L'apprentissage organisationnel et individuel dans le processus de décision Marc Bollecker Laurence Durat Cahier de Recherche n°02/05 Université de Haute Alsace Contacts : IUT de Mulhouse [email protected] [email protected] http://www.cargo.uha.fr L’apprentissage organisationnel et individuel dans le processus de décision Les nombreuses contributions théoriques traitant de l’apprentissage organisationnel n’ont pas encore réglé réellement la question du passage du savoir individuel vers le savoir collectif, notamment dans la prise de décision. Cet article tente alors d’y apporter un éclairage au travers d’une analyse conceptuelle, d’une part, et d’une étude empirique qualitative réalisée auprès de 21 dirigeants, d’autre part. Les résultats de cette étude montre, notamment, l’importance de remettre en cause le caractère fragmenté et linéaire de la problématique du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage organisationnel et contribuent à plaider plutôt en faveur d’une approche intégrée et constructiviste. Introduction L'apprentissage organisationnel constitue depuis plusieurs années un domaine largement exploré en Sciences de gestion. Si cette thématique n'est pas nouvelle – des auteurs comme T.P. Wright l'ayant abordé dès 1936 au travers de la courbe d'expérience – elle a pris plus récemment une dimension particulière pour les organisations situées dans des environnements instables. Dans ces contextes, la nécessité de réagir et/ou d'anticiper rapidement les modifications de l'environnement passe nécessairement par le développement de capacités d'apprentissage (Senge, 1991) c'est-à-dire par "un processus collectif d'acquisition et d'élaboration de connaissances et de pratiques participant au remodelage permanent de l'organisation" (De la ville, 1998). Les processus de décision sont au cœur de l’apparition et de la mobilisation de connaissances au sein de la structure (Reix, 1995) et in fine de la réactivité organisationnelle. En effet, la capacité d’une entreprise à devenir apprenante est subordonnée à l’existence de décideurs créant les conditions de transfert du savoir individuel vers le savoir collectif (Belet, 2003, Kim, 1993). Or, de telles conditions de passage restent encore bien énigmatiques sur le plan théorique (Guilhon, 1998) malgré de nombreux travaux portant sur cette problématique dans différents processus de gestion. Cette contribution cherche alors, dans une première et seconde parties, à clarifier cette question du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage organisationnel dans la prise de décision, par l’analyse des théories de la rationalité (pure et limitée) et des théories « interactionnistes ». Cette analyse nous conduit, d’une part, à identifier les forces et les faiblesses de ces différentes approches et, d’autre part, à formuler une hypothèse de travail qui est testée dans une étude empirique dont la méthodologie et les résultats sont présentés dans une troisième partie. 1. L'apprentissage dans les théories de la rationalité Le premier courant ou paradigme qui traite de l’apprentissage dans la décision trouve sa source dans la rationalité pure et la rationalité limitée. Dans ces travaux, la décision est considérée comme un processus linéaire par lequel on arrive à un choix entre plusieurs options, plusieurs voies d’action, dans un contexte donné, selon un modèle cartésien. Ce processus linéaire se décompose en actes séquentiels qui vont prendre forme lors de la prise de conscience de l’existence d’un « problème », puis de la nécessité d’un choix pour se poursuivre par le recueil et le traitement de l’information. Ces différentes phases permettent d’élaborer un diagnostic, de déterminer des objectifs généraux et de sélectionner une option parmi plusieurs scenarii en fonction des contraintes et des ressources répertoriées1. 1.1. L'approche classique de la rationalité pure : un apprentissage « libre » Les tenants de la rationalité pure considèrent que tout acteur est un décideur. Il en résulte un statut particulier pour ce dernier puisqu’il présente trois qualités : il est complètement informé, il est infiniment sensible, il est rationnel (Sfez, 1984). Ce postulat de départ conduit à envisager la décision comme un acte rationnel et linéaire, marqué par un but. Plus précisément, les décisions résultent d'une rationalité dont les choix visent la maximisation des objectifs retenus (Louart, 1999). Dans un tel contexte, l'apprentissage est considéré comme un processus individuel où le décideur est hyper-perspicace et capable d'apprendre parfaitement et instantanément par introspection (Munier, 1995). L'observation de la réalité permet à l'individu à la fois de se forger une perception de celle-ci et d'acquérir des connaissances. Ces deux dimensions contribuent à la construction des croyances à l'origine de la décision et à un apprentissage éductif (Munier, 1995), qui sous-entend un environnement décisionnel simple et de petite dimension. Dans la mesure où les décideurs procèdent par des changements graduels sans bouleverser outre mesure leur domaine d'action (Louart, 1999), cet apprentissage se réalise au mieux en boucle simple (Argyris, 1995). En effet, l'être humain observe les conséquences de ses actes et ajuste ceux-ci pour parvenir à ses fins en explorant, essayant et s'adaptant (Trahand, 1999). La connaissance dans et du processus de prise de décision peut être transférée vers l’organisation. En effet, le décideur peut recourir à des systèmes d'aide à la décision qui consistent à proposer une formalisation mathématique des problèmes de décision pour optimiser la fonction d'utilité. Cette formalisation se traduit par une explicitation du savoir du décideur sous forme d'un algorithme calculable par une machine, et donc un transfert du savoir tacite vers le savoir explicite c’est-à-dire une cristallisation dans une mémoire active (Kim, 1993). Toutefois, ce passage de la connaissance individuelle vers une connaissance collective n’est que partielle dans cette approche puisque même si « certaines tâches de calcul, de recherche sont explicitables et confiées à la machine, la conduite générale du processus de résolution est considérée comme un savoir tacite et donc laissée à la pratique du décideur » (Reix, 1995, 26). Ce constat conduit à considérer que l’apprentissage organisationnel et son articulation avec l’apprentissage individuel n’occupe pas, nous semble t-il, une place importante dans cette approche. 1.2. L'apprentissage de la décision « encadrée » : les résultantes de la rationalité limitée Une seconde approche liée à la théorie de la rationalité se focalise davantage sur ces deux niveaux d’apprentissage, dans la mesure où le rôle des structures organisationnelles dans la prise de décision individuelle est analysé. L’approche classique est largement critiquée dans les célèbres travaux de Herbert Simon qui mettent en évidence les difficultés d'accès et d'interprétation de l'information pour le décideur, et remettent en cause à la fois la maximisation de l'utilité et l'hypothèse de rationalité 1 C’est à peu de choses près le processus proposé par Omar Aktouf (1994). illimitée. Simon a voulu comprendre le comportement de l’homme en situation de traiter un problème et de prendre des décisions. Il a toujours intégré le décideur dans un ensemble plus vaste, qu’il nomme son environnement. Simon part de l’idée que tout comportement visant la rationalité se développe à l’intérieur de contraintes. Il estime que les décisions prises au sein d’une organisation ne peuvent jamais être complètement rationnelles parce que les membres de l’organisation n’ont que des capacités limitées en matière de traitement de l’information : – d’une part, les individus sont contraints d’agir en se fondant sur une information incomplète vis-à-vis de ce qu’ils peuvent faire et des conséquences de leurs actions ; – d’autre part, ils ne sont capables d’explorer qu’un nombre limité d’alternatives ; – enfin, ils sont incapables d’attribuer des valeurs exactes aux résultats des décisions. En effet, l'environnement est trop complexe pour être totalement appréhendé et l'homme le simplifie pour que son esprit soit capable de manier les facteurs retenus (Simon, 1979) : les décideurs retiennent alors une solution satisfaisante à la place d’un choix optimal. Ces travaux ont conduit à une approche à la fois individuelle et organisationnelle de l’apprentissage dans la décision. 1.2.1. L’apprentissage décisionnel individuel Certaines contributions, orientées vers une approche individuelle, prolongent les travaux de H. Simon puisqu’elles portent sur les limites cognitives des individus faisant obstacle à l’apprentissage. En effet, ces limites cognitives nuisent à l'apprentissage par l'expérience (Senge, 1991, Argyris, 1995). Chaque individu possède un horizon d'apprentissage qui correspond à un champ de vision dans l'espace et le temps qui lui permet d'évaluer les effets de ses actes. Mais quand ces effets sont extérieurs au champ de vision, il devient impossible d'apprendre par l'expérience. Les conséquences des actes les plus importants sont donc rarement connues, car se manifestant dans une autre partie du système. Par ailleurs, la simplification de l’environnement par l’homme, en raison de ses capacités cognitives limitées, peut conduire à un apprentissage restreint (Argyris, 1995). Enfin, des décalages peuvent être constatés dans le comportement humain entre ce dont l’individu rend compte ou décrit au sujet de ses expériences et pratiques (théories professées), et ce qu’il réalise effectivement (théories d’usage) (Argyris, 1995). L’individu n'a, par ailleurs, pas conscience de la contradiction qui existe quand ces deux théories sont différentes. Ces trois obstacles - limites cognitives spatio-temporelles, simplification de l’environnement, contradiction acte / discours – constituent des « filtres » cognitifs à la compréhension de la complexité de la réalité. Ils ne seraient probablement pas considérés dans les interactions interindividuelles comme dysfonctionnels par les auteurs de l’apprentissage organisationnel, si l’individu ne mettait pas en œuvre des stratégies défensives pour éviter de connaître l'embarras ou la menace (Argyris, 1995). Les individus développent en effet des plans pour rester dans l'ignorance de cette divergence afin d'éviter les situations menaçantes, alors qu'il serait capital de savoir apprendre efficacement à ces moments précis (notamment en permettant de détecter une erreur et de la corriger). Ces stratégies défensives sont donc néfastes à l’apprentissage organisationnel car les individus créent et agissent dans le but de maintenir la stabilité de l'univers dans lequel ils vivent (Argyris, 1988). Pour combler ces limites naturelles de l’individu et assurer à l’organisation une certaine qualité des choix qu’effectuent ses membres dans leur action, une structure organisationnelle est déterminée (Simon, 1984). Ainsi, les règles, les normes et les procédures dispensent l’individu de rechercher comment exécuter une tâche, quand entreprendre telle action, quel degré de performance rechercher et permettent d’encadrer et de contrôler le comportement décisionnel des membres de l’organisation. De ce fait, selon cette approche, l’apprentissage dans la prise de décision est largement influencé par la structure organisationnelle. Par exemple, les systèmes de contrôle de gestion 2 permettent aux individus d'apprendre à manager et donc à décider. Ces systèmes de planification et de suivi des réalisations encadrent la décision et l’apprentissage individuel (Lebas et Fiol, 1992) : L’individu est incité à prévoir, à se projeter dans le futur, ce qui conduit à des apprentissages par expérimentation. Il est amené à suivre les résultats, à constater les effets et à rechercher les causes dans une optique de capitalisation de l'expérience et de résolution de problèmes pour prendre des décisions correctrices. le manager réalise des apprentissages relationnels puisqu’il apprend, grâce à ces systèmes, à décider dans un espace déterminé. Il est ainsi amené à gérer la relation avec ses collaborateurs en développant un comportement directif ou à l'opposé participatif, avec ses collègues en enrichissant le comportement qui consiste à différencier le plus clairement possible ses propres champs d'action et espaces de décision de ceux des pairs, et enfin avec son supérieur en développant un comportement qui consiste à accepter les orientations stratégiques, structurelles et culturelles déterminées par l'autorité. Malgré l’intérêt d’une telle approche, l’articulation de l’apprentissage individuel avec l’apprentissage organisationnel reste floue. Ces deux niveaux semblent, au contraire, soit déconnectés soit confondus. Tel est le cas des apprentissages relationnels qui se caractérisent par une structuration des pratiques grâce à la création d’un réseau d’individus. Certaines contributions sur l’apprentissage décisionnel vont plus loin dans une telle démarche en confondant le niveau individuel et le niveau organisationnel. 1.2.2. L’apprentissage décisionnel organisationnel En effet, dans une perspective quasi-anthropomorphique, certains travaux mettent en valeur que la structure organisationnelle permet à l’entreprise d'acquérir des informations, de les interpréter, de les mémoriser et de les distribuer, c’est-à-dire de réaliser des apprentissages (Levitt et March, 1988, Huber, 1991) à l’instar du cerveau humain. Les systèmes d’information, qui sont au cœur des processus décisionnels, contribuent à un tel accroissement de la connaissance collective puisqu’ils sont considérés comme « un ensemble organisé de ressources (matérielles, logicielles, en personnel, données, procédures) permettant d’acquérir, traiter, stocker, communiquer des informations » (Reix, 1995, 75). Ces systèmes d’information permettent ainsi un retour d'expérience organisationnel (Lorino, 1997) qui consiste à tirer des leçons des événements. Le retour d'expérience permet en effet de savoir ce qui a été fait, en exploitant le flux d'information engendré par la réalisation d'une activité, pour le réutiliser si l'action est positive, ou la corriger dans le cas contraire, et de savoir ce qui n'a pas été fait et pour quelles raisons (Girod, 1995, p. 164). Les décisions prises à partir de ce retour d’expérience ne conduisent à l’accroissement du savoir collectif que lorsqu’elles sont appliquées. En effet, les auteurs de l’apprentissage organisationnel considèrent unanimement que, pour qu'il y ait véritablement apprentissage, la connaissance nouvelle 2 Pour une conceptualisation des systèmes de contrôle de gestion, nous renvoyons le lecteur vers l’ouvrage de M. Bollecker (2003). produite par les membres de l'organisation ou acquise à l'extérieur doit être cristallisée dans une mémoire active (Kim, 1993). Les mécanismes mnésiques se manifestent notamment par les routines définies comme « des modèles d’interaction qui constituent des solutions efficaces à des problèmes particuliers » (Dosi, Teece, Winter, 1990, p. 243). L’apprentissage organisationnel qui découle ainsi des décisions peut apparaître en boucle simple puisqu’il consiste en la découverte et la correction d’une erreur par rapport à un ensemble de normes de fonctionnement (Argyris, 1995), et/ou en boucle double qui se traduisent par la remise en question de la pertinence des normes de fonctionnement (Argyris, 1995). Par ailleurs, d’autres approches mettent en avant que le processus de décision permet à l’organisation de réaliser un méta-apprentissage qui porte sur les modes opératoires de l’acquisition des connaissances collectives. Ce type d'apprentissage – de second ordre – porte sur les règles de décision, ou sur les principes d'arbitrage permettant d'apprendre à apprendre (Argyris, 1995). Ainsi, selon H. Simon (1991), pour décider, les individus se fondent sur leurs expériences passées en recherchant leurs « routines décisionnelles » dans lesquelles ils tentent de trouver des conditions de choix déjà connues. L'apprentissage organisationnel se situe dans ce processus de routinisation, lorsqu'il se traduit par une meilleure compréhension et restructurations des problèmes à l'origine des décisions, c'est-à-dire par une transformation du célèbre processus Intelligence - Modélisation - Choix (Simon, 1991). De manière plus précise, l'apprentissage organisationnel apparaît dans les principales phases de ce processus de décision : Dans l'émergence de la prise de conscience de la nécessité de décider (Sasseville et Julien, 1980) l'apprentissage peut se manifester non pas nécessairement à partir des problèmes identifiés, mais dans la connaissance de solutions ou d'idées qui conduisent à remonter à l'identification des problèmes correspondants (Hamdouch, 1995). Dans l'identification des contraintes, l'expérience accumulée dans ce domaine est importante, dans la mesure où cette phase est récurrente ce qui permet d'accroître la capacité de l'organisation à faire face à celles-ci. La mise en place de routines et de procédures dans la phase de recherche et d'analyse d'informations constitue une cristallisation du savoir tacite du décideur vers le savoir explicite. Cette recherche d'informations est également source d'apprentissage organisationnel dans la mesure où les « offreurs » et les « demandeurs » d'informations se positionnent les uns par rapport aux autres au regard de leurs motivations, de leurs intérêts et de leurs objectifs. Il s'agit donc d'un apprentissage organisationnel relationnel (Hamdouch, 1995). Enfin, dans la phase de choix, l'apprentissage apparaît dès lors que les décisions de même nature ont conduit, par le passé, à un succès ou à un échec. Les conséquences des décisions antérieures conduisent ainsi à la réitération ou la modification des choix futurs. Cette orientation des travaux sur le processus de prise de décision conduit à une approche « organisationnelle » de l’apprentissage (Moingeon et Ramanantsoa, 1995). Elle néglige, en effet, l’augmentation de la connaissance individuelle et son articulation avec la connaissance collective, alors que l’homme est au centre de ce phénomène d’après les spécialistes de l’apprentissage organisationnel. L’ensemble des théories de la rationalité abordées appréhende donc l’apprentissage comme étant un processus individuel ou organisationnel laissant apparaître deux logiques irréductibles, occultant l’articulation des deux niveaux. Un second ensemble de travaux cherche à se distinguer des théories de la rationalité en expliquant plus clairement les modalités de transfert de la connaissance individuelle vers la connaissance collective par des interactions sociales. 2. L’apprentissage dans les théories de la décision « interactionnistes » Ce second courant postule la décision comme étant le résultat d’un processus, puisqu’elle se construit au gré des interactions sociales. Les travaux relatifs à l’aide à la décision se focalisent sensiblement sur la construction collective de la décision, par exemple par le biais de l’analyse du rôle de l’homme d’étude. Le rôle de ce dernier « consiste entre autres à expliciter le modèle, à l’exploiter en vue d’obtenir des éléments de réponses, à éclairer le décideur sur les conséquences de tel ou tel comportement en les lui rendant intelligibles, éventuellement en prescrivant (préconiser, conseiller) une série d’actions ou encore une méthodologie ». (Roy, 1985, 17). Pour B. Roy (1985), l’homme d’étude est un être influent, ne serait-ce parce qu’il est simplement en interaction avec d’autres individus. En effet, dans une situation d’aide à la décision, « l’on ne peut pas, voire l’on ne doit pas, rester extérieur au processus de décision dans un simple rôle d’observateur sans la moindre influence. Les nombreux actes de ce processus (questions, orientations, collecte des données, premières réponses fournies, résultats intermédiaires…) contribue à intégrer largement les valeurs de ceux qui procèdent à l’aide à la décision » (Roy, 1985, 18). L’influence de la personne chargée d’aider le décideur peut être plus importante encore, notamment lorsqu’elle s’engage dans un processus de prescription d’actions. Certains auteurs tels que J. Moscarola (1987) estime que la décision est toujours influencé de manière plus ou moins forte par l’organisation quel que soit le paradigme en vigueur. Dans « le paradigme de la raison de l’analyse et de l’intelligence », même si le décideur est un acteur libre et rationnel, il n’en est pas moins sous l’influence de l’homme d’étude qui argumente et démontre. Dans « le paradigme des règles, des contraintes et des forces », le décideur est un automate plus ou moins programmé conformant ses actes aux procédures mis en place par l’homme d’étude. Enfin, dans « le paradigme du verbe, des réseaux et de l’influence », l’acteur est un être politique jouant de l’information et du verbe comme moyen d’influence, mais est lui-même influencé par l’homme d’étude qui cherche à convaincre. Les recherches de H. Mintzberg montrent également les influences diverses que subit le décideur. En effet, la décision se construit souvent à partir d’une information informelle et plus particulièrement les potins, les rumeurs et autres spéculations (Mintzberg, 1998). Cette information est donc recueillie par communication verbale, ce qui permet au manager de pratiquer un échange d'informations en « temps réel ». La décision est donc moins ordonnée, séquentielle et individuelle que relationnelle, simultanée et collective. Les travaux qui abordent les aspects socio-politiques de la décision se focalisent également sur le caractère collectif de la décision. En effet, l'entreprise n'est qu'un groupe de participants aux demandes disparates (Cyert et March, 1970). Les buts de l'organisation, de ceux qui la dirigent et de ceux qui y participent ne sont donc ni similaires ni même compatibles. Le maintien de la coalition ne peut alors se réaliser que par l'application du principe de satisfaction. Chaque acteur ne cherche pas l'action qui donne le meilleur résultat mais une action qui conduit à un résultat jugé satisfaisant. Ceci nécessite la négociation des parties prenantes. Le processus de décision est donc marqué par les mécanismes de conflits, de négociation, de compromis. A chaque étape du processus décisionnel intervient un phénomène de négociation entre participants qui peut s'interpréter comme une confrontation et une tentative de rapprochement des intérêts, des motivations, des objectifs respectifs des différentes parties prenantes (Hamdouch, 1995). Le choix final se construit progressivement au gré des interactions et des négociations avec les autres membres de l’organisation. Dans cette perspective, l’apprentissage organisationnel dans la décision est le résultat de ces interactions. En effet, ces dernières permettent, d’une part, la présentation réciproque des attentes des différents membres et, d’autre part, la découverte de solutions auxquelles aucun individu seul n'aurait pensé. La décision collective sera donc d’une toute autre dimension que les propositions faites individuellement (Probst et Büchel, 1995). La décision est le résultat d’un construit social en d’autres termes les résultats désirés par chaque membre (Senge, 1991) et des connaissances organisationnelles qui sont le fruit d'une production collective (Doz, 1994). Cette coopération passe par des phases de conflit où la participation dans le groupe permet d'exprimer les éléments de désaccord et conduit à l’élaboration d’un consensus interne au groupe. L’approche sociocognitive (Doise, 1993, Girin, 1990, Lauriol, 1996 ) défend l’idée que ce sont les régulations d’ordre social qui amènent l’individu à réguler ses propres activités de raisonnement et d’action sur le monde, particulièrement lorsque celui-ci est confronté à des situations complexes ou ambigües. L'articulation de ces compétences individuelles passe non seulement par le dialogue mais plus encore par la discussion. Dans la discussion une série d'opinions sont présentées et discutées (Senge, 1991). Le dialogue est un échange libre et ouvert qui exige une écoute très attentive des autres et une mise entre parenthèses de ses propres idées. Il s'agit alors de dépasser les perceptions de base de chacun. Ces interactions entre des compétences distinctes et la qualité de leur combinaison sont une forme d'apprentissage organisationnel et constituent alors la compétence collective (Doz, 1994). Cet apprentissage intervient en amont de la mise en œuvre de la décision et de sa cristallisation dans les routines. La théorie des conventions met également en évidence que l’individu ne décide pas seul, mais dans un environnement social qui influence ses choix. L'approche conventionnaliste, qui se diffuse à la fin des années 1980 en France, a pour ambition d'améliorer la compréhension des mécanismes socioéconomiques en étudiant l'élaboration, l'articulation et la signification des règles conventionnelles (Gensse 2003). Les tenants de cette théorie mettent en avant que les individus décide à partir de « ce qui se fait » dans leur environnement, de conventions, et non pas seulement à partir de calculs rationnels. Les conventions sont, en effet, « un ensemble de règles prescrivant des comportements dans un contexte déterminé » (Brousseau, 1993) et, plus précisément, un « ensemble de critères, implicites ou explicites auxquels un individu se réfère au moment de décider » (Gomez, 1996, 182). Il s'agit de l'ensemble des repères communs qui permettent l'action en désignant les comportements « normaux », c'est-à-dire les choix effectués par d'autres individus supposés agir de façon identique. Il suffit donc d'imiter pour donner du sens au choix individuel. Cette approche de la décision conduit à mettre en évidence les apprentissages mimétiques réalisés par les décideurs. L’imitation permet ainsi le transfert de la connaissance tacite d’un lieu vers la connaissance tacite d’un autre lieu (Nonaka et Takeuchi, 1997). Plus précisément, cet apprentissage social (Bandura, 1986) consiste à partir des expériences et des succès des autres (Garvin, 1993) en évaluant les résultats obtenus par ses partenaires dans l’application d’une action avant de se l’approprier. Les différentes théories abordées dans le cadre de ce courant mettent donc l’accent sur les interactions sociales pour expliquer les modalités de prise de décision. Le passage de la connaissance individuelle vers la connaissance collective est subordonné à l’existence d’interactions. L’individu comme le groupe apprennent ainsi progressivement de manière itérative et continue. Toutefois, ce courant semble jeter le bébé avec l’eau du bain dans la mesure où il minimise les apports des théories de la rationalité. Il postule que le décideur se situe dans une dynamique collective à laquelle il ne peut échapper. En d’autres termes, la décision étant le fruit d’une construction sociale, la liberté décisionnelle et donc d’apprentissage de l’individu est réduite à la portion congrue. Or, les sociologues ont montré que « la structure formelle et informelle ne règle pas tout… les acteurs disposent toujours d’une marge de manœuvre » (Crozier et Friedberg, 1977, 147). Par ailleurs, le contexte organisationnel et notamment structurel, qui encadre la décision et l’apprentissage, est également minimisé alors qu’il joue un rôle majeur dans les théories de la rationalité limitée. Même si certaines contributions de l’approche « interactionniste », comme celle de J. Moscarola, intègrent les apports des théories de la rationalité, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’analyses alternatives qui définissent des différences de modalités décisionnelles en fonction du contexte. Cette fragmentation des approches de la décision peut constituer une des explications du morcellement des travaux et de la juxtaposition des recherches relatives à l’apprentissage (Moingeon et Ramanantsoa, 1995). Or, il nous semble que l’étude de l’articulation du savoir individuel avec le savoir organisationnel ne peut s’affranchir d’une prise en compte de l’individu à part entière, et donc de sa liberté décisionnelle, du rôle des structures et de celui des groupes de manière complémentaire voire intégrée. Ce positionnement, qui se traduit par l’intégration des théories de la rationalité et des théories de la décision « interactionniste » dans l’analyse de la « transaction » entre la connaissance individuelle et la connaissance collective, a été testé dans une étude empirique. 3. L’éclairage d’une étude empirique L’étude empirique a été réalisée auprès de 21 dirigeants (les acteurs appelés à diriger et à organiser les activités dans des collectifs de travail) occupant des postes divers (présidents, directeurs généraux, responsables marketing, directeurs commerciaux, directeur régional, directeur de division, directeur de département) dans des entreprises industrielles des secteurs de la télécommunication, du textile, de l’ingénierie électrique et de la mécanique. Pour respecter le principe d’adéquation entre l’objet de la recherche et le type d’échantillon (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1973) nous avons opté pour un échantillon de base qualitatif, permettant des descriptions et explications riches et solidement fondées de processus ancrés dans un contexte déterminé. Nous avons choisi d’effectuer un travail d’enquête multi-cas opérationnalisée par un protocole d’entretiens semi-directifs auprès des dirigeants. Une double procédure qualitative et quantitative a été utilisée pour l’exploitation des données. La proposition a été testée à travers 5 dimensions, composées chacune de 8 à 11 variables (45 en tout) : – le dirigeant et sa fonction (son rôle, sa conception du management, ses atouts, ses priorités, etc.) – les pratiques et représentations de la décision (type de décision, enjeux de la décision, compétences requises pour décider, difficultés rencontrées, méthodes employées, etc.) – le mode d’apprentissage du dirigeant (domaine d’apprentissage, compétence à acquérir, capacités cognitives, méthodes d’apprentissage, objet de l’apprentissage, conception de l’apprentissage, etc.) – son système relationnel (s’appuie-t-il sur des modèles de référence, lesquels, quelles sont ses attentes vis-à-vis de ses collaborateurs, sa direction, etc.) – la procédure mise en œuvre par le dirigeant dans son parcours professionnel (son projet passé, son parcours, son projet d’avenir, ses objectifs, sa préparation, etc.). Les résultats permettent de dégager trois dimensions significatives susceptibles de tester notre positionnement sur l’importance du groupe, de l’individu et de l’organisation dans l’apprentissage : les réseaux interne et externe, les expériences passées, le mimétisme. 3.1. Mobilisation des réseaux interne et externe L’analyse des entretiens montre que le dirigeant, attaché à ses prérogatives décisionnelles et revendiquant sa part de responsabilité dans les conséquences de cellesci, ne cache pas que le processus global de formulation des décisions se nourrit également d’une maturation collective. Il ne s’agit pas de n’importe quelle source, mais d’un réseau pré-constitué par ses soins, dès son accession à des postes de direction, et qui semble jouer le rôle de garant, de miroir voire de balisage protecteur. Ce réseau est très sollicité (17 dirigeants sur 21 et 81% de fréquence des citations) pour différentes exploitations : observation ou échanges, mais aussi demande de conseils voire de validation des orientations choisies. « Pourquoi on se plante pas, parce qu’on écoute, autour de soi, y a des gens compétents, chacun amène sa vision et influe sur la décision. » (Ent n°1) « Après, c’est le feeling, c’est voir les influents sur ce marché, c’est voir si ce sont des gens sérieux ou pas… » (Ent n°5) Les échanges sont pensés comme éléments indissociables du processus de décision. « Mais pour ma part, j’insiste sur le fait que cette décision stratégique ne pourrait être formulée que par également la confrontation avec les idées des autres et la discussion avec les autres, quand je dis les autres, ça peut être des gens d’horizons très différents et d’ailleurs je pense que c’est probablement, une chose que j’essayerai à l’avenir de développer, c’est que face à une décision à prendre, je n’hésiterai pas à aller fouiner dans des idées éventuellement complètement en dehors du secteur d’activités … » (Ent n°2) Les relations sociales du dirigeant sont marquées de nombreux échanges avec les clients, les collaborateurs, où la proximité est grande, débordant parfois sur le domaine privé, mais aussi en général avec les partenaires, le réseau de dirigeants, les concurrents : l’interaction est vitale pour le fonctionnement optimal dans le processus décisionnel. « Donc ça c’est sûr que, quand vous faites des créations textiles, vous voyez quand même tous les milieux parisiens de grands décorateurs, de, d’architecte qui font de grands projets, Jean Nouvel, tout ça, c’est des gens que j’ai côtoyé, c’est très intéressant, c’est très intéressant. » (Ent n°10) Cette recherche d’assentiment, de compléments d’information voire de contradiction n’est pas sans rappeler l’importance du conseil des hommes d’études que nous évoquions plus haut (apprentissage partagé de la décision) : « Un manager n’est jamais seul, quoi ! il est entouré, donc c’est de s’entourer déjà avec des gens de confiance. Des gens, qu’il peut choisir. C’est pas toujours le cas. Tu vas essayer d’atteindre si tu veux, des gens qui, avec lesquels tu t’entends bien… et donc ça c’est important, oui, quand tu fais ton animation, j’dirai aussi bien d’organisation mais de ton mode de fonctionnement, c’est de t’appuyer sur ces gens et d’échanger avec eux, et tu vas pouvoir collecter un certain nombre d’idées » (Ent n°8) La dimension sociale est omniprésente dans l’orientation stratégique comme dans le processus décisionnel. Constamment, le dirigeant cherche des informations, les valide en fonction de son environnement, entretient un relationnel fort avec lui, tissant des liens nécessaires au bon fonctionnement de son activité mais s’engageant aussi de manière personnelle dans cette activité, si bien que l’on identifie un besoin allant au-delà de l’utilisation d’un moyen. Il est vital pour le dirigeant d’être entouré, porté parfois par son environnement et les relations qu’il établit avec lui, en conscience parfois, de cette interdépendance : « Donc, le manager existe au travers des équipes qu’il a autour de lui, et c’est tout. Lui tout seul, il est rien, il vaut rien. » (Entretien n°8) Réseau interne et externe, le dirigeant on le voit, n’est pas seul, bien au contraire le processus de la décision naît d’un terreau relationnel qui probablement est lui-même conditionné d’une certaine manière à envisager un nombre fini de réponses, à utiliser des méthodes propres à son champ de pratiques. Au delà d’une socialisation professionnelle, on peut évoquer un apprentissage social. 3.2. Un répertoire d’actions passées : une inspiration situationnelle L’étude des entretiens montre également que les situations de décision déjà vécues vont servir de répertoire d’action aux dirigeants. En effet, dans les méthodes permettant l’apprentissage des décisions par les dirigeants rencontrés vient en première instance l’utilisation des décisions précédentes pour 76,2% des citations (16 dirigeants sur 21). Les dirigeants se servent beaucoup de leur perception des décisions passées : auto-évaluation, mémorisation de situations antérieures, extrapolation à des problèmes actuels, l’expérience préalable est très exploitée : « Mémoire de ce que tu as pu accumuler au fil du temps, où tu peux avoir des situations équivalentes ou s’approchant. Donc, en disant, mais attends, dans ce contextelà, telle, t’avais pris telle décision, ça s’est déroulé comme ça, puis essayer d’en tirer profit et … » (Ent n°8) Toutefois, il semble être question d’un travail de comparaison, d’analogie, distinct d’un amalgame ; « C’est pas parce qu’une situation, on n’est jamais dans la même situation, il faut s’inspirer d’une situation déjà vue, et, il faut les ext.., il faut arriver à faire l’extraction du contexte et à partir de là, on peut, on peut réappliquer un certain nombre de choses , c’est comme ça que vous pouvez…, mais des choses qu’il faut vraiment manipuler avec précautions, parce qu’on est jamais 100% dans la même, dans le même environnement, y a toujours des paramètres qui changent. » (Ent n°6) De même l’observation en vue d’une réexploitation est délibérée : « Le fait de visiter des clients ou des fournisseurs, ou d’autres trucs, c’est toujours une source de, d’inspiration, parfois même d’espionnage, quoi. Se dire, tiens, ils font ça comme ça, c’est pas bête ! Euh, on pourrait aussi faire comme ça. Bon, de piquer des idées, quoi… » (Ent n°13) Découlant de l’appel à ce répertoire de décisions passées, émerge la volonté de pas refaire à deux reprises la même erreur pour 42,9% des citations (9 dirigeants) : « On peut se tromper et je fais partie des gens qui bâtissent à partir de leurs erreurs, je pense que c’est comme ça qu’on progresse, mais il est interdit de commettre deux fois la même faute, ça sous-entendrait qu’on n'a rien appris et je veux me servir de ce que je fais constamment. » (Ent n°4) S’ils s’autorisent l’erreur, comme expérience nécessaire et inévitable, celle-ci doit être structurante et amener de nouvelles attitudes, il est quasiment impensable de se tromper deux fois affirment une partie des dirigeants de l’échantillon. « Ah là, il faut admettre que je me suis trompée et, et là il faut aussi savoir accepter qu’on est, qu’on fait des fautes et puis apprendre que qu’on les répète pas. Tout le monde peut faire des fautes, mais vous pouvez pas faire deux fois la même faute, euh, ça c’est bête ! Alors ça, je me suis toujours dit, j’ai toujours appris beaucoup de mes fautes, j’ai dit, ‘alors ça, faut plus faire, solutionner comme ça parce que ça va pas’. » (Ent n°19) « c’est quelqu’un qui avait fait des grosses bêtises euh, an niveau du choix des investissements, je considérais que trop, c’est trop, on a droit à l’erreur, mais faut peutêtre, perseverare diabolicum (…) » (Ent n°20) Ces éléments nous donnent à penser que l’acquisition d’expérience devient probablement l’assise d’une plus grande complexité cognitive du dirigeant : « Oh, j’crois qu’c’est une compétence d’analyse de situations. Et qui se crée au fur et a mesure parce qu’on sédimente, c’qu’on a vécu, quoi. » (Ent n°5) « Oui, bien sûr, on s’enrichit, on s’enrichit en permanence, parce que, on prend plus le temps d’écouter, et puis on se souvient de situations passées, donc on peut faire des comparaisons, c’est sûr que l’ancienneté enrichit » (Ent n°12) Les travaux de Virginie Baudoin (1996) s’inscrivent dans ce courant de recherche. En effet, le degré de complexité mesuré chez un individu pourrait être lié à des facteurs tels que sa familiarité à l’égard d’objets ou de domaines d’activités étudiés : ainsi plus un sujet aurait accumulé d’expérience dans un domaine d’activité, plus il serait susceptible d’exercer un degré de complexité cognitive élevé dans le traitement de situations liées à ce domaine. Les travaux réalisés en psychologie cognitive sur le développement de l’expertise permettent de confirmer ce point. Certains auteurs expliquent en effet que les individus acquièrent avec l’expérience des modèles de connaissances de plus en plus nombreux et de plus en plus larges dans leur domaine d’activité. L’augmentation du volume de connaissances relatif à un domaine d’activité est par ailleurs associé à un changement dans le comportement informationnel des sujets. Le degré de complexité cognitive exercé par un individu à l’égard d’objets ou de domaines d’activité peut être soumis à un effet d’apprentissage résultant de la multiplication des expériences vécues, à la condition que celles-ci soit ‘traitées’, càd soumise à la réflexivité. L’expérience individuelle constitue donc la seconde dimension de l’apprentissage dans la décision. Toutefois, cette capitalisation de la connaissance ne se réduit pas à l’individu. 3.3. Le mimétisme : la référence patronale Les remarques des dirigeants interrogés montre qu’il est également question d’un apprentissage collectif, dans la mesure où l’organisation créée et propose la diversité d’expériences rendant possible l’amélioration de la compétence décisionnelle. Le rôle de l’organisation est important notamment dans le transfert de compétences entre dirigeants. Les situations décisionnelles et les choix des autres décideurs constituent ainsi un cadre de référence pour la décision. Dans leurs propos, les patrons côtoyés par les dirigeants rencontrés semblent jouer le rôle de figures tutélaires, d’inspiration quant à leur action mais également leur comportement dans les situations observées. La profondeur de cette imprégnation est remarquable : l’ensemble des 21 dirigeants de l’échantillon la relève ! « Je sais pas si j’ai une méthode, non, je pense que sur le plan professionnel, il y a d’abord l’expérience, c’est-à-dire, ça c’est avoir vu d’autres en situation de, pour pouvoir ensuite soi-même, penser à telle personne qui était dans cette situation, comment elle a réagi, et après, fin on a souvent un peu, enfin je sais pas si on peut appeler ça des maîtres, mais c’est vrai quand on arrive en entreprise sur des postes on est un peu junior et, du coup on regarde, moi c’est vrai j’ai toujours été très observateur » (Ent n°11) Arrivant dans des fonctions dirigeantes, le dirigeant est loin d’être vierge de toute imprégnation ; il est à la fois attiré par les projections d’un statut et d’un titre prestigieux, et porté par une confiance et une estime de lui-même, mais cependant dans une position inconfortable de devoir apporter les preuves de son efficacité pour pouvoir être adoubé, être confirmé dans sa fonction. Entrer dans le cercle restreint des dirigeants s’obtiendra essentiellement par l’adoption des mêmes codes que ses aînés et par l’exploitation des décisions de ces dirigeants-modèles : « On en revient au problème de prise de décision, c’est parce que vous voyez des gens prendre des décisions, que vous arrivez à savoir comment ils s’y prennent pour, pour en prendre. » (entretien n°6) Il s’agit d’ailleurs plus d’analogie que de mimétisme au sens strict, le dirigeant opérant une sélection en fonction de sa personnalité, de ses orientations et de ses besoins : « Des modèles positifs dont je m’inspire, certaines choses qui me plaisent, en disant ok, ça, ça me plaît… (…) J’intègre. Donc je copie. Copie égale profit. Ce qui me plaît, je copie, ce qui me plaît pas, je jette. » (entretien n°8) « Moi j’ai l’exemple de quelqu’un qui m’a beaucoup aidé au début, fin, dont l’exemple m’a aidé, sans qu’elle le sache, d’ailleurs, et dont maintenant je m’en éloigne, beaucoup. » (entretien n°11) Á la différence de l’imprégnation pendant la socialisation primaire, prendre un patron ou plusieurs patrons comme référence (et l’on pourrait évoquer une inversion de l’effet Pygmalion) est un acte tout à fait conscient et volontaire de la part des dirigeants : « Ah oui, oui ! Pour chacun d’eux, pour chacun d’eux, je serai capable de dire, j’en ai pas eu énormément, j’en ai eu 4-5, mais je, pour chacun d’eux je serai, ah oui, oui, absolument, je sais absolument dire, le plus que j’en ai retiré ! Oui, et qui vous constitue ? Et, et qui m’ont modelé ! » (Ent n°16) Nous le voyons, le dirigeant ne se forme pas seul, il apprend à décider en se confrontant surtout aux manières d’agir d’autres dirigeants. Ceux-ci représentent les spécialistes du management, symbolisent l’acquisition de cette compétence décisionnelle convoitée. Néanmoins, il ne s’agit pas pour le dirigeant d’observer puis d’appliquer une procédure mais bien plutôt de révéler ce qui lui est possible, d’envisager une transposition à son mode de fonctionnement, voire à son système de valeurs, un aménagement, un développement à partir d’exemples multiples. C’est ce que nous avons nommé la posture du spectateur engagé, dont nous avons constaté qu’elle était éminemment formatrice. Dans les trois éléments présentés dans cette partie, nous pouvons voir à l’œuvre des illustrations de la constitution de références d’ordre : patronal (les patrons précédents sont les supports de modèles de référence et d’action), il s’agit d’un apprentissage relationnel, situationnel (les décisions passées offrent au dirigeant des opportunités de se constituer des points de repère), relevant d’un apprentissage organisationnel, collectif, à travers la sollicitation d’un réseau professionnel, constituant un apprentissage social. Conclusion Les résultats de l’étude nous conduisent à nous interroger sur la pertinence de la problématique du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage organisationnel, qui semble réductrice. La compréhension de l’apprentissage dans le processus décisionnel ne pourra être féconde, selon nous, qu’en renonçant à une perception antinomique : celle visant à considérer un apprentissage soit individuel, soit organisationnel, dont on suppose qu’il serait linéaire et séquentiel : d’abord… ensuite… Une telle linéarité est, en effet, à remettre en cause en raison des interactions existantes entre le décideur, le groupe et l’organsiation. D’une part le groupe social et la normalisation qu’il produit, au travers de ses structures organisationnelles, tracent les frontières de la décision managériale. C’est certes une contrainte forte, variant selon le contexte et la culture de l’organisation, mais qui modèle la forme de l’action, sans l’inhiber. D’autre part, la production de la décision ne peut avoir lieu qu’à travers la confrontation avec ceux que nous appelons les divers ‘partenaires’ d’échange. Aucun apprentissage n’est possible, la psychologie du développement (Bruner, 1991 Vygotski, 1978) et les sciences de l’éducation (paradigme de la médiation) nous l’ont montré, sans interaction avec un objet, un donné, et plus encore une personne. Ainsi le sujet se construit progressivement en construisant son rapport au monde. Ce n’est donc pas un sujet seul qui apprend mais un sujet en tant qu’il est en relation. L’apprentissage apparaît dès lors comme une expérience profondément sociale. Dans le cas qui nous occupe, la situation de décision permet, et plus encore exige, cette confrontation à autrui créatrice d’apprentissage.. L’apprentissage croyons-nous, est possible au carrefour de trois pôles, comme nous le représentons ci-après : Le réseau interne/externe Apprentissage décisionnel Les modèles de référence Les situations d’action Les apprentissages sont complexes, procèdent de la confrontation de pensées divergentes, de logiques stratégiques différenciées et prennent pourtant place dans une même temporalité. Cette interaction suppose un engagement de l’individu comme de l’organisation, ainsi dans le processus décisionnel, le dirigeant (et ses partenaires) apprend-il sur lui, sur les autres, sur la situation, et sur l’organisation ; de même, l’organisation apprend-elle sur son propre fonctionnement, sur ses membres et le rôle de chacun, sur leurs ajustements, entrevoyant ses propres marges de progrès et son évolution. L’étude permet donc de confirmer notre positionnement selon lequel l’articulation entre l’apprentissage du décideur et celui de l’organisation nécessite la prise en compte des dimensions individuelle, organisationnelle et sociale. Cette approche tridimensionnelle conduit à considérer, sur un plan théorique, que les différents courants conceptuels traitant de l’apprentissage dans la décision sont à appréhender de manière complémentaire voire intégrée et non de manière alternative ou fragmentée. En effet, dans la prise de décision, les décideurs – dirigeants font référence à leurs réseaux internes ou externes (social), à leur vécu (individu), et à leur contexte (organisation). L’apprentissage revêt de ce fait plusieurs caractéristiques : d’avoir une dimension organisationnelle et tout à la fois des implications individuelles et relationnelle, de survenir sous ses diverses formes de façon simultanée et d’être marqué par la multirationalité, d’être à la fois processus d’apprentissage et produit de cet apprentissage. Toutefois, ces résultats ne prétendent pas cerner les modalités d’imbrication, le poids de chacune des dimensions et leur dynamique dans l’apprentissage organisationnel. Un tel chantier dépasse largement la finalité et l’ambition de cet article mais ouvre néanmoins la voie, espérons-le, à des recherches complémentaires. Bibliographie Aktouf O. (1994) Le management, entre tradition et renouvellement, Gaëtan Morin éditeur, Montréal, 3ème édition, 1994. Argyris C. (1988) « L'art de l'incompétence », Harvard-L'Expansion, Autonme. Argyris C. (1995) Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l'apprentissage organisationnel, InterEditions. Bandura A. 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