Le Théâ r Mous or ski était à La violence de lolanta Cet opéra de Tchaikovskin' avait jamais été représenté en France ! Incroyable, car cette oeuvre sombre et torturée est sans doute une des plus grandes réussites du compositeur russe 'Opéra de Saint-Pétersbourg, en même temps que trois opéras russes a apporté au Théâtre des Champs-dysées « le Fou », de Marcel Landowski, œuvre puissante, efficace, sur un des grands problèmes moraux de notre temps, la responsabilité du savant qui a découvert une arme meurtrière capable de sauver son pays mais aussi de détruire l'humanité. Curieux de voir revenir dans les fourgons de l'étranger — et chanté en russe 1 —, l'ouvrage d'un compositeur qui ne s'est jamais remis des anathèmes lancés jadis par M. Pierre Boulez. Parce que Malraux avait nommé en 1966 Landowski à la direction de la Musique, M. Boulez quitta avec fracas la France, invectivant contre les musiciens « d'appareil ». Aujourd'hui que les passions se sont un peu calmées, et qu'on a pu constater avec quelle touchante fidélité M. Boulez a toujours refusé d'être un homme de pouvoir, il serait temps de réhabiliter un opéra qui n'est sans doute pas révolutionnaire, bien qu'ayant été le premier à utiliser des éléments électroacoustiques, mais reste le chef-d'œuvre d'un des très rares auteurs français d'après-guerre capables d'écrire de la musique lyrique forte et belle. « Le Fou», qui date de 1956, souvent repris en province et à l'étranger, n'a pas pris une ride. Admirablement servi par les choeurs et les solistes russes, il fait grand effet, malgré une mise en scène hideuse, à grand renfort de fumées, de spectres et de soldats ridiculement accoutrés traversant le plateau au pas de l'oie. Outre « le Coq d'or », de Rimski-Korsakov, qu'on avait déjà vu, et « le Prince Igor », de Borodine, triomphe des basses profondes et spécialité de tous les théâtres slaves, la grande nouveauté, le choc de cette tournée du Théâtre Moussorgski a été « Iolanta », le dernier opéra de Tchaïkovski. Tchaïkovski ! L'éternel mal-aimé, vitupéré par les connaisseurs, traité de marchand de guimauve et d'occidentaliste, victime de tous les contresens, car il n'y a pas plus russe que lui, et, quant à la guimauve, il suffit d'entendre les symphonies dirigées par Mravinski pour les redécouvrir dans leur âpreté essentielle. Il y a certes du pathos chez Tchaïkovski, mais pas plus que chez Dostoïevski, et, à part Milan Kundera, qui les vomit tous les deux d'un même souffle, on ne sache pas que l'auteur des « Karamazov » soit suspecté de pleurnicherie ou de sentimentalisme. « Iolanta », créée en 1892, la même année que « Werther » et «Paillasse », est un opéra superbe, et l'on est stupéfait d'apprendre qu'il n'avait jamais été représenté en France. C'est l'histoire d'une jeune aveugle, élevée à sique exploite les symboles à peine ébauchés dans le texte. La cécité peut signifier la virginité, et la découverte de la lumière, le passage nécessaire et cruel du monde exclusif des femmes au monde de l'homme, de la couleur chaste de la rose blanche à la couleur ardente de la rose rouge. Le père, dans cette optique, est le géniteur possessif, castrateur, qui ne veut pas que sa fille s'émancipe. Mais il n'est pas impossible que Tchaïkovski ait transposé dans la cécité de Iolanta son propre tourment, l'homosexualité qui l'a toujours torturé, qu'il n'acceptait pas et qu'il vivait comme une mutilation. Le grand et magnifique monologue du père (« Seigneur, pourquoi as-tu condamné aux ténèbres son regard lumineux ? ») serait alors comme le chant du surmoi àccablé par le sentiment de sa faute. Et l'apothéose finale, l'entrée dans la lumière, moins la délivrance par l'amour que la fuite en avant dans la mort, seul moyen à cette époque, de se « guérir » de l'hérésie sexuelle. Hypothèse pas si absurde qu'elle ne semble, si l'on pense que Tchaïkovski mourrait quelques mois après la création de « Iolanta », dans des circonstances qui restent mystérieuses. Choléra ? Suicide ? Crime rituel ? Malheureusement, le metteur ' en scène, M. Andreï Bachlovkine, est en retard de plus d'un siècle. Il n'a sans doute jamais entendu parler de Freud et monte Pceuvre comme un 1E pesant conte de fées. Le décor en fil de fer doré n'est pas mal, mais les costumes d'une laideur appuyée, sauf la robe de neige de l'héroïne. Après avoir terminé « lolanta », Qu'importe, tant on est subjugué par la magie Tchaikovski avoua que « les chevaliers et de l'orchestre et du chant. La force du Théâtre nobles dames du Moyen Age captivaient Moussorgski est d'employer des chanteurs son imagination mais pas son cœur ». jeunes, parmi lesquels se détachent Vaneev, splendide basse, dans le rôle du père à la fois répressif et déchiré, et Tchemikh, en Iolanta, l'écart par des femmes, veillée jalousement par soprano lyrique et dramatique, et belle femme de son père, qui lui cache son infirmité et la préserve surcroît, totalement crédible et humainement de tout contact avec le monde. Un médecin arabe touchante. Le ténor est plus faible, mais ce qu'il qu'il consulte lui dit qu'elle ne pourra guérir, au chante aussi, ce qui confirme que « Iolanta » n'est contraire, que si elle prend conscience de son mal pas une histoire d'amour (l'amour, c'est la et manifeste le désir de guérir. Thème psychana- convention, l'alibi), mais le drame d'une conslytique, déjà, étrangement moderne dans un cience en lutte contre elle-même. Du monde livret qui, écrit par Modeste, le frère du composi- monosexué et blanc de l'enfance au monde rouge, teur, n'est pas si mauvais que cela. Survient un violent, terrible de la maturité, le passage est-il chasseur égaré qui tombe amoureux de Iolanta, la possible autrement que par le sacrifice et la mort? prie de lui offrir une rose rouge et, après qu'elle lui La problématique de cet opéra, c'est la courbe en a tendu une blanche, découvre qu'elle est existentielle de Tchaïkovski lui-même, le racaveugle. La jeune fille, à qui il décrit les beautés de courci de ses combats et de ses échecs. Pas la lumière, s'écrie qu'elle voudrait accéder à cette étonnant, donc, qu'on y perçoive une charge forme de connaissance. Enthousiasme mutuel, et émotive exceptionnelle, reflet d'une âme suppliguérison finale. ciée. DOMINIQUE FERNANDEZ Comme toujours chez Tchaïkovski, la mu4-10 FEVRIER 1993/ 95 -