#3 Figures du monisme Introduction à la philosophie de l’esprit Genève, semestre d’été 2013 Jérôme Dokic, [email protected] La psychologie naïve • Notre conception des états mentaux vient en grande partie de notre psychologie naïve ou populaire (« folk psychology »). • Plusieurs auteurs font valoir que la psychologie naïve est constituée de principes plus ou moins tacites, du type « En général, on tâche de satisfaire ses désirs », « En général, on croit ce que l’on voit », etc. • Quel est le statut de ces principes? Théorie vs savoirfaire? Réalisme vs irréalisme intentionnel • Le réalisme intentionnel prend au sérieux l’ontologie de la psychologie naïve: les états mentaux, tels que les croyances, désirs, espoirs, etc., existent réellement, font partie de « l’ameublement du monde » (Russell). • En revanche, l’irréalisme intentionnel nous invite à récuser l’ontologie de la psychologie naïve, et à ne pas considérer que les concepts ordinaires de croyances, désirs, etc., renvoient à des états mentaux indépendants. Deux positions irréalistes 1. Matérialisme éliminatif (Patricia & Paul Churchland): – La psychologie naïve est pré-scientifique et incohérente. Elle est appelée à être remplacée par une théorie scientifique du mental, qui devra évacuer toute référence à des croyances, désirs, etc. 2. Interprétationnisme (Daniel Dennett). – La psychologie naïve est un outil indispensable, qui nous permet d’accéder à un niveau pertinent d’explication, mais elle n’a pas de conséquences ontologiques directes: les croyances, désirs, etc., ne sont pas des entités concrètes; ce sont des outils de classification et d’interprétation. Figures du physicalisme réalisme intentionnel physicalisme irréalisme intentionnel matérialisme éliminatif interprétationnisme La survenance globale • Selon la thèse de la survenance globale, un monde possible physiquement indiscernable du monde réel est aussi un double exact du monde réel. • Par exemple, il ne peut y avoir de changement mental non accompagné de quelque changement physique. • La relation de survenance est réflexive, transitive mais elle n’est pas symétrique (contrairement à la relation d’identité). La survenance locale • Selon la thèse de la survenance locale, les états mentaux d’un individu surviennent sur ses états physiques, par exemple cérébraux. • La thèse de la survenance locale est logiquement plus forte que la thèse de la survenance globale. La première implique la seconde, mais la réciproque n’est pas vraie. • Cf. la question de l’externalisme dans la philosophie de l’esprit. Une relation formelle • Même si la thèse de la survenance (globale ou locale) est l’un des piliers théoriques du monisme physicaliste, elle est compatible avec certaines formes de dualisme. • La survenance est une relation purement formelle de dépendance et n’implique pas logiquement que les états mentaux soient identiques à des états physiques. • Elle a une valeur explicative limitée; par exemple, elle n’explique pas comment la causalité mentale est possible. La théorie de l’identité • Selon la théorie de l’identité (psycho-physique), les états mentaux (respectivement les causes mentales) sont identiques à des états physiques (respectivement des causes physiques). • La théorie de l’identité est une forme forte de physicalisme, que l’on trouve déjà chez Thomas Hobbes (1588-1679). • Elle rend compte de la manière la plus directe possible de la causalité mentale, mais doit fournir une explication de l’attrait du dualisme naïf. Le béhaviorisme • Historiquement, le béhaviorisme scientifique est né d’une opposition à l’introspection comme méthode psychologique acceptable pour parvenir à la connaissance de nos états mentaux. • En philosophie, le béhaviorisme logique est la thèse selon laquelle les états mentaux sont des dispositions comportementales, c’est-à-dire des dispositions à agir de différentes manières dans différentes circonstances. Gilbert Ryle, La notion d’esprit (1949) • « Certes, croire que la glace est dangereusement mince consiste à ne pas hésiter à se répéter ou à dire à autrui qu’elle est mince, à agréer lorsque d’autres personnes l’affirment, à refuser d’accepter des énoncés disant qu’elle ne l’est pas, à tirer les conséquences de la proposition originale, et ainsi de suite. Mais c’est également avoir tendance à patiner prudemment, à frémir en imaginant tous les désastres possibles et à avertir d’autres patineurs » (p. 131 de la traduction française). La nature des dispositions • Certes, on peut avoir mal sans se comporter effectivement comme tel, mais on doit avoir au moins la disposition à se comporter comme tel. • Selon Ryle, les dispositions ne sont pas des événements ou des états qui se passent ou qui existent réellement quelque part. A fortiori, nous ne sommes pas conduits à nous demander de quelle substance sont les états mentaux. Un ensemble ouvert • Comme Ryle le fait lui-même observer, la liste des comportements qui manifestent une croyance est ouverte. • Or cette ouverture, qui semble inévitable, pose deux problèmes pour le béhavorisme logique, dont l’un au moins lui sera fatal. Deux problèmes 1. Qu’y a-t-il de commun à tous les comportements que l’on est enclin à associer à la croyance qu’il pleut ? • Il semble que la liste de ces comportements n’ait aucune valeur explicative pour qui ne soit pas déjà capable d’attribuer la croyance qu’il pleut. 2. Une croyance est compatible avec n’importe quel comportement. • La relation entre les croyances et le comportement est holiste et non pas atomiste. Les attitudes propositionnelles (croyances et désirs) se manifestent en bloc dans le comportement. Dimensions du béhaviorisme • Thèse ontologique: les états mentaux ne sont rien d’autre que des dispositions à agir. • Thèse épistémologique: l’attribution d’un état mental est fondée sur l’observation du comportement. – Béhaviorisme épistémique: rejette la thèse ontologique mais retient la thèse épistémologique. Notre connaissance des états mentaux, ou du moins ceux des autres, est fondée sur l’observation du comportement. La nature des états mentaux, par contre, n’est pas conçue sur le modèle béhavioriste. Le fonctionnalisme • C’est la position la plus courante en philosophie de l’esprit depuis les travaux de Hilary Putnam, Jerry Fodor et David Lewis. • Selon le fonctionnalisme, les états mentaux se caractérisent par leur rôle causal ou fonctionnel, c’est-àdire par leurs relations à l’expérience, à d’autres états mentaux et au comportement. • Par exemple, l’état de douleur se définit par une trame causale qui inclut ses causes (dommages corporels) et effets (comportement d’évitement) typiques. La neutralité du fonctionnalisme • Le fonctionnalisme affiche une certaine neutralité ontologique. • Le fonctionnalisme suppose une distinction entre le rôle fonctionnel et son occupant, c’est-à-dire l’entité qui réalise la fonction. • Selon la métaphore de l’ordinateur qui domine la conception fonctionnaliste du mental, ce qui compte est le « software » et non le « hardware ». • Par exemple, le fonctionnalisme est compatible avec le dualisme cartésien. La théorie de l’identité-type • Selon cette théorie, chaque type d’état mental est identique à un type d’état physique (par exemple, cérébral). • Les identités pertinentes (par exemple, la douleur est identique à l’activation des fibres C) ne sont pas établies a priori (comme dans le béhaviorisme logique), mais a posteriori, grâce aux sciences de la nature. • Elles sont du même ordre que les identités du type « L’eau est composée majoritairement de molécules H2O », « La chaleur est un type d’agitation moléculaire », etc. L’objection de la réalisabilité multiple • La théorie de l’identité-type conduit à une forme de « chauvinisme »: la douleur, par exemple, est identifiée à l’état physique qui la réalise chez un être humain normal. • Mais il est au moins concevable que d’autres créatures, humanoïdes ou non, éprouvent de la douleur tout en se trouvant dans d’autres états physiques (même dans la limite de la survenance des états mentaux sur les états physiques). • Autrement dit, la douleur semble être réalisable par plusieurs types d’états physiques. La théorie de l’identité-occurrence • Il s’agit d’une forme logiquement plus faible de la théorie de l’identité. • Elle prescrit que chaque occurrence d’état mental est identique à une occurrence d’état physique, mais ne se prononce pas sur l’identité des types mentaux et physiques. • Le théoricien de l’identité-occurrence peut reconnaître l’existence d’une relation nomologique entre ces deux types: certains types physiques suffisent à réaliser un type mental donné. Le dualisme des propriétés • La théorie de l’identité token-token implique une forme de dualisme des propriétés: il y a des propriétés physiques, mais aussi des propriétés psychologiques, et une seule et même substance peut avoir les deux jeux de propriétés. • Toutefois, la théorie de l’identité-occurrence reste essentiellement lacunaire en l’absence d’une réponse détaillée à la question de savoir en vertu de quoi différentes occurrences physiques réalisent le même état mental. Objections contre le fonctionnalisme (I) Le problème de la conscience • Parce que le fonctionnalisme définit les états mentaux en termes relationnels, il néglige leurs propriétés qualitatives, ou « l’effet que cela fait » d’être dans un état mental (Thomas Nagel). 1. Un système physique complexe et intuitivement non conscient, comme la Chine, peut en principe réaliser le système fonctionnel d’une personne consciente (Ned Block). 2. L’objection du spectre inversé. Même rôle fonctionnel, mais différence phénoménale manifeste. 3. L’objection des zombies. Les rôles fonctionnels n’exigent pas les qualia, qui peuvent être entièrement absents. Deux formes de conscience? • Peut-être le fonctionnalisme s’applique-t-il au moins à une forme de conscience, à savoir la conscience d’accès (conscience-A) par opposition à la conscience phénoménale (conscience-P) (Ned Block). • Après tout, la croyance, contrairement à la douleur, ne semble pas être associée à des qualia caractéristiques. • Mais cette distinction laisse dans l’ombre la relation entre les deux formes de conscience. Objections contre le fonctionnalisme (II) Le modèle causal du mental • Le fonctionnalisme accrédite le modèle causal du mental: la relation entre les états mentaux et le comportement est une relation causale: 1. Lorsqu’une croyance cause un comportement (avec d’autres états mentaux), il y a une relation contrefactuelle entre les deux: si l’agent n’avait pas eu la croyance, alors ceteris paribus, il n’aurait pas agi de cette façon. 2. Citer une croyance comme cause du comportement, c’est contribuer à expliquer celui-ci. 3. Dans la mesure où les causes impliquent des lois ou des régularités, il doit y avoir une loi ou une régularité dans la relation entre la croyance et le comportement. Les causes et les raisons • Selon une conception d’inspiration wittgensteinienne, le modèle causal du mental doit être rejeté: 1. Il suppose une vision mécaniste du mental. On impose au mental un mode d’explication qui ne convient qu’au physique. Raisons vs causes; verstehen vs erklären. 2. La relation entre les états mentaux et le comportement n’est pas une relation causale; c’est une relation d’expression. L’amusement ne cause pas le sourire; il s’exprime dans celui-ci. 3. Dans tous les cas, la relation entre les états mentaux et le comportement est logique et non pas causale. Lorsque les raisons causent • Supposons que A veuille tuer B, et qu’il ait une raison subjective(forcément mauvaise) de le faire: • Premier scénario: A est tellement remonté contre B qu’il tue la première personne qu’il rencontre dans la rue. Par hasard, cette personne s’avère être B. • Second scénario: A reconnaît B et le tue. • Selon Donald Davidson, A tue B et a une raison de le faire dans les deux scénarios, mais cette raison n’est une cause de l’assassinat de B que dans le second scénario. Descriptions vs événements • Davidson critique également l’argument wittgensteinien de la connexion logique. • Selon lui, si les descriptions de nos actions sont souvent conceptuellement liées aux descriptions que nous donnons des états mentaux qui les expliquent, les événements décrits dans les deux cas sont différents, et peuvent se trouver dans des rapports causaux. Le monisme anomal (Davidson) 1. Principe d’interaction causale. Au moins certains événements mentaux ont une interaction causale avec des événements physiques. 2. Principe du caractère nomologique de la causalité. Toute paire d’événements liés par la relation causale tombe sous des lois strictes. 3. Principe de l’anomalisme du mental. Il n’y a pas de lois psychologiques ou psycho-physiques strictes. Le retour de la théorie de l’identité • Davidson prétend que ces trois principes sont compatibles, en dépit des apparences. • Puisqu’ils expriment chacun une vérité importante, il convient de chercher un modèle du mental qui leur rend justice. • Selon Davidson, ce modèle est la théorie de l’identité-occurrence. Le danger de l’épiphénoménisme • Le monisme anomal de Davidson, comme d’autres versions de la théorie de l’identité-occurrence, se heurte à l’objection de l’épiphénoménisme du mental. • Une occurrence d’état mental cause-t-il un comportement en vertu de ses propriétés physiques ou en vertu de ses propriétés causales? • Par exemple, lorsqu’un la soprano brise un verre de cristal, le bris du verre est causé par les propriétés physiques du chant, et non en vertu du fait que celui-ci véhicule une signification.