrique amplifiée. Ils débutent leurs morceaux par quelques notes fracassantes avant de poursuivre devant une lourde section rythmique avec piano, contrebasse et batterie. La clientèle n’est pas vraiment là pour la danse, les rythmes sont appuyés mais pas réguliers et la mélodie passe au second plan. Toutes ces données les incitent à s’exprimer de façon accrocheuse pour capter l’attention. Les genres personnalisés, intenses ou virtuoses, sont un élément décisif de la réputation du bluesman de bar. Cela correspond à une adaptation moderne de celui de certains musiciens des années 30, en premier lieu Robert Johnson, qui a cherché à obtenir la même urgence expressive, avec des moyens techniques plus restreints. L’envolée économique de l’après-guerre avec la multiplication des radios locales, des producteurs de disques permet, vers le milieu des année 50, à cette musique frustre et violente, issue toute crue du blues du Delta, de supplanter dans les hit-parades rhythm’n’blues les aspects plus lisses du blues de danse et de night-clubs. ROBERT JOHNSON King Of The Delta Blues Singers (CBS 62456, 1973) : Crossroads Blues/ Terraplane Blues/ Come On In My Kitchen/ Walking Blues/ Last Fair Deal Gone Down/ 32-20 Blues/ Kind Hearted Woman Blues/ If I Had Possession Over Judgement Day/ Preaching Blues/ When You Got A Good Friend/ Rambling On My Mind/ Stones In My Passway/ Travelling Riverside Blues/ Milkcow’s Calf Blues/ Me And The Devil Blues/ Hellhound On My Trail. é en 1911, dans le sud du delta du MissisN sippi, d’un père inconnu, Robert Johnson passe son enfance avec sa mère ou son beaupère dans des familles recomposées, mêlées à des luttes de clan qui les obligent à abandonner leur ferme. Au milieu de tout ça, Robert est plus souvent à ramasser le coton qu’à l’école. A 17 ans, il se marie une première fois, sa femme meurt en accouchant d’un enfant mort-né. Quelques années plus tard, il se remarie mais abandonne sa seconde épouse, et apprend à jouer de la guitare. Il y a des éléments de légende dans la biographie de Robert Johnson, mais un tel destin reste toutefois plausible dans l’univers noir des années 20, fraîchement affranchi et souffrant d’un manque de repères sociaux et moraux. On dit encore que Robert s’initie à la guitare auprès d’un musicien local, Ike Zinnerman, prétendant avoir appris le blues en jouant à minuit, dans un cimetière, en l’ayant intégré de façon surnaturelle. Robert passe lui-même pour tenir ses dons du diable. Quoiqu’il en soit, il se révèle vite très doué et compose des morceaux où il narre ses rencontres avec le Malin (« Me And The Devil Blues », « Crossroads », « Hellhound On My Trail »), l’alcool (« Drunken Hearted Man »), les femmes (« Kind Hearted Woman », « Love In Vain »). Il se distingue de ses collègues par des paroles plus personnelles et poétiques qu’il interprète avec une implication tout à fait nouvelle, en tirant de sa guitare des sons expressifs en glissant un goulot de bouteille le long des cordes. Il frappe le tempo lourdement avec les cordes graves et les pieds. On sait cela grâce à la firme American, qui, en novembre 1936 et juin 1937, convoque Robert dans un hôtel à San Antonio puis dans un entrepôt à Dallas pour lui faire enregistrer 29 titres dont certains paraissent en 78 tours et dont la plupart seront découverts plus tard. En quelques jours, il grave les classiques « Dust My Broom », « Rambling On My Mind », « Sweet Home Chicago ». En 1938, John Hammond, directeur du secteur musique populaire chez Columbia, repère Robert Johnson et veut le faire venir à New York. Mais ce dernier meurt, le 6 août, dans des circonstances obscures où les élé51