Gábor Boros (Budapest): Philosophie mécanique et philosophie

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Gábor Boros (Budapest):
Philosophie mécanique et philosophie morale dans les Nouveaux essais
En critiquant la classification des sciences dans le dernier chapître de l’
Essai de Locke Leibniz écrit que « chaque partie paroit engloutir le tout », qui
signifie entre autre que « tout pourroit entrer dans la Philosophie pratique
comme servant à nostre felicité. [...] De sorte que la doctrine de la felicité
humaine ou de nostre bien et mal absorbera toutes ces connoissances, lors qu’on
voudra expliquer suffisamment tous les moyens qui servent à la fin que la raison
se propose. » (522)
On peut bien lire ces phrases en tant qu’avertissement à l’interprête : il ne
faut pas négliger la lecture des Noveaux Essai qui centre sur la philosophie
morale comme un des enjeux principaux dans l’échange de Leibniz avec Locke.
Locke lui n’aurait pas disputé cette conséquence. Il n’a pas du tout celé que
même au cas où on expecterait de lui une argumentation purement théoretique –
comme dans les chapîtres contre l’innéité – était au moins un de ses enjeux
principaux la morale. Selon lui, les sujets d’un état monarchique qui étaient
considérés par des partizans du patriarchisme en analogie avec des fils dans une
famille, devaient-ils se traiter comme de citoyens égaux. Or la méthode la plus
prometteuse pour acquérir cette fin semblait Locke sans doute la purification
analytique voire réforme de l’entendement au sens d’élimination de notions ou
idées innées dans la reconstruction de la genèse de notre connaissance. Car un
2
des plus aptes moyens de supérieurs politiques et écclésiastiques de perpétuer
ses pouvoir était de faire croire les sujets que ses propres opinions étaient innées,
c’est-à-dire indiscutables. Il est intéressant d’observer que Leibniz, lui, a réduit
l’apologie lockéenne de l’égalité des points de vue individuels à la fin du
premier livre d’Essai à « un point » qui est « plustost de police que de
philosophie » : « Il est vray que pour eviter les scandales et les desordres, on
peut faire des reglemens à l’egard des disputes publiques et de quelques autres
conferences ; en vertu des quels il soit defendu de mettre en contestation
certaines verités establies : mais c’est plustost un point de police que de
philosophie. » (108)
Avant d’esquisser la réponse de Leibniz aux idées lockéennes concernant
la morale, il nous faut rassembler quelques thèses caractéristiques à la
philosophie morale de l’Essai même. Le débat avec des partisans de la théorie
de l’innéisme pratique, la théorie des modes mixtes, celle de différentes sortes
des lois et les « relations morales » : tels sont les piliers de cette philosophie,
auxquels on doit ajouter le hédonisme en tant qu’un caractère distinctif de la
théorie de Locke. Bien entendu, la question de l’éducation adéquate a également
une importance pivotale, sans laquelle les autres éléments mentionnés ne
seraient que de pures abstractions. Pourtant on doit se borner maintenant à ne
nous rapporter que quelques lignes de force principales.
Locke avait pour but de bannir le fantôme du relativisme moral qui
accompagnait la philosophie mécanique. Comment s’explique la possibilité de
3
cette espèce du relativisme et comment peut-on l’éviter à la base de la
reconstruction lockéenne de l’acte du jugement moral? La source principale de
l’ambiguïté dans la morale selon Locke est le concept du « mode mixte », c’està-dire l’idée complexe composée des idées simples d’importance morale. Car,
semblables aux idées complexes de la géometrie , les modes mixtes n’ont aucun
modèle naturel hors de notre esprit : ils sont leurs archétypes même (2,31,3).
Donc même s’ils peuvent en principe être traités dans le cadre d’un système
aussi cohérent et sans contradiction interne qu’est la géometrie – « je ne doute
nullement, dit Locke, qu’on ne puisse déduire, de Propositions évidentes par
elles-mêmes, les véritables mesures du Juste & de l’Injuste par des
conséquences nécessaires, & aussi incontestable que celles qu’on emploie dans
les Mathématiques, »1 – ils y émergent plusieurs difficultés qui empêchent la
construction d’une morale euclidienne. Car, bien qu’il soit vrai que « le sage
Auteur de notre Etre » nous procurait un système de l’adéquation mutuelle entre
les puissances des choses hors de nous et nos idées simples, les modes mixtes ne
sont formés de ces idées simples que par des hommes. De plus, c’est toujours au
1
„L’idée d’un Etre Suprême, infini en puissance, en bonté & en sagesse, qui nous a fait, & de qui nous
dépendons; & l’idée de Nous-mêmes comme de Créatures intelligentes & raisonnables, ces deux idées, dis-je,
étant une fois clairement dans notre esprit, ensorte que nous les considérassions comme il faut pour en déduire
les conséquences qui en découlent naturellement, nous fourniroient, ‚a mon avis, de tels fondemens de nos
Devoirs, & de telles régles de conduite, que nous pourrions par leur moyen élever la Morale au rang des Sciences
capables de démonstration. … je ne doute nullement qu’on ne puisse déduire, de Propositions évidentes par
elles-mêmes, les véritables mesures du Juste & de l’Injuste par des conséquences nécessaires, & aussi
incontestable que celles qu’on emploie dans les Mathématiques, si l’on veut s’appliquer à ces discussions de
Morale avec la même indifférence & avec autant d’attention qu’on s’attache à suivre des raisonnemens
Mathématiques.“ (4. 3. 18; p. 454) Si l’on prend les propositions „Il ne sauroit y avoir de l’injustice où il n’y a
point de propriété“ ou „Nul Gouvernement n’accorde une absolue liberté“, on peut être aussi certain de leur
vérité „que d’aucune qu’on trouve dans les Mathématiques.“ Donc, d’après Locke il peut y avoir un système de
la raison mathématique de la morale, une éthique définitive soi-disant, dont „le véritable fondement“ „ne peut
être autre chose que la volonté ou la Loi de Dieu, qui voyant toutes les actions des Hommes … tient, pour ansi
dire, entre ses mains les peines & les récompenses, & a assez de pouvoir pour faire venir à compte ceux qui
violent ses ordres avec le plus d’insolence.“ (1. 2. 6.; 27/8)
4
milieu d’une communauté de langue que nous les forment. C’est « dans le but
même du Langage » que les « diverses combinaisons d’idées simples en autant
de Modes distinctes » se trouvent expliquées. « Car les Hommes l’ayant institué
pour se faire connaître ou se communiquer leurs pensées les uns aux autres aussi
promptement, qu’ils peuvent, ils font d’ordinaire de ces sortes de collections
d’idées qu’ils convertissent en Modes complexes auxquels ils donnent certains
noms, selon qu’ils en ont besoin par rapport à leur manière de vivre & à leur
conversation ordinaire. »2 Cette origine des modes mixtes a pour conséquence
qu’ils changent souvent non seulement d’un pays à l’autre mais aussi dans un
même pays d’une époque à un autre : « les Langues sont sujettes à de continuels
changemens. » Donc la relativité morale s’est enracinée déjà dans l’un des
fondements de l’évaluation morale. Mais il y a encore d’autres difficultés.
Prenons l’idée de l’infidélité ! Lors même que cette idée soit adéquate dans
l’entendement de celui qui a décidé le premier de convertir quelques idées
simples à cette même idée complexe qu’il a désignée par le mot « infidelité »,
les autres, qui apprendront ce mot en s’appropriant la vocabulaire de la langue
française, n’en auront-ils plus une idée adéquate : ils ne possèderont plus l’idée
première qui – par conséquence – servira pour eux quasiment d’un archétype.
En outre, la plupart des idées de modes mixtes sont très complexes : ils sont
extrêmement difficile à apprendre et à être utilisés proprement.
2
2,22,5
5
Cependant il ne sont pas seulement les modes mixtes qui affaiblissent
l’idée d’une morale démonstrative chez Locke. Car étant une fois formé et étant
désigné par de noms appropriés, les modes mixtes, elles, doivent être rapportés à
des lois appropriées pour mettre en lumière la valeur morale de l’action désignée
par l’idée et le nom. « [L]e Bien et le Mal considéré moralement, n’est autre
chose que la conformité ou l’opposition qui se trouve entre nos actions
volontaires & une certaine Loi. »3 Mais les rapports entre les lois et les modes
mixtes qui doivent correspondre à eux ne s’éclaircie pas du tout d’une manière
évidente. Car tout d’abord, quelles sont ces lois ?
« Voici, ce me semble, les trois sortes de Loix auxquelles les Hommes
rapportent en général leurs action, pour juger de leur droiture ou de leur
obliquité : 1. la Loi Divine ; 2. la Loi Civile ; 3. la Loi d’opinion ou de
réputation, si j’ose l’appeler ainsi. Lorsque les Hommes rapportent leurs actions
à la première de ces Loix, ils jugent par-là si ce font des Péchés ou des Devoirs ;
en les rapportant à la seconde ils jugent si elles sont criminelles ou innocentes ;
& à la troisième, si ce sont des Vertus ou des Vices. »4
La valeur morale d’une action relève donc d’un acte du jugement qui
rattache l’idée de l’action à l’idée d’une loi. Or, considéré d’un point de vue tout
formel les Loix, eux aussi, ne sont que des collections d’idées simples « que
nous recevons par Sensation ou par Réflexion » (2,28,14.). La connaissance de la
rectitude ou l’obliquité d’une action est donc simplement la connaissance de « la
3
4
2,28,5.
Coste, 280.
6
convenance ou la disconvenance » qui caractérise la relation de l’idée complexe
de l’action avec l’idée complexe d’un loi. Et la plus grande difficulté par rapport
à une prospective morale démonstrative est que cette connaissance n’est ni
intuitive, ni déductive : il faut faire recours à la troisième manière de
connaissance, qui s’appelle le jugement. « [Le jugement] consiste à joindre des
idées dans l’Esprit, ou à les séparer l’une de l’autre, lorsqu’on ne voit pas qu’il y
ait entr’elles une convenance ou une disconvenance certaine. » 4,14,4. Et ce
détermine la destinée de la morale démonstrative. Car lorsqu’on connaît la
relation entre deux idées d’une manière démonstrative on se sert d’une
connaissance « par ou l’Esprit appercoit certainement, & est indubitablement
convaincu de la convenance ou de la disconvenance qui est entre deux idées. »
Quand bien même, dans la morale lockéenne il se trouve quelque chose de
plus que de la connaissance : c’est un « goût » moral qui fait choisir le jugement
la loi à rappeler et constater la convenance ou la disconvenance entre les deux
idées complexes. C’est un composant émotif de la morale qui se fait voir au
milieu d’une éthique « cognitiviste » sous la forme du goût, c’est-à-dire d’un
habitus moral de chaque résultant de joies et de tristesses vécues dans la passé
mais aussi de l’éducation qui peut en fin de compte largement modifier l’effet
des affects orientés sur le présent. Même s’il semble clair que « le véritable
fondement de la Morale » est « la volonté ou la Loi de Dieu » (1,2,6.) les
hommes peuvent toujours choisir une autre loi qu’ils ne faut, et ils peuvent
toujours être séduits concernant le résultat du jugement. Cependant, bien qu’il
7
n’y ait pas une auto-manifestation de la liaison entre les idées de l’action et
celles de la loi, l’auto-séduction du goût n’est pas inévitable non plus. La liberté
de l’homme en tant qu’indifférence a été installée pour rompre l’automatisme de
la joie et de la tristesse du présent, pour donner lieu à la considération de la
future et de l’autre vie. C’est l’éducation relevée dans la deuxième partie du
chapître 21 du livre 2 de l’Essai, qui seule a une chance à contrebalancer l’effet
d’un « hédonisme naturel » esquissé au chapître 20 du second livre.
Selon cet esquisse il y a des idées simples d’origine sensitive aussi bien
que réflexive qui apparaissent accompagnés du plaisir ou de la douleur. Or, ce
plaisir et cette douleur sont les seuls critères du bien et du mal d’après un
jugement immédiat :
« Le Bien est ce qui est propre à produire et à augmenter le plaisir en nous, ou à
diminuer et abreger quelque douleur. Le Mal est propre à produire ou augmenter
la douleur en nous ou à diminuer quelque plaisir. »5
Cependant, cet esquisse d’une théorie de l’affect nous mène au delà d’une
éthique proprement dite : Locke introduit le désir d’une part en tant qu’affect, en
tant que « l’inquietude qu’un homme ressent en lui même par l’absence d’une
chose, qui lui donneroit du plasir, si elle était presente » d’autre part aussi en
tant que « le principal pour ne pas dire le seul aiguillon, qui excite l’industrie et
l’activité des hommes. »6
5
6
2, 20, 2; 249. o.
2, 20, 6; 250. o.
8
C’est une signification générale du désir qui s’y exprime : Locke a
distingué le pôle négatif de la paire opposée bien et mal, joie et tristesse en
faisant du désir le motive général de toutes nos actions. Ce traitement
asymétrique aura pour conséquence qu’au chapître 21 du second livre le désir ou
l’inquiétude fonctionnera en tant que le seul déterminant de la volonté :
« Ordinairement la plus pressante des inquietudes dont on croit estre alors
en estat de pouvoir se délivrer, determine la volonté à l’action. »7
Toutefois, Locke, lui aussi, attribue à l’homme un libre arbitre. « L’âme a
le pouvoir de suspendre l’accomplissement de quelques uns de ses désirs, et est
par conséquent en liberté de les considerer l’un après l’autre, et de les
comparer. »8
Nous y retrouvons le caractère cognitivist de la philosophie morale de
Locke. Le bon goût moral de l’esprit relève de la rectitude de ses considérations
et comparaisons. La considération réitérée rapporte et re-pose le bien lointain en
face de nous, et il sera par là capable d’exciter nos désirs.9 Cependant,
concernant le plaisir excité par un bien lointain rapporté par l’esprit nous
pouvons toujours nous tromper, tandis que le plaisir présent en est délivré. Nos
jugements sur les biens lointains peuvent s’avérer faux, et c’est dans la fausseté
des jugements que le malheur consiste.10
7
2, 21, 40.
2, 21, 47.
9
2, 21, 46.
10
2, 21 ,61.
8
9
C’est maintenant que nous pouvons donner la parole à Leibniz. Tout
d’abord, il faut constater qu’il n’accepte pas l’idée d’un relativisme moral, lui
non plus, qui est une des raisons pour lesquelles il refuse la doctrine lockéennes
des modes mixtes comme insuffisante pour point de départ . Une de ses
objections générales contre la théorie lockéenne peut être mise en valeur par
rapport à toute la classification des idées d’après Locke : Leibniz est convaincu
qu’ « on ne reconnoit pas une seule Idée simple » (2,23,1), donc c’est un modèle
tout à fait inadéquate de faire composer le sujet épistémologique ses concepts
moraux des idées qui ne sont qu’improprement considérés simples. Il nous faut
ajouter le désaccord en ce qui concerne l’idée de la substance, dont s’ensuite que
Leibniz devait considérer comme maladroit le concept lockéen de mode aussi.
Toutefois il y a quelque chose dans l’argumentation lockéenne sur la
nature de modes mixtes qui est plus inquiétante aux yeux de Leibniz que ces
considérations assez générales : il y honte la possibilité du relativisme moral ;
car, s’il n’y a aucun modèle à imiter au cours de la conceptualisation morale,
chacqe acteur peut créer de nouveau ses concepts moraux comme il lui plait. AU
moins Leibniz a interprété de cette manière ce que Locke avait écrit. De sa
perspective, la relativité langagière des concepts moraux que Locke a soulignée
n’est plus que la relativité d’auto-organisations éphémères dirigées par le
hazard. De n’importe quoi qu’il s’agit, soit des différences des coutumes
législatives de pays particuliers, soit d’idiosyncrasies en la création des
10
concepts, on ne peut en aucun cas parler d’une véritable différence essentielle.
La position de Leibniz est claire :
« La raison qui fait que le meurtre d’un vielliard n’a point de nom, est que
les loix n’y ayant point attaché une punition particuliere, ce nom seroit peu utile.
Cependant les idées ne dépendent point des noms. Un auteur Moraliste, qui en
inventeroit un pour le crime, et traiteroit dans un chapître exprés de la
Gerontophonie, monstrant ce qu’on doit aux vielliards, et combien c’est une
action barbare de ne les point epargner, ne nous donneroit point une nouvelle
idée pour cela. » 2,22,4.
Ce qui est le plus intéressant en cette réponse est qu’elle n’aborde pas
vraiement le noyau de la pensée de Locke. Il aurait pu être tout à fait d’accord
avec Leibniz sur ce point, qu’un seul écrivain moraliste ne réussirait pas à
introduire un nouveau nom et une nouvelle idée avec – c’est-à-dire un mode
mixte – dans la langue de la communauté. Il n’avait de la chance à faire celà que
s’il cessait de s’efforcer de le faire en ne s’appuyant que sur lui-même d’une
manière tout à fait arbitraire. Il devrait posséder un sens bien fonctionnant de
reconnaître ce que la communauté demande et l’exprimer.
Leibniz ne reconnait donc pas la propre dynamique de la communauté de
langue organisante la vocabulaire morale. Sa pensée ne connaît que deux
positions extrèmes : ou c’est la raison qui détermine entièrement la langue de la
morale, ou il ne peut s’agir que d’un expérimentateur solitaire qui s’efforce
d’introduire de nouvelles facons de parler tout arbitrairement. Mais cette
11
expérience serait vouée à échec de prime abord. Lorsque Leibniz parlera plus
tard en tant que Philalèthe sur « les Moeurs et les usages d’une nation, » qui
établissent certaines associations d’idées, il ne se refère qu’au hazard « qui y a
aussi sa part », au lieu de considérer la question s’il peut y avoir une troisième
option entre l’universalité de la raison et l’idiosyncrasie d’un particulier.11
Il s’intègre bien dans cet effort à réduire le rôle de la langue à un medium
du hazard quand Leibniz borne la sphère « du bien moral et la vertu » au
fonctionnement de la raison divine : « j’aimerois mieux, pour moy, prendre pour
la mesure du bien moral et de la vertu, la regle invariable de la raison que Dieu
s’est chargé de maintenir. » (2:28:5; Leibniz 1765/1930, 250.) Il considère cette
pensée tellement fondamentale qu’il l’exprime en trois formes différentes, en de
différents parlances. D’abord il affecte la manière d’un philosophe naturaliste :
« Aussi peut on estre asseuré que par son moyen tout bien moral devient
physique [...] » ; puis, tout court, de la manière d’un philosophe humaniste : « ou
comme parloient les anciens, tout honeste est utile » ; et enfin il s’exprime aussi
en langue lockéenne où on parle de la loi en tant qu’instituée par un législateur :
« Au lieu que pour exprimer la Notion de l’auteur il faudroit dire que le Bien ou
le Mal moral est un bien ou un mal d’imposition ou institutif, que celuy qui a le
pouvoir en main tache de faire suivre ou eviter par les peines ou recompenses. »
La conclusion de cet argument relie la chaîne des idées au concept d’un
législateur pas terrestre en excluant l’idée que la communauté ou même les
11
2,22,6
12
princes de cette vie pourraient jouer un rôle vraiment institutif dans
l’établissement du bien et du mal moral : « Le bon est, que ce qui est de
l’institution generale de Dieu, est conforme à la nature ou à la raison. » (2:28:5.)
Leibniz relève donc le rôle de Dieu en tant que seul législateur moral
proprement dit. En fin du compte, cette idée fondamentale ne diffère guère de
celle de Locke, bien que chez Locke on trouve des modes, des coutumes, des
opinions et les semblables, qui s’articulent comme des sous-formes des lois,
dont le rapport aux lois divines n’est pas vraiment éclairci, et qui doivent tous se
médiatiser par et dans la langue. Je pense que c’est cette tendence à rendre
raison de la fonction morale des « pouvoirs » subordonnés que fait choisir Locke
le concept-paire vertu/vice en tant que valeur-paire répondante à cette sorte de
lois moyennes – soi-disant. (2 :28 :10) Il aimerait accorder – contrairement à
Leibniz – à ces lois une certaine indépendance, même si elle ne pourrait être que
très limitée.12 Et c’est la raison qui pousse Leibniz à refuser tout les deux : selon
lui ni la vertu n’a rien à voir avec l’opinion, ni la gloire avec la loi.
« Et on ne prend point la vertu et le vice pour quelque chose qui dépende de
l’opinion. [...] La loy de reputation ne merite le nom de loy qu’improprement, ou
est comprise sous la loy naturelle ; comme si je disois, la loy de la santé, la loy
du menage, lorsque les actions attirent naturellement quelque bien ou quelque
mal, comme l’approbation d’autruy, la santé, le gain. » (2:28:9; 250-51) La loi
12
Jürgen Habermas a exploité ce penchant de Locke dans § 12 de son Strukturwandel der Öffentlichkeit en
parlant de la „proto-histoire“ du topos „opinion publique“.
13
de la réputation n’est pas une loi, ou elle n’est autre chose qu’une des
expressions de la loi naturelle.
Quand bien même, penser que Locke écrivait un traité en faveur d’un
relativisme modéré exprimé en accord avec l’argumentation du livre I de l’Essai
où il fait toujours recours aux curiosités des voyageurs pour expulser la thèse de
l’innéisme – ce serait une fausse opinion. À vrai dire Locke n’accorde pas
toujours cette fonction positive à la communauté langagière, lui non plus. Le
chapître 33 du livre second en parlant de l’association des idées appelle
simplement « folie » ce qu’il nomme soit « l’opposition à la raison » soit
« l’étroite combinaison des idées qui ne sont pas liées par nature. » Ces
combinaisons non naturelles des idées viennent à fin de compte de l’éducation
inappropriée, la coutume, les inclinations, c’est-à-dire des mêmes facteurs qui
étaient auparavant les causes de la formation de modes mixtes.13 Leibniz ne
manque pas d’ajouter à celui le suivant :
« Cette Remarque est importante et entierement à mon gré, et on la pourroit
fortifier par une infinité d’exemples. » (Leibniz 1765/1962: 271) Donc
essentiellement la théorie lockéenne n’est plus sujette au relativisme que celle de
Leibniz. Car, l’évaluation morale ne relève pas de moments idiosyncratiques de
la création des modes mixtes. Elle ne porte pas sur des concepts que nous
composons de la procession ou de la parricide, mais sur notre capacité de
13
2:33:4; Locke 1690/2003: 438.
14
rappeler des idées d’un cortège quelconque ou d’un meurtre aux lois adéquates
pour que nous décidions, s’il sont des vertus, des obligations ou des crimes.
„[…] il ne suffit pas d’en [de modes mixtes] avoir des idées déterminées,
& de savoir quels noms appartiennent à telles & à telles combinaisons d’idées
qui composent une idée complexe, désignée par un tel nom : nous avons dans
cette affaire un interêt bien plus important & qui s’étend beaucoup plus loin.
C’est de savoir si ces sortes d’Actions sont moralement bonnes ou
mauvaises. »14
En cela Locke n’est pas moins absolutiste que Leibniz même. Car il ne
concède pas une trop grande diversité des lois civils. Dans le Deuxième traité du
gouvernement civil 15 il introduit même une hypothèse sur une communauté, une
société originale gouvernée par la loi naturelle qui n’est devenu divisée qu’à
cause de la corruption de la nature des hommes. En effet cette hypothèse n’est
pas très loin de certains avis de Leibniz. Il a parlé lui aussi d’une société
comprenante toute l’humanité, mais il ne l’a pas placée sur le – projété –
commencement de l’histoire mais sur sa fin – également projétée :
« Et quand je considere combien les hommes sont avancés en
connoissance depuis un siècle ou deux, et combien il leur seroit aisé d’aller
incomparablement plus loin pour se rendre plus heureux ; je ne desespere point
qu’on ne vienne à quelque amendement considerable dans un temps plus
14
15
2, 28, 4; 388. o.
Vö. 2, 22, 5.
15
tranquille sous quelque grand Prince que Dieu pourra susciter pour le bien du
genre humain. » 4,21,1.
Pourtant cette analogie entre Dieu et un prince chez lui n’est pas fondée
sur une liaison entre la morale et la politique, mais sur celle entre la morale et
une métaphysique théologique, dont témoignent les Principes de la nature et de
la grace, fondés en raison:
« § 15. C'
est pourquoy tous les esprits, soit des hommes, soit des genies,
entrant en vertu de la Raison et des Verités éternelles dans une espèce de Societé
avec Dieu, sont des membres de la Cité de Dieu, c'
est à dire, du plus parfait état,
formé et gouverné par le plus grand et le meilleur des Monarques: » Ou dans un
texte très intéressant des années 1686-87 intitulé « Sur la générosité » : « Or le
Principe de la justice est le bien de la Société, ou pour mieux dire le bien
general, car nous sommes tous une partie de la Republique universelle, dont
Dieu est le Monarque, et la grande loi establie dans cette republique est de
procurer au monde le plus de bien que nous pouvons. » A VI/IV, 2721
Alors même s’il y a des différences entre les opinions principales de
Locke et Leibniz, en ce qui concerne la morale, Leibniz s’entend avec Locke sur
beaucoup des points : « j’applaudis extremement à ce que vous venés de dire,
Monsieur, de la morale, comme d’une science demonstrative », dit Leibniz
(1,2,1.) et beaucoup de bonnes ententes en s’ensuite, sûrtout quant à Locke de la
seconde partie du chapître 21 du second livre. Car dès le § 46 de ce chapître il
renonce à la disposition philosophique du premier livre et un parti du second,
16
dont le plus important caractéristique était de limiter le pouvoir de la raison en
faveur des organs de sens et le désir ou inquiétude. Mais dès le § 46 Locke parle
de celui que peut la raison au moins en ce qui concerne la morale. Et c’est
justement la position que Leibniz, lui, s’est approprié de prime abord. Par
exemple lorsqu’il parle des instincts que Dieu nous a donnés pour faciliter
l’action quand on est pressé, il conclut : « La plus grande et la plus saine partie
du genre humain leur rend temoignage. » Ce qu’il importe ce ne sont pas les
curiosités, les exceptions qu’on trouvera toujours – « et quoyqu’il n’y ait point
de mauvaise pratique peust etre, qui ne soit autorisée quelque part et en quelques
rencontres, » - mais ce que la raison fait sentir, savoir et faire aux hommes et
même à « la plus part des animaux », même s’ils ne s’appercoivent pendant
qu’en d’acteurs instinctifs.
En avancant vers la conclusions nous pouvons constater que la morale est
le domaine où Leibniz et Locke sont assez proche l’un de l’autre. La théorie,
qu’au fond un ordre affectif de la vie est pré-établie par une rationalité hors de la
portée humaine est tant vieille chez Leibniz, qu’elle est fondamentale chez
Locke. Quant à Leibniz nous avons aà penser à la Quaestio VIII du Specimen
quaestionum philosophicarum ex jure collectarum de1664, dont se fait l’echo
une phrase du commentaire theophilien au § 9 du livre 2 de l’Essai : « Apres cet
instinct general de societe qui se peut appeler philantropie dans l’homme, il y en
a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que
pere et mere portent aux enfans, que les Grecs appellent
, et autres
17
inclinations semblables qui font ce droit naturel ou cette image de droit plustost,
que selon les jurisconsultes Romains la Nature a enseigné aux animaux. »16
Quant à Locke, il faut penser au § 34, ch. 21, l. 2 : « le sage Auteur de nostre
estre a mis dans les hommes l’incommodité de la faim et de la soif et les autres
desirs naturels, à fin d’exciter et de déterminer leur volontés à leur propre
conservation et à la continuation de leur espece. » Donc on y trouve un autre
témoignage de l’échec de la distinction « empirisme – rationalisme », même si
nous devons concéder que l’entent est parfois plutôt l’objet d’une volonté que
réel, comme lorsque Leibniz fait l’éloge de la défintion lockéenne de l’amour
(2 : 20 : 5, p. 224) en disant que « j’ay donné aussi à peu près cette définition de
l’amour lorsque j’ay expliqé les principes de la justice, dans la preface de mon
Codex juris gentium diplomaticus, savoir qu’aimer est estre porté à prendre du
plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l’objet aimé. » Bien entendu, cet
« à peut près » doit être pris comme à peut près le contraire, étant donné que
Locke n’admettrait pas cet « instinct philantropique » que Leibniz a mis en
oeuvre dans la phrase que nous venons de citer, et par conséquence il ne peut
définir l’amour qu’en tant qu’amour propre : « on a de l’amour pour ce qui peut
produire du plaisir ... »
16
C’est une phrase, bien sûr, qui fait l’echo également du concept de « l’enseignement de la Nature » chez le
Descartes des Passions de l’âme.
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