Un idéalisme imprudent

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Commentaire de la phrase de don Luigi Giussani
Sur cette page et sur les pages suivantes, quelques images du cycle de fresques conservées à l’intérieur du monastères de clôture
des Augustines des Quatre Saints Couronnés, à Rome. Ci-dessus, la représentation de l’art Grammatique
Un idéalisme
imprudent
Jules Lebreton écrivit dans les années Vingt deux articles sur Origène.
La théologie du maître d’Alexandrie «est un idéalisme qui croit
se rapprocher de Dieu en perdant de vue l’humanité du Christ »
par Lorenzo Cappelletti
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Archives de 30Jours - Mai 1994
ur le numéro 12 de 1922 de Recherches de
science religieuse (revue qu’il avait fondée
en 1910 avec le père de Grandmaison), le
père Jules Lebreton publiait un article intitulé Les
degrés de la connaissance religieuse d’après
Origène. Au cours des années 1923 et 1924,
sur la Revue d’histoire ecclésiastique paraissait
un long article (divisé en deux parties) du même
auteur sur le même thème ayant pour titre Le
désaccord de la foi populaire et de la théologie
savante dans l’Église chrétienne du III ème
siècle. En 1972, la maison d’édition Jaca Book
publiait dans la collection “Strumenti per un lavoro teologico”, sous la forme d’un petit livret, une
traduction italienne des deux articles de Lebreton
intitulée Il disaccordo tra fede popolare e teologia dotta nella Chiesa del terzo secolo (avec,
soit dit en passant, une erreur sur la date du second article). Bien que plus de vingt ans se soient
écoulés depuis l’édition italienne et plus de
soixante-dix depuis les publications originales, la
lecture que Lebreton propose de l’origénisme,
dont il souligne la distance qui le sépare du depositum fidei, se révèle d’une lucidité inégalable; il
s’agit, de plus, d’un leçon de très grande actualité, car l’origénisme est, dans l’entre-temps, loin
d’avoir disparu.
S
1. De la philosophie à l’hérésie
«Pour les simples fidèles, comme jadis pour saint
Clément de Rome, le mystère de la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, c’est la foi et l’espoir
des élus; ils voient tout dans la perspective du salut et, au centre, la croix du Christ, sa mort rédemptrice, sa résurrection, gage de la leur. Ils
peuvent dire, comme Origène le leur reproche,
qu’ils ne savent que Jésus-Christ et Jésus-Christ
crucifié. Les savants voient dans le même mystère
la solution de toutes les énigmes du monde: comment un Dieu infiniment parfait a-t-il pu créer?
C’est par son Verbe. Comment ce Dieu invisible
s’est-il fait connaître? Encore une fois c’est par
son Verbe. Création par le Verbe, révélation par
le Verbe, ce sont à coup sûr des doctrines authen-
Nova
vetera
et
tiquement chrétiennes; mais, chez les écrivains
antérieurs, elles sont considérées surtout dans
leurs relations avec le dogme du salut: si Dieu a
créé le monde, c’est pour son Église, c’est pour
ses saints; ces considérations sont ici [chez les
Alexandrins] plus effacées; ce qui passe au premier plan, c’est le problème philosophique qui
préoccupait tous les penseurs. […] Attirés sur le
terrain des philosophes, les théologiens chrétiens
subissent leur influence: la génération du Verbe
de Dieu est décrite par eux en fonction du problème cosmologique. Pour créer le monde, Dieu, qui
de toute éternité contient en lui son Verbe, le profère à l’extérieur» (Le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante dans l’Église
chrétienne du IIIème siècle, 2ème partie, p. 15).
2. L’humanité de Jésus-Christ
La chair que le Fils tient de Marie et que celle-ci a
mise au monde n’est pas soulignée comme le
lieu du salut mais elle sert à la résolution d’un
problème philosophique. «“Étant donc poussés”, dit Origène, “par une vertu céleste et plus
que céleste, à adorer uniquement notre Créateur, laissons de côté l’enseignement du commencement du Christ, je veux dire l’enseignement élémentaire, et élevons-nous à la perfection, pour que la sagesse qui est manifestée aux
parfaits, nous soit manifestée à nous aussi” (cf.
Periarchon IV, 1, 7). Cette vertu “céleste”, c’est
celle qui nous permet de dépasser l’enseignement élémentaire, pour atteindre les réalités intelligibles, le monde “céleste”» (Les degrés de la
connaissance religieuse d’après Origène, p.
290). Lebreton s’empresse de faire cette remarque: «C’est là sans doute une conception
très fausse et dangereuse de l’incarnation du Fils
de Dieu et de ses abaissements; mais cette erreur
est bien dans le sens de l’origénisme, idéalisme
imprudent qui croit se rapprocher de Dieu en
perdant de vue l’humanité du Christ» (ibid., p.
286). Attention! Chez Origène le christianisme
spirituel n’exclut pas le christianisme corporel, le
christianisme secret n’exclut pas le christianis- ¬
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Commentaire de la phrase de don Luigi Giussani
Saint Pierre sur les épaules de la personnification de la vertu
de la charité, sous les pieds de laquelle se trouve le vice
de la haine, représenté par Néron
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me manifeste, l’Évangile éternel n’exclut pas l’Évangile tel qu’il est compris par les simples chrétiens. Lebreton écrit même que pour Origène «la
foi simple a pour objet central Jésus-Christ crucifié; c’est une connaissance salutaire sans doute,
mais c’est une connaissance élémentaire; c’est
le lait des enfants; la miséricorde de Dieu la propose faute de mieux à ceux qui sont trop faibles
pour s’élever plus haut, pour “connaître Dieu
dans la sagesse de Dieu”. Aussi ne sera-t-on pas
surpris de voir Origène, en un autre texte du
Contra Celsum, défendre cette foi des simples
comme étant non pas absolument la meilleure,
mais la meilleure possible, vu l’infirmité de ceux
à qui elle doit être proposée» (ibid., p. 267).
Mais en fait, c’est précisément cette motivation
présentée en défense de la foi des simples qui
rend celle-ci vaine. Lebreton rapporte ce que dit
Origène dans son Commentaire de Jean:
«“L’Évangile que croient comprendre les gens
du vulgaire, enseigne l’ombre des mystères du
Christ. Mais l’Évangile éternel, dont parle Jean,
et qu’on appellera proprement l’Évangile spirituel, présente clairement à ceux qui comprennent tout ce qui concerne le Fils de Dieu, et les
mystères que font voir ses discours, et les réalités
dont ses actions étaient les symboles. […] Pierre
et Paul, qui d’abord étaient manifestement juifs
et circoncis, ont reçu ensuite de Jésus la grâce
d’être tels en secret; ils étaient juifs ostensiblement pour le salut de la plupart, non seulement
ils le confessaient par leurs paroles, mais ils le
manifestaient par leurs actes. Il faut en dire autant de leur christianisme. Et de même que Paul
ne peut pas secourir les Juifs selon la chair, si,
lorsque la raison le demande, il ne circoncit pas
Timothée, et si, lorsqu’il est raisonnable, il ne se
coupe pas les cheveux, il ne fait pas l’offrande,
si, d’un mot, il ne se fait pas Juif pour les Juifs
afin de gagner les Juifs, ainsi il ne se peut faire
que celui qui se doit au salut de beaucoup [Origène parle de lui-même] puisse secourir efficacement par le christianisme secret ceux qui en sont
encore aux éléments du christianisme manifeste, les rende meilleurs, les fasse parvenir à ce qui
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Nova
vetera
et
est plus parfait et plus élevé. C’est pourquoi il
faut que le christianisme soit spirituel et corporel; et quand il faut annoncer l’Évangile corporel
et dire que l’on ne sait rien parmi les charnels
que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, on doit
le faire. Mais quand on les trouve perfectionnés
par l’Esprit et portant en Lui du fruit et épris de la
sagesse céleste, on doit leur communiquer le discours qui s’élève de l’Incarnation jusqu’à ce qui
était auprès de Dieu”» (ibid., p. 273-274).
3. La tradition secrète
La tradition unique de l’Église, dont parle Irénée
et qui est confiée avant tout à la garde de l’évêque
de Rome, se scinde inévitablement, en suivant
Origène, en une double tradition: «d’un côté, l’Église visible, montrant, comme elle le fait chez
Irénée ou Tertullien, la succession épiscopale, qui
la rattache, par les apôtres, au Christ; de l’autre,
une élite, connue de Dieu seul, cachée aux yeux
des hommes, se réclamant, elle aussi, d’une tradition apostolique, mais confidentielle, secrète,
transmise sous le manteau» (ibid., p. 292). Si l’on
va jusqu’au fond des choses, on découvre non
seulement qu’il y a désormais deux traditions,
l’une exotérique (publique, c’est-à-dire catholique), l’autre, celle qui compte, ésotérique (secrète, c’est-à-dire gnostique), mais que ces deux traditions ne transmettent pas le même depositum.
Ni en ce qui concerne l’objet: «L’enseignement réservé aux simples est l’enseignement moral; la révélation des mystères, et particulièrement de la Trinité, est le secret des parfaits. […]
Ces deux enseignements, l’un proposé à la foule,
l’autre réservé aux parfaits, se distinguent par
leurs objets: aux uns l’injonction des préceptes
moraux, aux autres la révélation des secrets divins. […] Origène souvent oppose la connaissance de l’humanité du Christ à celle de sa divinité:
aux charnels on ne peut prêcher que JésusChrist crucifié; mais à ceux qui sont épris de la sagesse céleste on révèle le Verbe qui est auprès de
Dieu. […] Il met au premier rang ceux “qui participent au Logos qui était dans le principe, qui ¬
Saint Paul sur les épaules de la personnification de la vertu
de la concorde, sous les pieds de laquelle se trouve le vice
de la discorde, représenté probablement par Arius
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Commentaire de la phrase de don Luigi Giussani
était auprès de Dieu, au Logos Dieu”; au second
rang, ceux “qui ne savent rien que Jésus-Christ et
Jésus-Christ crucifié, estimant que le Logos fait
chair est le tout du Logos; ils connaissent seulement le Christ selon la chair: telle est la foule de
ceux qu’on regarde comme croyants”» (ibid., p.
276-279).
Ni en ce qui concerne la méthode. Les vérités,
différentes en ce qui concerne l’objet, le sont
aussi sur le plan de la méthode de connaissance:
«Les uns croient, les autres connaissent; les premiers se rendent à une autorité supérieure, garantie par des miracles, et leur foi est fragile; les
seconds contemplent les vérités religieuses auxquelles ils adhèrent, et cette adhésion est ferme»
(ibid., p. 281).
On peut même dire que dans la tradition publique aucune vérité n’est transmise et que ne
sont transmis que de pieux mensonges. «Ces vérités élémentaires qu’on lui enseigne [au peuple]
sont-elles du moins strictement et toujours des
vérités? Origène le dit le plus souvent et par là il
s’oppose aux gnostiques; mais on trouvera aussi
chez lui telle page inquiétante où l’enseignement
élémentaire apparaîtra comme un mensonge
salutaire: Dieu trompe l’âme pour la former»
(ibid., p. 295).
Bref, dans le rapport de subordination qui est
celui des vérités élémentaires par rapport aux vérités plus élevées, les premières finissent par être
considérées comme des fables. Dans les homélies sur le prophète Jérémie, Origène compare
l’action de Dieu à l’éducation que les adultes donnent aux enfants. Selon Origène: «Nous les trompons par des épouvantails, qui sont nécessaires
d’abord, mais dont ensuite ils reconnaissent la vanité» (ibid., p. 295, note 2).
4. Rome gardienne de la foi
Lebreton montre clairement comment Rome a
depuis le début résisté à cette altération de la foi. Il
présente l’opposition d’Hyppolite à Zéphyrin et
ensuite à Callixte (dont sortira au début du IIIème
siècle le premier schisme dans le siège romain)
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comme l’opposition d’une foi savante à une foi
simple. Lebreton rappelle comment dans les Philosophoumena, Hyppolite met dans la bouche
de ses ennemis des expressions qui, dans son esprit, les discrédite: «Zéphyrin répète tantôt: “Je ne
connais qu’un Dieu Jésus-Christ, et, en dehors de
lui, aucun Dieu engendré, ayant souffert”; et
d’autres fois: “Ce n’est pas le Père qui est mort,
mais le Fils”. Ces traits sont confirmés par tout
l’ensemble du traité: Hippolyte est un théologien,
fier de sa science, grand lecteur des philosophes
grecs, qu’il dénonce comme les pères de toutes
les hérésies [cette condamnation radicale de l’hérésie à partir non de la simplicité de la tradition ecclésiale mais de la culture – qu’il nous soit permis
de le noter – est très instructive]; il nous présente
ses adversaires: Zéphyrin, un esprit borné; Callixte, un intrigant; leurs adhérents, des intelligences
vulgaires autant que des âmes souillées» (Le
désaccord de la foi populaire et de la théologie
savante dans l’Église chrétienne du III ème
siècle, 1ère partie, p. 489). Or Origène ne fut pas
étranger à cette opposition schismatique aux
évêques légitimes de Rome. Il arriva en effet à Rome, juste à l’époque où Zéphyrin était évêque
(199-217) et il adhéra, semble-t-il, au schisme
d’Hyppolite. C’est probablement pour cela que
quelques années plus tard, en 230, quand Origène sera déposé par son évêque d’Alexandrie d’Égypte, le pape Pontien réunira rapidement un synode pour approuver cette décision en condamnant lui aussi Origène. Chose que ne firent pas
beaucoup d’autres évêques d’Arabie, de Palestine, de Cappadoce.
Quelques années plus tard, celui qui était alors
évêque de Rome, Denys, intervint contre un disciple d’Origène, (répondant lui aussi au nom de
Denys), devenu évêque d’Alexandrie en 247, et
dénonça ses thèses dangereuses. Lebreton écrit:
«En face de ces thèses, la position prise par Denys de Rome et son concile est la position traditionnelle de l’Église de Rome. […] Ici, comme
dans les autres documents romains, ce qu’on
trouve, c’est l’expression authentique de la foi;
point de spéculations théologiques, point de sub-
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Saint Laurent sur les épaules de la personnification de la vertu
de la libéralité, sous les pieds de laquelle se trouve le vice
de l’avarice, représenté par Judas
Nova
vetera
et
tilités dialectiques, peu d’érudition scripturaire;
mais la déclaration catégorique de la foi professée par l’Église. Denys de Rome avait une haute
valeur personnelle: Denys d’Alexandrie en rendait témoignage et saint Basile aussi en fait un
grand éloge; mais ici ce n’est ni l’érudit ni le théologien qui parle, c’est le Pape.
Il ne se complaît pas pour sa part dans les spéculations théologiques, et il se soucie peu de
celles des autres; on a remarqué que son argumentation ne tient pas compte des subtiles distinctions alexandrines sur les trois personnes ou
sur le double état du Logos; il ne se soucie que des
conclusions les plus apparentes, soit que les auteurs de ces doctrines les aient formulées euxmêmes, soit qu’elles lui paraissent s’en dégager
spontanément, et, parce que ces conclusions
sont un danger pour la foi, il les rejette et, avec
elles, la théologie qui les a portées.
La lettre de Denys d’Alexandrie, malgré ses
imprudences ou ses maladresses, était bien loin, à
coup sûr, de l’enseignement d’Arius; mais la lettre
de Denys de Rome a déjà l’accent de Nicée: même souci de l’unité divine, même décision souveraine et catégorique dans la définition de la foi.
Cette barrière infranchissable, contre laquelle,
soixante ans plus tard, l’hérésie se brisera, c’est
elle qui arrête dès lors une théologie aventureuse.
Les fragments de Denys d’Alexandrie, nous
l’avons déjà remarqué, ont un caractère tout différent de la lettre de Denys de Rome: ce n’est pas
un juge de la foi que l’on trouve chez lui, c’est un
exégète et surtout un métaphysicien épris de ses
belles spéculations. Il s’y complaît encore dans
cette Apologie, tout entière destinée à mettre en
lumière son orthodoxie, et dont la plupart des
fragments ne nous sont connus que par le choix
pieux et très attentif qu’en a fait saint Athanase.
Si, malgré cette sollicitude de l’écrivain lui-même
et de son défenseur, sa pensée nous apparaît
beaucoup moins ferme et moins exacte que celle
de l’évêque de Rome, nous en conclurons que sa
spéculation était pour lui un guide moins sûr que
ne l’était, pour Denys de Rome, la foi commune»
q
(ibid., 2ème partie, p. 9 à 11).
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