Des sons aux tempéraments: la construction du système musical

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DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
Henri Tschanz ©
Maître responsable :
3MS3
Frédéric de Montmollin
Des sons aux tempéraments :
La construction du système musical
(3/2)53 / 231 = 353/284 = 1,0021 ≠ 1 1 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
Gymnase Auguste Piccard
Travail rendu le 29 octobre
2012
Table des matières
1.
2.
Introduction .............................................................................................................. 2
1.1 Définition du sujet ...............................................................................................................2
1.2 Explications préalables .......................................................................................................3
1.2.1 Qu’est-ce qu’un son ? ....................................................................................................3
1.2.2 La perception des sons ...................................................................................................6
Intervalles et gammes ............................................................................................ 9
2.1 La découverte d’intervalles ................................................................................................9
2.1.1 L’octave .........................................................................................................................9
2.1.2 La quinte et la quarte....................................................................................................10
2.2 Les gammes........................................................................................................................12
2.2.1 La gamme diatonique ...................................................................................................12
2.2.2 La gamme chromatique ................................................................................................16
3.
Le tempérament de la gamme .......................................................................... 18
3.1 Les problèmes liés aux intervalles purs ..........................................................................18
3.1.1 Imperfection du cycle des quintes ................................................................................18
3.1.2 Tonalité et transposition ...............................................................................................19
3.2 La solution du tempérament ............................................................................................19
3.3 Histoire des tempéraments ...............................................................................................19
3.3.1 Le système pythagoricien ............................................................................................19
3.3.2 Les tempéraments mésotoniques .................................................................................20
3.3.3 Les tempéraments irréguliers .......................................................................................22
3.3.4 Les tempéraments par division multiple ......................................................................24
3.3.5 Le tempérament égal ....................................................................................................25
3.4 Quel système choisir ? ......................................................................................................29
2 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
3.4.1
3.4.2
HENRI TSCHANZ
Le clavier bien tempéré de Bach ..................................................................................29
Point de vue personnel .................................................................................................30
4.
Conclusion ............................................................................................................... 31
5.
Sources ...................................................................................................................... 32
5.1
5.2
5.3
5.4
Bibliographie .....................................................................................................................32
Sites Internet......................................................................................................................32
Média ..................................................................................................................................32
Images ................................................................................................................................33
1. Introduction
1.1 Définition du sujet
Dès que j’ai lu la description du thème intitulé « De la corde au neurone », j’ai tout de suite
su que ce serait mon premier choix pour mon travail de maturité. Je joue du violon depuis
l’âge de cinq ans et le lien entre la musique et les domaines scientifiques m’a toujours fasciné.
La musique est un art fondé sur la science, ce qui en fait une des formes d’expression les plus
intéressantes.
Mon but dans ce travail a été de découvrir d’où viennent les notes que nous utilisons dans
la musique occidentale. Pourquoi reconnaissons-nous et employons-nous certains sons et pas
d’autres ? J’ai voulu retracer le parcours entier d’un son, depuis son émission jusqu’à son
incorporation dans une des gammes que je joue tous les jours.
Bien sûr, ce sujet touche à plusieurs domaines : la physique pour expliquer les phénomènes
acoustiques liés aux ondes sonores, la biologie pour tout ce qui concerne l’ouïe et le
traitement des sons dans le cerveau, les mathématiques pour les relations entre les notes, la
théorie de la musique évidemment, et même une part d’histoire pour étudier l’évolution du
système musical à travers les âges.
1.2 Explications préalables
Pour bien comprendre le sujet, je pense qu’il est utile de rappeler ici quelques notions de
base de la physique acoustique.
1.2.1 Qu’est-ce qu’un son ?
Un son est une onde produite par la vibration d’un objet et propagée par un support solide,
liquide ou gazeux (comme l’air ou l’eau), sans lequel il est impossible de détecter la vibration
de l’objet à moins d’être en contact avec celui-ci. C’est pour cette raison que les sons ne
peuvent pas exister dans le vide.
Cependant, l’homme n’entend pas toutes les vibrations du monde extérieur, loin de là.
C’est ici qu’intervient la notion de fréquence. Chaque onde de son peut être représentée par
une courbe sinusoïdale (plus ou moins parfaite, selon
plusieurs facteurs), qui oscille périodiquement. La
fréquence d’un son est le nombre d’oscillations de cette
courbe par seconde et s’exprime en hertz [Hz] = [1/s]
ou [s-1] (Figure 1). L’être humain est généralement
capable d’entendre les sons dont la fréquence est entre
Figure 1. Représentation graphique de s ons : la fréquence d ’un son aigu est plus élevée que celle d’un son grave. L’amplitude, qui d étermine l’intensité du son, est la même dans les deux cas.
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20 et 20'000 [Hz]. Un son audible d’une certaine fréquence s’appelle une note. Des notes
jouées à la suite créent des mélodies, alors que des notes jouées en même temps forment des
intervalles (2 notes) ou des accords (3 notes ou plus), qui forment la base de l’harmonie.
Dans la musique, différents instruments produisent des vibrations de différentes manières :
pour les instruments à vent, on crée des vibrations de l’air en soufflant dans un tube ; chez les
percussions, on frappe un objet, qui se met à vibrer et transmet les vibrations à l’air. Dans ce
travail, je me concentrerai sur les instruments à cordes, avec lesquels on produit des vibrations
en pinçant la corde ou en la frottant avec un archet.
La fréquence à laquelle une corde vibre est déterminée par trois facteurs : la longueur L de
la corde, la tension F dans la corde et la masse linéique µ de la corde, qui indique la masse de
la corde en fonction de sa longueur : plus la corde est lourde, plus elle produira un son grave.
De manière générale, L est donné en mètres [m], F en newtons [N] et µ en kilogrammes par
mètre [kg/m]. Sur un violon par exemple, la masse linéique des cordes est établie à l’avance,
mais le violoniste peut régler la fréquence du son qu’elles produisent en modifiant leur
tension. C’est ainsi qu’il accorde son instrument. Dans un morceau, il change la longueur de
la corde, et donc la fréquence du son, en appuyant son doigt à un endroit particulier. En
faisant ceci, il permet à la corde de vibrer uniquement du côté où elle est frottée par l’archet.
Il a donc rétréci la longueur sur laquelle la corde peut vibrer. Plus le doigt sera haut sur la
corde, plus la longueur de la corde pouvant vibrer sera courte et donc plus le son sera aigu.
sons graves
sons aigus
Tête
Chevalet
(bas de la corde)
(haut de la corde)
emplacement de l’archet Tête
emplacement du doigt Chevalet
longueur de corde pouvant vibrer Tête
Chevalet
longueur de corde pouvant vibrer Figure 2. Le premier schéma montre que plus le doigt est près du chevalet, plus le son est aigu. Dans ce premier croquis, aucun doigt n’est posé sur la corde, ce qui signifie qu’elle vibrera sur toute sa longueur lorsque le musicien frotte son archet sur la corde. Mais dans le second schéma, le doigt du violoniste agit comme une barrière qui coupe la corde en deux parties : c’est celle près du chevalet qui pourra vibrer, car c’est de ce côté-­‐là qu’est l’archet. Le côté proche de la tête de l’instrument ne vibrera pas du tout. Le troisième schéma montre que, plus le doigt est haut sur la corde, plus la partie pouvant vibrer sera petite. Or, si la longueur de la corde rétrécit, la fréquence augmente, comme nous allons le voir tout de suite.
La fréquence d’un son se calcule en appliquant la formule suivante :
!
! = !!
!
!
Il est donc logique que, plus la longueur de la corde est petite (et donc plus le doigt du
violoniste est près du chevalet), plus la fréquence est élevée. Mais il y a un nouveau paramètre
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n qui apparaît dans cette relation et que nous n’avons pas encore rencontré. Cette variable
représente le mode de vibration de la corde.
Considérons par exemple une corde tendue entre deux points A et B. Quand la corde vibre,
elle effectue un mouvement d’aller-retour vertical. La corde est donc fixée à ses deux
extrémités et ne présente qu’un seul “ventre“ de vibration. Ce mode de vibration se nomme le
mode fondamental ou première harmonique. Mais la corde peut aussi vibrer de différentes
manières : si on fait vibrer la corde deux fois plus vite (ce qui revient à doubler la fréquence,
donc le son sera deux fois plus aigu qu’au départ), la vibration partant de l’extrémité A est
répercutée contre l’extrémité B et repart en sens inverse. Cette vibration se superpose avec la
nouvelle vibration émise depuis la première extrémité (le point A). A l’endroit où les deux
ondes se croisent sur l’axe AB, pile à mi-chemin entre les deux extrémités, la corde ne vibre
pas mais reste immobile en un point. Ce point s’appelle un nœud de vibration. De chaque côté
du nœud se trouve un ventre de vibration, où la vibration de la corde est maximale. Ce mode
de vibration est la deuxième harmonique. Si on décide non pas de doubler, mais de tripler la
fréquence de base (la nouvelle note sera alors trois fois plus aigüe que celle de départ), la
corde vibrera en trois ventres et présentera deux nœuds. Ce mode est la troisième harmonique.
Quadrupler la fréquence de départ formera quatre ventres et trois nœuds, la quintupler
donnera cinq ventres et quatre nœuds, et ainsi de suite (Figure 2).
1ère harmonique A B (mode fondamental)
2ème harmonique 3ème harmonique 4ème harmonique 5ème harmonique Figure 3. Les cinq premiers modes de vibration d'une corde
Quelle est l’importance des modes de vibration ? C’est qu’en réalité, une note n’est pas
seulement un son d’une fréquence donnée, mais un ensemble de sons de plusieurs fréquences
différentes. En effet, lorsqu’on joue une note sur un violon, la corde vibre selon toutes les
harmoniques à la fois : on se retrouve avec une onde du mode fondamental, une onde de la
deuxième harmonique, une onde de la troisième, etc… L’onde du mode fondamental, qui fait
vibrer la corde sur toute sa longueur, détermine la hauteur de la note à nos oreilles ; c’est la
fréquence la plus grave et celle qui sonne le plus fort. L’intensité des fréquences des ondes
auxiliaires varient d’un instrument à un autre : sur un violon, la seconde harmonique sonne
presque aussi fort que la première, alors que pour une flute, elle est beaucoup moins forte. Ce
sont ces différences d’intensité dans les harmoniques qui créent la sonorité typique d’un
instrument, son timbre, qui fait qu’un hautbois sonne différemment d’une clarinette ou d’un
saxophone.
En musique, comme dans la nature, chaque note n’est donc pas un son pur à une seule
fréquence (les sons purs ne peuvent être créés que par des ordinateurs), mais un son composé
5 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
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de plusieurs harmoniques (Figure 3). L’ensemble de toutes les fréquences différentes x, 2x,
3x, 4x…, multiples de la fréquence fondamentale x, s’appelle la série harmonique. Les
intervalles qui la constituent restent toujours les mêmes, quelle que soit la fréquence
fondamentale : ce sont, en quelque sorte, des intervalles naturels. Nous reparlerons de la série
harmonique au chapitre 2.
Figure 4. Représentation des quatre premières harmoniques d'un son et de l'onde du son composé résultante 1.2.2 La perception des sons
1.2.2.1 L’oreille humaine
L’oreille humaine se divise en trois parties : l’oreille externe, l’oreille moyenne et l’oreille
interne. L’onde sonore arrive d’abord à l’oreille externe, où elle est conduite par le pavillon
vers le conduit auditif externe. Au bout de ce conduit, la membrane du tympan marque la
séparation entre l’oreille externe et l’oreille moyenne. Il reçoit les vibrations de l’air
acheminées par le conduit auditif et vibre à son tour, transmettant les vibrations à l’oreille
moyenne. L’oreille moyenne est une cavité remplie d’air et reliée à l’arrière du nez par la
trompe d’Eustache. Dans cette cavité se trouvent les trois os les plus petits du corps : le
marteau, l’enclume et l’étrier. Le marteau, qui touche le tympan, reçoit les vibrations de celuici et commence à vibrer lui aussi, faisant ensuite vibrer l’enclume, qui fait vibrer l’étrier.
Cette étape a pour effet d’amplifier les vibrations en les concentrant sur une plus petite
surface (le bout de l’étrier est en effet plus petit que la membrane du tympan).
Nous arrivons à présent à
l’oreille interne. L’étrier se
termine sur une ouverture
(nommée “fenêtre ovale“) dans
la paroi de la cochlée, un tube
osseux rempli de liquide et
enroulé en spirale à la manière
de la coquille d’un escargot.
Les vibrations de l’étrier sont
donc transmises au liquide
cochléen et redeviennent une
onde, se propageant cette fois
dans un milieu liquide. A
l’intérieur de la cochlée, sur
Figure 5. Schéma de l'oreille
toute la longueur de la spirale,
se trouve la membrane basilaire,
tapissée de récepteurs sensoriels appelés cellules ciliées, en raison de leur ressemblance à des
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poils microscopiques. Lorsque les vibrations dans le liquide cochléen font bouger ces cellules,
de minuscules pores s’ouvrent dans leurs parois et laissent entrer dans les cellules des ions
contenus dans le sel présent dans le liquide. Comme les ions contiennent une charge
électrique, des signaux nerveux sont envoyés, par le nerf auditif, depuis les cellules ciliées
jusqu’au cerveau.
C’est pourtant encore dans l’oreille que nous différencions les notes entre elles. Chaque
zone de cellules ciliées s’occupe des sons d’une certaine fréquence. L’arrangement des
cellules sur la membrane basilaire est semblable à celui des notes sur un clavier de piano ; les
sons les plus aigus activent les récepteurs les plus proches de la fenêtre ovale et les sons les
plus graves sont reconnus au cœur de la cochlée, tout au bout du tube. Chacune des
différentes fréquences qui constituent la note active la zone de cellules ciliées qui lui
correspond (Figure 5). Ce sont donc plusieurs signaux électriques, qui décrivent, en termes de
fréquence et d’intensité, la composition précise de l’onde sonore reçue par l’oreille, qui sont
transmis au cerveau. Nous quittons à présent le domaine de la physique pour celui de la
neuroscience.
Figure 5. Schéma du traitement du son dans la cochlée 1.2.2.2 La musique dans le cerveau
Les signaux nerveux issus de la cochlée atteignent une partie du cerveau appelée cortex
auditif primaire, où les informations auditives sont analysées. Les neurones y sont organisés
de manière semblable à celle de la membrane basilaire : chaque zone de neurones répond aux
informations d’une zone de cellules ciliées de la membrane. Les neurones s’occupant des
fréquences basses se situent d’un côté du cortex auditif primaire et ceux recevant les signaux
des fréquences élevées se trouvent de l’autre. Le cerveau reçoit des signaux nerveux pour
toutes les harmoniques qui composent chaque note, mais il “simplifie“ ces informations en
ramenant toutes les harmoniques à la fréquence fondamentale. Bien que les harmoniques
soient présentes et fassent partie du son qu’on entend, on perçoit une note comme ayant une
seule fréquence, pour qu’on comprenne bien qu’elle provient d’une seule source. Ceci était
évidemment très important dans l’évolution de l’être humain : il fallait savoir d’où venait
chaque son afin de repérer ses prédateurs.
Le cortex auditif secondaire est localisé autour du primaire et il reçoit la majeure partie de
ses informations de celui-ci. Alors que le cortex auditif primaire analyse les sons
individuellement, le secondaire se préoccupe principalement des relations entre ces sons.
Celui de l’hémisphère droit du cerveau s’occupe des sons simultanés, celui de l’hémisphère
gauche des sons consécutifs. En effet, un morceau de musique ne peut avoir de sens que si
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nous parvenons à enregistrer les suites de notes qui constituent la mélodie et à comprendre les
ensembles de sons qui forment l’harmonie.
Nous savons encore peu de choses sur le traitement de la musique dans le cerveau, car une
grande partie de la recherche ne peut être effectuée que sur des animaux. Or, aucun animal
n’est aussi musical que l’homme, ce qui signifie que nos découvertes dans ce domaine restent
limitées. Ce qui est certain, c’est que la musique stimule plus de régions du cerveau que la
plupart des autres activités, ce qui explique pourquoi l’homme l’apprécie tant.
8 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
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2. Intervalles et gammes
2.1 La découverte d’intervalles
2.1.1 L’octave
L’intervalle le plus important est l’octave, l’écart entre une note de fréquence x et une note
deux fois plus aigüe, de fréquence 2x. Sur les instruments à cordes, on obtient l’octave d’une
corde en réduisant sa longueur de moitié, c’est-à-dire en appuyant son doigt au milieu de la
corde.
Si cet intervalle est le plus important, c’est parce que c’est le plus consonant, c’est-à-dire
celui qui sonne le mieux. Il sonne tellement bien que deux notes séparées par une octave sont
considérées comme étant les mêmes ; par exemple, les notes de fréquences 110, 220 et 440
[Hz] sont toutes des la dans la musique occidentale. Notre système musical est bâti sur
l’octave, ce qui signifie que nous divisons toutes les fréquences audibles en octaves, pour
nous y repérer plus facilement. En effet, imaginez la difficulté si, sur un clavier de piano, nous
n’avions pas douze notes revenant en boucle mais quatre-vingt-huit notes uniques ! Sans nul
doute, la division des fréquences est essentielle pour organiser les sons et en faire de la
musique. Ce qui est frappant, c’est que nous ne sommes pas les seuls à avoir utilisé l’octave
pour organiser les sons, loin de là ; en réalité, presque toutes les cultures du monde fondent
leur système musical sur l’octave. Ceci montre qu’il y a quelque chose de scientifiquement
incontestable dans la division par octaves. Mais quel est ce “quelque chose“ qui a convaincu
tout le monde de choisir cet intervalle en particulier ?
Le but de la division des fréquences est de réduire le nombre de notes différentes en créant
un cycle de notes qui se répète en boucle sur tout le système tonal. Il faut donc admettre que
certaines notes ont la même valeur. Or, pour que la division soit cohérente, il faut que les
notes reconnues comme étant équivalentes sonnent le plus semblable possible. L’octave est le
candidat parfait : c’est l’intervalle le plus consonant comme nous l’avons déjà dit. Mais
pourquoi est-ce l’octave ?
La clé réside dans la série harmonique. Pour comprendre le phénomène de la consonance
des octaves, nous allons comparer les spectres sonores d’une note, c’est-à-dire l’ensemble des
harmoniques qui la constituent, et de son octave. Prenons par exemple le La de 110 [Hz]
(La110) et celui de 220 [Hz] (La220). Le tableau ci-dessous représente les douze premières
harmoniques qui composent chacune des deux notes. Les harmoniques communes aux deux
sont indiquées en rouge.
harmonique
Spectre du La de 110 [Hz]
1ère
2ème
3ème
4ème
5ème
6ème
7ème
8ème
9ème
10ème
110
220
330
440
550
660
770
880
990
1100
9 Spectre du La de 220 [Hz]
harmonique
220
1ère
440
2ème
660
3ème
880
4ème
1100
5ème
DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
11ème
12ème
HENRI TSCHANZ
1210
1320
…
1320
…
6ème
Nous constatons que toutes les harmoniques du La220 sont aussi des harmoniques du La110,
ce qui explique que les deux notes sonnent particulièrement bien ensemble. L’octave
représente donc le choix le plus logique pour diviser la gamme.
Nous remarquons aussi que, si chaque doublement de fréquence donne une octave, le
système tonal est exponentiel ; une octave entre le La110 et le La220 a une taille de 110 [Hz],
alors qu’entre le La440 et le La880, l’écart est de 440 [Hz]. Il faut tenir compte de ceci pour
comprendre la physique des intervalles et des gammes.
Figure 6. Représentation graphique d'une note (en noir) et de son octave (en bleu) ; les courbes des sons composés on été réalisés à partir des quatre premières harmoniques de chaque note. Chaque point auquel les deux graphes coupent l’axe x ensemble est une harmonique commune. Nous constatons que pour chaque période de l’octave, il y a deux périodes de la note de départ.
2.1.2 La quinte et la quarte
On attribue à Pythagore la découverte des premières règles de consonance d’intervalles. Il
s’est aperçu que les notes qui sonnent bien ensemble, comme l’octave, ont des rapports de
fréquences simples. En fait, plus le rapport est simple, plus l’intervalle est consonant. Un
intervalle présentant un rapport de fréquences simple est dit “pur“. Le rapport de notes le plus
simple est évidemment celui de l’octave, puisqu’il est de 2/1 = 2. L’intervalle suivant dans
l’ordre de consonance est la quinte, dont le rapport est de 3/2. Vient ensuite la quarte, de
rapport 4/3.
Comme nous l’avons vu avec l’octave, ce sont les harmoniques des notes qui sont à
l’origine des phénomènes de consonance et dissonance entre deux notes. Si le rapport des
notes est représenté par une fraction simple, alors les harmoniques se superposent
partiellement et créent une impression de consonance. Si les notes sont mal accordées ou
dissonantes, une interférence se crée entre les ondes des harmoniques de chacune des notes,
ce qui crée une pulsation sonore appelée “battements“. Dans le CD joint à ce travail, la
première piste illustre, sur un violon, le passage de deux notes de même hauteur à deux notes
légèrement différentes, faisant entendre des battements.
Voilà l’explication physique sous-jacente au principe de la pureté des intervalles. Etudions
maintenant les spectres sonores de la quinte et de la quarte. Commençons par la quinte. La
fréquence de la quinte d’une note s’obtient en multipliant celle de cette note par 3/2, ce qui
signifie que la quinte d’une note est 1,5 fois plus aigüe que la note de départ. Si nous prenons
toujours comme note de départ le La110, sa quinte sera : 110 x 3/2 = 165.
10 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
harmonique
Spectre du La de 110 [Hz]
ère
110
ème
220
3ème
330
4ème
440
5
ème
550
6
ème
660
7ème
770
8
ème
880
9
ème
990
1
2
HENRI TSCHANZ
10ème
1100
11
ème
1210
12
ème
1320
…
Spectre du Mi de 165 [Hz]
harmonique
165
1ère
330
2ème
495
3ème
660
4ème
825
5ème
990
6ème
1155
7ème
1320
…
8ème
Cette fois, nous observons qu’une harmonique sur deux du Mi165 est aussi une harmonique
du La110, ce qui explique que la quinte soit un intervalle très consonant, mais déjà moins que
l’octave.
Figure 7. Représentation graphique d'une note (en noir) et de sa quinte (en bleu), toujours réalisée avec les quatre premières harmoniques de chaque note ; à noter qu'il y a moins d'intersections communes de l'axe x et donc moins d'harmoniques communes que pour l'octave. Cette fois, il y a trois périodes de la courbe noire pour deux de la courbe bleue, ce qui explique le rapport de 3/2 de la quinte.
Passons à l’intervalle suivant dans l’ordre de consonance : la quarte. Le rapport de
fréquences de la quarte est de 4/3. En partant depuis le La110, nous obtenons donc comme
quarte le Ré146,7.
harmonique
Spectre du La de 110 [Hz]
1ère
110
ème
220
3ème
330
4ème
440
5ème
550
ème
660
2
6
11 Spectre du Ré de 146,7 [Hz]
harmonique
146,7
1ère
293,3
2ème
440
3ème
586,7
4ème
DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
7ème
770
8ème
880
9ème
990
10ème
1100
ème
1210
12ème
1320
…
11
HENRI TSCHANZ
733,3
5ème
880
6ème
1026,7
7ème
1173,3
8ème
1320
…
9ème
Pour la quarte, c’est une harmonique sur trois du Ré146,7 que l’on retrouve dans le spectre
du La110.
Nous pourrions imaginer de continuer dans cette direction pour obtenir les intervalles de
rapports 5/4, 6/5, etc… Mais ce n’est pas ce qu’ont choisi de faire les Grecs, qui ont inventé la
gamme que nous utilisons aujourd’hui dans notre musique. Mais avant de découvrir comment
ils ont procédé, définissons d’abord ce qu’est une gamme.
2.2 Les gammes
Une gamme est une série de fréquences à partir de laquelle une culture construit sa
musique ; c’est dans les gammes que les compositeurs puisent les notes qu’ils utiliseront pour
écrire leurs morceaux. En raison de la division par octaves, les notes qui constituent une
gamme forment généralement un schéma qui se répète en boucle sur toutes les octaves. Il
existe évidemment une multitude de gammes différentes, variant selon plusieurs facteurs : le
nombre de notes par octave, les espaces entre chaque note, etc… Nous étudierons ici le
système de gammes auquel nous sommes le plus habitués, celui qui est utilisé par la majorité
des compositeurs de musique dans la culture occidentale. Ce système contient deux types de
gammes différentes : la gamme chromatique et la gamme diatonique.
2.2.1 La gamme diatonique
La gamme diatonique comporte sept notes par octave (et non douze comme la gamme
chromatique), déterminées selon deux facteurs : la note de départ et la variante employée (il
existe plusieurs variantes de la gamme diatonique, abordées au §2.2.1.3). Mais commençons
par étudier comment la gamme diatonique est née.
2.2.1.1 La création de la gamme diatonique pythagoricienne
Au lieu de continuer à chercher des intervalles consonants en prenant des rapports de la
forme x/(x – 1), les Grecs ont décidé d’utiliser la quarte et la quinte pour construire une
gamme, qui donnerait elle-même les autres intervalles du système musical. Leur but était de
remplir les espaces entre les notes ; en effet, il y a un grand écart entre une note et sa quarte
supérieure, ainsi qu’entre une note et sa quinte inférieure. Toutefois, le petit écart entre la
quarte et la quinte supérieures d’une note prouvait qu’il était possible de combler ces grands
espaces. La quinte d’une note divisée par sa quarte donne un rapport de 9/8 = 1,125. Il
faudrait donc, si possible, chercher à remplir les grands espaces vides par des sauts de 9/8.
Les Grecs ont procédé par quintes, en partant depuis le Do et en faisant plusieurs quintes
de suite. La première quinte est Do-Sol et son rapport est de 3/2 comme nous l’avons vu. La
quinte de Sol (en calculant toujours à partir du Do) donne 3/2 x 3/2 = 9/4. Petit rappel :
chaque fréquence double à son octave, donc nous avons affaire à une échelle exponentielle.
Cela signifie que, pour additionner des intervalles, il faut multiplier leurs rapports de
12 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
fréquences entre eux. Mais 9/4 > 2, ce qui veut dire que cette nouvelle note fait partie de
l’octave suivante. Il faut donc la ramener à sa note équivalente dans la première octave en la
divisant par deux, ce qui donne 9/8. Le schéma ci-dessous représente cette manière de
procéder des Grecs. L’intervalle entre le Do de départ et la nouvelle note est donc de 9/8.
Cette nouvelle note est le Ré.
Do
Ré
Sol
x 3/2 Do
x 3/2 Ré
÷ 2 Continuons ainsi : la quinte de Ré nous donne 9/8 x 3/2 = 27/16. Cette fois, 27/16 < 2,
alors la nouvelle note est encore dans la première octave. Cette note est le La. La quinte
suivante est 27/16 x 3/2 = 81/32, ce qui est plus grand que 2. En ramenant dans l’octave
d’origine, nous obtenons 81/64, qui nous donne le Mi. Encore une quinte et nous obtenons
81/64 x 3/2 = 243/128, intervalle qui nous donne la dernière note, le Si. Nous arrivons donc à
combler les grands espaces vides de la gamme en effectuant des sauts de quinte et des
divisions par octave.
Il ne reste plus qu’à ranger les intervalles par ordre croissant de fréquences pour former
une gamme :
Note de la gamme
Rapport depuis le Do
Rapport depuis la note précédente
do
1
-
ré
9/8
9/8
mi
fa
81/64
4/3
9/8
256/243
sol
la
3/2 27/16
9/8
9/8
si
243/128
9/8
do
2
256/243
Chacun des intervalles de cette gamme a un nom, mais nous y viendrons plus tard. La
gamme diatonique présentant ces rapports pour chaque intervalle s’appelle la gamme
diatonique pythagoricienne. J’ai eu la chance de pouvoir travailler avec le logiciel
informatique SCALA, qui permet de générer, reconstituer et modifier toutes les gammes que
l’on veut. La gamme diatonique pythagoricienne se trouve sur la deuxième piste du CD, jouée
d’abord sous la forme d’une suite de notes, puis une seconde fois où chaque note forme un
intervalle avec le Do de départ.
Nous remarquons que les écarts Mi-Fa et Si-Do sont plus petits que les autres (256/243 =
1,053 au lieu de 9/8 = 1,125). Ces écarts se nomment demi-tons, alors que ceux de 9/8 sont
des tons. Ce schéma de ton, ton, demi-ton, ton, ton, ton, demi-ton est celui de la gamme
diatonique majeure. Nous y reviendrons.
2.2.1.2 Les gammes diatoniques naturelles
Cependant, pas tout le monde n’est d’accord avec les intervalles que les Grecs ont utilisés
dans leur gamme et des gammes diatoniques avec d’autres rapports de fréquences ont été
proposées à travers les âges. Une des critiques principales de la gamme pythagoricienne est
qu’elle ne respecte pas l’un des principes premiers des pythagoriciens, celui du lien entre le
rapport simple et la consonance des intervalles. En effet, les rapports des intervalles Do-Mi
(81/64) et Do-Si (243/128) ne peuvent pas vraiment être qualifiés de « simples ». Ces
intervalles ne sonnent d’ailleurs pas très bien avec ces rapports-là.
En 1558, le chef de chœur vénitien Gioseffo Zarlino propose donc un nouveau système,
dans lequel il modifie très légèrement les rapports jugés trop compliqués. Ainsi, 81/64 devient
80/64 = 5/4, 27/16 devient 25/15 = 5/3 et 243/128 devient 240/128 = 15/8. Voici le résultat :
13 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
Note de la gamme
Rapport depuis le Do
Rapport depuis la note précédente
do
1
-
HENRI TSCHANZ
ré
9/8
9/8
mi
fa
5/4
4/3
10/9 16/15
sol
3/2
9/8
la
si
5/3 15/8
10/9 9/8
do
2
16/15
Ce système s’appelle la gamme de Zarlino, et il est possible de l’écouter à la troisième
piste du CD, en le comparant avec la gamme pythagoricienne de la piste précédente.
Cette gamme est la plus célèbre des gammes naturelles, qui sont les gammes présentant
des rapports de fréquences simples pour la majorité des intervalles (qui sont alors dits
« purs »). En effet, le grand avantage de la gamme de Zarlino est qu’elle présente ces
intervalles purs. Mais elle a aussi un très grand inconvénient : les tons ne sont pas tous égaux.
En effet, cette gamme contient deux tailles de tons différentes ; par exemple, le ton Do-Ré
présente le rapport 9/8 = 1,125, alors que Ré-Mi a un écart de 10/9 = 1,11. Cet aspect rend ce
système difficile à mettre en application, ce qui fait que la gamme de Zarlino est plus
intéressante sur le plan théorique que pratique.
2.2.1.3 Les modes de la gamme diatonique
Il y a plusieurs variantes de la gamme diatonique, appelées modes. Nous n’aborderons ici
que les modes les plus utilisés dans la musique occidentale entre la fin de la Renaissance et le
début du 20e siècle : le mode majeur, le mode mineur harmonique et le mode mineur
mélodique. Mais afin de faciliter les explications, familiarisons-nous d’abord avec quelques
termes techniques.
Chacune des sept notes de la gamme diatonique a un nom spécifique, mais il est aussi
possible de s’y référer par des chiffres romains. Voici donc les sept degrés de la gamme :
• I est la tonique, soit le Do dans la gamme de Do
• II est la sus-tonique, soit le Ré dans la gamme de Do
• III est la médiante, soit le Mi dans la gamme de Do
• IV est la sous-dominante, soit le Fa dans la gamme de Do
• V est la dominante, soit le Sol dans la gamme de Do
• VI est la sus-dominante, soit le La dans la gamme de Do
• VII est la note sensible, soit le Si dans la gamme de Do
Ce sont les espaces entre ces degrés qui varient d’un mode à l’autre, modifiant ainsi les
intervalles que chacune des notes forme avec la première de la gamme. On nomme un
intervalle en fonction du nombre de degrés et du nombre de tons qu’il y a entre les deux notes
qui le constituent. Le tableau de la page suivante montre les possibilités d’intervalles
différents :
14 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
Nb. de
degrés
Nombre de tons
Nom de l’intervalle
I
II
0
1/2
1
1 et 1/2
2
2
2 et 1/2
3
3
3 et 1/2
4
4
4 et 1/2
5
5 et 1/2
6
Unisson
Seconde mineure
Seconde majeure
Tierce mineure
Tierce majeure
Quarte diminuée
Quarte juste
Quarte augmentée (triton)
Quinte diminuée (triton)
Quinte juste
Quinte augmentée
Sixte mineure
Sixte majeure
Septième mineure
Septième majeure
Octave
III
IV
V
VI
VII
VIII
Prenons par exemple l’intervalle Si-Mib 1. Comptons les degrés entre les deux notes : SiDo-Ré-Mi, quatre degrés. L’intervalle sera donc une quarte. Le nombre de tons maintenant :
Si-Do (½ ton), Do-Ré (1 ton), Ré-Mib (1 – ½ = ½ ton). L’écart est de 2 tons ; Si-Mib est une
quarte diminuée. Ayant le même nombre de tons, la tierce majeure sonne pareil en pratique à
la quarte diminuée. La seule différence est que l’intervalle devrait compter trois degrés pour
être une tierce. Donc, l’équivalent en tierce serait par exemple Si-Ré#.
Venons-en maintenant aux différents modes. Pour la gamme majeure, nous avons déjà vu
que les écarts sont 1, 1, ½, 1, 1, 1, ½ (1 représente un ton, ½ un demi-ton). Les intervalles sont
donc les suivants : unisson, seconde majeure, tierce majeure, quarte juste, quinte juste, sixte
majeure, septième majeure, octave. Ces intervalles doivent rester les mêmes pour toutes les
gammes majeures, quelle que soit la note de départ, ce qui peut nécessiter des altérations
accidentelles ; par exemple, la gamme de Si majeur est Si-Do#-Ré#-Mi-Fa#-Sol#-La#-Si. Le
mode majeur exprime de manière générale la joie, la légèreté, la fierté, etc…
Do
Ré
Mi
Fa
Sol
La
Si
Do
Figure 8. Gamme diatonique majeure sur le Do
Pour la gamme mineure harmonique, les espaces sont 1, ½, 1, 1, ½, 1 + ½, ½. L’écart de 1
+ ½ = 3/2 est un cas unique dans les modes de la gamme diatonique et donne une couleur
orientale à la gamme (Figure 10). La gamme mineure mélodique est un peu plus compliquée,
parce qu’elle est différente à la montée et à la descente. Les écarts de la gamme ascendante
sont 1, ½, 1, 1, 1, 1, ½. Ceux de la gamme descendante sont, en allant cette fois dans le sens
inverse, depuis la note la plus aigüe vers la plus grave, 1, 1, ½ , 1, 1, ½ , 1 (Figure 9). Les
gammes mineures ont un caractère triste ou mélancolique.
1
b
Le symbole indique un bémol, qui baisse la note à laquelle il s’applique d’un demi-ton. Le symbole #, le
dièse, a la fonction inverse : il augmente la note d’un demi-ton. De cette manière, un Sol# a la même hauteur
qu’un Lab. Les # et les b s’appellent des altérations accidentelles.
15 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
Le signe “bécarre“ signifie que la n ote est de nouveau naturelle La
Si Do
Ré
Mi
Fa#
½ ton
Sol# La
La
Sol
Fa Mi
½ ton
½ ton
Ré
Do Si
La
½ ton
Figure 9. La gamme de La mineur mélodique ascendante et descendante ; on remarque que les demi-­‐tons changent de position dans la gamme entre la montée et la descente. Do
Ré
Mib
Fa
Sol
Lab
Si
Do Figure 10. La gamme de La mineur harmonique, avec l'écart caractéristique de 1+½ ½ ton ½ ton 1+½ ton ½ ton 2.2.2 La gamme chromatique
Les Grecs ont aussi créé un autre type de gamme, la gamme chromatique. Alors que
chaque gamme diatonique n’utilise que sept des douze notes existantes, la gamme
chromatique les emploie toutes. En ce sens, elle est une liste complète de toutes les notes de
musique. Pour la construire, les Grecs ont simplement aligné douze quintes à la suite. En
partant du Do, nous aurons les notes : Do, Sol, Ré, La, Mi, Si, Fa#/Solb, Do#/Réb, Sol#/Lab,
Ré#/Mib, La#/Sib, Fa, et retour au Do. Ce “tour complet“ des notes de la gamme au travers de
douze quintes s’appelle le cycle des quintes (schématisé ci-dessous).
En ramenant toutes ces notes à l’octave
d’origine,
on obtient la gamme chromatique, qui
Do contient douze notes séparées à chaque fois d’un
Fa Sol demi-ton : Do, Do#/Réb, Ré, Ré#/Mib, Mi, Fa,
Fa#/Solb, Sol, Sol#/Lab, La, La#/Sib, Si, Do
Sib Ré (Figure 11). En réfléchissant de manière
abstraite, sans tenir compte des changements
d’octave mais seulement des noms des notes, le
Mib La cycle des quintes et la gamme chromatique sont
donc la même chose.
Sol#
En somme, les différentes gammes
Mi /Lab diatoniques sont des schémas qui nous dictent
les sept notes à utiliser parmi toutes celles qui
Do# Si #
existent, alors que la gamme chromatique
Fa contient l’ensemble des notes du système tonal.
La gamme diatonique est un “échantillon“ de la gamme chromatique. Dans la plupart des
morceaux, ce sera la gamme diatonique qui fournira au compositeur la “banque de données“
de notes qu’il peut utiliser, mais on verra apparaître dans certains passages des notes
étrangères à la gamme diatonique employée, et qui viennent donc de la gamme chromatique.
16 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
Do
Do#
Ré
Ré#
Mi
Fa
Fa#
Do
Si
Sib
La
Lab
Sol
Solb
HENRI TSCHANZ
Sol#
Sol
Fa
Mi
La
La#
Mib
Ré
Si
Réb
Do
Do
Figure 11. La gamme chromatique : par convention, on utilise des dièses dans la gamme ascendante et des bémols dans la gamme descendante, mais le résultat est le même dans les deux cas. 17 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
3. Le tempérament de la gamme
3.1 Les problèmes liés aux intervalles purs
Malheureusement, comme nous allons le voir, tout n’est pas si simple, et les théoriciens
ont vite été confrontés à un problème qui n’a jamais été (et ne sera peut-être jamais)
entièrement résolu. C’est de ce problème qu’est né le tempérament, qui a été une question
centrale dans le domaine de la musique depuis des siècles.
3.1.1 Imperfection du cycle des quintes
La gamme diatonique pythagoricienne présente encore un grand problème. En additionnant
deux demi-tons, on devrait obtenir un ton entier. Or, dans la gamme pythagoricienne, la
valeur du demi-ton est de 256/243 et celle du ton est de 9/8. Nous constatons que (256/243)2 ≠
9/8, donc ceci n’est pas le cas dans cette gamme. D’où vient ce défaut ?
Le problème réside dans le cycle des quintes, la suite de douze quintes qui ramène à la note
de départ (mais sept octaves plus haut). Le problème est qu’à la fin du cycle, on ne retrouve
pas exactement la note de départ ; douze quintes ne sont pas égales à sept octaves. Vérifions.
Pour calculer le rapport de fréquences de sept octaves à la suite, il faut multiplier 2 sept fois,
d’où 27 = 128. Pour les douze quintes, le calcul est : (3/2)12 = 129,746. Le rapport de douze
quintes sur sept octaves est donc d’environ 1,014/1 au lieu de 1/1 (Figure 12). Ce microintervalle s’appelle un comma pythagoricien et équivaut à un peu moins d’un quart de demiton de différence. Cela peut paraître peu, mais ça s’entend beaucoup, comme on peut le
constater en écoutant la quatrième piste du CD.
Figure 10. Illustration du cycle des quintes imparfait, dans lequel le Do d'arrivée (appelé Si# dans le schéma pour des raisons théoriques) est faux.
En somme, le cycle des quintes ne forme pas un cercle parfait, mais une spirale infinie. En
vérité, il n’existe pas douze notes mais une infinité de notes, puisqu’un Do# n’est pas tout à
fait la même chose qu’un Réb, un Ré# n’est pas identique à un Mib, etc…
Inutile de préciser que ce problème a conduit bon nombre de mathématiciens, physiciens et
musicologues à s’arracher les cheveux au cours des siècles. Une telle imperfection dans un
domaine comme la musique, discipline dont toute la théorie est pourtant fondée sur des
principes mathématiques et physiques ! Comment est-ce possible ? Personne n’a vraiment
compris pourquoi la musique n’est pas un système parfait. Pour ma part, je pense qu’un début
d’explication réside dans la complexité de notre musique. Certes, la musique existe dans la
nature : les chants des oiseaux par exemple. Mais l’être humain ne s’est pas contenté de
chanter des notes quand il lui en prenait l’envie, il a cherché à construire un système musical.
Le résultat étant une musique beaucoup plus élaborée que les sons élémentaires que l’on
18 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
trouve dans la nature, il n’est pas étonnant que l’homme ait été confronté à un problème en
essayant d’aller plus loin.
3.1.2 Tonalité et transposition
La tonalité d’une pièce est la gamme sur la base de laquelle la mélodie et l’harmonie du
morceau sont construites. On donne à la tonalité le nom de sa gamme, elle-même baptisée en
fonction de sa tonique (sa note de départ) et de son mode, qu’on distingue entre majeur et
mineur. Une pièce qui utilise une gamme qui commence sur le Mi et dont le mode est mineur
(qu’il soit mélodique ou harmonique) a pour tonalité Mi mineur ; le Mi est la tonique du
morceau et c’est autour de cette note que la pièce est bâtie. Voici ce qu’il suffit de dire de la
tonalité pour l’instant, nous y reviendrons plus en détail par la suite.
En résumé, transposer une mélodie ou un morceau signifie la réécrire en changeant de note
de départ, donc de tonalité. Pour que la pièce sonne la même dans les deux cas, il faut parfois
utiliser des altérations accidentelles. Par exemple, la suite de notes Do-Ré-Mi transposée au
Ré devient Ré-Mi-Fa#, de sorte que les espaces entre les notes restent 1 ton, 1 ton.
Les notions de tonalité et de transposition sont centrales à la composition. Nous n’avons
abordé ici que les définitions de ces termes, mais il sera important de les connaître lorsqu’on
étudiera l’histoire du tempérament.
3.2 La solution du tempérament
Il n’y a pas de solution immédiate au problème du cycle des quintes, mais il en faut certes
une. En laissant les choses comme elles sont, en acceptant que le cycle des quintes est une
spirale, on se retrouverait avec une infinité de notes uniques au lieu de douze notes qui se
répètent en boucle, ce qui reviendrait au même que de ne pas avoir de division par octave.
Alors on est obligé de trouver un compromis. Un tempérament est essentiellement ça, un
compromis ; c’est l’altération d’une gamme qui vise à réduire les dissonances liées aux
constructions et associations d’intervalles purs.
Nous avons vu que douze quintes étaient plus grandes que sept octaves, avec une
différence d’un comma pythagoricien. Le but du tempérament est donc de réduire les douze
quintes d’un comma pythagoricien, donc de ramener le 1,014/1 à 1/1.
3.3 Histoire des tempéraments
Il est probable que la plupart des accordeurs à travers les âges aient simplement cherché à
rendre tous les intervalles acceptables à l’oreille. Cependant, certains d’entre eux, ainsi que
nombre de théoriciens de la musique, ont essayé de mettre en pratique un modèle
mathématique de tempérament – ou du moins de trouver un système d’accordage précis et
régulier. Au fil des siècles, plusieurs tempéraments différents ont été proposés, sacrifiant
certaines choses au profit d’autres. La question qu’il faut se poser en découvrant une nouvelle
manière de tempérer la gamme est : « Qu’est-ce qu’on conserve et qu’est-ce qu’on
sacrifie ? ».
3.3.1 Le système pythagoricien
Les premiers essais de tempéraments semblent dater du 15e siècle, même si ce n’est qu’au
siècle suivant que les premières propositions concrètes sont apparues. Bien que nous n’ayons
pas retrouvé de documents qui indiquent clairement quel tempérament était utilisé au Moyen
Âge, nous pouvons déduire le système favorisé à l’époque en lisant les traités de construction
d’orgues ou de clavicordes (le clavicorde est en quelque sorte l’ancêtre médiéval du piano
moderne) écrits à ce moment-là. Il est incroyable que nous puissions reconstituer la musique
de cette époque en étudiant simplement ses instruments. Ce qui rend cette reconstitution
19 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
possible, c’est le fait que les lois de la physique acoustique n’ont pas changé au fil des siècles
et sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a un demi-millénaire.
La longueur des tuyaux d’orgue et les rapports des cordes du clavicorde nous permettent
de comprendre qu’au Moyen Âge, on privilégiait la quinte, la quarte et l’octave ; en réalité, on
utilisait pratiquement aucun autre intervalle dans les chants polyphoniques. Il était donc facile
d’ignorer la dissonance des autres intervalles dans la gamme pythagoricienne. Le système
d’accordage employé dans la musique médiévale consistait à garder onze des douze quintes
justes et à réduire la dernière d’un comma pythagoricien, ce qui la rendait inutilisable. Cette
manière d’accorder n’est donc pas à proprement parler un tempérament, puisque les quintes
ne sont pas altérées. Cette quinte qu’on ne peut pas jouer s’appelle la quinte du loup ; on la
retrouve dans plusieurs tempéraments différents (Figure 12).
Ce qui est pratique, c’est qu’il est possible de choisir laquelle des douze quintes du cycle
on “sacrifie“ : il suffit d’accorder les onze autres de manière juste. Dans le système
pythagoricien, on plaçait généralement le loup sur une quinte peu utilisée de manière
générale, souvent celle entre Si et Fa#. En effet, les tonalités comme Si Majeur, Fa# Majeur ou
Do# Majeur étaient rarement utilisées à l’époque, car elles comportent beaucoup d’altérations
accidentelles. On leur préférait les tonalités “plus simples“ de Do Majeur ou Sol Majeur.
Figure 13. Représentation du système pythagoricien sur le cycle des quintes ; ici, le loup est sur la quinte Fa-­‐Do, mais on pouvait le déplacer à l'envie. Le “-­‐1“ illustre le fait que la quinte du loup est plus petite qu’une quinte juste d’un comma pythagoricien.
3.3.2 Les tempéraments mésotoniques
À la Renaissance, l’utilisation plus fréquente de la tierce exigeait une nouvelle organisation
de la gamme. Il fallait essayer de garder la consonance de la quarte et de la quinte, encore
centrales dans la musique, tout en améliorant la tierce. Malheureusement, comme nous
l’avons dit, il n’y a pas de solution parfaite, et il est impossible de trouver un compromis pour
lequel tous ces intervalles sont purs à la fois. Il fallait donc choisir de conserver ce qui
paraissait le plus important.
Le tempérament le plus commun à la Renaissance s’appelait le tempérament mésotonique
à quart de comma ; c’est le plus connu des tempéraments mésotoniques, qui ont commencé à
être utilisés à partir de la fin du 15e siècle. Dans les tempéraments mésotoniques, on diminue
les quintes du cycle de manière égale afin d’obtenir des tierces les plus pures possibles, ce qui
implique une réduction considérable de chacune des quintes. Ce qui varie d’un tempérament
mésotonique à l’autre est la quantité dont les quintes sont rétrécies, que l’on exprime en
fraction de comma ; au cours des siècles, des variantes à 1/3, 1/4, 1/5, 1/6, 1/8, 2/7 ou même
3/14 de comma ont été proposées. Par exemple, dans le tempérament mésotonique à quart de
comma, chaque quinte est diminuée d’un quart du comma syntonique. Le comma syntonique
20 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
est la différence entre une tierce pure et une tierce pythagoricienne, qu’on peut aussi exprimer
comme étant la différence entre quatre quintes pures et deux octaves plus une tierce majeure
pure. La taille du comma syntonique est de 81/80, soit 0,0125. Il est possible de l’écouter à la
cinquième piste du CD.
Do
Sol
Do
Ré
Do
La
Mi
Do
Mi
comma syntonique De nos jours, il existe des instruments de mesure de fréquences très précis qui permettent
d’accorder assez facilement selon n’importe quel tempérament. Mais avant leur invention au
20e siècle, il fallait tout faire d’oreille, ce qui rendait le métier d’accordeur beaucoup plus
difficile. On procédait en écoutant les battements qui apparaissent quand deux notes sont mal
accordées. Plus les battements sont espacés, plus on est proche de l’intervalle juste ; plus il y
en a par seconde, plus on s’en éloigne. En comptant le nombre de battements par seconde, les
accordeurs de l’époque arrivaient à tempérer l’intervalle comme ils voulaient.
Tentons de comprendre comment fonctionne le système mésotonique. Chaque tierce
majeure peut être considérée comme le résultat d’une chaîne de quatre quintes. La tierce DoMi, par exemple, est constituée des quintes Do-Sol, Sol-Ré, Ré-La, La-Mi2. Or, comme quatre
quintes constituent un intervalle un peu plus grand que deux octaves plus une tierce majeure,
il suffit de rétrécir chacune des quatre quintes par un quart de cette différence pour obtenir
une tierce majeure pure (puisque nous ne tenons pas compte des octaves). C’est pour cette
raison que toutes les quintes sont diminuées d’un quart de comma syntonique dans ce
système.
L’avantage de la solution à quart de comma est qu’elle fait entendre des tierces majeures
pures ; mais il y a aussi des inconvénients à ce système. Premièrement, la pureté des tierces se
fait au détriment de celle des quintes, qui sonnent assez fausses. Toutefois, dans les accords,
la pureté de la tierce compense la dissonance de la quinte, ce qui rend ce problème moins
grave. Deuxièmement, comme tous les tempéraments mésotoniques, la variante à quart de
comma présente un loup. A l’inverse de celui de la gamme pythagoricienne, le loup des
tempéraments mésotoniques est un intervalle plus grand qu’une quinte pure. En effet, en
réduisant chaque quinte autant, non seulement on fait disparaître le comma pythagoricien,
mais on fait aussi apparaître une différence inverse, de sorte qu’il faudrait agrandir, et non pas
rétrécir, toutes les quintes pour fermer le cycle. En d’autres mots, le tempérament
mésotonique transforme la spirale croissante des quintes en une spirale décroissante.
2
Evidemment, le Mi se trouvera deux octaves plus haut, mais nous le ramenons à l’intérieur de l’octave de
départ, étant donné que nous raisonnons purement en termes de degrés de la gamme. Par conséquent, les octaves
“ne comptent pas“, puisqu’on remet le compteur à zéro à chaque octave. De cette manière, un La de 110 [Hz] et
un La de 440 [Hz] sont considérées comme étant la même note : le La, tout simplement.
21 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
Figure 14. Représentation du tempérament mésotonique à quart de comma avec le loup sur la quinte Sol#-­‐Mib. Dans ce système, onze des douze quintes sont rétrécies d’un quart du comma syntonique, ce qui rend la quinte du loup beaucoup plus grande, l’augmentant de sept quarts du comma syntonique.
La gamme de Do Majeur accordée selon le tempérament mésotonique à quart de comma se
trouve aux pistes 6 et 7 du CD. Elle est séparée en deux parties, car la gamme est, dans ce
tempérament, différente à la montée et à la descente, pour des raisons que nous aborderons
plus tard (§3.3.5). La gamme ascendante est à la piste 6, la gamme descente à la 7.
Enfin, le dernier problème, assez important : malgré le sacrifice des quintes pures et
l’acceptation du loup, seulement deux tierces majeures sur trois sont pures, les autres étant
inutilisables. La raison pour laquelle certaines tierces sont pures et d’autres moins dans ce
système est encore une fois liée à un cycle imparfait. Il s’agit cette fois des trois tierces
majeures pures qui constituent une octave, par exemple Do-Mi-Sol#-Do. En vérité, trois
tierces majeures (rapport de 5/4) à la suite ne forment pas exactement une octave, comme
nous pouvons le voir avec les calculs suivants : (5/4)3 = 125/64, d’où le rapport 1,953/1 au
lieu du 2/1 de l’octave. Il existe donc un micro-intervalle de rapport 1,024/1 (soit 128/125)
entre trois tierces majeures et une octave. Cette différence est une autre sorte de comma, qui
s’appelle un comma enharmonique, à écouter à la piste 8 du CD. Nous reparlerons de ce
comma plus tard.
Cependant, le problème des tierces inutilisables n’était pas aussi grave à l’époque qu’il ne
paraît aujourd’hui, car de toute façon, on n’utilisait pas toutes les tierces, puisqu’on n’utilisait
pas toutes les tonalités. En effet, tout comme au Moyen Âge, les altérations accidentelles
étaient peu utilisées dans la musique de la Renaissance. Alors on s’arrangeait, comme pour les
loups, de manière à ce que les tierces qui étaient injouables soient les moins utilisées (par
exemple Si-Ré# ou Fa#-La#).
En termes de durée, les tempéraments mésotoniques sont ceux qui ont eu le plus de succès.
Bien que leur “âge d’or“ fut le 16e siècle, pendant lequel ils étaient de loin les systèmes
dominants, ils ne se sont pas pour autant éteints à l’arrivée de nouveaux concurrents. Utilisés
jusqu’au 19e siècle, ils ont duré environ quatre cents ans en tout, pendant lesquels ils sont
restés une des principales branches du tempérament.
3.3.3 Les tempéraments irréguliers
Les tempéraments mésotoniques font partie des tempéraments réguliers, car toutes les
quintes sont rétrécies de la même manière et ont donc la même taille (sauf le loup). Mais il
existe aussi des tempéraments irréguliers, dans lesquels les commas sont répartis inégalement
dans la gamme. Comme nous l’avons vu plus haut, certaines quintes et certaines tierces
étaient plus utilisées que d’autres à la Renaissance. En distribuant les commas de façon
22 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
irrégulière, on tempérait peu les intervalles les plus joués, de sorte qu’il restent purs ou
presque, et on tempérait beaucoup les intervalles les moins employés. Ainsi, on favorisait les
tierces et les quintes les plus centrales à la musique de l’époque et les compromis
s’entendaient peu.
Le premier tempérament irrégulier d’importance est celui d’Arnolt Schlick, qui publie en
1511 le premier traité allemand sur la construction et le jeu de l’orgue. Le système
d’accordage qu’il y propose présente des tierces majeures presque pures pour celles formées
de deux notes sans altération (comme Do-Mi ou Fa-La), car c’était ces tierces qui étaient les
plus fréquentes dans la musique de la Renaissance. Pour compenser, les autres tierces, moins
utilisées, étaient plus tempérées et donc plus fausses. Ceci impliquait que la plupart des
quintes du cycle étaient tempérées de manière assez semblable, mais pas toutes exactement
pareilles. La quinte Do#-Sol#/Lab était très fausse et donc inutilisable, tout comme l’était la
tierce Si-Ré#, mais comme ces intervalles n’étaient pas importants dans la musique de
l’époque, leur dissonance n’était pas un problème.
Mais à l’époque de Schlick, les tempéraments irréguliers n’avaient pas une utilité cruciale.
En effet, comme la musique de la Renaissance était basée principalement sur les intervalles de
la tierce et de la sixte, bien qu’accordant aussi une importance considérable à la quinte et à la
quarte, le tempérament mésotonique satisfaisait la plupart des compositeurs et musiciens de
l’époque. Toutefois, pendant le 17e siècle, la recherche de la nouveauté poussait les
compositeurs à explorer les intervalles de seconde et de septième, ainsi que les tonalités les
moins employées jusqu’alors. De ces recherches survint la nécessité de trouver de nouveaux
tempéraments qui puissent satisfaire les besoins naissants dans la musique de l’aprèsRenaissance.
Dans un traité qu’il rédige en 1691, le compositeur et théoricien allemand Andreas
Werckmeister décrit quatre tempéraments irréguliers différents, qui auront une influence
considérable à l’époque et par la suite. Dans le premier, le plus célèbre, trois quintes à la suite
(Do-Sol, Sol-Ré et Ré-La) sont réduites d’un quart de comma pythagoricien, comme l’est
aussi la quinte Si-Fa#, un peu plus loin dans le cycle. Les huit autres quintes du cycle restent
pures (Figure 14). La gamme de Do Majeur dans le tempérament de Werckmeister se trouve à
la neuvième piste du CD.
Figure 15. Représentation du premier tempérament de Werckmeister ; le signe –P/4 indique que la quinte est réduite d’un quart du comma pythagoricien. En réduisant ainsi quatre quintes d’un quart de comma, Werckmeister fait “disparaître“ le comma pythagoricien en entier.
Le résultat est que les tonalités de Fa majeur et Sib majeur sonnent relativement pures,
mais plus on s’en éloigne dans le cycle, plus les tonalités sont dissonantes. Ces différents
degrés de consonance confèrent à chaque tonalité une couleur particulière ; par exemple, la
dureté de la sonorité des tonalités de Si mineur et Mi mineur est souvent associée à la mort.
Dans sa Messe en si mineur, Jean-Sébastien Bach utilise justement la tonalité de Mi mineur
23 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
dans le quatorzième mouvement de la pièce, Crucifixus (« crucifié »), lorsqu’il évoque la mort
du Christ. Pour toute la musique écrite dans le tempérament de Werckmeister, et pour tous les
tempéraments irréguliers en général, la tonalité de chaque morceau a un sens et est choisie par
le compositeur pour rendre le caractère général de l’œuvre. On peut écouter la gamme de Mi
mineur dans le tempérament de Werckmeister à la piste 10 du CD.
Plusieurs autres tempéraments irréguliers ont été proposés et employés pendant le 18e
siècle, mais ils ont peu à peu été remplacés par d’autres systèmes au 19e. Aujourd’hui, ils ne
sont employés que par intérêt historique. Le tempérament le plus utilisé de nos jours pour
reconstituer la musique de l’époque est le système irrégulier de Francesco Antonio Vallotti,
dans lequel les six quintes Fa-Do, Do-Sol, Sol-Ré, Ré-La, La-Mi, Mi-Si sont réduites d’un
sixième de comma syntonique, alors que les six autres sont pures (Figure15). Les tierces les
plus consonantes sont Fa-La, Do-Mi et Sol-Si, et la dissonance des tierces augmente au fur et
à mesure qu’on s’éloigne de Fa, Do et Sol dans le cycle des quintes.
Ce tempérament n’est pas trop éloigné du système que nous utilisons de nos jours dans son
caractère, ce que nous constatons en écoutant sa gamme de Do Majeur à la piste 11 du CD.
Cette similitude du tempérament de Vallotti avec le système actuel explique qu’il soit utilisé
aujourd’hui pour recréer l’authenticité de la musique de l’époque, car le public peut s’y
adapter relativement aisément, ce qui n’est pas le cas pour d’autres tempéraments plus
éloignés de celui auquel nous sommes habitués. Cependant, certaines tonalités sonnent, dans
le tempérament de Vallotti, de manière assez étrange à notre oreille, comme celle de La
Majeur par exemple, qu’on peut écouter à la piste 12 du CD.
Figure 16. Schéma du tempérament de Vallotti, dans lequel le comma pythagoricien est dilué de manière égale sur six des douze quintes du cycle.
3.3.4 Les tempéraments par division multiple
Une autre approche au problème du cycle des quintes fut de diviser l’octave en plus
d’intervalles que les douze demi-tons qui composent habituellement la gamme diatonique. Le
but était de partager l’octave en de petits intervalles dits « élémentaires » qui soient tous
égaux, ce qui permettrait de rendre des tierces et des quintes pratiquement pures. Toutefois,
ces divisions multiples n’ont jamais vraiment été mises en pratique et sont restées de simples
recherches théoriques. En effet, beaucoup d’instruments auraient nécessité des ajustements
considérables pour pouvoir appliquer ces systèmes, qui demandent aussi une formation
24 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
musicale particulière, en raison de la difficulté technique du jeu. Ces tempéraments ne sont
donc pas très importants dans l’histoire de la musique et nous n’y consacrerons pas beaucoup
de temps.
Les principales variantes sont les tempéraments à 19, 31, 43 et 53 intervalles égaux. La
variante à 19 intervalles élémentaires se trouve à la piste 14 du CD. Plus il y a d’intervalles
élémentaires par octave, et donc plus l’intervalle élémentaire est petit, plus on peut approcher
la pureté des intervalles et la justesse des notes ; la division en 53 intervalles est, d’un point de
vue théorique, une excellente solution. Au premier siècle avant J.-C., le théoricien chinois
Ching Fang avait déjà remarqué que 53 quintes pures sont très proches de 31 octaves. En
effet, la différence est de
(3/2)53 / 231 = 353/253+31 = 353/284 = 1,0021 au lieu de 1.
Cet infime écart devient insignifiant lorsqu’il est réparti également sur les 53 quintes, qui
continuent à sonner justes, l’oreille humaine étant incapable de distinguer une si petite
différence. De plus, les tierces sont aussi quasiment pures dans ce système, ce qui en fait un
modèle théorique exceptionnel. Toutefois, l’aspect pratique empêche l’utilisation de ce
tempérament : cinquante-trois notes par octave, c’est beaucoup trop pour pouvoir jamais
envisager de jouer un morceau d’un certain degré de complexité avec ce système.
3.3.5 Le tempérament égal
D’une certaine façon, le tempérament égal, le système que nous utilisons actuellement,
semble être la solution logique. On a douze quintes et un surplus d’un comma pythagoricien :
quoi de plus naturel que de répartir le comma pythagoricien de manière égale sur les douze
quintes, chacune étant par conséquent réduite d’un douzième de comma ? (Schéma à la figure
16, extrait sonore à la piste 15.) Cette solution avait effectivement été trouvée avant le début
du 16e siècle. Alors pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que le tempérament égal
soit accepté par la majorité des compositeurs et des musiciens ? La réponse est inévitable :
c’est parce que le tempérament égal, malgré ses nombreux avantages, comporte aussi de
grands inconvénients. Mais abordons d’abord ses qualités.
Figure 17. Schéma du tempérament égal, dans lequel le comma pythagoricien est réparti de manière égale sur toutes les quintes du cycle Premièrement, le tempérament égal est un système régulier, ce qui facilite la transposition
et la modulation, puisqu’aucune tonalité ne sonnera moins bien qu’une autre, ce qui est le cas
dans les tempéraments irréguliers. Deuxièmement, cette solution ne présente pas d’intervalles
inutilisables, quinte du loup ou autre. Mais le véritable avantage du tempérament égal est bien
25 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
plus important : l’enharmonie existe dans ce système.
Le terme « enharmonie » (ou homophonie, nom plus révélateur) désigne deux notes dont le
nom est différent, mais qui ont la même fréquence. Par exemple, sur un clavier de piano
moderne, Do# et Réb sont la même touche parce que leurs fréquences sont identiques dans le
tempérament égal ; en pratique, ce sont donc les mêmes notes. Mais dans la quasi-totalité des
tempéraments, l’enharmonie n’existe pas.
Prenons le cas du tempérament mésotonique à quart de comma, dans lequel on cherchait à
obtenir des tierces pures, ou du moins à en avoir le plus possible. On a donc décidé de garder
deux des trois tierces majeures qui constituent une octave pures et d’incorporer le comma
enharmonique entier dans la troisième, ce qui la rend beaucoup trop grande pour être utilisée.
Il est assez facile d’observer le problème : considérons un Do de fréquence f, qui est la tierce
majeure de Lab. Si cette tierce est pure, elle a un rapport de 5/4. La fréquence du Lab est donc
f/(5/4) = 4f/5 = 0,8f. Si maintenant on part du Do de fréquence f, sa tierce majeure est le Mi
de fréquence 5f/4, et la tierce majeure de ce Mi est le Sol# de fréquence (5f/4) x (5/4) =
25f/16. Ramenons cette note à l’octave inférieure en divisant par deux : (25f/16)/2 = 25/32 =
0,781f. Le Sol# et le Lab sont donc deux notes différentes, ce qui veut dire que les demi-tons
n’ont pas tous la même taille. Dans ce système, les demi-tons chromatiques (entre deux notes
dont le degré est le même, par exemple Sol-Sol#) sont plus petits que les demi-tons
diatoniques (entre deux notes de degrés différents, comme Sol-Lab).
Mais pourquoi l’enharmonie est-elle un si grand avantage ? Tout simplement parce qu’elle
permet de transposer dans toutes les tonalités très facilement. Entrons un peu plus dans le
détail : la raison pour laquelle l’enharmonie existe dans le tempérament égal réside dans le
tempérament des quintes. Nous avons vu qu’en réfléchissant de manière théorique, le cycle
des quintes et la gamme chromatique sont la même chose. Par conséquent, si toutes les
quintes ont la même taille, il en sera de même pour tous les demi-tons de la gamme. Les
autres tempéraments avaient toujours posé problème avec les instruments à clavier, car on ne
pouvait y modifier légèrement la hauteur d’une note au besoin, comme il est possible de le
faire sur un violon par exemple ; pour les claviers, il fallait modifier l’accordage de
l’instrument pour s’adapter à ce genre de situation. Une autre alternative était de fabriquer des
claviers avec des touches divisées en deux : un côté pour le Sol#, l’autre pour le Lab, mais ce
type d’instrument requérait un apprentissage particulier de la part du musicien avant de
pouvoir en jouer. Avec l’enharmonie en revanche, il suffit, pour transposer, de changer de
note de départ et de compter le nombre de demi-tons entre chaque note. Tant de problèmes
qui disparaissent !
C’est pour cette raison que, petit à petit, le tempérament égal a remplacé tous les autres
systèmes et s’est imposé en tant qu’accordage universel. Au 17e siècle, les tempéraments
mésotoniques ne satisfaisaient plus entièrement les compositeurs, car ils ne permettaient pas
de moduler. Une modulation est tout simplement un changement de tonalité pendant un
morceau, et ce procédé devenait de plus en plus recherché dans la musique de l’époque. Or,
les systèmes mésotoniques, certains intervalles y étant inutilisables (la quinte du loup
notamment), posaient de grands problèmes pour la modulation : en modulant, on arrivait
rapidement à des tonalités qui sonnaient très fausses, ce qui empêchait les compositeurs de
passer d’une tonalité à l’autre autant qu’ils l’auraient voulu. Le but des nouveaux
tempéraments du 17e siècle était donc de conserver une relative pureté des tierces sans avoir
d’intervalles injouables. A partir de cet objectif se sont développées deux tendances
différentes : les tempéraments français d’un côté, qui continuaient à favoriser la pureté des
tierces majeures, et en cela étaient assez proches du système mésotonique. Les tempéraments
italiens de l’autre, qui revenaient à une caractéristique de l’accordage médiéval en privilégiant
à nouveau la justesse des quintes les plus utilisées avant celle des tierces. Bien que ces
26 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
tempéraments italiens soient irréguliers, c’est en eux que l’on trouve les signes précurseurs de
la prise d’importance du tempérament égal, car on n’y privilégie plus la pureté des intervalles,
mais les possibilités de modifier la tonalité aisément.
Mais le grand inconvénient du tempérament égal est que tous les intervalles, à part
l’octave, sont faux. Le tableau suivant montre les différences, en cents, entre les intervalles
purs et ceux issus du tempérament égal. Le cent (prononciation anglaise) est une unité
logarithmique servant à mesurer de manière précise des intervalles, chaque cent valant un
centième de demi-ton tempéré selon le système égal.
Nom de l’intervalle
Intervalle pur [cents]
Tempérament égal
[cents]
92,2
111,7
100
100
203,9
315,6
386,3
427,4
498,04
590,2
609,8
701,96
794,1
813,7
884,4
996,1
1088,3
1200
200
300
400
400
500
600
600
700
800
800
900
1000
1100
1200
Demi-ton chromatique
Demi-ton diatonique /
seconde mineure
Seconde majeure
Tierce mineure
Tierce majeure
Quarte diminuée
Quarte juste
Quarte augmentée
Quinte diminuée
Quinte juste
Quinte augmentée
Sixte mineure
Sixte majeure
Septième mineure
Septième majeure
Octave
Nous pouvons maintenant étudier les différences entre ces rapports pour découvrir le degré de
pureté des intervalles dans le tempérament égal :
• Le demi-ton unique du tempérament égal est à peu près à mi-chemin entre le demiton chromatique et le demi-ton diatonique (qui est aussi la seconde mineure). C’est
un bon compromis, mais cela veut dire que ni les petits, ni les grands demi-tons
sont justes. Les écarts sont respectivement de 7,8 et 11,7 cents.
• La seconde majeure est relativement pure, avec seulement 4 cents de différence.
• Les tierces sont particulièrement problématiques dans le tempérament égal : la
tierce mineure est beaucoup trop petite (différence de 15,6 cents), alors que la tierce
majeure est beaucoup trop grande (13,7 cents de différence). Ces écarts
représentent environ un septième de demi-ton diatonique tempéré, ce qui s’entend
très clairement à l’oreille.
• Le plus grand écart est celui de la quarte diminuée, trop petite de 27,4 cents dans le
tempérament égal. Heureusement, cet intervalle n’est pas des plus fréquemment
utilisés, ce qui l’aide à passer presque inaperçu.
• La quarte juste et la quinte juste sont, elles, très proches de la pureté, avec des
différences négligeables de respectivement 1,6 et 1,96 cents.
27 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
La quarte augmentée et la quinte diminuée, par contre, commencent déjà à
s’éloigner perceptiblement de leurs équivalents purs. Dans le tempérament égal,
l’intervalle commun se situe pile entre les deux, à 9,8 cents d’écart de chacun.
• La quinte augmentée est relativement juste (différence de 5,9 cents).
• La sixte mineure et la sixte majeure sont assez fausses. Toutes deux ont un écart
d’environ 14 cents avec leur intervalle correspondant.
• La septième mineure est assez juste (3,9 cents de différence), mais la septième
majeure est trop grande de 11,7 cents.
• L’octave, bien sûr, a la même taille dans les deux cas.
Nous constatons que beaucoup d’intervalles sont faux, certains considérablement : un
intervalle commence à sonner faux à partir d’une différence d’une dizaine de cents.
Evidemment, une oreille entraînée remarquera plus facilement ces différences que celle d’un
amateur. Par chance, la plupart des intervalles très faux sont relativement peu utilisés : la
quarte diminuée, la quarte augmentée, la quinte diminuée et la septième majeure figurent
parmi les intervalles les moins centraux à la musique classique. L’imperfection de la seconde
majeure et des sixtes est plus problématique, mais on arrive s’en accommoder. Le vrai
problème est la fausseté des tierces, et c’est la raison principale pour laquelle le tempérament
égal a mis tant de temps à être accepté. En effet, la tierce est, depuis la Renaissance,
l’intervalle le plus important dans la musique occidentale. Or, c’est aussi un des intervalles les
plus “défigurés“ dans le tempérament égal.
On dit que le tempérament égal est devenu le système d’accordage universel en Occident
pendant le 19e siècle. En réalité, il semble qu’il ait fallu attendre le début du 20e pour que tous
les autres systèmes aient été écartés au profit de celui-ci. Mais pourquoi, après tant d’années
de résistance, tout le monde l’a-t-il enfin accepté ? Il y a deux raisons. La première est liée à
la composition : la tendance à moduler et utiliser toutes les tonalités qui est apparue au 17e
siècle, s’est beaucoup accélérée et développée au 19e. On cherchait la nouveauté et l’exploit,
ce qui poussait nombre de compositeurs à explorer des tonalités plus obscures et des passages
plus rapides d’une tonalité à une autre. Nous reparlerons de cette évolution musicale dans le
chapitre suivant.
La seconde, aussi étrange que cela puisse paraître de prime abord, est la montée d’une
philosophie socialiste et démocratique en Occident. Le peuple réclamait l’égalité des classes
sociales et contestait les privilèges liés à la famille. Ce fut à peu près à cette époque que le
piano prit sa forme moderne, après cent cinquante ans d’essais et de modifications. Le
développement industriel et la mécanisation des usines permirent une hausse de production et
facilitèrent la distribution des pianos dans le monde. Au début de la Première Guerre
Mondiale, beaucoup de foyers avaient leur propre piano. La popularité du piano par rapport
aux autres instruments peut s’expliquer par la qualité première du piano : il est un petit
ensemble musical à lui seul. En effet, il permet de jouer à la fois la mélodie et
l’accompagnement d’un morceau. C’est deux instruments pour le prix d’un seul ! De plus, il
est assez facile d’en jouer, même pour un débutant dont la technique n’est pas parfaite.
Comme je l’ai évoqué plus tôt dans le travail, le tempérament égal est de loin la solution la
plus pratique pour les instruments à clavier, car il permet de jouer dans toutes les tonalités
sans changer l’accordage. Ceci rendait le piano encore plus accessible, puisqu’il n’y avait pas
besoin de savoir l’accorder pour en jouer. De plus, la rapidité de fabrication des pianos
nécessitait un tempérament simple et uniforme. Résultat : tous les pianos étaient accordés au
tempérament égal, donc les autres instruments qui jouaient avec un piano devaient s’accorder
de la même manière. Peu à peu, tous les instruments se sont mis à s’accorder avec le
tempérament égal. Aujourd’hui, ce système a le monopole du tempérament dans la musique
•
28 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
occidentale. La plupart des musiciens ne connaissent pas le problème du tempérament et, par
conséquent, ne savent pas qu’ils jouent faux. Nous nous sommes adaptés à ces intervalles
tempérés, au point où ce sont les intervalles purs qui sonnent faux à notre oreille. La victoire
de ce système est si totale qu’on parle parfois de « dictature du tempérament égal. »
Il y a toutefois encore un petit groupe d’instruments qui n’utilise pas cet accordage. Il
s’agit des cuivres naturels, un sous-ensemble de la famille des cuivres, qui regroupe les cors,
trompettes, trombones, etc… Parmi les cuivres naturels, on trouve le clairon et d’anciennes
variantes du cor et de la trompette. Mais pourquoi ces instruments n’ont-ils pas adopté le
tempérament égal ? Tout simplement parce qu’ils ne le peuvent pas : ne possédant pas,
comme les autres cuivres, de pistons ou de coulisses qui permettent de modifier la longueur
du tube, ils sont limités aux harmoniques naturelles de l’instrument. Le musicien détermine le
mode de vibration (cf. §1.2.1) en serrant plus ou moins les lèvres lorsqu’il souffle dans
l’instrument. Mais les cuivres naturels sont la seule exception notable au tempérament égal
dans la musique occidentale. Certaines orgues sont accordées selon d’autres systèmes aussi,
mais il est possible de construire des orgues pour le tempérament égal si l’on veut, ce qui
n’est pas le cas pour les cuivres naturels, qui ne pourront jamais produire d’autres intervalles
que ceux de la série harmonique.
3.4 Quel système choisir ?
Evidemment, la question a été, pour tous les musiciens à travers l’histoire de la musique,
de choisir quelle solution ils préféraient. Les avis ont toujours divergé sur ce point et,
aujourd’hui encore, tout le monde n’est pas du même avis, bien que le tempérament égal soit
plus ou moins devenu le système universel. Beaucoup de gens considèrent en effet qu’il est
inadéquat pour certains morceaux. D’accord, mais alors quel système le remplacera ? À
différents styles musicaux correspondent différents tempéraments ; l’idéal serait que chaque
pièce soit jouée dans son tempérament original, celui pour lequel elle a été écrite, mais il y a
deux problèmes avec cette approche. D’abord, il faudrait modifier la manière d’accorder
chaque fois qu’on change de compositeur. Ensuite, nous ne savons pas toujours quel système
le compositeur favorisait parmi tous ceux qui étaient en pratique à l’époque.
Bien que la variante à quart de comma ait été la plus utilisée parmi les tempéraments
mésotoniques à la Renaissance, d’autres variantes correspondent mieux à certaines pièces, par
le fait qu’elles mettent en valeur certains aspects de l’harmonie. Comment être sûr d’avoir
choisi le bon système, tant qu’on n’a pas essayé tous les autres ? Le même problème se pose
dans toutes les époques. De plus, la concordance d’un certain tempérament avec un certain
morceau est, du moins en partie, une affaire de goût. Alors que faire ? Comment choisir un
système ? Certains ont simplement décidé de se fier au choix d’un grand compositeur ; et
aucun d’entre eux n’a eu autant d’influence en cette matière que J.S. Bach.
3.4.1 Le clavier bien tempéré de Bach
Un grand argument en faveur du tempérament égal a longtemps été le Clavier bien
tempéré (Das wohltemperierte Klavier) de Jean-Sébastien Bach. Ce livre regroupe des
morceaux de piano composés dans toutes les tonalités, et on a pensé, jusqu’à récemment, que
Bach l’avait écrit pour démontrer les grands avantages du tempérament égal dans la
composition. Mais en 2004, un chercheur américain du nom de Bradley Lehman a écrit un
article qui a mis fin à cette idée. Il prétend avoir déchiffré le système d’accordage que Bach
lui-même recommandait pour jouer ces pièces. Il base ses propos sur une décoration qui se
trouve sur la couverture du manuscrit, au dessus du titre, et à laquelle personne n’avait fait
attention auparavant. Cette décoration est une série de petites spirales, dont onze sont entières
et deux, une à chaque extrémité de la ligne, sont coupées. Autre détail étrange : les spirales ne
sont pas toutes identiques. Certaines sont une boucle simple, d’autres une grande boucle avec
29 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
une plus petite boucle à l’intérieur et d’autres encore une grande boucle avec deux petites à
l’intérieur.
Figure 18. La décoration qui orne la page de titre du manuscrit du Clavier bien tempéré de Bach.
Lehman a découvert que chaque spirale représente une des douze quintes du cycle, qui se
ferme en rejoignant les deux demi-spirales des extrémités. Le nombre de boucles, lui,
représente la manière de laquelle chaque quinte est tempérée. Les boucles simples
représentent des quintes pures, celles avec une petite boucle intérieure sont tempérées d’une
certaine quantité, celles avec deux du double de cette quantité. Le système que Lehman en a
déduit est un tempérament irrégulier assez dissemblable à tous les autres qui ont été proposés
au cours des siècles, mais dans lequel toutes les tonalités sonnent bien et chacune a une
couleur particulière.
3.4.2 Point de vue personnel
Voilà donc un des meilleurs arguments en faveur du tempérament égal qui se retourne
contre ce système. Mais Bach n’est pas le seul compositeur qui ait favorisé un autre
tempérament ; on a retrouvé des indications de Mozart, sur les partitions d’un de ses élèves,
qui parlaient de grands et petits demi-tons, qui n’existent pas dans le tempérament égal.
Récemment, et surtout depuis la découverte de Lehman, plusieurs théoriciens de la musique
ont recommencé à attaquer le système égal de plus belle. Dans son livre How equal
temperament ruined harmony (en français : Comment le tempérament égal a détruit
l’harmonie), Ross W. Duffin ne laisse aucun doute quant à son point de vue.
Pour ma part, je pense que c’est toujours une bonne chose de remettre en question
l’utilisation universelle du tempérament égal. Cependant, j’estime que le pire est passé en
termes d’adaptation. Pourquoi abandonner le tempérament égal alors qu’on vient justement de
s’y accoutumer, les générations d’aujourd’hui ne remarquant plus la fausseté des intervalles,
qui en est le principal inconvénient ? Pourquoi y renoncer, maintenant qu’on ne perçoit plus
ses problèmes et qu’on peut simplement bénéficier de ses avantages ? Pourquoi surtout se
forcer à changer notre manière d’entendre la musique, afin que notre oreille convienne à un
autre système, après avoir mis tant de temps à s’habituer à celui-ci ?
De nos jours, l’unique intérêt des différents tempéraments est de reconstituer les morceaux
tels que les compositeurs les ont voulus. Mais ils ne sonneront de toute façon pas exactement
comme ils devraient à nos oreilles, étant donné que nous ne sommes pas habitués au système
utilisé. Pour pouvoir vraiment entendre une pièce dans sa forme originale, il faudrait que le
tempérament dans lequel elle est jouée soit le système universel dans lequel on est immergé.
Et, si tout d’un coup nous décidions unanimement de changer de manière d’accorder, nous ne
parviendrions jamais à nous mettre d’accord sur le nouveau système à adopter ; quel style de
musique ou quel compositeur voudrait-on privilégier en particulier ? À mon avis, nous devons
accepter le tempérament égal et chercher la compensation à ce sacrifice dans la richesse que
ce système nous offre pour la composition.
La manière directe dont j’ai exprimé mon opinion peut laisser penser que je n’hésite pas
une seconde à choisir le tempérament égal et que je ne considère pas ses inconvénients
comme étant des problèmes. Pourtant, je sens bien ce que nous perdons avec ce système : le
Bach ne sera jamais vraiment du Bach à nos oreilles, jamais on n’entendra du Mozart
complètement authentique, les pièces de Beethoven ne nous révéleront jamais toute leur
30 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
splendeur. Mais c’est là la caractéristique première de tout ce qui est lié au tempérament en
général. Il n’y a pas de solution parfaite ; il faut accepter les compromis.
4. Conclusion
En reprenant mes objectifs de départ, je me rends compte que j’ai beaucoup appris pour
pouvoir les remplir. Alors qu’au début du travail je ne connaissais que les bases de la
physique acoustique et de la théorie de la musique, je sais maintenant comment l’être humain
perçoit les sons et comment ces sons s’assemblent pour former des intervalles plus ou moins
consonants. J’ai aussi découvert comment les gammes ont été bâties à partir de ces intervalles.
Quant au tempérament, j’ignorais jusqu’à son existence et sa nécessité. Je n’avais jamais
entendu parler du problème du cycle des quintes, et je serais sûrement encore dans ce cas si je
n’avais pas réalisé ce travail. Je suis content d’avoir pu étudier ce sujet, car il concerne
directement tous les musiciens, moi compris, dans leur vie de tous les jours ; en effet, nous
utilisons, sans le savoir, une gamme altérée et des intervalles faux.
J’ai aussi beaucoup apprécié l’étude de la formation des gammes. Comme je l’ai dit dans
l’introduction, un des aspects les plus captivants de la musique, c’est qu’elle allie, plus que
tout autre domaine, l’art et la science, deux branches qu’on a tendance à considérer comme
étant très différentes. J’avais toujours voulu explorer les relations qui existent entre elles d’un
peu plus près, et ce travail de maturité en a été l’occasion.
La partie pratique m’a plu beaucoup plus que je m’y attendais. Non seulement
l’informatique n’est pas un de mes points forts, mais le logiciel SCALA est aussi assez
difficile à utiliser. Je craignais de ne pas saisir le fonctionnement du programme, mais
heureusement M. de Montmollin était là pour m’aider, et j’ai fini par obtenir ce que je voulais
du logiciel. Une fois que j’avais compris comment il marchait, j’ai commencé à apprécier
l’étendue de ce qu’il permettait de faire et j’ai vite pris goût à modifier moi-même les gammes
selon le tempérament que je voulais faire écouter.
En réalisant ce travail, je me suis aussi aperçu que, malgré la quantité de choses que nous
savons sur la musique, il y a beaucoup de questions auxquelles nous ne pouvons pas encore
répondre : que se passe-t-il exactement dans notre cerveau lorsque nous écoutons un
morceau ? Pourquoi douze quintes ne sont-elles pas égales à sept octaves ? Et quand je
repense à tous les gens qui ont fait progresser le système musical à travers les âges, je me
demande quelle sera la prochaine découverte et dans quelle direction elle nous mènera. Qui
sait, peut-être un jour résoudrons-nous le problème du cycle des quintes ?
31 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
5. Sources
5.1 Bibliographie
BALL Philip, The Music Instinct, Vintage, Grande-Bretagne, 2011
DANHAUSER A., Théorie de la musique, Henry Lemoine, Paris, 1996
DE SCHOULEPNIKOFF Laurent, Gymnase Auguste Piccard, 2011
DUFFIN Ross W., How Equal Temperament Ruined Harmony (and Why You Should
Care), W.W. Norton & Company, USA, 2008
JOURDAIN Robert, Music, the Brain and Ecstacy, Harper Perennial, USA, 1997
KILMER Anne Draffkorn, « Harmony » in The New Grove Dictionary of Music and
Musicians, Vol. 10, pp. 858-873, Macmillan Publishers Limited, Londres, 2001
LINDLEY Mark, « Temperaments » in The New Grove Dictionary of Music and
Musicians, Vol. 25, pp. 248-264, Macmillan Publishers Limited, Londres, 2001
5.2 Sites Internet
http://fr.wikipedia.org/wiki/Comma_(musicologie) http://fr.wikipedia.org/wiki/Intervalle_(musique) http://musique.baroque.free.fr/temperaments.html http://fr.wikipedia.org/wiki/Tempérament_inégal http://www.kirnberger.fsnet.co.uk/Temps3.htm http://www.kylegann.com/histune.html http://www.kylegann.com/tuning.html http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Clavier_bien_tempéré http://allaindu.perso.neuf.fr/publications/TEMPERAMENT-­‐Bach-­‐Lehman-­‐Jobin.htm http://fr.wikipedia.org/wiki/Tempérament_par_division_multiple http://www-­‐personal.umich.edu/~bpl/larips/informal.html http://fr.wikipedia.org/wiki/Gammes_et_tempéraments http://en.wikipedia.org/wiki/Harmonic_series_(music) 5.3 Média
Cinq émissions radio proposées par Gaël Liardon dans la série « Musique en mémoire » de
la Radio Suisse Romande sur Espace 2, avril 2006
32 DES SONS AUX TEMPÉRAMENTS :
LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME MUSICAL
HENRI TSCHANZ
5.4 Images
Figure 1 : http://www.bionicear-­‐europe.com/fr/frequency/frequence.html Figure 2 : http://www.tutorvista.com/content/physics/physics-­‐iii/waves/stretched-­‐
strings-­‐vibration.php# Figure 3 : http://www.ziggysono.com/htm_effets/index.php?art=phase1&titre=Phase1 Figure 4 : http://www.mesexercices.com/exercices/exercice-­‐culture-­‐2/exercice-­‐
culture-­‐37714.php Figure 5 : http://www.cochlea.org/spe/nouvelle-­‐page.html Figure 5 : http://theses.univ-­‐lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2005.gabriel_d&part=97746 Figure 8 : http://www.cours-­‐de-­‐guitare-­‐vendee.com/pages/theorie-­‐musicale/la-­‐
tonalite/la-­‐construction-­‐des-­‐gammes-­‐majeures.html Figure 9 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mode_mineur Figure 10 : http://music-­‐theory.ascensionsounds.com/how-­‐to-­‐write-­‐harmonic-­‐and-­‐
melodic-­‐minor-­‐scales/ Figure 11 : http://www.tapartoche.com/solfege/gammes2.php Figure 12 : http://www.encyclopedie-­‐enligne.com/g/ga/gamme_pythagoricienne.html Figure 13, 16 et 17 : http://musique.baroque.free.fr/temperaments.html Figure 14 : http://mro.pagesperso-­‐orange.fr/mesoto.htm Figure 15 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tempérament_inégal Figure 18 : http://www.larips.com/ 33 
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