Franck Prêteux

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Socrate et la justice du peuple : un procès pour l’exemple
La mort de Socrate au printemps 399 est un évènement qui a marqué les Anciens et les
Modernes. Socrate évoque encore pour nous l’image du philosophe grec, du sage, entouré de
disciples dans une cité harmonieuse, condamné injustement par ses propres concitoyens
déraisonnables à boire la cigüe. Pourtant, cette vision est bien trompeuse. C’est l’activisme de
Socrate et ses propos volontiers dérangeants à l’encontre de ses concitoyens qui l’ont conduit
à être mis en accusation dans sa propre cité par ceux qu’il croisait chaque jour sur l’agora.
Travailler sur Socrate, c’est se confronter à de multiples paradoxes. Socrate n’a rien écrit. Son
enseignent et le déroulement de son procès nous sont connus par ses disciples athéniens
Platon et Xénophon. Il semble que le procès n’a pas eu à Athènes le retentissement qu’il a
pour nous. C’était le procès politique d’un homme assimilé aux sophistes, dans une période
trouble de l’histoire d’Athènes qu’on a voulu oublier. On peut examiner ce procès sous de
nombreux éclairages, historiques, juridiques ou sociaux.
En quoi cet évènement dramatique a-t-il servi à la définition et à l’expression de la
justice contemporaine ? Après tout, il s’agissait d’un cas très moderne : d’un individu placé
devant ses juges, d’un citoyen devant ses concitoyens, d’un homme jugé dans un régime
démocratique. Tout dans le procès de Socrate nous rapproche de lui et nous le rend
sympathique. On sent poindre un grand procès politique, un règlement de comptes dont il
aurait été la victime, voir le bouc émissaire.
Dans la cité d’Athènes, au temps de Périclès, le modèle social est celui de la « polis »,
une cité-état constituée d’une population de citoyens qui s’est dotée de ses lois propres sur un
territoire clairement délimité. Athènes a été une cité exceptionnelle car c’est dans cette ville
que s’est mis en place le système démocratique, dans le quel le peuple des citoyens était au
cœur des décisions. Aux yeux des Anciens, la justice était d’abord l’expression des divinités,
qui avaient accordé aux hommes la possibilité de régler leurs différends autrement que par la
vengeance. Les figures féminines de Thémis, épouse de Zeus et de leur fille Dikè, sont les
personnifications de la notion de justice. A Athènes, la justice était surtout au service de la loi
(nomos), pour sanctionner toute attitude contraire à la loi. Pour Platon, dans le dialogue de
Protagoras, « ce qu’une cité trouve juste et érige en loi est parfaitement juste pour cette cité,
tant que la loi subsiste. » Nous avons conservé dans le monde contemporain ce rapport entre
loi et justice.
Pourtant, à Athènes, une grande partie des affaires de justice n’était pas entre les mains
de professionnels du droit (avocats, magistrats, greffiers) mais du peuple des citoyens, qui
constituait le tribunal populaire de l’Héliée. On trouve ici un grand décalage avec la
constitution des tribunaux contemporains. Comment légitimer qu’un simple citoyen puisse
juger et décider d’une sanction, sans avoir de formation ? Pour les Athéniens, c’étaient
l’éducation du citoyen et la sagesse acquise par son expérience qui formaient le socle de son
métier de citoyen. L’homme de plus de 30 ans était à la fois juge, rédacteur de lois et soldat au
service de sa patrie.
Chaque année, 6000 citoyens étaient tirés au sort parmi environ 30000 citoyens pour
composer le vivier des juges de l’Héliée. Lorsqu’une affaire devait passer devant l’Héliée, on
tirait au sort le nombre de juges, jamais moins de 51, pour juger l’affaire dans la journée. La
justice de l’Héliée était donc populaire mais collective. Chaque juge votait en son âme et
conscience, après avoir entendu les plaidoiries de l’accusateur et de l’accusé, présents devant
les juges, et déposait dans une urne un jeton plein ou creux pour donner son avis.
Le procès de Socrate est une illustration de la justice populaire dans la démocratie
athénienne, mais il est aussi marqué par un contexte dramatique. En 405, six années avant le
procès, Athènes est sortie vaincue et humiliée par Sparte après les 27 années de la guerre du
Péloponnèse. Deux tentatives de révolutions oligarchiques ont menacé la démocratie en 411 et
en 405. Les violences entre Athéniens ont alors pris la forme d’une véritable guerre civile.
Après la défaite, la population des Athéniens aspirait donc à une démocratie plus stable,
modérée et à l’apaisement des tensions.
En 399, Socrate est un homme âgé de près de 70 ans, mais il représente toujours une
gêne pour ses concitoyens. Il est accusé par trois d’entre eux « ne pas reconnaître les mêmes
dieux que la cité, d’introduire des divinités nouvelles et de corrompre la jeunesse »
(Xénophon, Apologie de Socrate, 10). On lui reproche d’être un excentrique, guidé dans ses
actes par un démon intérieur, tout autant que d’exercer une mauvaise influence par ses leçons
philosophiques sur la jeunesse aristocratique de la cité. Il est vrai qu’avaient compté parmi ses
suivants Critias et Alcibiade, deux des oligarques les plus controversés. Le procès est bref et
Socrate se défend rapidement des accusations qui sont proférées. Le bel aristocrate Alcibiade
a relevé la laideur de l’homme. « Je dis donc qu’il ressemble tout à fait à ces Silènes, qu’on
voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que l’artiste a représentés avec des syringes et
des flûtes à la main […]. Je soutiens aussi qu’il ressemble au satyre Marsyas. ». La laideur
d’un homme est une circonstance aggravante, signe d’une éducation imparfaite ! Un citoyen
honorable doit corriger ses défauts par une pratique assidue du gymnase. Aussi, Socrate ne
peut-il pas compter sur son apparence pour attendrir ses juges. Nos tribunaux laissent encore
de nos jours une place à l’apparence physique du prévenu, premier élément de la prise de
contact.
Socrate est condamné et le tribunal populaire, dans sa grande sagesse, le laisse
proposer lui-même sa peine. Aux yeux des Grecs, le condamné doit montrer alors sa
repentance et trouver une sanction adaptée à la faute, en citoyen redevenu sage. Par un dernier
retournement de situation, auquel Socrate avait habitué ses disciples dans ses enseignements,
Socrate propose à ses juges d’être nourri à vie au Prytanée, le bâtiment officiel de la cité,
privilège réservé aux citoyens les plus en vue. Le peuple, irrité, se laisse alors guider par la
passion et abandonne la raison : il condamne Socrate à mort. C’est la dernière leçon
socratique : l’homme mené par la passion est un mauvais juge. Cette idée prévaut encore dans
nos tribunaux contemporains.
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