Mise en page 1 - Les Presses du Réel

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Alfred Gell,
L’art et ses agents,
une théorie anthropologique.
Les presses du réel, 2009, XX pages, XX €
Traduit par Sophie et Olivier Renaut de Art
and agency. An anthropological theory,
Oxford University Press, 1998.
L’art et ses agents est de ces ouvrages qu’il
n’est jamais trop tard de traduire, tant les
perspectives qu’il ouvre sont prometteuses,
pour la théorie de l’art bien entendu, mais aussi pour l’anthropologie en général. Alfred Gell, disparu quelques jours seulement
après avoir mis la dernière main à son texte, est en effet un
représentant de ce que l’école britannique d’anthropologie a de
plus glorieux, et l’arrivée en France de son maître ouvrage
témoigne d’une reconnaissance quelque peu tardive, mais dont
les effets seront sans doute profonds. Pour ne rien gâcher,
l’adaptation de l’ouvrage par les Presses du Réel se montre à la
hauteur de l’enjeu en proposant des reproductions de très
bonne qualité, dans une mise en page agréable.
Gell clarifie d’emblée un problème qui anime les diverses théories de l’art depuis longtemps maintenant : non, l’art n’est
pas une réalité substantielle universellement et uniformément
présente dans les sociétés humaines, et non, le jugement esthétique que notre tradition articule à ce type d’objets n’est pas un
bon candidat pour appréhender les divers modes d’appréciation
de ces objets ordinairement dits « artistiques ». Mais plutôt que
de basculer vers une sociologie de l’art, qui troquerait une
enquête sur les objets eux-mêmes et leur valeur pour une
analyse de leurs conditions de production et d’évaluation, Gell
met sur pied un cadre théorique radicalement nouveau destiné à
saisir ce que l’art fait à la société, à saisir en quoi ces objets participant à la vie sociale sur un mode singulier, et particulièrement
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intense, problématisent le fait même de l’appartenance sociale.
Cette approche pragmatique, voire pragmatiste, qui « considère
l’art comme un système d’action qui vise à changer le monde
plutôt qu’à transcrire en symboles ce qu’on peut en dire » (p. 8),
repose sur une mise à profit novatrice de la notion d’agency.
Difficile à rendre en français, ce terme —qu’on laisse donc généralement en anglais — renvoie cette capacité proprement humaine
qui consiste à attribuer à une chose quelconque, et pas seulement un autrui humain, le statut d’agent intentionnel. Cette
faculté mentale, que les spécialistes de philosophie de l’esprit et
de sciences cognitives appellent « psychologie naïve », peut être
considérée comme la ressource psychique fondamentale partir
de laquelle l’ensemble des attitudes rassemblées autrefois sous
les appellations de fétichisme, d’animisme, ou encore d’idolâtrie
peuvent être repensées. En effet, la société, traditionnellement
entendue comme collection d’individus humains, englobe aussi
comme composants inévitables des objets, artefacts, mais aussi
vivants non humains, qui pour autant qu’ils débordent de leur
simple statut de choses inertes pour être investis d’agentivité,
tissent avec les humains des relations proprement sociales.
Il est ainsi possible, comme le dit Gell, de « trouver des « agents
sociaux » dans des catégories extrêmement diverses, parce que
la notion d’« agentivité sociale » ne se définit pas en termes de
propriétés biologiques (ce qui différencie une chose inanimée
d’une personne incarnée), mais selon des critères relationnels.
L’attribution du statut d’agent social ne tient pas compte des
propriétés intrinsèques d’une chose (ou d’une personne) ; ce qui
importe, c’est sa position dans un réseau de relations sociales. »
(p. 151-152). C’est cette inévitable irruption des choses matérielles dans le social que Gell considère comme un phénomène
authentiquement anthropologique, invariant, et dont le rapport
occidental à l’« art » n’est qu’une forme parmi tant d’autres.
On le voit, une telle entreprise ne s’adresse pas tant à notre
sensibilité esthétique qu’à notre esprit sociologique, voire
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logique. Il ne faut donc pas se tromper sur les enjeux réels de cet
ouvrage : il s’agit plus d’un essai d’anthropologie générale
prenant le rapport aux objets d’art pour fil conducteur qu’une
théorie de l’art primitif en tant qu’art — perspective que Gell
récuse explicitement. Empruntant l’essentiel de son armature
théorique, et notamment la notion d’« indice », au philosophe
américain C. S. Peirce, Gell peut ensuite déployer l’ensemble
des relations dans lesquelles se trouvent pris ces objets sociaux.
Obéissant à un certain formalisme hérité de l’anthropologie
structurale, il dresse le tableau des relations possibles entre ces
unités de base impliquées dans le rapport social aux objets que
sont l’artiste, l’indice — c'est-à-dire l’entité matérielle qui suscite
l’attribution d’agentivité, le destinataire et le prototype — ou le
modèle représenté par l’indice dans le cas de l’art mimétique,
selon que ces termes de base sont agents ou patients (voir le
tableau p. 36). Ce formalisme, présentant de façon synoptique
l’agencement entre les éléments d’un réseau (l’art nexus, pour
reprendre les termes de Gell), est destiné à faire ressortir chaque
situation concrète comme l’expression particulière d’un nombre
fini de combinaisons possibles. Des phénomènes aussi différents
que les représentations de Bouddha, les fétiches à clous du
Congo, les tatouages marquisiens, l’art classique du portrait ou
encore l’œuvre de M. Duchamp — pour ne citer que les exemples
favoris de l’auteur — viennent donc trouver leur place dans une
combinatoire à partir de laquelle chacun trouve sa spécificité,
mais s’intègre aussi à un modèle universel d’intelligibilité. Car pour
déposer de l’intentionnalité dans un objet, c'est-à-dire pour lui
faire jouer un rôle positif, actif, dans le monde social, il y a de
multiples façons de s’y prendre : l’esprit d’une chose, qu’il
évoque la figure de son modèle, divin ou non, le génie de son
auteur, le statut de son commanditaire, ou de façon moins familière pour nous l’appartenance à un groupe social de son détenteur, ne prend sens que dans des contextes à chaque fois singuliers, mais exploitant sans cesse des possibilités limitées.
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Ce cadre théorique extrêmement ambitieux représente donc un
jalon dans l’histoire de l’anthropologie, et c’est en ce sens qu’il
faut lire l’ouvrage de Gell : il constitue une version particulièrement
prometteuse du tournant pragmatique de cette discipline, une
critique très riche du structuralisme sémiotique, et pas seulement
l’exploitation de certaines hypothèses psychologiques, comme
le voudrait la lecture de M. Bloch proposée en préface de cette
traduction. En ce sens, on sera particulièrement attentifs aux
prolongements que l’anthropologue français P. Descola s’apprête à donner à ces réflexions dans son ouvrage à venir sur
l’« ontologie des images », ouvrage préparé depuis quelques
années dans ses cours du Collège de France, mais aussi à l’exposition qu’il prépare pour Février 2010 au Musée du Quai
Branly, dont le titre est « La fabrique des images », et qui inscrit
dans les formules cosmologiques définies dans Par delà nature
et culture (Gallimard, 2005) ces objets intentionnels que sont les
œuvres d’art.
Mais L’art et ses agents suscite aussi des réflexions plus étroitement liées au statut de l’art dans les sociétés modernes. Que se
passe-t-il en effet quand, comme c’est le cas bien souvent
aujourd'hui, un artiste prend à son compte le refus de considérer
l’art comme une réalité autonome, distincte de son inscription
sociale ? En déplaçant l’accent des propriétés intrinsèques de
l’objet d’art à ses effets, à l’ensemble des réalités « extra-artistiques » qu’il mobilise, l’art contemporain a en quelque sorte
fourni l’équivalent pratique de ce tournant pragmatique en
théorie. Cela ne signifie pas que l’art contemporain soit plus que
les autres redevable d’une approche en termes anthropologiques, mais plutôt qu’il a su thématiser sa condition sociale et
en faire l’objet même de sa réflexion. Avec Gell, il devient
possible de comprendre en quoi le bouleversement actuel des
cadres de production, de mise en scène, ou plus généralement
de « performance » de l’art, manifeste le fait que les artistes ne
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subissent pas simplement les déterminations d’un réseau sociologique surplombant, mais le questionnent. Le jeu de l’artiste, de
l’indice, du destinataire et du prototype, que Gell décrit dans le
contexte de sociétés anciennes ou exotiques comme un cadre
implicite structurant l’expérience de l’intentionnalité des objets,
devient donc l’enjeu explicite d’une forme d’art qui redouble en
quelque sorte son pouvoir social en l’observant. Sans doute
propre aux sociétés contemporaines, la possibilité qui est offerte
aux artistes actuels d’adopter une attitude réflexive par rapport
aux formes et aux raisons de la fétichisation de l’art peut donc
trouver sa place dans une théorie générale des objets en société,
et apparaître comme une manière tout à fait originale de raviver,
de critiquer, ou simplement de faire voir, notre inévitable idolâtrie.
Ouvrage pour anthropologues, L’art et ses agents peut donc
aussi faire l’objet d’une appropriation originale par tous ceux qui
se trouvent impliqués d’une façon ou d’une autre dans cet art
nexus qu’il décrit.
Pierre Charbonnier
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