1 Colloque international Levinas et la relation aux soins Université de Fribourg (Suisse), 22 avril 2016 Les 20 ans de la mort d’Emmanuel Levinas ont été l’occasion pour l’Université de Fribourg (Suisse) de lui rendre dignement hommage, à lui qui y a enseigné pendant plus de vingt cinq ans. Le pôle de recherche et d’enseignement ‘Vieillissement, éthique et droits’ de l’Université lui a consacré le 22 avril 2016 un colloque international intitulé Levinas et la relation aux soins. La pensée de Levinas a trouvé récemment plusieurs échos dans l’éthique médicale. Les notions abordées par l’auteur – de la vulnérabilité à la mort, en passant par le visage, la souffrance et la caresse – sont en effet autant de thèmes évocateurs pour le personnel soignant et tous ceux qui ont affaire à des personnes vulnérables au quotidien. L’éthique de la responsabilité de Levinas a également été interprétée comme une alternative à l’éthique de l’autonomie en vogue dans l’éthique médicale depuis la fin des années 1970. Il s’agissait, au cours de ce colloque auquel ont assisté de nombreuses personnes (issues notamment du monde des soins et de l’handicap), d’interroger cette interprétation et d’évaluer dans quelle mesure Levinas pouvait éclairer la pratique des soins. Certes, Levinas n’a jamais prétendu proposer une contribution d’éthique médicale à proprement parler. Mais ses déclarations laissent entendre malgré tout qu’à ses yeux, la relation entre soignant et patient constitue un cas exemplaire de ce qu’il entend par relation éthique. Interrogé par l’éthicien Emmanuel Hirsch, Levinas dit en effet : « Dans la souffrance il y a un cri et un soupir, une plainte. C’est la première prière. C’est l’origine de la prière : la première parole adressée à l’absent. Le médecin est celui qui entend ces plaintes. Par conséquent, dans ce secours à l’autre, à ce premier appel à l’autre, la première réponse est peut-être une réponse de médecin. Vocation médicale de l’homme1. » Altérité et mort Ouvrant cette journée de réflexion, Bernard Schumacher, Maître d’enseignement et de recherche et qui dirige le pôle de recherche et d’enseignement ‘Vieillissement, éthique et droits’ (IIEDH) à l’Université de Fribourg, s’est interrogé dans une intervention intitulée « Altérité et mort » sur la façon dont l’éthique lévinassienne pouvait remettre en question la culture ambiante de la « maîtrise ». Par ce terme, l’intervenant a désigné la tendance contemporaine à chercher un contrôle accru sur tous les aspects de la vie humaine, notamment par le biais de la technique. Cette attitude se caractérise selon lui par un refus de laisser subsister ce que le philosophe phénoménologue Gabriel Marcel nommait le « mystère » en opposition au « problème » qui s’apparente à la maîtrise. Le mystère, l’incontrôlable et l’incompréhensible (au sens étymologique de « ce qui ne se laisse pas prendre ») continuent malgré tout de subsister dans quatre dimensions humaines irréductibles : l’eros, la souffrance, la temporalité et la mort. 1 Emmanuel Levinas, « Entretien avec Emmanuel Hirsch », in Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Paris, Cerf, 1990, p. 43. 2 Bernard Schumacher s’est intéressé en particulier à la quatrième dimension. Il trouve en Levinas le penseur qui a reconnu plus que tout autre ce caractère insaisissable de la mort. La seule façon d’analyser ce qu’est la mort, pour Levinas, est de partir « d’une situation où quelque chose d’absolument inconnaissable apparaît ; absolument inconnaissable, c’est-à-dire étranger à toute lumière, rendant impossible toute assomption de possibilité, mais où nous sommes saisis » 2 . En soulignant la passivité essentielle de l’être humain face à la mort, Levinas s’oppose radicalement à Martin Heidegger, pour qui l’attitude anticipatrice de la mort (le Etre vers la mort) rend au contraire possible la constitution du sujet authentique. « Ce qui est important à l’approche de la mort, dit encore Levinas, c’est qu’à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir ; c’est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de sujet 3 . » Mais ce rapport à la mort, qui marque « la fin de l’héroïsme et de la virilité du sujet »4, est aussi ce qui rend possible l’apparition d’autrui dans le champ de la vie humaine. « Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, se place sur le terrain où la relation avec l’autre devient possible5. » La mort met à jour la dimension profondément vulnérable de tout être humain, à savoir la dimension réceptive et d’ouverture à l’altérité. Le soin ou l’irréductible inquiétude d’une responsabilité infinie Philippe Svandra, cadre supérieur en santé et chargé de cours à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, s’est quant à lui penché sur l’œuvre de Levinas à partir de son expérience personnelle de soignant. L’intervenant s’est souvenu de l’arrivée de l’œuvre de Levinas dans la réflexion médicale, aux côtés notamment de celle de Paul Ricœur, dans les années 1990. L’éthique lévinassienne apparaissait alors comme une réponse puissante à l’éthique dominante de l’autonomie et rendait possible une thématisation, inédite jusque-là dans la philosophie, de la vulnérabilité humaine. Cette éthique est encore aujourd’hui séduisante, puisqu’elle permet de rendre justice à la vocation et à la motivation première de tout soignant, trop souvent sous-évaluée par l’éthique de l’autonomie – tout simplement, le souci de l’autre, l’inquiétude pour la vie humaine. C’est cette inquiétude qui transparaît de manière aussi indiscutable que paradigmatique dans le rapport au nouveau-né. Comme le disait le philosophe Hans Jonas : « Sa simple respiration adresse un « on doit » irréfutable à l’entourage, à savoir : qu’on s’occupe de lui 6 . » L’éthique de Levinas, ajoute Philippe Svandra, permet également de renouer avec le sens originaire de la responsabilité. Avant d’être une responsabilité devant (la loi, Dieu, le Surmoi), c’est une responsabilité pour (un autre) qui anime primairement le soignant. En d’autres termes, c’est le visage de l’autre – qu’il ne faut pas réduire à l’espace compris entre le front et le menton, car même une nuque peut être un visage au sens de Levinas – qui est le fondement et la condition de possibilité de la responsabilité du soignant. Toutefois, l’introduction de Levinas en éthique médicale ne s’est pas faite sans une certaine édulcoration de sa pensée. Premièrement, on sous-estime souvent la radicalité du 2 Emmanuel Levinas, Le Temps et l’autre 1983, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 58. Ibid., p. 62. 4 Ibid., p. 59. 5 Ibid., p. 64. 6 Hans Jonas, Le principe responsabilité, traduit par Jean Greisch, Paris, Champs Flammarion, 1990, 2013, p. 251 3 3 commandement venant du visage d’autrui. Celui-ci, pris dans sa teneur radicale, implique une interruption du conatus spinoziste, c’est-à-dire de la volonté naturelle de jouir. Le visage d’autrui me rend, selon les propres termes de Levinas, son « otage » – ce qui implique la tentation toujours possible de refuser cette responsabilité et de la retourner en haine. C’est pourquoi le visage a cette double propriété surprenante d’inspirer responsabilité illimitée et violence. Deuxièmement, la responsabilité pour autrui est une négation paradoxale de ma propre liberté. En effet, une responsabilité n’est jamais véritablement assumée par un sujet, elle précède sa liberté, s’impose à lui. Cette vision lévinassienne s’oppose à toute la tradition philosophique qui considère que la responsabilité est, bien au contraire, corrélative de la liberté. Troisièmement, il faut prendre en compte l’absence de limites de la responsabilité et sa non-réciprocité radicale. Pour Levinas, la dette envers autrui n’est jamais payée, mais autrui n’a aucune dette envers moi. La dette s’accroît dans la mesure où elle est payée. Ces aspects, bien compris, de la pensée de Levinas, seraient de nature à rebuter les soignants. Devant le caractère hyperbolique de la responsabilité selon Levinas, on pourrait être tenté de revenir à une éthique plus « raisonnable » et en phase avec le contexte réel du travail dans les soins. Cependant, il faut reconnaître la limite que Levinas a posée lui-même à la responsabilité. C’est le rôle du tiers dans sa philosophie. Même si on considère Levinas avant tout comme un penseur de l’éthique, du face-à-face, Levinas est aussi un penseur du politique, de la justice, de la distribution équitable. Car Levinas envisage la situation, toujours déjà présente, où je ne peux consacrer tous mes efforts à une seule personne. La responsabilité infinie pour autrui est donc déjà limitée et en quelque sorte trahie du fait de l’existence même du tiers. De la souffrance inutile au soin de l’autre Lors de la troisième conférence, intitulée « Phénoménologie de la souffrance – d’une vulnérabilité à l’Autre », Matthieu Dubost, Professeur de philosophie en khâgne et à l’Université Domuni, s’est intéressé au rapport de Levinas au phénomène de la souffrance. Ces rapports apparaissent changeants. Un parcours des textes de Levinas montre une évolution, qui part d’une réflexion sur la souffrance propre du sujet et se conclut par une réflexion sur la souffrance d’autrui, souffrance qui donne sens d’une certaine manière à la souffrance propre. Lire Levinas uniquement à partir de Totalité et infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence fait passer à côté des enseignements d’œuvres plus précoces, et notamment de l’importance des premières réflexions sur la souffrance propre. La constante dans l’analyse lévinassienne de la souffrance est la mise en évidence de son caractère « inutile » ou « absurde ». Mais ce caractère d’absurdité doit être décliné suivant les manières successives qu’a Levinas d’envisager la souffrance. Dans un premier temps, Levinas conçoit la souffrance de l’angoisse, que ressent le sujet devant les heures du vide et du rien, notamment dans l’expérience de l’insomnie. « Le sujet », ou plutôt ce quelque chose en deçà du sujet que Levinas thématise dans son réflexion sur l’« il y a ». A ce stade, qui précède la constitution du sujet, le « je souffre » est essentiellement un « ça souffre ». Je ne suis pas encore un « je », les pensées ne sont pas rattachées à un sujet. Dans un deuxième temps, celui de l’hypostase lévinassienne, autrement dit celui de la constitution du sujet, un autre type de souffrance (et corrélativement, d’absurdité) apparaît. Il y a une souffrance propre au sujet qui est le fait d’avoir un corps, de ne pas pouvoir 4 l’échanger. La souffrance est faite de l’impossibilité de fuir. Dans un troisième temps, Levinas conçoit la souffrance propre dans le face-à-face avec autrui, souffrance qui permet l’émergence d’un besoin du secours de cet autre. Enfin, dans un quatrième temps, Levinas thématise la souffrance d’autrui. L’absurdité de cette souffrance diffère des trois autres, dans la mesure où la non-indifférence à la souffrance d’autrui est bien plus difficile à comprendre que la non-indifférence à la souffrance propre, car elle semble se contredire avec l’égoïsme naturel de l’individu. Peut-on expliquer cette capacité à n’être pas indifférent à la souffrance d’autrui par l’expérience personnelle de la souffrance ? Y a-t-il une comparaison possible entre ces deux incomparables ? Même s’il faut garder une distinction claire entre la souffrance d’autrui et la souffrance propre (sans quoi on ne comprendrait pas l’appel à la responsabilité qu’implique la souffrance d’autrui), il n’est pas erroné de dire que la souffrance d’autrui se comprend en partie par la souffrance propre. D’abord, le parcours de Levinas sur ce thème montre que l’expérience de la souffrance propre joue le rôle, en quelque sorte, d’une préparation à l’expérience de la souffrance d’autrui. Il est normal de relier les deux phénomènes, puisque l’expérience de la souffrance d’autrui donne un sens à l’expérience de la souffrance propre. Ensuite, la réflexion de Levinas sur le tiers montre qu’il a lui-même envisagé une comparaison possible des incomparables. De même qu’il lui a été possible de mettre en balance les responsabilités (en droit illimitées) envers autrui et envers le tiers, de même il doit être possible, en interprétant Levinas, de comparer souffrance d’autrui et souffrance propre. L’asymétrie dans la relation de soin Lors de la quatrième conférence, Agata Zielinski, Maître de conférences en philosophie à la faculté de médecine de l’Université de Rennes 1, a réfléchi sur les ressources de Levinas pour penser l’asymétrie de la relation entre soignant et patient. Au début de son intervention, intitulée « Asymétrie dans la relation de soin : quelques enjeux pour l’éthique médicale », elle a mis en exergue les positionnements respectifs du soignant et du patient dans le milieu hospitalier. Ceux-ci se caractérisent par une différence radicale du point de vue du savoir, du savoir-faire et du pouvoir. Plusieurs philosophes ont tenté des approches en vue de rétablir un semblant d’égalité dans le rapport soignant-patient, ou au moins d’éviter une prise de pouvoir du premier sur le second. Dans sa théorie des trois niveaux de l’action médicale, Viktor von Gebsattel 7 distingue : premièrement, la sympathie, soit la capacité élémentaire, à la portée de nonprofessionnels, à être attentif à l’expression de la souffrance ; deuxièmement, la réponse compétente du professionnel à la souffrance ; troisièmement, le rétablissement du patient dans son statut de personne, ce qui implique un respect de son autonomie. L’apport de Paul Ricoeur, qui affirme une réciprocité possible dans le rapport soignant-patient et met en avant le concept d’alliance thérapeutique8 et l’affirmation d’une réciprocité possible dans le rapport soignant-patient, fournit également des pistes de réflexion pour balancer l’asymétrie de la relation médicale. Toutefois, c’est Levinas qui repense véritablement cette asymétrie d’une manière originale et subversive : pour lui, l’asymétrie originelle de la relation est renversée. 7 Voir Viktor von Gebsattel, « The meaning of medical practice », Theoretical Medicine, 1996 (16), pp. 41-72. Voir Paul Ricoeur, « Les trois niveaux du jugement médical », Le Juste 2, Paris, Editions Esprit, 2001, pp. 227243. 8 5 C’est en effet le patient qui détient un « pouvoir moral » sur le soignant. Avec sa conception de la responsabilité, Levinas pense en effet l’« autorité désarmée mais impérative » 9 du patient sur le soignant. L’autre ressource majeure de Levinas est de permettre de penser un mode de relation nonréciproque aux patients. L’idée d’une telle absence de réciprocité a été critiquée par Ricoeur, qui y voit une asymétrie hyperbolique dans la relation. Mais cette non-réciprocité n’est-elle pas précisément ce que vit un soignant face à une personne dont les signes visibles semblent exclure toute communication ? Le concept lévinassien de proximité exprime bien ce rapport non-réciproque possible. Là où il n’y a ni communication, ni mutualité possible entre soignant et patient, une proximité peut encore s’établir. De plus, la critique lévinassienne de la prééminence du Même et de la ressemblance dans la pensée – toujours liée à une soif de connaître, c’est-à-dire de posséder – permet d’éviter de résister à la tentation d’exclure de l’humanité celui qui ne semble plus être un semblable, et d’inspirer au soignant une humilité qui consiste à reconnaître qu’en dépit de ses a priori, il ne sait pas ce que son patient vit. Par la pluralité des thèmes abordés, le colloque « Levinas et la relation aux soins » a permis au public d’obtenir un point de vue à la fois large, érudit et réaliste sur les apports de la philosophie d’Emmanuel Levinas à l’éthique médicale. Le fil rouge qui s’est dégagé au cours des interventions nous semble être l’idée d’une reconnaissance de la passivité (ou absence de maîtrise) essentielle de certaines dimensions de la vie humaine : la mort insaisissable, la souffrance inutile, la responsabilité jamais assumée niant la liberté du sujet, la présence déroutante d’une personne qui ne communique pas. Or cette reconnaissance de la passivité est doublée, chez Levinas, d’une réflexion qui lui donne un sens. Ce sens se trouve toujours dans la relation. Relation rendue possible par la fin de l’héroïsme du sujet dans le rapport à la mort et dans la souffrance, relation de celui qui est responsable à celui pour qu’il il s’inquiète, relation rendue toujours possible par l’expérience de la proximité à autrui, en dépit de l’absence apparente de réponses. PD Dr. Bernard Schumacher, Maître d’enseignement et de recherche, dirige le Pôle de recherche et d’enseignement « Vieillissement, éthique et droits », Institut interdisciplinaire d’éthique et de droits de l’homme, Université de Fribourg. Pierre-Yves Meyer, chercheur FNS et collaborateur scientifique, Pôle de recherche et d’enseignement « Vieillissement, éthique et droits », Institut interdisciplinaire d’éthique et de droits de l’homme, Université de Fribourg. Université de Fribourg Institut interdisciplinaire d’éthique et de droits de l’homme Av de Beauregard 13 CH - 1700 Fribourg Suisse 9 Emmanuel Levinas, Préface à Hors Sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 12.