thérapies cognitives et philosophie stoïcienne - Pierre

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THÉRAPEUTIQUE
THÉRAPIES COGNITIVES
ET PHILOSOPHIE STOÏCIENNE
BERNARD GRANGER1
1. Professeur des Universités (Paris-V), praticien hospitalier
(hôpital Necker)
L
es ouvrages consacrés aux
thérapies cognitives citent
parmi les sources de cette
méthode thérapeutique la
philosophie stoïcienne. Plus généralement, on remarque une affinité
évidente entre la démarche qui
caractérise les psychothérapies et les
écoles philosophiques de l’Antiquité : en commençant une psychothérapie, le sujet s’engage, souvent sans
le savoir ou sans qu’on le lui dise,
dans un processus de transformation
de lui-même, un processus thérapeutique mais aussi éthique : citons
à ce sujet le psychanalyste JacquesAlain Miller qui avoue : “Etre lacanien c’était quelque chose comme
être stoïcien ou épicurien, une position éthique en ce monde”[9].
La justification du traitement
psychologique des maladies mentales repose sur une équation très
simple, exposée par les aliénistes du
XIXe siècle. Comme le rappellent,
M. Gauchet et G. Swain [5], citant
cette phrase d’Esquirol : “Les passions sont considérées comme
causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale.” Le
trouble mental étant d’origine psychologique, le traitement doit être
de même nature. Remarquons que
cette affirmation, qui paraît frappée
26
Correspondance :
Service de Psychiatrie d’adultes
Hôpital Necker
149, rue de Sèvres
75015 Paris
e-mail : [email protected]
au coin du bon sens, est éminemment critiquable. En effet, d’une part
les causes des maladies mentales
demeurent inconnues et la causalité
psychique en est probablement une
conception beaucoup trop réduite.
D’autre part, des moyens curatifs
biologiques, y compris pour des
troubles psychiques dont la cause
serait psychologique, ont montré
leur efficacité.
SUGGESTION
ET PERSUASION
D’emblée, deux notions vont s’opposer (ou se compléter) au sein des
écoles promouvant les thérapeutiques psychiques et restent fondamentales : la suggestion et la persuasion. Bernheim, chef de l’école de
Nancy, cité par M. Gauchet et G.
Swain [5], définissait en 1891, dans
son ouvrage Hypnotisme, Suggestion,
Psychothérapie, la suggestion comme
“l’influence provoquée par une idée
suggérée et acceptée par le cerveau”,
ajoutant que, en raison d’une fonction psychique appelée crédivité,
“toute idée acceptée tend à se faire
acte”, phénomène nommé idéodynamisme. Il y voyait les fondements de l’action hypnotique, assimilée donc à la simple suggestion.
Déjerine et Glaucker, en 1911,
PSN, volume I, numéro 3, mai-juin 2003
opposent la persuasion à la suggestion dans leur ouvrage intitulé les
Manifestations fonctionnelles des psychonévroses et leur traitement par la
psychothérapie, critiquant l’excès de
pouvoir impliqué par les méthodes
de suggestion qui “prétendent introduire dans la conscience d’un sujet
des idées nouvelles ou détruire des
idées existantes, en dehors de son
consentement et de son jugement”.
Les méthodes de persuasion, en
revanche, “veulent que l’idée nouvellement introduite soit consentie par
le sujet et que s’il abandonne une
conception à la faveur du traitement,
cet abandon soit fait volontairement
après réflexion et en toute connaissance de cause” (cité dans [5]).
Les partisans de ce modèle fondé
sur le raisonnement et le savoir plutôt que le pouvoir et la suggestion
n’ignorent pas que l’art de persuader,
la rhétorique, nécessite l’engagement
du sujet et que, s’il faut s’appuyer sur
la raison, il faut aussi toucher le
cœur : “Le psychothérapeute doit, s’il
veut modifier la mentalité et le moral
de son malade, s’adresser à peu près
uniquement au sentiment”, soulignent Déjerine et Glaucker, pourtant
promoteurs d’une approche rationnelle, mais n’ignorant pas les préceptes pascaliens.
THÉRAPEUTIQUE
RÉSUMÉ
Le système philosophique stoïcien comporte une physique, une logique et une éthique, organisées de façon
cohérente autour de la notion de logos ou raison universelle. On y retrouve, notamment avec la doctrine de l’assentiment et l’accent mis sur la domination des “passions”
par la raison, les prémisses des principes qui fondent les
thérapies cognitives actuelles.
MOTS CLÉS
Thérapies cognitives – Stoïcisme – Rationalité
UNE
PHILOSOPHIE IMPLICITE
DANS CHAQUE
PSYCHOTHÉRAPIE
Les nombreuses écoles psychothérapeutiques actuelles ont fait l’objet de
différentes classifications, fondées
notamment sur des critères anthropologiques, car chacune d’elle propose une vision de l’homme et une
philosophie implicite [1]. On peut
aussi les classer en fonction de critères quasi littéraires [2].
La psychanalyse, par exemple,
s’inscrit dans une perspective tragique : le déterminisme est interne ;
les choses sont pires qu’elles ne
paraissent (on songe à la phrase qui
ouvre les Maximes de la Rochefoucauld : “Nos vertus qui ne sont le
plus souvent que de vices déguisés.”) ; la vision est toujours en
ombre et lumière : il y a une part de
défaite dans la victoire, de victoire
dans la défaite, de souffrance dans le
plaisir, de plaisir dans la souffrance ;
la nature humaine est dominée par
des forces qui lui échappent, dont
certaines sont destructrices ; le cheminement du sujet est réglé par des
peurs et des motivations inconscientes ; les thèmes de perte, deuil et
mort sont centraux ; le sujet est fixé
dans ses conflits à l’issue de son
développement et, finalement, la
guérison est une illusion ; le sujet est
difficilement malléable et améliorable et donc le changement est toujours difficile.
A l’opposé, les thérapies com-
COGNITIVE THERAPIES AND STOICISM
ABSTRACT
Stoicism comprises three parts : physics, logic, and ethics,
coherently organized and based on the principle of logos
or universal reason. The doctrine of assent and the great
importance attached to the domination of “passions” by
reason have obvious similarities to the principles of
modern cognitive therapies.
KEYWORDS
Cognitive therapies – Stoicism – Rationality
portementales ou cognitives répondent plutôt à un schéma de comédie
(tout est bien qui finit bien) :
croyance au bonheur dans cette vie
une fois les obstacles dépassés ; ce
ne sont pas les conflits internes qui
vont être déterminants mais la lutte
du sujet avec des facteurs externes ;
les choses peuvent toujours bien
finir et s’améliorer ; on peut obtenir
des résultats positifs et même assez
rapides.
Pour aller plus loin dans cette
exploration des ressorts cachés des
psychothérapies, nous faisons l’hypothèse que la philosophie stoïcienne sous-tend les thérapies cognitives.
LE STOICISME :
UN SYSTÈME COHÉRENT
On découpe en général le stoïcisme
en trois périodes. La première voit la
création de cette école philosophique par Zénon de Citium à
Athènes, au IIIe siècle av. J.-C. Ses
premiers adeptes se réunissaient
autour du portique aux peintures, la
stoa poïkilè. Un deuxième auteur
important de cette période est le
troisième chef de l’école stoïcienne,
Chrysippe. Cantonné d’abord à
Athènes, le stoïcisme reste ancré
dans le monde grec dans sa deuxième période (dernière moitié du IIe
siècle et Ier siècle avant J.-C.), mais
établit ses premiers contacts avec le
monde romain, où se développe le
troisième stoïcisme, au Ier et le IIe
siècle de l’ère chrétienne. Le stoïcisme romain, appelé aussi stoïcisme
impérial, est dominé par Sénèque,
Epictète et Marc Aurèle. Il nous reste
très peu de textes des deux premières périodes, connues plutôt à
travers des témoignages, alors que,
pour la troisième période, on dispose de nombreux écrits.
Comment présenter le système
stoïcien ? Il se caractérise par sa
cohérence car il repose sur un principe unique : le logos, la raison universelle, une identité étant établie
entre la nature et la raison universelle. Le logos est identifié au dieu, qui
n’est pas le dieu des religions monothéistes et à qui donc on ne voue pas
de culte (Non pareo deo sed assentior,
je n’obéis au dieu mais je partage
son avis). Pour des raisons didactiques surtout, la philosophie stoïcienne se présente en trois grandes
parties, la physique, la logique et
l’éthique, qui forment un tout cohérent, et auxquelles correspondent
trois disciplines : la discipline du
désir, du jugement et de l’action.
Il ne faut pas concevoir la pratique philosophique comme un
exercice spéculatif ou une recherche
de connaissances, mais comme un
engagement et une conversion à une
vie nouvelle : “La philosophie ellemême, c’est-à-dire le mode de vie
philosophique, n’est plus une théorie divisée en parties mais un acte
unique qui consiste à vivre la
logique, la physique et l’éthique”,
commente P. Hadot [7]. Il ajou-
PSN, volume I, numéro 3, mai-juin 2003
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THÉRAPEUTIQUE
te : “Tout d’abord la philosophie se
présentait comme une thérapeutique
destinée à guérir l’angoisse.”
DISCIPLINE DU JUGEMENT ET
DOCTRINE DE L’ ASSENTIMENT
Il est évidemment impossible d’exposer la philosophie stoïcienne en
quelques paragraphes. Nous nous
contenterons d’en brosser quelques
grandes lignes en retenant surtout
les caractéristiques principales des
trois disciplines citées ci-dessus.
Que faut-il entendre par discipline du jugement ? Une distinction
fondamentale doit être rappelée : les
stoïciens séparaient ce qui dépend
de nous de ce qui ne dépend pas de
nous. Ce qui ne dépend pas de nous,
il faut l’accepter sans porter un jugement de valeur, car, selon Epictète,
“ce qui trouble les hommes, ce ne
sont pas les choses mais leur jugement sur les choses”. La discipline
du jugement va consister à prendre
du recul par rapport à la réaction
immédiate et à exercer sa raison
pour donner ou porter un jugement
qui soit en accord avec le principe
de raison universelle. La discipline
du jugement est centrale parce qu’elle repose sur la logique et elle gouverne aussi le désir et l’action : “La
logique pénètre toute la conduite”,
affirme l’historien du stoïcisme E.
Bréhier. Pour les stoïciens, il n’y a de
bien que le bien moral, il n’y a de
mal que le mal moral ; ce qui n’est
pas “moral”, c’est-à-dire ce qui ne
dépend pas de notre choix, de notre
liberté, de notre jugement, est indifférent, et ne doit pas nous troubler.
La logique stoïcienne est reconnue comme étant particulièrement
élaborée. Elle comprend une théorie
de la représentation et de la connaissance, qui a pour point de départ la
notion de fantasia. La fantasia est
l’impression que vont faire des
objets sur l’âme, mais c’est un phénomène passif – on pourrait à ce
propos retenir l’expression de “synthèse passive” proposée par Husserl
dans sa propre théorie de la représentation. Le fantaston est l’objet qui
provoque la fantasia. Mais chez les
stoïciens, du moins certains d’entre
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eux, la fantasia comprend aussi le
discours intérieur que l’on va se
tenir à ce moment-là – on parle alors
de fantasia logikai, sorte de jugement
immédiat accompagnant la représentation donnée par les sens. Les stoïciens vont opposer à la fantasia, le
fantasticon, c’est-à-dire des images
mentales créées sans objet extérieur
pour les provoquer, l’objet ainsi imaginé étant le fantasma [8].
Une comparaison utilisée par
Cicéron dans les Prémices académiques illustre cette théorie de la
connaissance et ses différents
stades : “Personne ne sait rien, sinon
le sage. Zénon le démontrait par des
gestes. Il montrait sa main ouverte,
les doigts étendus : ‘Voici la représentation’, disait-il ; puis il contractait légèrement les doigts : ‘Voici l’assentiment’. Puis il fermait la main et
serrait le poing, en disant : ‘Voici la
compréhension’ ; c’est d’ailleurs
d’après cette image qu’il a donné à
cet acte un nom qui n’existait pas
auparavant, celui de katalepsis ; puis
avec la main gauche, qu’il approchait, il serrait fortement le poing
droit en disant : ‘Voici la science, que
personne ne possède sinon le sage’
(cité dans [5]).” La doctrine de l’assentiment consiste à accepter ou
refuser d’après un principe logique
la réaction initiale, passive, automatique accompagnant la fantasia. Dans
un deuxième temps, il s’agit de donner son assentiment au jugement
considéré comme logique.
L’exemple le plus souvent cité
pour illustrer cet enchaînement
représentation, jugement, assentiment est emprunté à un texte d’Aulu-Gelle où les passagers d’un navire
sont pris dans une tempête (cité
dans [6]). Ils entendent des coups de
tonnerre, le vent se met à souffler, la
mer se démonte, ce qui suscite un
sentiment de peur, de danger. Une
fois cette réaction immédiate passée,
l’auteur va distinguer l’attitude du
sage de celle du non-sage. Le premier va se dire : “C’est seulement un
coup de tonnerre, c’est seulement la
mer qui se démonte, c’est seulement
une tempête, je n’y peut rien, personne n’y peut rien, je vais attendre
que le calme revienne”, alors que le
PSN, volume I, numéro 3, mai-juin 2003
non-sage va s’agiter, prendre peur,
s’affoler. Mais le sage, tout sage qu’il
soit, lui aussi aura eu initialement
cette réaction de peur. C’est dans un
second temps, par l’effort de sa raison et l’exercice de la discipline du
jugement qu’il peut considérer la
situation avec plus de recul, d’objectivité, et donc ne pas céder à son
sentiment de peur.
DISCIPLINE DU DÉSIR
ET DE L’ ACTION
Une des racines du stoïcisme est
l’école cynique, pour laquelle il fallait vivre selon la nature. La discipline du désir consiste aussi à souhaiter ce qui est utile à tout le monde,
consentir à ce qui arrive en plaçant
chaque événement dans la perspective du tout, s’efforcer d’être indifférent à que ce qui ne dépend pas de
nous, dans une sorte d’optimisme
métaphysique et une acceptation
joyeuse de ce qui arrive, car c’est la
raison universelle qui en a décidé
ainsi. P. Hadot rapproche d’ailleurs
cette attitude de celle de Nietzsche
prêchant l’amor fati, l’amour du destin [6].
Contrairement à ce que l’on croit
souvent, la discipline de l’action
n’est pas une affaire de volonté (velle
non discitur, la volonté ne s’enseigne
pas). En réalité, l’homme recèle un
principe directeur, un principe de
raison. S’il se “tend” suffisamment,
ce principe de raison va s’exprimer
et lui faire voir l’action droite. C’est
par l’effort que l’on arrive à obéir à
ce principe de raison. Selon l’image
habituellement utilisée, il s’agit de
tendre l’âme et l’accorder comme
une lyre.
Voilà présenté de façon outrageusement schématique le système
stoïcien (pour un exposé approfondi
de cette doctrine philosophique voir
[6, 8, 10, 11]). Clément Rosset a utilisé à propos de cette doctrine une
formule lapidaire : “Avec les stoïciens tout baigne”, opinion partagée
par Paul Veyne dans sa préface aux
Entretiens, Lettres à Lucilius de
Sénèque [11]. Le stoïcisme, juge-t-il,
est “un programme parfaitement
conçu, sans failles ni lacunes, [qui]
THÉRAPEUTIQUE
ne peut être complété ni modifié. Ce
royaume de l’idée fixe devait attirer
les personnes qui souffraient de
leurs pulsions ou de leur multiplicité interne et qui avaient besoin de se
simplifier le caractère et de se
contraindre ; le monde stoïcien, à
bords francs et sans marge, les rassurait. Au prix d’une rationalité si
étroite et monotone qu’on lui trouve
parfois l’ignorance juvénile des réalités douloureuses ou merveilleuses
et l’idée pauvre de l’homme. La
Nature est aussi simple qu’une
machine bien agencée et l’homme
est simple à son image ; tout ce qu’il
fait a un but qui est par définition
son bonheur ; il a la folie de compliquer un projet aussi net, ce qui le
rend malheureux ; il doit donc éliminer ces complications et alors il
sera authentiquement heureux.”
Paul Veyne ajoute qu’ “aucune philosophie n’est aussi éloignée de la
nôtre. Nous ne croyons plus que les
objets de nos peurs, de nos désirs
soient posés devant nous, n’étant
que ce qu’ils sont. Nous croyons
plutôt qu’ils n’ont pas d’objectivité
et sont ce que la peur ou le désir les
font apparaître.” En réalité, nos
conceptions actuelles peuvent tout à
fait rejoindre ces conceptions-là,
comme on peut essayer de le montrer à propos des thérapies cognitives.
THÉRAPIES
COGNITIVES
ET TRAITEMENT
DE L’ INFORMATION
Les thérapies cognitives sont nées
dans la deuxième moitié du XXe
siècle [3, 4]. Recourant à la métaphore informatique, les cognitivistes
considèrent que le système nerveux
central, le psychisme, reçoit des stimuli extérieurs, traite ces informations et émet des réponses sous
forme de pensées, de paroles ou
d’actions, suivant un modèle
entrées, traitement, sorties. Surtout,
le trouble mental est assimilé à un
trouble du jugement ou à une irrationalité dans le traitement des
informations. L’émotion est vue
comme une voie d’accès particulièrement propice au discours intérieur
et aux manifestations du trouble du
jugement qu’il traduit.
La thérapie rationnelle-émotive
de Albert Ellis est l’un des précurseurs des thérapies cognitives. Selon
cet auteur, si le sujet éprouve des
émotions trop fortes, pathologiques,
c’est qu’il raisonne mal. Le thérapeute a pour rôle de lui indiquer le raisonnement juste, de façon très directive. Cet aspect directif a été
abandonné par les cognitivistes qui
lui préfèrent la méthode du questionnement socratique : on va aider
le patient à découvrir ses propres
biais de raisonnement, à trouver ce
qui est plus logique pour lui, mais le
thérapeute ne va pas lui asséner
autoritairement sa vérité (on retrouve mutatis mutandis l’opposition suggestion/persuasion).
PENSÉES
AUTOMATIQUES
ET ALTERNATIVES
Les thérapies cognitives comportent
plusieurs étapes que nous ne pouvons examiner en détails dans le
cadre de cet article. Après un exposé de la méthode et la définitions
d’objectifs thérapeutiques, l’accent
est mis sur la distinction à opérer
entre trois catégories, selon une
grille que doit remplir le patient : la
situation telle qu’elle pourrait être
décrite par un observateur extérieur,
l’émotion ressentie dans cette situation et la pensée automatique qui
vient à l’esprit dans cette situation.
A situation objective égale, les réactions sont très différentes selon les
sujets et, souvent, la pensée automatique provoque ou entretient une
émotion pénible. Il s’établit en tout
cas un rapport entre émotion et
pensée automatique. Mais, autant
l’émotion est difficile à contrôler
directement, autant la pensée automatique peut être modifiée, cette
modification pouvant alors rendre
l’émotion moins intense ou différente.
La pensée automatique est considérée comme l’interprétation que le
sujet donne à l’événement. On
considère que chez les sujets qui
éprouvent des difficultés psychologiques, le jugement qui s’exprime
par la pensée automatique est très
souvent illogique. L’étape suivante
va consister à demander au sujet de
rechercher des pensées alternatives
qui soient plus adaptées à la situation, plus logiques, plus rationnelles, plus positives.
On reconnaît dans cette méthode
presque trait pour trait la doctrine
de l’assentiment telle qu’elle est
exposée par les stoïciens : à l’enchaînement représentation, jugement,
assentiment correspond la séquence
situation, pensée automatique, pensée alternative.
PROCESSUS
COGNITIFS
Appliquant plus avant le principe de
rationalité, les thérapeutes cognitivistes ont également recours à la
notion de processus cognitifs : ce
sont des formes de raisonnement
illogique retrouvées très souvent
chez les patients. Citons-en les principales :
- la pensée dichotomique, qui consiste
à juger en tout ou rien, sans nuance ;
- la généralisation, quand à partir
d’un événement unique, on tire une
conclusion générale (confronté à un
échec, le sujet se dit : “je rate tout ce
que j’entreprends”) ;
- la personnalisation, qui consiste à se
croire la cause d’événements dans
lesquels sa part de responsabilité est
faible ou nulle (par exemple, une
mère de famille qui pense qu’elle est
une mauvaise mère parce que son
enfant a une rhinopharyngite, qu’il a
contractée à la crèche) ;
- l’inférence arbitraire (on porte des
jugements sans preuve) ;
- la maximisation (on exagère les
aspects négatifs) ;
- la minimisation (on minimise les
aspects positifs) ;
- l’abstraction sélective (on ne choisit
qu’une partie d’un ensemble, en
général les éléments négatifs).
Pour aider le patient dans sa
recherche de pensées alternatives, le
thérapeute est parfois amené à
détailler les processus cognitifs cités
ci-dessus. Cela est d’autant plus utile
qu’en général, chez un sujet donné,
ce sont habituellement un ou deux
mêmes processus cognitifs qui sont
PSN, volume I, numéro 3, mai-juin 2003
29
THÉRAPEUTIQUE
mis en œuvre. Prenant conscience de
ce biais de raisonnement, le patient
dispose alors d’une clé pour trouver
des pensées alternatives et réagir de
façon différente, moins pénible, aux
événements contraires.
SCHÉMAS
COGNITIFS
ET IDÉAL DU SAGE
L’étape suivante de la thérapie cognitive consiste à rechercher les schémas cognitifs du patient. Ces schémas sont des éléments beaucoup
plus profonds et beaucoup plus
généraux que les pensées automatiques. Ce sont des vérités que le
sujet a sur lui-même et sur son environnement.
Ils sont en grande partie inconscients, innés ou forgés pendant l’enfance par l’éducation et les expériences vécues. Les expériences plus
récentes sont également capables de
les modifier. Ces schémas expliquent
les pensées automatiques. Les réactions émotionnelles les plus pénibles
se développent dans les situations en
rapport avec ces schémas. On considère que chez les sujets atteints de
certains troubles mentaux comme
par exemple les troubles de la personnalité ou certaines dépressions
existent des schémas dysfonctionnels, c’est-à-dire illogiques, paradoxaux ou en opposition avec la réalité. Le “remodelage cognitif”, étape
suivante et ultime de la thérapie
cognitive, fait appel à la réflexion
logique et à la raison dans le but de
remettre en cause les schémas cognitifs dysfonctionnels. Le thérapeute
s’appuie aussi à ce dernier stade sur
un principe de logique et de raison.
Les schémas ou postulats constituent une sorte de philosophie de la
vie dont le sujet n’a pas toujours
conscience et, d’une certaine façon,
on peut en rapprocher certaines
notions empruntées à l’idéal du stage
de la philosophie antique, stoïcienne
plus particulièrement. Cet idéal
comporte trois dimensions :
- l’ataraxia (tranquillité de l’âme),
- l’autarkeia (autarcie, autonomie,
liberté intérieure),
- la megalopsychè (grandeur d’âme ou
conscience cosmique, dilatation du
30
moi dans l’infinité de la nature universelle).
Ainsi, par exemple, les postulats
dysfonctionnels liés au jugement ou
à l’approbation des autres sont-ils
opposés à la recherche de la liberté
intérieure. Il est tentant également
de rapprocher la conscience cosmique du décentrement prôné par
les cognitivistes afin que le sujet ne
se voit plus au centre du monde,
relativise les événements, atteigne un
certain détachement, une certaine
tranquillité.
Certes, chez les stoïciens, cette
conscience cosmique était une véritable dilatation de l’âme décrite avec
lyrisme : “Souviens-toi que, bien que
tu sois mortel et que tu n’aies qu’une
vie limitée, pourtant tu t’es élevé,
par la contemplation de la nature,
jusqu’à l’infinité de l’espace et du
temps et que tu as vu tout le passé et
tout le futur”, déclare le stoïcien
Métrodore ; “L’âme humaine parcourt le cosmos tout entier et le vide
qui l’entoure, et elle s’étend dans
l’infinité du temps infini, et elle
embrasse et pense la renaissance
périodique de l’univers”, écrit de son
côté Marc Aurèle.
CONCLUSION
Les analogies entre stoïcisme et thérapie cognitive sont indéniables et
très profondes, notamment en raison
du principe de rationalité sur lequel
l’une et l’autre reposent. On retrouve aussi, point pour point, dans les
thérapies cognitives la doctrine de
l’assentiment, si importante dans la
logique stoïcienne. Comme d’autres
psychothérapies, toutes deux insistent à la fois sur l’acceptation de la
réalité considérée avec recul et
objectivité, et sur la nécessité du
changement, beaucoup plus profond
dans la perspective philosophique,
où l’on parle d’autotransfiguration.
Il ne faut pas pour autant être
victime d’une illusion rétrospective
et méconnaître les nombreux points
de divergence entre école stoïcienne
et thérapie cognitive. La principale
est peut-être que celle-ci est plutôt
normalisante, alors que dans l’Antiquité, ceux qui adhéraient à une
PSN, volume I, numéro 3, mai-juin 2003
secte philosophique étaient perçus
comme des gens à part, pour ne pas
dire anormaux ou fous. La recherche
de la sagesse tendait à les couper du
reste de la société. Les psychothérapies modernes visent l’inverse, ce
qui devrait susciter notre réflexion
■
critique.
RÉFÉRENCES
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Paris : Dunod
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3. Cottraux J. 2001. Les Thérapies
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4. Cottraux J. 2001. Les Thérapies
cognitives et comportementales. Paris :
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5. Gauchet M., Swain G. 1986. Du
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psychothérapie. Confrontations psychiatriques : 26, 19-40.
6. Hadot P. 1997 (1e éd. 1992) La
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7. Hadot P. 2002 (1e éd. 1993). Exercices spirituels et philosophie antique.
Paris : Albin Michel.
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11. Sénèque. 1993. Entretiens, Lettres
à Lucilius. Préf. P. Veyne. Paris : Robert
Laffont.
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