FREY Claude

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QUATRE VARIATIONS SUR LA NORME ET DES USAGES (PRESQUE)
SANS FRONTIÈRES
Claude Frey
Université de Paris 3
en détachement à la Coopération pour le Français
Ambassade de France à Nairobi (Kenya)
Introduction
Les questions de convergences et de divergences par rapport à la norme
sont des questions centrales dans la description du français en Afrique francophone.
La littérature à ce sujet est abondante, particulièrement dès la réflexion sur
l’approche différentielle qui mène à la réalisation de l’IFA en 1983, susceptible de
déterminer une frontière entre les particularités lexicales du français en Afrique et
les usages hexagonaux. L’idée même de frontières ouvre la voie vers une réflexion
sur la référence et sur la norme du français en Afrique. Nous pouvons mentionner,
parmi les évolutions des vingt dernières années, l’apparition de deux notions nouvelles : celle de « français de référence », qui remet en cause la seule référence normative en prenant en charge la référence d’usage (cf. Poirier 1995) ; et celle de
« normes plurielles » qui, dans de nombreuses publications sur ce sujet, depuis 2001
surtout, remet en cause l’idée d’une norme unique, universelle et immuable.
Les normes plurielles intègrent :
- la norme académique, réputée singulière, universelle, idéale, stable bien
que subissant une lente évolution diachronique. Une telle norme n’existe en Afrique
qu’en référence à la norme académique de France, aucun État africain n’ayant établi
sa propre norme officielle1 ;
- les normes d’usages, plurielles, variables en fonction des situations diatopiques, diastratiques, diaphasiques et diachroniques. Elles concernent aussi bien le
français en France que le français en Afrique, des régularités discursives pouvant
être particulières à l’un ou l’autre pays, ou communes à plusieurs.
Les divergences par rapport à ces normes constituent la base de l’approche
différentielle qui a servi à décrire le français d’Afrique, les convergences n’étant
prises en compte que pour constituer un corpus d’exclusion. Mais l’opposition convergence – divergence est quelquefois moins dichotomique que ne le laisse paraître
la théorie et se situe en pratique, du moins dans certains cas, dans une relation de
continuité qui peut rendre difficile la délimitation d’une norme d’usage endogène.
La réflexion qui suit s’appuie sur un corpus recueilli pendant plusieurs années, ainsi que sur les descriptions différentielles publiées à ce jour, pour mettre en
évidence des formes convergentes du français dans différents pays francophones,
dont la France. Nous traiterons quatre cas, parmi ceux qui apparaissent divergents
1
Contrairement au Québec, qui érige sa propre norme.
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Claude Frey
par rapport à la norme académique, mais qui montrent dans la pratique des usages
convergents :
1- un cas orthographique, l’agglutination : en train de vs entrain de ;
2- un cas lexical : urgemment et la dérivation adverbiale en -ment ;
3- un cas sémantique, les usages particuliers du verbe faire ;
4- un cas morphosyntaxique, la pronominalisation : mon cœur se battait.
La première partie du texte qui suit illustrera ces quatre cas à partir de
corpus ou de documents publiés qui, tous confondus, rassemblent des occurrences
de 1975 (grâce à l’IFA) à 2011, et devraient montrer que l’écart par rapport à la
norme académique :
- n’est pas « a-normal » d’un point de vue linguistique2 ;
- s’inscrit dans une logique de construction morphologique et sémantique ;
- n’est pas limité au français d’Afrique.
La seconde partie sera une réflexion à partir du corpus sur la norme et les
usages, d’un point de vue linguistique et sociolinguistique. Bien que très lié aux
questions de norme, l’enseignement du français ne sera pas abordé.
1. Quatre exemples sur l’axe divergence – convergence
1.1. Entrain de : l’agglutination orthographique
1.1.1. Quelques exemples tirés des usages en Afrique francophone
Le corpus atteste l’usage de la forme entrain de à la place de en train de. Le
français au Burundi (Frey 1996) présente les occurrences suivantes, parmi de nombreuses autres figurant dans la base de données :
« Nous voyons des gendarmes entrain de les faire dévier de la route. » (La Semaine
n°13, 15/12/1993, p. 16)
« Je tenais à me rassurer* qu’il était entrain de disponibiliser* l’argent pour la
construction de la piste synthétique promise. » (Le Renouveau n°4208, 05/10/1993,
p. 4)
« Lorsque nous sommes entrain de faire nos séances d’entraînement [...], ils nous
regardent comme des bêtes de zoo. » (La Semaine n°9, 12/09/1993, p. 5)
« Pour lui, le mouvement est encore entrain de s’organiser […]. » (L’Étoile n°29,
05/09/1994, p. 3)
De telles occurrences figurent aussi par dizaines dans notre base de données
du français au Cameroun, exemples :
« C’est pour vous dire que la crise est entrain de passer. » (Aurore Plus n°46,
14/07/1995, p. 8)
« Des informations en notre possession font état d’un dispositif de répression qui serait entrain d’être implanté au Cameroun […]. » (N. Tjoumessie, Challenge Nouveau n°8, 12/10/1995, p. 3)
2
Henri Frei l’avait déjà démontré en 1929 !
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
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« La piètre prestation des Lions indomptables est entrain de se faire oublier par les
poulains de Jean Manga Nguéné […]. » (J. Detchoubal, Galaxie n°124, 06/02/1995,
p. 10)
« Je suis entrain d’inventorier les mots. » (copie étudiant LMF2, 06/1995)
« Les décideurs sont entrain de mettre la charrue avant les bœufs. » (David Vital
Foncho, CRAC n°14, 04/1996, p. 7)
1.1.2. Des usages français aussi
Mais cette forme se rencontre fréquemment aussi dans le discours français,
dans des proportions certes bien plus faibles que la forme normée, quoique non négligeables. Une recherche effectuée avec Yahoo le 21/01/2011 apporte 4.630.000 occurrences pour entrain de, contre 135.000.000 pour la forme normée en train de :
« Un belge arrive chez un copain qui est entrain de regarder le match Bruges Anderlecht à la télé […]. » (loc. fr, http://www.abc-humour.com/Blagues-belges,
14/04/2005)
« Je pense que Sarko est entrain de brûler ses cartes pour la présidence. » (site Internet, hbenbrahim, 05/11/2005)
« Cet homme ne savait pas qu’il était entrain de tenir un rôle majeur dans l’histoire
de la locomotion, il était devenu le premier pilote d’automobile. »
(http://www.retromobile.fr/fr/accueil/visiter/evenements-et-animations/)
« Vous arrivez alors que la fourrière est entrain d’enlever votre voiture. Pouvezvous stopper l’opération ? » (http://www.infodroit.com/stationnement.php)
Des étudiants de lettres de 2e année ou des diplômés de niveau master 2 en
FLE utilisent la même orthographe :
« Il est entrain d’épier l’arrivée du facteur. » (loc. fr., étudiantes L2 de Langue et
Littérature françaises, Paris 3, dossier de sémantique, décembre 2006)
« C’est entrain d’être signée [sic]. » (loc. fr., courrier électronique, 05/11/2010)
« Je suis entrain de faire du classement de dossiers dans le server et je tombe
comme tu peux le voir sur des documents intéressants… » (loc. fr., courrier électronique, 15/12/2010)
« Je suis entrain de regarder les historiques des conventions et il y en a que je ne
trouve pas ou qui ne sont pas signées. » (loc. fr., courrier électronique, 23/12/2010)
1.2. Urgemment et les adverbes en -ment : un cas lexical de dérivation
1.2.1. Les exemples des inventaires de particularités lexicales en Afrique
Contrairement au cas précédent, les occurrences de l’adverbe urgemment
sont fréquemment mentionnées et illustrées dans les ouvrages spécialisés. L’IFA atteste urgemment pour la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Sénégal
et le Tchad, avec cette définition :
D’urgence, immédiatement, tout de suite, sans retard. « Je dois porter urgemment
cette lettre à la poste », « Il faudrait que je sache ça urgemment. »
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Claude Frey
Il faudrait ajouter le Burundi, le Cameroun, le Congo-Brazzaville, le Gabon, le Rwanda, le Tchad, etc., attestés dans différents inventaires, la BDLP ou des
bases de données personnelles non publiées :
« Ce cas est semblable à mille autres qui attendent urgemment en justice. » (Burundi, F. Murara, Semaine n°11, 10/10/1993, p. 5)
« Je peux lui dire que ses collègues ont besoin urgemment de ces fiches. » (Cameroun, prof. université.)
« Particulier : cherche à recruter urgemment un garçon de maison, une fille bonne
cuisinière. » (Tchad, N’Djaména Hebdo, 07/03/1996, dans Ndjerassem, Le français
au Tchad)
Si urgemment est l’occurrence la plus fréquente (497.000 sur Internet), un
nombre important d’adverbes est formé avec le suffixe -ment, en raison d’un environnement référentiel particulier ou géographiquement restreint. De ce fait, et probablement de ce fait seulement, elle ne figure pas dans les ouvrages de référence. Il
en va ainsi, parmi de nombreux exemples, de coraniquement au Maroc3
(788 occurrences sur Internet), coutumièrement (11.100 occurrences) dans plusieurs
pays africains (« Il faudrait que j’accepte une fille mariée coutumièrement. », Henri
Lopès, Tribaliques, p. 9), ethniquement (338.000 occurrences) et ethnocratiquement
au Burundi (1 seule occurrence, algérienne, sur Internet) ; l’IFA note encore européennement (Centrafrique, Tchad, 1.100 occurrences), rencontré aussi au Cameroun,
féticheusement (République démocratique du Congo (RDC)4, aucune occurrence),
indigènement (Tchad, RDC, 13 occurrences). Provincement est relevé au Cameroun
(aucune occurrence sur Internet), le pays étant divisé en provinces administratives ;
cet adverbe pourrait être relevé dans d’autres pays pour la même raison.
Les créations adverbiales forgées en fonction de besoins purement discursifs ponctuels ou courants5, indépendants du contexte culturel, sont aussi très nombreuses, avec des nombres d’occurrences très variables :
Algérie :
civilisationnellement (272 occurrences sur Internet)
civilisationnellement adv. Sur le plan de la civilisation.
« Civilisationnellement, l’Algérie est profondément ancrée dans sa méditerranéité,
elle ne tombera pas dans les griffes de l’intégrisme islamiste. » 1996, oral de
journaliste. [source orale]
Commentaire : Terme compris du plus grand nombre de francophones mais peu
utilisé. (BDLP – Algérie)
Burundi :
criamment (16 occurrences)
3
« Commentaire : Terme peu employé. Il est utilisé à l’écrit surtout par les intellectuels. »
(BDLP – Maroc).
4
L’adverbe est mis en guillemets dans l’exemple proposé par l’IFA, ce qui dénote une
distanciation du locuteur par rapport à la forme, et en référence à la norme.
5
Sources diverses : bases de données, BDLP, IFA, inventaires nationaux, etc.
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
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« Leurs costumes et leurs cravates ne contrastent-ils pas criamment avec leurs
actes propres aux Bochimans du Kalahari et aux Touaregs du Sahara ? » (K.B.F.,
L’Aube n°40, 01 & 08/06/1994, p. 11)
Cameroun :
catastrophiquement (22.600 occurrences), permanemment (37 occurrences, toutes
d’origine africaine), reconnument (aucune
occurrence), etc.
« En d’autres termes, les deux ordres culturels constituent permanemment un
danger, l’un pour l’autre [...]. » (G. Doho, Écritures V, p. 45)
Côte d’Ivoire :
récurremment (412 occurrences)
« L’illustration de ce cas est récurremment observée dans les milieux de la presse
écrite ou audiovisuelle (l’exception n’étant pas faite des autres secteurs
d’activités). » (loc. ivoirien, étudiant, proposition de texte, 07/12/2009)
Madagascar :
imminemment (1.570 occurrences), incohéremment,
(14 occurrences), etc.
« [...] il serait préférable de procéder à une hausse en deux temps : la première, de
15 %, surviendrait imminemment [...]. » (Ranaivo Lala Honoré, L’Express n°1437,
18/11/1999, p. 5)
« Bien que le terrain soit spacieux, les véhicules s’agglutinent ‘incohéremment’6 à
l’entrée du parc [...]. » (Bande dessinée, Midi Madagascar n°4323, 25/10/1997,
p. 6)
Tchad7 :
éhontement / éhontément (67.500 occurrences)
éhontement adv., écrit, oral, rare, lettrés. Sans gêne, de manière éhontée.
« Beaucoup en profiteront éhontement [de la vacance du pouvoir après la fuite de
Hissein Habré en 1990] soit pour s’enrichir facilement, soit pour assouvir de vieilles
vengeances » (N’Djaména Hebdo, 01/12/1994). (BDLP – Tchad)
1.2.2. Les occurrences ne sont pas toutes africaines
Le procédé néologique produit ailleurs qu’en Afrique des formes dérivées
en -ment non attestées dans des ouvrages de référence tels que le Petit Robert, ou
mentionnées avec des nuances de sens ou des évolutions diachroniques.
Urgemment, que le TLFi mentionne comme rare, connaît 344.000 occurrences sur Internet, et notre corpus présente des illustrations de journalistes ou d’enseignants :
« Il faut maintenant urgemment se repositionner. » (loc. fr., François Bachy, journaliste, TF1, 22/04/2002)
« Et c’était urgemment nécessaire. » (loc. fr., prof. Paris 3, 12/09/2006)
6
L’usage des guillemets est révélateur de la distanciation qui est prise par le locuteur par
rapport à cet adverbe, déjà utilisé par Queneau dans Le Chiendent.
7
Notre base de données camerounaise donne aussi la forme hapax éhonteusement.
40
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Les occurrences de brûlament (16 sur Internet, et 24 sous la forme brûlamment) constituent autant d’autres exemples :
« C’est une question brûlament d’actualité. » (loc. fr., Rama Yade, Vivement dimanche, FR2, 09/05/2010)
Criamment (16 occurrences), déjà relevé au Burundi ci-dessus :
« C’est que la situation s’y prête criamment aujourd’hui. » (http://sarkostique.overblog.com/article-14400861.html)
« Superbe nuit ici. Dodo a 21h30, et boire à 4h45 ! Re-dodo et un autre boire à
8h35 ! […] lui ai offert le sein, qu’elle a bruyamment (criamment, ça se dit ?8) refusé. » (http://professionmaman.com/?p=73)
Habitudement, mauvaisement, vitement sont relevés dans la BDLP – Louisiane :
« Habitudement t’avais trois hommes qui travaillaient dedans un skiff. 2000, dans
Louisiana French Lexicographical Database, K. Rottet corpus. » (BDLP-Louisiane)
Le Petit Robert mentionne possiblement comme rare ou régional (Canada) :
étym. 1337 ; de possible, repris au XXe sous l’influence de l’anglais possibly. Nous
proposons cette illustration :
« Le virus a possiblement un point de départ animal. » (loc. québécois, TV Québec,
Matin Express, 01/04/2003)
1.3. Faire et l’extension sémantique
Le verbe faire, auquel l’IFA consacre deux pages et demie, est présent dans
tous les inventaires, et compte à l’heure actuelle 310 entrées dans la BDLP. Les
usages a priori particuliers de ce verbe ont été décrits pour le Burundi et pour le
Cameroun, et comparés aux usages en France même (Frey 1993, 1998, 2007 respectivement). Nous renvoyons à ces publications dont la dernière infirme la présomption d’un usage exclusivement africain. Sans entrer ici dans le détail de propos déjà
publiés, on retiendra que de nombreux usages du verbe faire, considérés comme des
africanismes, ne sont pas propres à un discours local exclusif soumis aux interférences d’un adstrat, mais présentent des similitudes avec certains usages hexagonaux, qui eux aussi prennent quelque distance par rapport à la norme académique.
On relève dans le discours africain comme dans le discours français, des emplois de
faire au sens de :
avoir : faire un accident, faire un comportement, …
« La victime aurait fait un accident en mars dernier en état d’ébriété. (locuteur
ivoirien, Ivoir’Soir, 01/07/1997, dans Lafage, Lexique français de Côte d’Ivoire)
« Il faut qu’il comprenne que parce qu’il a fait un accident, il faut qu’il accepte son
corps handicapé, et qu’il fasse le deuil. » (loc. fr., France Info, 14/05/2005, 05h59)
8
Voici un autre cas de distanciation.
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
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donner : faire à boire, faire un calmant, faire le vertige, …
« Il va revenir pour nous faire à boire. » (loc. burundais, chirurgien, dans Frey, Le
français au Burundi)
« Tout à l’heure en écoutant les infos, elle a eu une crise de désespoir, on a dû lui
faire un calmant. » (loc. fr., infirmière, dans L’été rouge, TF1, 07/2002)
passer : faire un coup de fil, faire son permis, …
« Ceux-ci en abusent [du télécel*] en faisant des coups de téléphone inutiles. »
(loc. burundais, Citoyen n°31, 26/05/1994, p. 5, dans Frey, Le français au Burundi)
« Elle ne pense qu’à faire son permis. » (loc. fr., commerçante retraitée, 08/1997)
prendre : faire un bain, faire le petit-déjeuner, …
« Jusqu’à présent, je n’ai même pas eu le temps de faire mon petit-déjeuner. »
(loc. burundais, électricien, dans Frey, Le français au Burundi)
« Tous les matins, on va faire le petit-déjeuner ensemble. » (loc. fr., TF1,
25/03/2005, 13h34)
mettre : faire la table, faire la signature, faire le clignotant, …
« Qui est-ce qui a fait la table, c’est Michel ? » (loc. burundais, niveau post-universitaire, dans Frey, Le français au Burundi)
« Je vais vous faire passer la feuille. Vous ferez votre petite signature comme quoi
vous êtes présent. » (loc. fr., conseiller ANPE, Nancy, 02/12/2003)
Etc.
1.4. Mon cœur se battait. Un cas de morphosyntaxe : la pronominalisation
Les exemples se limiteront aux verbes pronominaux réfléchis ou subjectifs,
avec comme illustration initiale un exemple déviant quant à la norme, et inattendu
pour un locuteur français quant à l’usage. Il s’agit du verbe battre, dans une forme
pronominale qui ne se rencontre pas dans ce contexte en français standard :
« Le gars il courait vers moi, mon cœur se battait. » (loc. malgache, RFI,
17/03/2008)
Il apparaît comme un cas significatif d’écart fondé sur une logique sémantique. L’absence d’acteur extérieur suggère un accord sylleptique avec un verbe réfléchi impliquant un actant unique. D’autres verbes attestés dans l’IFA fonctionnent
selon cette logique. Notre base de données « français à Madagascar » présente de
nombreux exemples qu’il est inutile de reproduire intégralement, dans la mesure où
notre objectif ici n’est pas d’expliquer un mécanisme, mais seulement de faire ressortir des divergences par rapport à la norme et des convergences dans les différents
usages : de nombreuses occurrences apparaissent indifféremment dans des pays où
le français est langue seconde, étrangère ou maternelle.
1.4.1. Des occurrences en FLS
s’alterner, v. pron. réfl. Madagascar. Alterner.
« On va en parler, on va s’alterner... » (enseignante, 23/05/2000)
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Claude Frey
« Le haut et le bas, le long et le court, l’alpha et l’oméga, le nadir et le zénith,
s’alternent dans ce rythme bipolaire omniprésent à travers le monde. » (Georges
Ranaivosoa, Bulletin de l’Océan Indien n°224, 01/2002, p. 4)
se dégénérer, v. pron. réfl. Sénégal (IFA). Dégénérer.
« La pharmacopée traditionnelle est en train de se dégénérer. » (du 11/03/1977,
IFA 1983)
se dormir, v. pron. réfl. Togo, RDC (dial.). Dormir.
« Je me suis dormi. » (IFA 1983)
s’empirer, v. pron. réfl. RDC (IFA). Empirer.
« Avec l’apparition des pousse-pousse ces derniers jours, la situation ne fait que
s’empirer. » (du 05/02/1975, IFA 1983)
s’évoluer, v. pron. réfl. Burkina Faso, Togo. Évoluer.
« La vie s’évolue de jour en jour. » (IFA 1983)
se gagner, v. pron. réfl. Haïti. Gagner.
« Tout le monde maintenant veut se gagner rapidement de l’argent en kidnappant,
en volant, en tuant. » (loc. haïtien, RFI, 14/02/2006, 01h25)
se passer pour9. Passer pour.
« En portant des chapeaux, les filles se passent pour des occidentales. » (Indigo,
http://www.indigo.pp.fi/toiminta/doc/Langues_africaines.pdf)
se patienter, v. pron. réfl. Burkina Faso, Mali, Niger (oral), Tchad. Prendre
patience, être patient. Patienter.
« Patiente-toi mademoiselle, jusqu’à son retour. » (04/02/1976, IFA 1983)
« Il faut se patienter. » (IFA 1983)
se refroidir v. pron. réfl. Sénégal. Refroidir.
« Arrêtons-nous là pour la pause, le café va se refroidir. » (loc. sénégalais, enseignant université)
9
Il s’agit ici d’un cas limite, qui pourrait être étudié du point de vue de la factitivité, avec le
sens ‘se faire passer pour’.
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
43
se séjourner, v. pron. réfl. Burkina Faso, Togo. Séjourner.
« Mes parents te disent de venir te séjourner quelques jours chez nous. » (IFA
1983)
se tomber, v. pron. réfl. Origine inconnue. Tomber.
« Je me suis tombé sur votre adresse mail. » (loc. inc., courrier électronique)
1.4.2. Des occurrences en FLE
se différer de, v. pron. réfl. Allemagne. Différer de.
« Aussi concernant la phonologie, le français acadien se diffère du français standard. » (loc. allemande, étudiante 3ème année, dossier de Francophonie du nord,
03/06/2009)
se différer de, v. pron. réfl. Finlande. Différer de.
« Il est clair que le français au Cameroun se diffère par rapport au français de la
France. » (loc. finlandaise, étudiante M1, dossier de Francophonie, 16/06/2009)
se paniquer, v. pron. réfl. Kenya. Paniquer (idem FLM, ci-dessous).
« Les Nairobiens se paniquent quand il pleut. » (loc. kenyan, enseignante de français, 15/11/2010, conversation)
se profiter, v. pron. réfl. Kenya. Profiter.
« Entre temps, je me profite d’une petite pause pour te renvoyer ce magnifique
texte […]. » (loc. kenyan, courrier électronique, 11/04/2011)
1.4.3. Des occurrences en FLM
se freiner / se ralentir, v. pron. réfl. France. Freiner.
« On a installé un système de freinage automatique [sur le camion], il se freine automatiquement, il se ralentit tout seul. » (loc. fr., chauffeur routier, Informations
régionales FR3 Lorraine, 30/07/2007)
se moisir, v. pron. réfl. France. Moisir.
« Il faudra regarder, j’ai l’impression que le sol se moisit dans la chambre. » (loc.
fr., 09/01/2010)
se paniquer, v. pron. réfl. France. Paniquer (idem Kenya, ci-dessus).
« Quand vous voyez que l’eau vous arrive aux chevilles, puis aux genoux, … il y a
de quoi se paniquer quand même ! » (loc. fr., agent des collectivités locales Abbeville, « Autopsie de la rumeur », France 5, 29/09/2008)
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Claude Frey
se passer à table, v. pron. réfl. France. Passer.
« Attends, on va se passer à table. » [quelques secondes plus tard : « on va passer à
table »]. (loc. fr., 02/01/2007)
se perdurer, v. pron. réfl. France. Perdurer
« Hors [sic] en Afrique cette tradition se perdure, mais le terme de « dot » désigne
à l’inverse l’ensemble des biens en nature ou en espèces que le fiancé offre à la famille d’une jeune fille pour l’obtenir en mariage. » (loc. fr., étudiante M1, manuscrit
mémoire, 02/2010)
se proliférer, v. pron. réfl. France. Proliférer.
« Ces plantes ont beaucoup d’imagination, on va dire, pour survivre et se proliférer
dans la nature. » (loc. fr., France Bleu Sud Lorraine, 18/07/2006)
« Le système filtre les bactéries, qui ne vont pas se proliférer. » (loc. fr., interviewé, reportage sur la récupération des eaux de pluie, 31/08/2007)
se pourrir, v. pron. réfl. Antilles. Pourrir.
« Certains laissèrent les poissons se pourrir au soleil. » (Chamoiseau, Texaco,
p. 262)
2. Langue, norme(s) et usages : quelques réflexions
2.1. L’agglutination
L’agglutination entrain de n’est relevée dans aucun inventaire. Soit cette
forme est passée inaperçue, ce qui paraît peu probable, soit elle a été considérée
comme un écart fautif par rapport à la norme, et à ce titre non sélectionnée parmi les
particularités diatopiques10. La description aurait alors été influencée par la prescription, tant il est parfois délicat d’apprécier le degré de divergence entre la norme académique, les normes d’usage et l’usage lui-même, éventuellement annonciateur de
la naissance d’un lecte contre lequel les puristes s’élèvent au nom du respect de la
norme, mais que les progressistes soutiennent au regard de l’adaptation ou de la
simplification11. En sont témoins les débats sur la réforme de l’orthographe de 1990.
Comme la féminisation des noms de métiers, cette question dépasse les seules
considérations linguistiques et touche à la représentation identitaire et sociale, à
10
Qui, si elles s’orientent essentiellement vers le lexique, n’en négligent pas pour autant les
aspects morphosyntaxiques et orthographiques.
11
« L’enquête menée par H. Frei qui a donné lieu à sa Grammaire des fautes publiée en 1929
a bien montré combien le point de vue strictement normatif peut être réducteur : au lieu de
voir comment la langue évolue à travers la pratique de tous les jours, on se contente d’ignorer
la réalité tout en condamnant des pratiques langagières courantes, considérées comme fautives ou déviantes. En réalité, ce qui est déviant aujourd’hui peut devenir la règle demain.
L’histoire des langues ne nous renseigne-t-elle pas sur tous les changements qu’une langue
peut subir et que la fixation d’une langue dans un état quelconque relève plutôt de l’illusion. »
(Mejri 2001 : 74).
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
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l’idéologie (cf. Wynants 199712), ce qui fait dire à Alain Rey, cité en substance par
Hagège (1987 : 274) qu’« une réforme de l’orthographe en France est à la fois techniquement nécessaire et socialement impensable. » Pourtant selon Grevisse luimême (2008, § 109 : 111), « quand les usagers ne perçoivent plus la valeur des éléments qui sont à la base du composé, la solution normale est l’agglutination. »
Suivent entre autres les exemples davantage, nonobstant, puisque avec des références à l’Académie française et au Conseil supérieur de la langue française. Concernant de plus près le cas de entrain de, Grevisse poursuit (ibid.) :
On pourrait allonger la liste, spécialement pour les formations françaises, et souhaiter l’agglutination13 d’adverbes ou de prépositions comme peut-être, vis-à-vis […].
Ce souhait de Grevisse ne fait que suivre l’évolution graphique de mots tels que
aujourd’hui, désormais, enfin, surtout, dorénavant, … ce qui serait, pour entrain de,
en continuité avec la réforme de 1990 qui propose nombre d’agglutinations14, du
moins pour remplacer les traits d’union. L’étymologie fait par ailleurs ressortir la
proximité entre entrain et être en train :
Petit Robert : entrain nom masculin. étym. 1817 ; de la loc. être en train.
Acad. ENTRAIN n. m. XIXe siècle. Soit dérivé d’entraîner au sens de « enthousiasmer », soit composé d’en et de train et issu de la locution être en train.
La fréquence relativement élevée de ces occurrences indiquerait une tendance à
l’agglutination, qui s’inscrirait dans l’évolution graphique du français pour d’autres
locutions également, rencontrées pour certaines d’entre elles dans des copies
d’étudiants dont le français est la langue maternelle :
aulieu de
« L’exemple de la punition à l’aide du symbole reçu par les enfants qui auraient
employé une langue ethnique aulieu du français démontre que l’épreuve de force se
jouant entre les formateurs occidentaux et les Africains n’était pas dénuée de sens et
d’une valeur dominatrice. » (loc. fr., étudiante 3e année, devoir de francophonie du
sud, janvier 2008)
Une recherche sur Internet donne 23.300 occurrences pour aulieu de / 46.900.000
pour au lieu de.
être alaise
« La langue officielle est la langue qu’il faut savoir parler pour être alaise d’un
point de vue social et politique. » (loc. fr., copie étudiante, 3e année, 28/05/2009)
12
« Les discours sur la réforme de l’orthographe (1989-1991) ont construit un affrontement
autour de ces deux représentations de la société : d’un côté, on insiste sur l’ordre moral, sur la
cohérence d’un système de normes ; de l’autre côté, l’accent est mis sur la dynamique sociale
et les conditions de participation à la société. Alors que ces deux pôles avaient été fondus
dans la langue nationale et singulièrement dans l’orthographe elle-même, aujourd’hui ils se
font face et sont présentés comme deux versions contradictoires du destin politique de la
société. » (Wynants 1997 : 12).
13
Nous soulignons.
14
Bien qu’elle n’en propose pas pour les mots grammaticaux, elle recommande toutefois,
proche de l’expression qui nous intéresse ici, boutentrain en place de boute-en-train.
46
Claude Frey
On trouve 1.050 occurrences sur Internet pour être alaise / 444.000 pour être à
l’aise.
enfait
« Je suis entrain de faire une BD. Les personnages sont des manga. Au début, çà
[sic] commence par un meurtre, enfait c’est une bd avec des vampires. »
(http://devoirs.fr/autre/bd--31539.html, le 23/01/2011)
« Enfait ça consistait à jouer aux Nations-Unies avec des enfants. » (loc. fr., collégien, 12 ans, courrier électronique 22/01/2011)
« Nous avons découvert qu’avant d’habiter dans des châteaux-forts, les seigneurs
habitaient dans des mottes castrales qui sont enfait des minis châteaux-forts. » (loc.
fr., collégien, 12 ans, courrier électronique 30/04/2011)
« Chalice Well Gardens, c’est enfait un lieu très fleuri et très agréable pour siester
ou pique-niquer. » (loc. fr., collégien, 12 ans, courrier électronique 30/04/2011)
La source est la même pour les trois derniers exemples de notre corpus ; elle n’en est
pas moins intéressante dans la mesure où elle révèle une régularité et non un accident typographique ; Internet met en évidence un nombre d’occurrences inattendues,
qui vraisemblablement ne relèvent pas toutes de la simple coquille : 462.000 occurrences pour enfait / 102.000.000 pour en fait.
2.2. -ment et autres dérivations
La question ne se pose guère autrement pour les dérivations. Aucun ouvrage de référence ne mentionne des dérivés comme coraniquement ou les autres adverbes présentés dans le corpus. Ces adverbes non répertoriés, et pourtant parfaitement transparents tant sur le plan de la formation que sur celui de la compréhension,
doivent-ils être considérés comme a-normaux ? À défaut de répondre à la norme
académique, doivent-ils être considérés comme appartenant à une norme d’usage
africaine, et pourquoi ?
Urgemment (avec 497.000 occurrences), considéré comme une particularité
africaine lors de l’élaboration des inventaires, ne figurait pas dans le Petit Robert15 ;
l’édition 2011, en précisant qu’il s’agit d’un adverbe en usage au XVIe, et « à
nouveau début XIXe », mentionne un usage africain avec le sens de ‘immédiatement’. Pourtant, outre urgemment, brûlament ou criamment déjà mentionnés,
d’autres exemples de dérivation, inscrits dans les inventaires comme des particularités africaines, sont relevés dans les discours hexagonaux et éventuellement mentionnés dans les éditions récentes des dictionnaires, ici le Petit Robert16 :
15
En raison aussi d’une nuance de sens mentionnée par le Petit Robert (2011), fondée sur
l’IFA, mais discutable car les exemples donnés par l’IFA ne permettent pas de faire la différence entre ‘de façon urgente’ et ‘immédiatement’, différence que ne font pas non plus les
inventaires nationaux postérieurs à l’IFA.
16
« […] ce n’est pas au dictionnaire, tenu de refléter le bon usage, de jouer les réformateurs
par principe, encore moins les révolutionnaires, ni de suivre les modes sans réflexion. » (Petit
Robert 2011 : XIV, A. Rey, Préface du Petit Robert 1993 : XXV). Mais « le dictionnaire, du
fait qu’il est édité à une date arrêtée, ne peut en effet suivre le rythme rapide d’apparition des
néologismes et beaucoup de termes récents, parfaitement intégrés dans l’usage du français
hexagonal, n’y sont pas attestés et peuvent paraître comme des écarts appartenant à des
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
47
ambiancer, v. intr. (3) – 1976 de ambiance RÉGION. (Afrique noire). Rendre
l’ambiance joyeuse et festive. – TRANS. Ambiancer une soirée.
Le Petit Robert introduit aussi ambiancer avec la mention « Afrique noire ». Pourtant, on peut rencontrer aussi ce verbe et ce sens en France métropolitaine, avec la
variante faire l’ambiance, que l’on rencontre également en Afrique :
« [À propos d’un rassemblement de musique techno à Chambley] Il leur reste plus
de 50 heures pour ambiancer sans modération. » (loc. fr., journaliste, informations
régionales, FR3 Lorraine, 30/04/2004)
« Le matin vous avez refusé de descendre du camion, mais il faut dire que la veille
vous aviez fait l’ambiance jusqu’à 2 heures du matin. » (loc. fr., Laurence Ferrari,
Vis ma vie, TF1, 25/11/2003, 23h23)
L’adjectif et nom descolarisé (« qui a interrompu sa scolarité pendant la période de
l’obligation scolaire, qui est en rupture scolaire »), ainsi que le substantif descolarisation, apparaissent dans le discours hexagonal et dans le Petit Robert (2011), en
raison de problèmes de scolarité en France qui rejoignent des situations considérées
jusqu’à une date récente comme exclusivement africaines : il s’agit ici d’un cas typique de création néologique induit par un contexte socioculturel. La vocation descriptive du dictionnaire ne lui ôte pas la fonction légitimante que lui attribuent autant
les usagers de la langue que les puristes parfois inquiets devant ces néologismes.
Mais ces termes, en effet, entrent mieux dans l’usage que la bravitude de S. Royal
(« Qui vient sur la grande muraille conquiert la bravitude », 6 janvier 2007) et les
fatitude, trentagénaire, héritation et conquérance de N. Sarkozy, alors qu’il existe
déjà des formes attestées et normées qui ont momentanément échappé à nos
hommes et femmes politiques. Eux-mêmes par contre, n’ont pas échappé aux sarcasmes des Français ! L’explication est linguistique et sociolinguistique : si la formation dérivationnelle est envisageable formellement, elle constitue un doublon
avec la forme normée existante, et n’apporte rien d’autre qu’un trait d’humour
ponctuel ou une originalité si le propos est volontaire et perçu comme tel17, et au
contraire la moquerie s’il ne l’est pas, simplement produit par une rencontre accidentelle avec platitude, quadragénaire, irritation, concurrence, etc. Le néologisme,
référentiellement inutile, n’est pas repris par la masse, et n’appartient donc pas plus
à une norme d’usage qu’à la norme académique. Ces types d’occurrence occasionnelle ont donc peu de chances de suivre une progression qui les ferait entrer dans un
dictionnaire descriptif avant, éventuellement, d’intégrer la norme.
français périphériques ; c’est le cas par exemple de certains dérivés comme footbalistique,
civilisationnel, etc., relevés comme maghrébanismes alors qu’ils sont aussi en usage dans la
métropole. » (Benzakour 2001 : 100).
17
Sachant également que le statut du locuteur est important. Dans les Cahiers de l’association
internationale des études françaises (1973, Vol. 25), Doppagne relève chez Queneau :
barbarement, capitalistement, crépusculairement, décourageusement, guillerettement,
radical-socialistement, supplémentairement, tétaniquement et… incohéremment (dans Le
Chiendent), et Angelet, chez Gide : indiscontinûment, humoureusement, orgiastiquement,
disproportionnément (Si le grain ne meurt), irrépêchablement, écœurément (Journal).
48
Claude Frey
Les adverbes en -ment, qui comblent un besoin18, qui respectent la formation dérivationnelle du français, qui sont utilisés par la population francophone locale, entrent par contre dans une norme d’usage locale ou générale. Rien ne
s’oppose à leur réception dans la norme académique, si l’on considère qu’ils sont
construits selon les règles du français. La norme, alors, ne serait pas considérée
comme une correction de surface, mais comme le respect d’un principe de création,
sachant de plus que le lexique se soumet difficilement à un inventaire exhaustif.
2.3. Les extensions sémantiques
Les extensions sémantiques et syntaxiques exemplifiées ici par le verbe
faire ont quant à elles, sur l’axe convergence – divergence, un rapport aux usages lié
à leur sémantisme et au continuum que celui-ci permet. Si certaines occurrences
peuvent être clairement analysées comme des particularités africaines, il en existe
une quantité d’autres qui, présentées comme telles, apparaissent dans les discours de
FLM. Il semble peu probable de rencontrer faire la table ‘mettre la table’ ou mon
cœur se battait ‘mon cœur battait’ dans le discours d’un Français. Mais il s’agit là de
cas extrêmes de divergence, les cas extrêmes de convergence étant quant à eux le
respect absolu et aussi peu probable de la norme idéale par tous les locuteurs. Il
existe entre les deux une grande variété de possibilités intermédiaires : les différentes occurrences du verbe faire montrent bien que ces formes sont couramment
attestées, intègrent des normes d’usage dans plusieurs pays africains et sont étendues
à la France et aux locuteurs FLM. La fréquence d’usage, la dispersion géographique
et l’éventail sociolinguistique de faire un accident, permettraient à cette locution
d’entrer dans un dictionnaire, serait-ce avec une mention particulière d’ordre
diaphasique ou diatopique bien plus, peut-être, que diastratique.
Il existe d’autres cas, parmi lesquels les verbes gagner, sentir ou encore
rester, dont l’usage avec le sens d’‘habiter, demeurer’ est courant en Afrique19 mais
se rencontre aussi en Belgique et dans les régionalismes de France (Rézeau 2001).
Le Petit Robert mentionne ce sens pour plusieurs pays, quoique de façon
incomplète. Jouant sur les mêmes principes, aimer, dont le sémantisme permet de
remplir des fonctions syntaxiques de semi-auxiliaire (Frey 2011), semble, avec cet
usage particulier, limité au Burundi et plutôt réservé au basilecte20. Nous considérerons alors qu’il existe une norme d’usage basilectal au Burundi, dans la mesure où
les emplois de ce verbe, aucunement aléatoires, répondent à une logique linguistique
que le locuteur applique consciemment ou non, en fonction du contexte adstratique
(l’interférence), mais aussi des qualités internes du verbe (son sémantisme), comme
l’indiquent différents emplois de aimer en FLM, entre autres dans les définitions
lexicographiques (Frey 2011).
18
À quel lecteur nos propres dérivés (référentiellement, dérivationnelle) dans le présent
article apparaîtraient, comme des barbarismes, bien qu’ils ne figurent pas dans les
dictionnaires de référence ? Ils répondent à un besoin ; que ce besoin soit technique ou
culturel ne change rien.
19
Selon l’IFA : Cameroun, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Tchad, Togo, RDC ; on peut ajouter
Burundi, Gabon, etc.
20
Encore faudrait-il étendre l’étude à d’autres pays.
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
49
2.4. La pronominalisation
La pronominalisation de certains verbes obéit à la même logique, qui érige
en norme d’usage l’usage déviant par rapport à la norme académique. Les exemples
sont nombreux dans les descriptions lexicographiques africaines, en quantité variable selon les pays, suivant l’influence des adstrats et la qualité du corpus. Quatre
cas mentionnés par l’IFA sont absolument identiques ou proches de ceux proposés
par Grevisse :
se dormir (Togo, RDC) :
« Je me suis dormi. »
s’éclater de rire (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Sénégal, Tchad, Togo) :
« Pendant tout le film, la salle n’a pas arrêté de s’éclater de rire. »
s’empirer (RDC, Burundi) :
« […] la situation ne fait que s’empirer. »
se séjourner (Burkina Faso, Togo) :
« Mes parents te disent de venir te séjourner quelques jours chez nous. »
Dans une rubrique historique (§ 779 H1), Grevisse précise que « d’autres pronominaux subjectifs ont existé » et cite entre autres des verbes recensés comme des particularités africaines : se dormir (Chanson de Roland), s’éclater de rire (La Fontaine),
se blêmir, se dîner, se consentir, se demeurer (à rapprocher de se séjourner), etc. Il
donne ailleurs s’empirer et, sur le plan diachronique encore, se bouger qui, « dans
l’ancienne langue, […] était plus fréquent que bouger transitif. Cette construction se
fait rare au XVIIe siècle » (Grevisse, § 781 H5), mais entre parfaitement dans le
paradigme des usages africains de la pronominalisation : il apparaît que des constructions pronominales attestées dans l’usage africain, divergeant de la référence
actuelle, étaient jadis en usage en France. Les normes d’usage, et aussi, plus lentement, la norme académique, évoluent dans le temps, et dans l’espace : Grevisse et
Robert proposent des exemples de régionalismes de France, de Belgique ou de
Suisse, comme s’accaparer, s’accoucher, s’avorter, se trébucher, se glisser, etc.,
qui répondent à la même logique linguistique que les occurrences africaines.
Enfin, « un certain nombre de verbes peuvent être pronominaux ou non,
sans que le sens en soit modifié » (Grevisse, § 781). Suivent des exemples de Flaubert : « les grelots qui s’alternaient21 sur ses talons », « les jupes se bouffaient »,
« les primevères s’étaient écloses », et de Jammes : « une sorte d’émotion sacrée qui
s’émanait de l’image » (Grevisse, § 781 R3) qui brouillent également les frontières
diatopiques et diastratiques.
Conclusion
Règle normative et règle linguistique
La norme impose sur le plan formel de surface des prescriptions éditées par
une autorité légale. Le caractère souvent dichotomique de cette norme établit la limite entre la correction et l’infraction. En même temps, la règle linguistique permet
21
Le paragraphe 1.4.1. ici même donne un exemple malgache de s’alterner.
50
Claude Frey
d’adapter le français en induisant des réponses linguistiques aux besoins référentiels
ou expressifs, menant éventuellement à l’infraction normative (cf. Frei 1929, 1982).
Il existe en effet des raisons externes (le besoin expressif, le contexte écologique, la langue d’adstrat, etc.), mais aussi internes, propres à la langue (linguistiques, sémantiques, logiques, etc.), qui conduisent à l’écart : ceci expliquerait pourquoi certains écarts apparaissent aussi bien sous des plumes françaises (FLM) que
chez des locuteurs de FLE ou de FLS. En s’éloignant de la norme académique, par
méconnaissance ou par facilité en situation familière, le locuteur obéit spontanément
à une logique sylleptique (accord avec le sens) favorisée par la simplicité, la
régularité et le continuum sémantique des lexies qu’il emploie. Ainsi se paniquer est
attesté au Kenya (FLE) et en France (FLM) ; se différer de, très fréquent en Afrique
francophone, est relevé chez des locuteurs allemands ou finlandais (FLE) ; le verbe
faire connaît par rapport à la norme des emplois divergents, le verbe aimer
(Frey 2011) et le substantif intérieur (Frey 2005) sont susceptibles d’emplois ponctuels qui, répétés et attestés dans un ou plusieurs pays, finissent en norme
d’usage22. Une brève investigation dans le domaine diachronique mène aux mêmes
constats, comme l’attestent quelques exemples pris chez Grevisse.
Concernant plus particulièrement l’Afrique francophone : il n’existe pas de
norme officielle légalisée par l’État. De fait, la référence à la norme française fait
loi, alors qu’il se développe une norme d’usage endogène, théoriquement exclue du
cadre scolaire, en réalité pratiquée par les enseignants en raison justement du poids
de l’usage local (cf. Queffélec 1994). Ainsi la divergence devient-elle plus sensible,
ou du moins plus visible en Afrique, partant du postulat qu’un locuteur de FLS produira plus d’écarts qu’un locuteur de FLM. De là, une tendance à rassembler sous la
rubrique « particularités africaines » un certain nombre d’écarts qui s’ignorent
comme écarts hexagonaux, peut-être tout simplement parce que des frontières politiques sont placées sur des réalisations discursives qui obéissent à des règles linguistiques plus profondes qui elles, justement, ne connaissent pas de frontières. Ces
usages divergents peuvent d’ailleurs être révélateurs de la naissance d’un « lecte »,
car dans de nombreux cas, il est impossible au départ de statuer sur l’écart : s’agit-il
d’une faute par rapport à la norme, ou d’un usage qui deviendra la règle en passant
du fait de discours au fait de langue ? « Si l’on souhaite un certain desserrement
d’une norme exigeante et parfois arbitraire, c’est la ‘faute’ intelligente qui doit servir
de variante à une graphie recommandée mais irrégulière ; il faut lui laisser sa
chance, et l’avenir en décidera. » (A. Rey, Préface du Petit Robert 1993, dans Petit
Robert 2011 : XIV). Rappelons ce propos de Berrendonner et al. (1983 : 77), appuyé
sur la grammaire des fautes dont S. Mejri se fait l’écho (2001, note 11, ici-même) :
un lecte à ses débuts ne se manifeste que par des emplois sporadiques, perçus par
les sujets parlants comme des erreurs insolites. […]. Le seul moyen d’appréhender
une naissance même, semble-t-il, consiste à faire une « grammaire des fautes » de la
langue contemporaine ; on a alors une chance de tomber sur quelques emplois spo22
« L’usage n’est certes qu’un fait, résultant d’une somme infinie d’initiatives individuelles
aléatoires agissant les unes sur les autres. […]. Si la langue est ce que l’usage en fait, ce sont
alors les pratiques de langage qui font droit et non le droit qui dit ce que le langage doit être. »
(Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, Commission
générale de terminologie et de néologie, octobre 1998)
Quatre variations sur la norme et des usages (presque) sans frontières
51
radiques, mais consistants, qui attestent l’existence d’une tentative d’innovation en
cours.
Convergences, divergences et question de la norme en Afrique francophone
Conclura-t-on un jour sur la question des normes, et sur les normes dans
l’espace francophone ?23 Il n’est pas possible d’avoir simultanément une norme
unique et arbitraire fondée sur l’histoire et le bon usage du français en France, tout
en revendiquant une extension de cette langue dans un espace qui dépasse largement
les frontières géographiques et culturelles de la France.
« La norme » est une abstraction de référence qui pose théoriquement un
centre unique autour duquel se construit la langue et le bon usage, jadis celui de la
Cour, plus récemment celui de la « bourgeoisie parisienne cultivée », puis avec des
modèles moins définis à partir du moment où le français n’appartient plus seulement
à la France, mais doit répondre à des situations socioculturelles variables dans les
différents pays francophones.
S’il existe des normes d’usage spécifiques au français en Afrique, celles qui
conduisent à décrire les particularités, elles ne sont pas toujours contraintes à
l’intérieur des frontières des États : les rubriques de l’IFA et les inventaires nationaux mettent bien en évidence l’extension de certains faits de langue française étendus sur l’ensemble des pays francophones. Il nous a été donné plusieurs fois
l’occasion de montrer (avec les verbes faire ou aimer, ou les exemples cités ici
même ou encore avec le substantif intérieur), que les particularités lexicales africaines peuvent être aussi des usages hexagonaux.
La dimension francophone donne aujourd’hui au discours sur la norme plus
d’ampleur et génère de nouveaux débats. La norme académique est nécessaire, car
elle permet de préserver une unité de langue qui assure la cohérence et l’intercompréhension dans le monde francophone. Mais les écarts et les normes d’usage
variables sur les plans diatopique, diastratique, diaphasique et diachronique, sont
tout aussi nécessaires24 car ils permettent, en adaptant le français à différents contextes socioculturels, tout en s’appuyant sur le fonctionnement même de la langue,
qu’il s’agisse de morphologie de surface ou de principes linguistiques sous-jacents,
de maintenir le français comme une langue vivante dans le monde francophone, ce
qui nous paraît essentiel. Le coût, c’est un flottement dans les usages et un continuel
débat sur la norme. Ce n’est pas très cher…
23
Ci-après quelques extraits de conclusions aux communications de Kaslik, « Diversité culturelle et linguistique : quelles normes pour le français ? » (2001) : « Je n’aurai pas l’outrecuidance d’affirmer que concernant la pluralité des normes les chercheurs du réseau SDL ont déjà fait le tour de la question. » (P. Dumont). Pour F. Benzakour : « Il est difficile de conclure
sur un problème aussi épineux que passionnant et passionné. » Et S. Mejri intitule sa conclusion « Pour ne pas conclure ».
24
« Il ne faut pas comprendre par là que les rapports entre la norme et les autres usages adverses connaissent une révolution ; ce que nous voulons souligner, c’est l’existence dans les
faits d’interactions respectives et l’absence dans la réalité d’une étanchéité absolue entre les
usages linguistiques. » (Mejri 2001 : 71s).
52
Claude Frey
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