L`apprentissage organisationnel et individuel dans le processus de

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L'apprentissage organisationnel et individuel
dans le processus de décision
Marc Bollecker
Laurence Durat
Cahier de Recherche
n°02/05
Université de Haute Alsace
Contacts :
IUT de Mulhouse
[email protected]
[email protected]
http://www.cargo.uha.fr
L’apprentissage organisationnel et individuel
dans le processus de décision
Les nombreuses contributions théoriques traitant de l’apprentissage organisationnel
n’ont pas encore réglé réellement la question du passage du savoir individuel vers le
savoir collectif, notamment dans la prise de décision. Cet article tente alors d’y apporter
un éclairage au travers d’une analyse conceptuelle, d’une part, et d’une étude empirique
qualitative réalisée auprès de 21 dirigeants, d’autre part. Les résultats de cette étude
montre, notamment, l’importance de remettre en cause le caractère fragmenté et linéaire
de la problématique du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage
organisationnel et contribuent à plaider plutôt en faveur d’une approche intégrée et
constructiviste.
Introduction
L'apprentissage organisationnel constitue depuis plusieurs années un domaine
largement exploré en Sciences de gestion. Si cette thématique n'est pas nouvelle – des
auteurs comme T.P. Wright l'ayant abordé dès 1936 au travers de la courbe d'expérience
– elle a pris plus récemment une dimension particulière pour les organisations situées
dans des environnements instables. Dans ces contextes, la nécessité de réagir et/ou
d'anticiper rapidement les modifications de l'environnement passe nécessairement par le
développement de capacités d'apprentissage (Senge, 1991) c'est-à-dire par "un processus
collectif d'acquisition et d'élaboration de connaissances et de pratiques participant au
remodelage permanent de l'organisation" (De la ville, 1998).
Les processus de décision sont au cœur de l’apparition et de la mobilisation de
connaissances au sein de la structure (Reix, 1995) et in fine de la réactivité
organisationnelle. En effet, la capacité d’une entreprise à devenir apprenante est
subordonnée à l’existence de décideurs créant les conditions de transfert du savoir
individuel vers le savoir collectif (Belet, 2003, Kim, 1993). Or, de telles conditions de
passage restent encore bien énigmatiques sur le plan théorique (Guilhon, 1998) malgré de
nombreux travaux portant sur cette problématique dans différents processus de gestion.
Cette contribution cherche alors, dans une première et seconde parties, à clarifier cette
question du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage organisationnel
dans la prise de décision, par l’analyse des théories de la rationalité (pure et limitée) et
des théories « interactionnistes ». Cette analyse nous conduit, d’une part, à identifier les
forces et les faiblesses de ces différentes approches et, d’autre part, à formuler une
hypothèse de travail qui est testée dans une étude empirique dont la méthodologie et les
résultats sont présentés dans une troisième partie.
1. L'apprentissage dans les théories de la rationalité
Le premier courant ou paradigme qui traite de l’apprentissage dans la décision
trouve sa source dans la rationalité pure et la rationalité limitée. Dans ces travaux, la
décision est considérée comme un processus linéaire par lequel on arrive à un choix entre
plusieurs options, plusieurs voies d’action, dans un contexte donné, selon un modèle
cartésien. Ce processus linéaire se décompose en actes séquentiels qui vont prendre forme
lors de la prise de conscience de l’existence d’un « problème », puis de la nécessité d’un
choix pour se poursuivre par le recueil et le traitement de l’information. Ces différentes
phases permettent d’élaborer un diagnostic, de déterminer des objectifs généraux et de
sélectionner une option parmi plusieurs scenarii en fonction des contraintes et des
ressources répertoriées1.
1.1. L'approche classique de la rationalité pure : un apprentissage « libre »
Les tenants de la rationalité pure considèrent que tout acteur est un décideur. Il en
résulte un statut particulier pour ce dernier puisqu’il présente trois qualités : il est
complètement informé, il est infiniment sensible, il est rationnel (Sfez, 1984). Ce postulat
de départ conduit à envisager la décision comme un acte rationnel et linéaire, marqué par
un but. Plus précisément, les décisions résultent d'une rationalité dont les choix visent la
maximisation des objectifs retenus (Louart, 1999). Dans un tel contexte, l'apprentissage
est considéré comme un processus individuel où le décideur est hyper-perspicace et
capable d'apprendre parfaitement et instantanément par introspection (Munier, 1995).
L'observation de la réalité permet à l'individu à la fois de se forger une perception de
celle-ci et d'acquérir des connaissances. Ces deux dimensions contribuent à la
construction des croyances à l'origine de la décision et à un apprentissage éductif
(Munier, 1995), qui sous-entend un environnement décisionnel simple et de petite
dimension. Dans la mesure où les décideurs procèdent par des changements graduels sans
bouleverser outre mesure leur domaine d'action (Louart, 1999), cet apprentissage se
réalise au mieux en boucle simple (Argyris, 1995). En effet, l'être humain observe les
conséquences de ses actes et ajuste ceux-ci pour parvenir à ses fins en explorant, essayant
et s'adaptant (Trahand, 1999).
La connaissance dans et du processus de prise de décision peut être transférée vers
l’organisation. En effet, le décideur peut recourir à des systèmes d'aide à la décision qui
consistent à proposer une formalisation mathématique des problèmes de décision pour
optimiser la fonction d'utilité. Cette formalisation se traduit par une explicitation du
savoir du décideur sous forme d'un algorithme calculable par une machine, et donc un
transfert du savoir tacite vers le savoir explicite c’est-à-dire une cristallisation dans une
mémoire active (Kim, 1993). Toutefois, ce passage de la connaissance individuelle vers
une connaissance collective n’est que partielle dans cette approche puisque même si
« certaines tâches de calcul, de recherche sont explicitables et confiées à la machine, la
conduite générale du processus de résolution est considérée comme un savoir tacite et
donc laissée à la pratique du décideur » (Reix, 1995, 26). Ce constat conduit à considérer
que l’apprentissage organisationnel et son articulation avec l’apprentissage individuel
n’occupe pas, nous semble t-il, une place importante dans cette approche.
1.2. L'apprentissage de la décision « encadrée » : les résultantes de la
rationalité limitée
Une seconde approche liée à la théorie de la rationalité se focalise davantage sur
ces deux niveaux d’apprentissage, dans la mesure où le rôle des structures
organisationnelles dans la prise de décision individuelle est analysé. L’approche classique
est largement critiquée dans les célèbres travaux de Herbert Simon qui mettent en
évidence les difficultés d'accès et d'interprétation de l'information pour le décideur, et
remettent en cause à la fois la maximisation de l'utilité et l'hypothèse de rationalité
1
C’est à peu de choses près le processus proposé par Omar Aktouf (1994).
illimitée. Simon a voulu comprendre le comportement de l’homme en situation de traiter
un problème et de prendre des décisions. Il a toujours intégré le décideur dans un
ensemble plus vaste, qu’il nomme son environnement. Simon part de l’idée que tout
comportement visant la rationalité se développe à l’intérieur de contraintes. Il estime que
les décisions prises au sein d’une organisation ne peuvent jamais être complètement
rationnelles parce que les membres de l’organisation n’ont que des capacités limitées en
matière de traitement de l’information :
–
d’une part, les individus sont contraints d’agir en se fondant sur une information
incomplète vis-à-vis de ce qu’ils peuvent faire et des conséquences de leurs actions ;
–
d’autre part, ils ne sont capables d’explorer qu’un nombre limité d’alternatives ;
–
enfin, ils sont incapables d’attribuer des valeurs exactes aux résultats des décisions.
En effet, l'environnement est trop complexe pour être totalement appréhendé et
l'homme le simplifie pour que son esprit soit capable de manier les facteurs retenus
(Simon, 1979) : les décideurs retiennent alors une solution satisfaisante à la place d’un
choix optimal. Ces travaux ont conduit à une approche à la fois individuelle et
organisationnelle de l’apprentissage dans la décision.
1.2.1. L’apprentissage décisionnel individuel
Certaines contributions, orientées vers une approche individuelle, prolongent les
travaux de H. Simon puisqu’elles portent sur les limites cognitives des individus faisant
obstacle à l’apprentissage. En effet, ces limites cognitives nuisent à l'apprentissage par
l'expérience (Senge, 1991, Argyris, 1995). Chaque individu possède un horizon
d'apprentissage qui correspond à un champ de vision dans l'espace et le temps qui lui
permet d'évaluer les effets de ses actes. Mais quand ces effets sont extérieurs au champ de
vision, il devient impossible d'apprendre par l'expérience. Les conséquences des actes les
plus importants sont donc rarement connues, car se manifestant dans une autre partie du
système. Par ailleurs, la simplification de l’environnement par l’homme, en raison de ses
capacités cognitives limitées, peut conduire à un apprentissage restreint (Argyris, 1995).
Enfin, des décalages peuvent être constatés dans le comportement humain entre ce dont
l’individu rend compte ou décrit au sujet de ses expériences et pratiques (théories
professées), et ce qu’il réalise effectivement (théories d’usage) (Argyris, 1995).
L’individu n'a, par ailleurs, pas conscience de la contradiction qui existe quand ces deux
théories sont différentes.
Ces trois obstacles - limites cognitives spatio-temporelles, simplification de
l’environnement, contradiction acte / discours – constituent des « filtres » cognitifs à la
compréhension de la complexité de la réalité. Ils ne seraient probablement pas considérés
dans les interactions interindividuelles comme dysfonctionnels par les auteurs de
l’apprentissage organisationnel, si l’individu ne mettait pas en œuvre des stratégies
défensives pour éviter de connaître l'embarras ou la menace (Argyris, 1995). Les
individus développent en effet des plans pour rester dans l'ignorance de cette divergence
afin d'éviter les situations menaçantes, alors qu'il serait capital de savoir apprendre
efficacement à ces moments précis (notamment en permettant de détecter une erreur et de
la corriger). Ces stratégies défensives sont donc néfastes à l’apprentissage organisationnel
car les individus créent et agissent dans le but de maintenir la stabilité de l'univers dans
lequel ils vivent (Argyris, 1988).
Pour combler ces limites naturelles de l’individu et assurer à l’organisation une
certaine qualité des choix qu’effectuent ses membres dans leur action, une structure
organisationnelle est déterminée (Simon, 1984). Ainsi, les règles, les normes et les
procédures dispensent l’individu de rechercher comment exécuter une tâche, quand
entreprendre telle action, quel degré de performance rechercher et permettent d’encadrer
et de contrôler le comportement décisionnel des membres de l’organisation. De ce fait,
selon cette approche, l’apprentissage dans la prise de décision est largement influencé par
la structure organisationnelle. Par exemple, les systèmes de contrôle de gestion 2
permettent aux individus d'apprendre à manager et donc à décider. Ces systèmes de
planification et de suivi des réalisations encadrent la décision et l’apprentissage
individuel (Lebas et Fiol, 1992) :
L’individu est incité à prévoir, à se projeter dans le futur, ce qui conduit à des
apprentissages par expérimentation. Il est amené à suivre les résultats, à constater les
effets et à rechercher les causes dans une optique de capitalisation de l'expérience et de
résolution de problèmes pour prendre des décisions correctrices.
le manager réalise des apprentissages relationnels puisqu’il apprend, grâce à ces
systèmes, à décider dans un espace déterminé. Il est ainsi amené à gérer la relation avec
ses collaborateurs en développant un comportement directif ou à l'opposé participatif,
avec ses collègues en enrichissant le comportement qui consiste à différencier le plus
clairement possible ses propres champs d'action et espaces de décision de ceux des pairs,
et enfin avec son supérieur en développant un comportement qui consiste à accepter les
orientations stratégiques, structurelles et culturelles déterminées par l'autorité.
Malgré l’intérêt d’une telle approche, l’articulation de l’apprentissage individuel
avec l’apprentissage organisationnel reste floue. Ces deux niveaux semblent, au contraire,
soit déconnectés soit confondus. Tel est le cas des apprentissages relationnels qui se
caractérisent par une structuration des pratiques grâce à la création d’un réseau
d’individus. Certaines contributions sur l’apprentissage décisionnel vont plus loin dans
une telle démarche en confondant le niveau individuel et le niveau organisationnel.
1.2.2. L’apprentissage décisionnel organisationnel
En effet, dans une perspective quasi-anthropomorphique, certains travaux mettent
en valeur que la structure organisationnelle permet à l’entreprise d'acquérir des
informations, de les interpréter, de les mémoriser et de les distribuer, c’est-à-dire de
réaliser des apprentissages (Levitt et March, 1988, Huber, 1991) à l’instar du cerveau
humain. Les systèmes d’information, qui sont au cœur des processus décisionnels,
contribuent à un tel accroissement de la connaissance collective puisqu’ils sont
considérés comme « un ensemble organisé de ressources (matérielles, logicielles, en
personnel, données, procédures) permettant d’acquérir, traiter, stocker, communiquer
des informations » (Reix, 1995, 75). Ces systèmes d’information permettent ainsi un
retour d'expérience organisationnel (Lorino, 1997) qui consiste à tirer des leçons des
événements. Le retour d'expérience permet en effet de savoir ce qui a été fait, en
exploitant le flux d'information engendré par la réalisation d'une activité, pour le réutiliser
si l'action est positive, ou la corriger dans le cas contraire, et de savoir ce qui n'a pas été
fait et pour quelles raisons (Girod, 1995, p. 164). Les décisions prises à partir de ce retour
d’expérience ne conduisent à l’accroissement du savoir collectif que lorsqu’elles sont
appliquées. En effet, les auteurs de l’apprentissage organisationnel considèrent
unanimement que, pour qu'il y ait véritablement apprentissage, la connaissance nouvelle
2
Pour une conceptualisation des systèmes de contrôle de gestion, nous renvoyons le lecteur vers
l’ouvrage de M. Bollecker (2003).
produite par les membres de l'organisation ou acquise à l'extérieur doit être cristallisée
dans une mémoire active (Kim, 1993). Les mécanismes mnésiques se manifestent
notamment par les routines définies comme « des modèles d’interaction qui constituent
des solutions efficaces à des problèmes particuliers » (Dosi, Teece, Winter, 1990, p.
243). L’apprentissage organisationnel qui découle ainsi des décisions peut apparaître en
boucle simple puisqu’il consiste en la découverte et la correction d’une erreur par rapport
à un ensemble de normes de fonctionnement (Argyris, 1995), et/ou en boucle double qui
se traduisent par la remise en question de la pertinence des normes de fonctionnement
(Argyris, 1995).
Par ailleurs, d’autres approches mettent en avant que le processus de décision
permet à l’organisation de réaliser un méta-apprentissage qui porte sur les modes
opératoires de l’acquisition des connaissances collectives. Ce type d'apprentissage – de
second ordre – porte sur les règles de décision, ou sur les principes d'arbitrage permettant
d'apprendre à apprendre (Argyris, 1995). Ainsi, selon H. Simon (1991), pour décider, les
individus se fondent sur leurs expériences passées en recherchant leurs « routines
décisionnelles » dans lesquelles ils tentent de trouver des conditions de choix déjà
connues. L'apprentissage organisationnel se situe dans ce processus de routinisation,
lorsqu'il se traduit par une meilleure compréhension et restructurations des problèmes à
l'origine des décisions, c'est-à-dire par une transformation du célèbre processus
Intelligence - Modélisation - Choix (Simon, 1991). De manière plus précise,
l'apprentissage organisationnel apparaît dans les principales phases de ce processus de
décision :
Dans l'émergence de la prise de conscience de la nécessité de décider (Sasseville et
Julien, 1980) l'apprentissage peut se manifester non pas nécessairement à partir des
problèmes identifiés, mais dans la connaissance de solutions ou d'idées qui conduisent à
remonter à l'identification des problèmes correspondants (Hamdouch, 1995).
Dans l'identification des contraintes, l'expérience accumulée dans ce domaine est
importante, dans la mesure où cette phase est récurrente ce qui permet d'accroître la
capacité de l'organisation à faire face à celles-ci.
La mise en place de routines et de procédures dans la phase de recherche et d'analyse
d'informations constitue une cristallisation du savoir tacite du décideur vers le savoir
explicite. Cette recherche d'informations est également source d'apprentissage
organisationnel dans la mesure où les « offreurs » et les « demandeurs » d'informations se
positionnent les uns par rapport aux autres au regard de leurs motivations, de leurs
intérêts et de leurs objectifs. Il s'agit donc d'un apprentissage organisationnel relationnel
(Hamdouch, 1995).
Enfin, dans la phase de choix, l'apprentissage apparaît dès lors que les décisions de même
nature ont conduit, par le passé, à un succès ou à un échec. Les conséquences des
décisions antérieures conduisent ainsi à la réitération ou la modification des choix futurs.
Cette orientation des travaux sur le processus de prise de décision conduit à une
approche « organisationnelle » de l’apprentissage (Moingeon et Ramanantsoa, 1995). Elle
néglige, en effet, l’augmentation de la connaissance individuelle et son articulation avec
la connaissance collective, alors que l’homme est au centre de ce phénomène d’après les
spécialistes de l’apprentissage organisationnel.
L’ensemble des théories de la rationalité abordées appréhende donc l’apprentissage
comme étant un processus individuel ou organisationnel laissant apparaître deux logiques
irréductibles, occultant l’articulation des deux niveaux. Un second ensemble de travaux
cherche à se distinguer des théories de la rationalité en expliquant plus clairement les
modalités de transfert de la connaissance individuelle vers la connaissance collective par
des interactions sociales.
2. L’apprentissage dans les théories de la décision « interactionnistes »
Ce second courant postule la décision comme étant le résultat d’un processus,
puisqu’elle se construit au gré des interactions sociales.
Les travaux relatifs à l’aide à la décision se focalisent sensiblement sur la
construction collective de la décision, par exemple par le biais de l’analyse du rôle de
l’homme d’étude. Le rôle de ce dernier « consiste entre autres à expliciter le modèle, à
l’exploiter en vue d’obtenir des éléments de réponses, à éclairer le décideur sur les
conséquences de tel ou tel comportement en les lui rendant intelligibles, éventuellement
en prescrivant (préconiser, conseiller) une série d’actions ou encore une méthodologie ».
(Roy, 1985, 17). Pour B. Roy (1985), l’homme d’étude est un être influent, ne serait-ce
parce qu’il est simplement en interaction avec d’autres individus. En effet, dans une
situation d’aide à la décision, « l’on ne peut pas, voire l’on ne doit pas, rester extérieur
au processus de décision dans un simple rôle d’observateur sans la moindre influence.
Les nombreux actes de ce processus (questions, orientations, collecte des données,
premières réponses fournies, résultats intermédiaires…) contribue à intégrer largement
les valeurs de ceux qui procèdent à l’aide à la décision » (Roy, 1985, 18). L’influence de
la personne chargée d’aider le décideur peut être plus importante encore, notamment
lorsqu’elle s’engage dans un processus de prescription d’actions. Certains auteurs tels que
J. Moscarola (1987) estime que la décision est toujours influencé de manière plus ou
moins forte par l’organisation quel que soit le paradigme en vigueur. Dans « le
paradigme de la raison de l’analyse et de l’intelligence », même si le décideur est un
acteur libre et rationnel, il n’en est pas moins sous l’influence de l’homme d’étude qui
argumente et démontre. Dans « le paradigme des règles, des contraintes et des forces »,
le décideur est un automate plus ou moins programmé conformant ses actes aux
procédures mis en place par l’homme d’étude. Enfin, dans « le paradigme du verbe, des
réseaux et de l’influence », l’acteur est un être politique jouant de l’information et du
verbe comme moyen d’influence, mais est lui-même influencé par l’homme d’étude qui
cherche à convaincre.
Les recherches de H. Mintzberg montrent également les influences diverses que
subit le décideur. En effet, la décision se construit souvent à partir d’une information
informelle et plus particulièrement les potins, les rumeurs et autres spéculations
(Mintzberg, 1998). Cette information est donc recueillie par communication verbale, ce
qui permet au manager de pratiquer un échange d'informations en « temps réel ». La
décision est donc moins ordonnée, séquentielle et individuelle que relationnelle,
simultanée et collective.
Les travaux qui abordent les aspects socio-politiques de la décision se focalisent
également sur le caractère collectif de la décision. En effet, l'entreprise n'est qu'un groupe
de participants aux demandes disparates (Cyert et March, 1970). Les buts de
l'organisation, de ceux qui la dirigent et de ceux qui y participent ne sont donc ni
similaires ni même compatibles. Le maintien de la coalition ne peut alors se réaliser que
par l'application du principe de satisfaction. Chaque acteur ne cherche pas l'action qui
donne le meilleur résultat mais une action qui conduit à un résultat jugé satisfaisant. Ceci
nécessite la négociation des parties prenantes. Le processus de décision est donc marqué
par les mécanismes de conflits, de négociation, de compromis. A chaque étape du
processus décisionnel intervient un phénomène de négociation entre participants qui peut
s'interpréter comme une confrontation et une tentative de rapprochement des intérêts, des
motivations, des objectifs respectifs des différentes parties prenantes (Hamdouch, 1995).
Le choix final se construit progressivement au gré des interactions et des négociations
avec les autres membres de l’organisation.
Dans cette perspective, l’apprentissage organisationnel dans la décision est le
résultat de ces interactions. En effet, ces dernières permettent, d’une part, la présentation
réciproque des attentes des différents membres et, d’autre part, la découverte de solutions
auxquelles aucun individu seul n'aurait pensé. La décision collective sera donc d’une
toute autre dimension que les propositions faites individuellement (Probst et Büchel,
1995). La décision est le résultat d’un construit social en d’autres termes les résultats
désirés par chaque membre (Senge, 1991) et des connaissances organisationnelles qui
sont le fruit d'une production collective (Doz, 1994). Cette coopération passe par des
phases de conflit où la participation dans le groupe permet d'exprimer les éléments de
désaccord et conduit à l’élaboration d’un consensus interne au groupe. L’approche sociocognitive (Doise, 1993, Girin, 1990, Lauriol, 1996 ) défend l’idée que ce sont les
régulations d’ordre social qui amènent l’individu à réguler ses propres activités de
raisonnement et d’action sur le monde, particulièrement lorsque celui-ci est confronté à
des situations complexes ou ambigües. L'articulation de ces compétences individuelles
passe non seulement par le dialogue mais plus encore par la discussion. Dans la
discussion une série d'opinions sont présentées et discutées (Senge, 1991). Le dialogue est
un échange libre et ouvert qui exige une écoute très attentive des autres et une mise entre
parenthèses de ses propres idées. Il s'agit alors de dépasser les perceptions de base de
chacun. Ces interactions entre des compétences distinctes et la qualité de leur
combinaison sont une forme d'apprentissage organisationnel et constituent alors la
compétence collective (Doz, 1994). Cet apprentissage intervient en amont de la mise en
œuvre de la décision et de sa cristallisation dans les routines.
La théorie des conventions met également en évidence que l’individu ne décide pas
seul, mais dans un environnement social qui influence ses choix. L'approche
conventionnaliste, qui se diffuse à la fin des années 1980 en France, a pour ambition
d'améliorer la compréhension des mécanismes socioéconomiques en étudiant
l'élaboration, l'articulation et la signification des règles conventionnelles (Gensse 2003).
Les tenants de cette théorie mettent en avant que les individus décide à partir de « ce qui
se fait » dans leur environnement, de conventions, et non pas seulement à partir de calculs
rationnels. Les conventions sont, en effet, « un ensemble de règles prescrivant des
comportements dans un contexte déterminé » (Brousseau, 1993) et, plus précisément, un
« ensemble de critères, implicites ou explicites auxquels un individu se réfère au moment
de décider » (Gomez, 1996, 182). Il s'agit de l'ensemble des repères communs qui
permettent l'action en désignant les comportements « normaux », c'est-à-dire les choix
effectués par d'autres individus supposés agir de façon identique. Il suffit donc d'imiter
pour donner du sens au choix individuel. Cette approche de la décision conduit à mettre
en évidence les apprentissages mimétiques réalisés par les décideurs. L’imitation permet
ainsi le transfert de la connaissance tacite d’un lieu vers la connaissance tacite d’un autre
lieu (Nonaka et Takeuchi, 1997). Plus précisément, cet apprentissage social (Bandura,
1986) consiste à partir des expériences et des succès des autres (Garvin, 1993) en
évaluant les résultats obtenus par ses partenaires dans l’application d’une action avant de
se l’approprier.
Les différentes théories abordées dans le cadre de ce courant mettent donc l’accent
sur les interactions sociales pour expliquer les modalités de prise de décision. Le passage
de la connaissance individuelle vers la connaissance collective est subordonné à
l’existence d’interactions. L’individu comme le groupe apprennent ainsi progressivement
de manière itérative et continue. Toutefois, ce courant semble jeter le bébé avec l’eau du
bain dans la mesure où il minimise les apports des théories de la rationalité. Il postule que
le décideur se situe dans une dynamique collective à laquelle il ne peut échapper. En
d’autres termes, la décision étant le fruit d’une construction sociale, la liberté
décisionnelle et donc d’apprentissage de l’individu est réduite à la portion congrue. Or,
les sociologues ont montré que « la structure formelle et informelle ne règle pas tout…
les acteurs disposent toujours d’une marge de manœuvre » (Crozier et Friedberg, 1977,
147). Par ailleurs, le contexte organisationnel et notamment structurel, qui encadre la
décision et l’apprentissage, est également minimisé alors qu’il joue un rôle majeur dans
les théories de la rationalité limitée.
Même si certaines contributions de l’approche « interactionniste », comme celle de
J. Moscarola, intègrent les apports des théories de la rationalité, il n’en reste pas moins
qu’il s’agit d’analyses alternatives qui définissent des différences de modalités
décisionnelles en fonction du contexte. Cette fragmentation des approches de la décision
peut constituer une des explications du morcellement des travaux et de la juxtaposition
des recherches relatives à l’apprentissage (Moingeon et Ramanantsoa, 1995). Or, il nous
semble que l’étude de l’articulation du savoir individuel avec le savoir organisationnel ne
peut s’affranchir d’une prise en compte de l’individu à part entière, et donc de sa liberté
décisionnelle, du rôle des structures et de celui des groupes de manière complémentaire
voire intégrée. Ce positionnement, qui se traduit par l’intégration des théories de la
rationalité et des théories de la décision « interactionniste » dans l’analyse de la
« transaction » entre la connaissance individuelle et la connaissance collective, a été testé
dans une étude empirique.
3. L’éclairage d’une étude empirique
L’étude empirique a été réalisée auprès de 21 dirigeants (les acteurs appelés à
diriger et à organiser les activités dans des collectifs de travail) occupant des postes divers
(présidents, directeurs généraux, responsables marketing, directeurs commerciaux,
directeur régional, directeur de division, directeur de département) dans des entreprises
industrielles des secteurs de la télécommunication, du textile, de l’ingénierie électrique et
de la mécanique. Pour respecter le principe d’adéquation entre l’objet de la recherche et
le type d’échantillon (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1973) nous avons opté pour
un échantillon de base qualitatif, permettant des descriptions et explications riches et
solidement fondées de processus ancrés dans un contexte déterminé. Nous avons choisi
d’effectuer un travail d’enquête multi-cas opérationnalisée par un protocole d’entretiens
semi-directifs auprès des dirigeants. Une double procédure qualitative et quantitative a été
utilisée pour l’exploitation des données. La proposition a été testée à travers 5
dimensions, composées chacune de 8 à 11 variables (45 en tout) :
– le dirigeant et sa fonction (son rôle, sa conception du management, ses atouts, ses
priorités, etc.)
– les pratiques et représentations de la décision (type de décision, enjeux de la
décision, compétences requises pour décider, difficultés rencontrées, méthodes
employées, etc.)
– le mode d’apprentissage du dirigeant (domaine d’apprentissage, compétence à
acquérir, capacités cognitives, méthodes d’apprentissage, objet de l’apprentissage,
conception de l’apprentissage, etc.)
– son système relationnel (s’appuie-t-il sur des modèles de référence, lesquels, quelles
sont ses attentes vis-à-vis de ses collaborateurs, sa direction, etc.)
– la procédure mise en œuvre par le dirigeant dans son parcours professionnel (son
projet passé, son parcours, son projet d’avenir, ses objectifs, sa préparation, etc.).
Les résultats permettent de dégager trois dimensions significatives susceptibles de
tester notre positionnement sur l’importance du groupe, de l’individu et de l’organisation
dans l’apprentissage : les réseaux interne et externe, les expériences passées, le
mimétisme.
3.1. Mobilisation des réseaux interne et externe
L’analyse des entretiens montre que le dirigeant, attaché à ses prérogatives
décisionnelles et revendiquant sa part de responsabilité dans les conséquences de cellesci, ne cache pas que le processus global de formulation des décisions se nourrit également
d’une maturation collective. Il ne s’agit pas de n’importe quelle source, mais d’un réseau
pré-constitué par ses soins, dès son accession à des postes de direction, et qui semble
jouer le rôle de garant, de miroir voire de balisage protecteur.
Ce réseau est très sollicité (17 dirigeants sur 21 et 81% de fréquence des citations)
pour différentes exploitations : observation ou échanges, mais aussi demande de conseils
voire de validation des orientations choisies.
« Pourquoi on se plante pas, parce qu’on écoute, autour de soi, y a des gens
compétents, chacun amène sa vision et influe sur la décision. » (Ent n°1)
« Après, c’est le feeling, c’est voir les influents sur ce marché, c’est voir si ce sont
des gens sérieux ou pas… » (Ent n°5)
Les échanges sont pensés comme éléments indissociables du processus de décision.
« Mais pour ma part, j’insiste sur le fait que cette décision stratégique ne pourrait
être formulée que par également la confrontation avec les idées des autres et la discussion
avec les autres, quand je dis les autres, ça peut être des gens d’horizons très différents et
d’ailleurs je pense que c’est probablement, une chose que j’essayerai à l’avenir de
développer, c’est que face à une décision à prendre, je n’hésiterai pas à aller fouiner dans
des idées éventuellement complètement en dehors du secteur d’activités … » (Ent n°2)
Les relations sociales du dirigeant sont marquées de nombreux échanges avec les
clients, les collaborateurs, où la proximité est grande, débordant parfois sur le domaine
privé, mais aussi en général avec les partenaires, le réseau de dirigeants, les concurrents :
l’interaction est vitale pour le fonctionnement optimal dans le processus décisionnel.
« Donc ça c’est sûr que, quand vous faites des créations textiles, vous voyez quand
même tous les milieux parisiens de grands décorateurs, de, d’architecte qui font de grands
projets, Jean Nouvel, tout ça, c’est des gens que j’ai côtoyé, c’est très intéressant, c’est
très intéressant. » (Ent n°10)
Cette recherche d’assentiment, de compléments d’information voire de
contradiction n’est pas sans rappeler l’importance du conseil des hommes d’études que
nous évoquions plus haut (apprentissage partagé de la décision) :
« Un manager n’est jamais seul, quoi ! il est entouré, donc c’est de s’entourer déjà
avec des gens de confiance. Des gens, qu’il peut choisir. C’est pas toujours le cas. Tu vas
essayer d’atteindre si tu veux, des gens qui, avec lesquels tu t’entends bien… et donc ça
c’est important, oui, quand tu fais ton animation, j’dirai aussi bien d’organisation mais de
ton mode de fonctionnement, c’est de t’appuyer sur ces gens et d’échanger avec eux, et tu
vas pouvoir collecter un certain nombre d’idées » (Ent n°8)
La dimension sociale est omniprésente dans l’orientation stratégique comme dans
le processus décisionnel. Constamment, le dirigeant cherche des informations, les valide
en fonction de son environnement, entretient un relationnel fort avec lui, tissant des liens
nécessaires au bon fonctionnement de son activité mais s’engageant aussi de manière
personnelle dans cette activité, si bien que l’on identifie un besoin allant au-delà de
l’utilisation d’un moyen. Il est vital pour le dirigeant d’être entouré, porté parfois par son
environnement et les relations qu’il établit avec lui, en conscience parfois, de cette
interdépendance :
« Donc, le manager existe au travers des équipes qu’il a autour de lui, et c’est tout.
Lui tout seul, il est rien, il vaut rien. » (Entretien n°8)
Réseau interne et externe, le dirigeant on le voit, n’est pas seul, bien au contraire le
processus de la décision naît d’un terreau relationnel qui probablement est lui-même
conditionné d’une certaine manière à envisager un nombre fini de réponses, à utiliser des
méthodes propres à son champ de pratiques. Au delà d’une socialisation professionnelle,
on peut évoquer un apprentissage social.
3.2. Un répertoire d’actions passées : une inspiration situationnelle
L’étude des entretiens montre également que les situations de décision déjà vécues
vont servir de répertoire d’action aux dirigeants. En effet, dans les méthodes permettant
l’apprentissage des décisions par les dirigeants rencontrés vient en première instance
l’utilisation des décisions précédentes pour 76,2% des citations (16 dirigeants sur 21). Les
dirigeants se servent beaucoup de leur perception des décisions passées : auto-évaluation,
mémorisation de situations antérieures, extrapolation à des problèmes actuels,
l’expérience préalable est très exploitée :
« Mémoire de ce que tu as pu accumuler au fil du temps, où tu peux avoir des
situations équivalentes ou s’approchant. Donc, en disant, mais attends, dans ce contextelà, telle, t’avais pris telle décision, ça s’est déroulé comme ça, puis essayer d’en tirer
profit et … » (Ent n°8)
Toutefois, il semble être question d’un travail de comparaison, d’analogie, distinct
d’un amalgame ;
« C’est pas parce qu’une situation, on n’est jamais dans la même situation, il faut
s’inspirer d’une situation déjà vue, et, il faut les ext.., il faut arriver à faire l’extraction du
contexte et à partir de là, on peut, on peut réappliquer un certain nombre de choses , c’est
comme ça que vous pouvez…, mais des choses qu’il faut vraiment manipuler avec
précautions, parce qu’on est jamais 100% dans la même, dans le même environnement, y
a toujours des paramètres qui changent. » (Ent n°6)
De même l’observation en vue d’une réexploitation est délibérée :
« Le fait de visiter des clients ou des fournisseurs, ou d’autres trucs, c’est toujours
une source de, d’inspiration, parfois même d’espionnage, quoi. Se dire, tiens, ils font ça
comme ça, c’est pas bête ! Euh, on pourrait aussi faire comme ça. Bon, de piquer des
idées, quoi… » (Ent n°13)
Découlant de l’appel à ce répertoire de décisions passées, émerge la volonté de pas
refaire à deux reprises la même erreur pour 42,9% des citations (9 dirigeants) :
« On peut se tromper et je fais partie des gens qui bâtissent à partir de leurs erreurs,
je pense que c’est comme ça qu’on progresse, mais il est interdit de commettre deux fois
la même faute, ça sous-entendrait qu’on n'a rien appris et je veux me servir de ce que je
fais constamment. » (Ent n°4)
S’ils s’autorisent l’erreur, comme expérience nécessaire et inévitable, celle-ci doit
être structurante et amener de nouvelles attitudes, il est quasiment impensable de se
tromper deux fois affirment une partie des dirigeants de l’échantillon.
« Ah là, il faut admettre que je me suis trompée et, et là il faut aussi savoir accepter
qu’on est, qu’on fait des fautes et puis apprendre que qu’on les répète pas. Tout le monde
peut faire des fautes, mais vous pouvez pas faire deux fois la même faute, euh, ça c’est
bête ! Alors ça, je me suis toujours dit, j’ai toujours appris beaucoup de mes fautes, j’ai
dit, ‘alors ça, faut plus faire, solutionner comme ça parce que ça va pas’. » (Ent n°19)
« c’est quelqu’un qui avait fait des grosses bêtises euh, an niveau du choix des
investissements, je considérais que trop, c’est trop, on a droit à l’erreur, mais faut peutêtre, perseverare diabolicum (…) » (Ent n°20)
Ces éléments nous donnent à penser que l’acquisition d’expérience devient
probablement l’assise d’une plus grande complexité cognitive du dirigeant :
« Oh, j’crois qu’c’est une compétence d’analyse de situations. Et qui se crée au fur
et a mesure parce qu’on sédimente, c’qu’on a vécu, quoi. » (Ent n°5)
« Oui, bien sûr, on s’enrichit, on s’enrichit en permanence, parce que, on prend
plus le temps d’écouter, et puis on se souvient de situations passées, donc on peut faire
des comparaisons, c’est sûr que l’ancienneté enrichit » (Ent n°12)
Les travaux de Virginie Baudoin (1996) s’inscrivent dans ce courant de recherche.
En effet, le degré de complexité mesuré chez un individu pourrait être lié à des facteurs
tels que sa familiarité à l’égard d’objets ou de domaines d’activités étudiés : ainsi plus un
sujet aurait accumulé d’expérience dans un domaine d’activité, plus il serait susceptible
d’exercer un degré de complexité cognitive élevé dans le traitement de situations liées à
ce domaine. Les travaux réalisés en psychologie cognitive sur le développement de
l’expertise permettent de confirmer ce point. Certains auteurs expliquent en effet que les
individus acquièrent avec l’expérience des modèles de connaissances de plus en plus
nombreux et de plus en plus larges dans leur domaine d’activité. L’augmentation du
volume de connaissances relatif à un domaine d’activité est par ailleurs associé à un
changement dans le comportement informationnel des sujets. Le degré de complexité
cognitive exercé par un individu à l’égard d’objets ou de domaines d’activité peut être
soumis à un effet d’apprentissage résultant de la multiplication des expériences vécues, à
la condition que celles-ci soit ‘traitées’, càd soumise à la réflexivité.
L’expérience individuelle constitue donc la seconde dimension de l’apprentissage
dans la décision. Toutefois, cette capitalisation de la connaissance ne se réduit pas à
l’individu.
3.3. Le mimétisme : la référence patronale
Les remarques des dirigeants interrogés montre qu’il est également question d’un
apprentissage collectif, dans la mesure où l’organisation créée et propose la diversité
d’expériences rendant possible l’amélioration de la compétence décisionnelle. Le rôle de
l’organisation est important notamment dans le transfert de compétences entre dirigeants.
Les situations décisionnelles et les choix des autres décideurs constituent ainsi un cadre
de référence pour la décision.
Dans leurs propos, les patrons côtoyés par les dirigeants rencontrés semblent jouer
le rôle de figures tutélaires, d’inspiration quant à leur action mais également leur
comportement dans les situations observées. La profondeur de cette imprégnation est
remarquable : l’ensemble des 21 dirigeants de l’échantillon la relève !
« Je sais pas si j’ai une méthode, non, je pense que sur le plan professionnel, il y a
d’abord l’expérience, c’est-à-dire, ça c’est avoir vu d’autres en situation de, pour pouvoir
ensuite soi-même, penser à telle personne qui était dans cette situation, comment elle a
réagi, et après, fin on a souvent un peu, enfin je sais pas si on peut appeler ça des maîtres,
mais c’est vrai quand on arrive en entreprise sur des postes on est un peu junior et, du
coup on regarde, moi c’est vrai j’ai toujours été très observateur » (Ent n°11)
Arrivant dans des fonctions dirigeantes, le dirigeant est loin d’être vierge de toute
imprégnation ; il est à la fois attiré par les projections d’un statut et d’un titre prestigieux,
et porté par une confiance et une estime de lui-même, mais cependant dans une position
inconfortable de devoir apporter les preuves de son efficacité pour pouvoir être adoubé,
être confirmé dans sa fonction. Entrer dans le cercle restreint des dirigeants s’obtiendra
essentiellement par l’adoption des mêmes codes que ses aînés et par l’exploitation des
décisions de ces dirigeants-modèles :
« On en revient au problème de prise de décision, c’est parce que vous voyez des
gens prendre des décisions, que vous arrivez à savoir comment ils s’y prennent pour, pour
en prendre. » (entretien n°6)
Il s’agit d’ailleurs plus d’analogie que de mimétisme au sens strict, le dirigeant
opérant une sélection en fonction de sa personnalité, de ses orientations et de ses besoins :
« Des modèles positifs dont je m’inspire, certaines choses qui me plaisent, en
disant ok, ça, ça me plaît… (…) J’intègre. Donc je copie. Copie égale profit. Ce qui me
plaît, je copie, ce qui me plaît pas, je jette. » (entretien n°8)
« Moi j’ai l’exemple de quelqu’un qui m’a beaucoup aidé au début, fin, dont
l’exemple m’a aidé, sans qu’elle le sache, d’ailleurs, et dont maintenant je m’en éloigne,
beaucoup. » (entretien n°11)
Á la différence de l’imprégnation pendant la socialisation primaire, prendre un
patron ou plusieurs patrons comme référence (et l’on pourrait évoquer une inversion de
l’effet Pygmalion) est un acte tout à fait conscient et volontaire de la part des dirigeants :
« Ah oui, oui ! Pour chacun d’eux, pour chacun d’eux, je serai capable de dire, j’en
ai pas eu énormément, j’en ai eu 4-5, mais je, pour chacun d’eux je serai, ah oui, oui,
absolument, je sais absolument dire, le plus que j’en ai retiré !
Oui, et qui vous constitue ?
Et, et qui m’ont modelé ! » (Ent n°16)
Nous le voyons, le dirigeant ne se forme pas seul, il apprend à décider en se
confrontant surtout aux manières d’agir d’autres dirigeants. Ceux-ci représentent les
spécialistes du management, symbolisent l’acquisition de cette compétence décisionnelle
convoitée. Néanmoins, il ne s’agit pas pour le dirigeant d’observer puis d’appliquer une
procédure mais bien plutôt de révéler ce qui lui est possible, d’envisager une transposition
à son mode de fonctionnement, voire à son système de valeurs, un aménagement, un
développement à partir d’exemples multiples. C’est ce que nous avons nommé la posture
du spectateur engagé, dont nous avons constaté qu’elle était éminemment formatrice.
Dans les trois éléments présentés dans cette partie, nous pouvons voir à l’œuvre
des illustrations de la constitution de références d’ordre :
patronal (les patrons précédents sont les supports de modèles de référence et d’action), il
s’agit d’un apprentissage relationnel,
situationnel (les décisions passées offrent au dirigeant des opportunités de se constituer
des points de repère), relevant d’un apprentissage organisationnel,
collectif, à travers la sollicitation d’un réseau professionnel, constituant un apprentissage
social.
Conclusion
Les résultats de l’étude nous conduisent à nous interroger sur la pertinence de la
problématique du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage
organisationnel, qui semble réductrice. La compréhension de l’apprentissage dans le
processus décisionnel ne pourra être féconde, selon nous, qu’en renonçant à une
perception antinomique : celle visant à considérer un apprentissage soit individuel, soit
organisationnel, dont on suppose qu’il serait linéaire et séquentiel : d’abord… ensuite…
Une telle linéarité est, en effet, à remettre en cause en raison des interactions existantes
entre le décideur, le groupe et l’organsiation. D’une part le groupe social et la
normalisation qu’il produit, au travers de ses structures organisationnelles, tracent les
frontières de la décision managériale. C’est certes une contrainte forte, variant selon le
contexte et la culture de l’organisation, mais qui modèle la forme de l’action, sans
l’inhiber. D’autre part, la production de la décision ne peut avoir lieu qu’à travers la
confrontation avec ceux que nous appelons les divers ‘partenaires’ d’échange. Aucun
apprentissage n’est possible, la psychologie du développement (Bruner, 1991 Vygotski,
1978) et les sciences de l’éducation (paradigme de la médiation) nous l’ont montré, sans
interaction avec un objet, un donné, et plus encore une personne. Ainsi le sujet se
construit progressivement en construisant son rapport au monde. Ce n’est donc pas un
sujet seul qui apprend mais un sujet en tant qu’il est en relation. L’apprentissage apparaît
dès lors comme une expérience profondément sociale. Dans le cas qui nous occupe, la
situation de décision permet, et plus encore exige, cette confrontation à autrui créatrice
d’apprentissage..
L’apprentissage croyons-nous, est possible au carrefour de trois pôles, comme nous
le représentons ci-après :
Le réseau
interne/externe
Apprentissage
décisionnel
Les modèles de
référence
Les situations
d’action
Les apprentissages sont complexes, procèdent de la confrontation de pensées
divergentes, de logiques stratégiques différenciées et prennent pourtant place dans une
même temporalité.
Cette interaction suppose un engagement de l’individu comme de l’organisation,
ainsi dans le processus décisionnel, le dirigeant (et ses partenaires) apprend-il sur lui, sur
les autres, sur la situation, et sur l’organisation ; de même, l’organisation apprend-elle sur
son propre fonctionnement, sur ses membres et le rôle de chacun, sur leurs ajustements,
entrevoyant ses propres marges de progrès et son évolution.
L’étude permet donc de confirmer notre positionnement selon lequel l’articulation entre
l’apprentissage du décideur et celui de l’organisation nécessite la prise en compte des
dimensions individuelle, organisationnelle et sociale. Cette approche tridimensionnelle
conduit à considérer, sur un plan théorique, que les différents courants conceptuels
traitant de l’apprentissage dans la décision sont à appréhender de manière
complémentaire voire intégrée et non de manière alternative ou fragmentée. En effet,
dans la prise de décision, les décideurs – dirigeants font référence à leurs réseaux internes
ou externes (social), à leur vécu (individu), et à leur contexte (organisation).
L’apprentissage revêt de ce fait plusieurs caractéristiques :
d’avoir une dimension organisationnelle et tout à la fois des implications individuelles et
relationnelle,
de survenir sous ses diverses formes de façon simultanée et d’être marqué par la
multirationalité,
d’être à la fois processus d’apprentissage et produit de cet apprentissage.
Toutefois, ces résultats ne prétendent pas cerner les modalités d’imbrication, le
poids de chacune des dimensions et leur dynamique dans l’apprentissage organisationnel.
Un tel chantier dépasse largement la finalité et l’ambition de cet article mais ouvre
néanmoins la voie, espérons-le, à des recherches complémentaires.
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