Louis Jugnet - France Jeunesse Civitas

publicité
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
LOUIS JUGNET
Professeur de khâgne au Lycée Fermat de Toulouse
Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
DOCTRINES PHILOSOPHIQUES ET
SYSTEMES POLITIQUES
Résumé du cours professé à l’I.E.P. de Toulouse en 1965
1 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
AVIS IMPORTANT CONCERNANT LE SENS ET L'USAGE DU COURS
I.
Le texte suivant a été très méthodiquement mis au point. Nous ne demandons pas trop en
priant ceux qui l'utilisent en vue de l'examen de l'ETUDIER véritablement, et non de le parcourir,
ou de le feuilleter en croyant avoir assez fait : chacun est libre de ses options doctrinales, mais il
ne l'est nullement d'ignorer les matériaux de base qu'on se donne la peine de lui fournir. Le cours
apporte des connaissances, il est le résultat de nombreuses lectures et recherches. Il ne faut pas
confondre cours et travaux pratiques.
II.
Le cours oral n'est pas identique au texte ci-joint, qui n'en constitue que le RESUME.
Parfois, quelques lignes du texte représentent une heure de cours. Parfois, même, on traite de
questions qui ne sont pas abordées dans le texte ronéotypé. Il est donc fort peu judicieux de croire
que la possession d'un texte dispense de l'assistance habituelle au cours.
III.
Une BIBLIOGRAPHIE sommaire sera prochainement distribuée par les soins de
l'Amicale.
Louis JUGNET, Novembre 1965
2 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
I
Résumé du Cours sur "Doctrines philosophiques et systèmes
politiques"
1° La philosophie ne doit pas être négligée par les étudiants de l'Institut.
D'abord, pour leur culture personnelle - motif auquel, Dieu merci, certains ne sont pas
insensibles... Sans réflexion philosophique, on aboutit, soit aux fantaisies rhétoriques, soit à la
barbarie techniciste (v. le « Meilleur des Mondes », d'A. Huxley). Ensuite, utilitairement, ceux qui
veulent préparer l'E.N.A. doivent savoir que souvent les conversations avec le jury prennent un
tour philosophique. (C'est pourquoi on introduit en 4e année un enseignement sur cette matière).
Plus particulièrement, il y a une philosophie politique, d'importance considérable : Platon,
Rousseau, Hégel, Marx, Sartre, Raymond Aron, etc.
2° Quelques notions fondamentales pour comprendre lse grandes doctrines. Le foisonnement de
celles-ci ne doit pas cacher les constantes, les grandes lignes de force.
a) La distinction entre l'attitude réaliste et l'attitude idéaliste, au sens précis que ces mots prennent
en philosophie (v. un bon manuel de philosophie, ou un vocabulaire comme celui de Lalande).
Ceci concerne la théorie de la connaissance et la métaphysique, mais il y a une application
politique : certains auteurs considérant la société avant tout comme un fait, une donnée, qu'on peut
sans doute améliorer, mais qu'il faut d'abord prendre comme elle est (Aristote, Montesquieu,
Comte, Marx, Maurras) c'est le réalisme politique. D'autres s'occupent peu du fait, et ne s'attachent
qu'à réaliser à tout prix un idéal posé a priori (Rousseau, Brunschwig, Jaurès) c'est l'idéalisme
politique.
b)
Rapports entre morale et politique.
En fait, trois attitudes possibles :
- Ou bien on interdit à la morale de s'occuper du politique (soit parce qu'on ne croit pas du tout à la
morale, soit qu'on la cantonne dans la conduite individuelle). C'est le Machiavélisme, idée et
pratique fort répandue.
- Ou bien on incorpore si totalement la politique à la morale qu'elle en devient une branche (sorte
de morale civique). C'est le « moralisme politique », ex : Brunetière, Marc Sangnier et le «
Sillon » et, dans une certaine mesure, l'école de Maritain.
- Ou bien on admet à la fois que la politique a un aspect technique irréductible à la morale, qu'elle
n'est identique à cette dernière ni dans son but ni dans ses moyens (contre le moralisme) ; mais
qu'elle est strictement subordonnée aux exigences morales dans son usage et ses réalisations (un
peu comme la médecine). C'est l'attitude d'un certain nombre de penseurs dont nous reparlerons en
diverses leçons.
3 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
II
La politique de Platon
Il s'agit ici du « binôme » SOCRATE-PLATON, car on ne peut historiquement distinguer avec
précision ce qui vient de l'un et ce qui vient de l'autre.
Intérêt des Grecs pour nous : En Orient (sauf en Chine) guère de philosophie politique proprement
dite, mais religion à effets sociaux. V. Maritain sur les Grecs « peuple élu de la raison », jouant
pour celle-ci le rôle d'Israël sur le plan religieux.
Fermentation dans la Grèce du Ve siècle : dissolution de la religion, des mœurs, de la science, des
institutions. D'où scepticisme et sophistique. Rôle négatif des Sophistes (malgré Hegel et
Nietzsche, qui les défendent) - destruction de l'idée de vérité, de la distinction du bien et du mal,
de toute valeur sociale.
PLATON (429-348) de race princière, enclin à la poésie ; y renonce. Voyage et compare. Essai
d'action politique, assez mal réussi. Philosophie pure, à la fin (« Académie »).
Il y a pour lui un souci politique véritable, guidé par des préoccupations morales, supposant une
réforme des esprits. On tâchera de gagner successivement les Cités en présence.
Gradation d'une politique de type utopiste (celle qui a été la plus remarquée) à une vue plus
réaliste. « La République » - « Le Politique » - « Les Lois ».
La « République » : Division tripartite de l'âme (pensée, cœur, désir) à régler par des vertus
fondamentales. Projection de ce schéma dans la société : Trois échelons sociaux : philosophes,
guerriers, artisans (les esclaves n'étant pas citoyens ne rentrent pas dans la classification). Les
philosophes ne sont pas de ces « purs intellectuels » qu'on oppose si souvent à l'homme d'action.
Les guerriers ne sont pas dès reîtres, ils reçoivent une forte culture. Il ne s'agit pas de castes fermées, comme dans le Brahmanisme. Il y a montée et descente des hommes d'un échelon à l'autre,
selon les qualités. Les femmes sont les égales de l'homme, et peuvent accéder aux fonctions
supérieures. Il n'y a pas de propriété individuelle (Platon est collectiviste) ni de famille (l'Etat règle
ces questions : eugénisme, etc.) car ces deux institutions sont obstacle à la toute-puissance de
l'Etat.
Comparaison de ce communisme moraliste avec celui des anarchistes (Platon est étatiste) avec
celui des marxistes (Platon met l'accent sur le spirituel ; avec l'attitude de Nietzsche (Platon met
les hommes supérieurs au service du bien commun) et non au-dessus de lui.
- Théorie des différents types de régime politique, suivant que c'est le grand nombre, ou un petit
nombre, ou un seul qui gouverne. Chacun de ces types peut s'altérer, être démagogique,
oligarchique, ou tyrannique (fortune de cette classification dans la suite).
- Le « Politique » : le philosophe ne gouverne plus, il est un conseiller du Chef. La souveraineté
reste toutefois fondée sur la supériorité naturelle, attitude plus réaliste que dans « La République ».
4 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
- « Les Lois » œuvres de vieillesse, moraliste comme la République, mais moins utopiste
politiquement : rôle de la persuasion, liberté plus grande du citoyen, une certaine propriété
familiale, etc.
5 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
III
La politique d'Aristote
ARISTOTE (384-322). Elève de Platon, puis philosophe indépendant. Précepteur et conseiller
d'Alexandre de Macédoine, fondateur d'une école (le « Lycée »). Œuvre très vaste, génie
remarquable, constamment méconnu par notre enseignement universitaire pour des raisons diverses, mais admiré de gens aussi divers que Hegel (« Aristote est un des plus riches, des plus
profonds génies, qui aient paru dans le monde : un homme auquel nul autre, dans aucun temps, ne
saurait être comparé... de tous les philosophes, celui avec lequel on a été le plus injuste ») et
Darwin (« Linné et Cuvier ont été mes deux divinités, mais ce ne sont que de simples écoliers en
comparaison d'Aristote »). C'est en pensant à sa philosophie (qu'il n'accepte pas) que Bergson
parle de « métaphysique naturelle de l'intelligence humaine ».
- Son œuvre politique est contenue, pour l'essentiel, dans La « Politique » précisément, ouvrage
solidement construit, reposant sur une connaissance précise des données concrètes (diversité des
régimes selon l'emplacement, le genre de vie des habitants, etc., ce qui fait que la « théorie des
climats » dont on fait honneur à Montesquieu se trouve déjà explicitement chez Aristote et chez
ses continuateurs scolastiques ! )
- L'attitude générale est un refus simultané de l'empirisme politique pur, à la manière des
Sophistes, et du rationalisme utopiste de Platon (c'est lié à une théorie de la connaissance que nous
ne pouvons analyser ici. V. Thonnard « Histoire de la Philosophie », Desclée et Cie). Croyance en
une nature humaine fondamentalement stable et identique à elle-même (id. Comte, Maurras,
Camus, contre Hegel, Marx, Sartre), mais très diversifiée dans le détail des institutions (contraste
avec Rousseau et le rationalisme abstrait du XVIIIe siècle). Préoccupations morales profondes,
mais non « moralisme » de type puritain.
- Point de départ : l'Homme est naturellement social, ou sociable, et ceci par sa partie rationnelle,
non pas son aspect grégaire (la civilisation est chose collective). L'origine de la Société n'est donc
à chercher ni dans la contrainte, ni dans une sorte de convention juridique. C'est un fait de nature,
mais de nature rationnelle, spirituelle.
La famille est la forme fondamentale de la Société (anti-Platonisme). La propriété est légitime, et
indispensable à l'épanouissement de la famille. (Il s'agit du reste de tout autre chose que d'un
capitalisme de type libéral et techniciste, et pour cause !) La femme est subordonnée à l'homme
dans le groupe familial de façon « politique », (c'est-à-dire humaine, comme une personne) et non
« despotique ». L'Etat assume la responsabilité essentielle dans l'éducation des enfants (tendance
étatiste fréquente chez les Grecs, de même qu'un certain eugénisme assez inhumain). L'Etat
lui-même gouverne une sorte de fédération des Cités, chacune d'environ 100 000 habitants au
maximum.
Le but de la société n'est pas l'enrichissement matériel ; Aristote n'aime pas l'impérialisme, la
politique d'expansion, il se méfie des financiers et de la spéculation monétaire, il déteste la guerre,
il craint la subversion dans les pays où les contrastes sont trop forts entre les divers milieux
sociaux, et où il n'existe pas, ou peu, de classes moyennes. Il admet l'esclavage, comme à peu près
6 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
tous les auteurs anciens, mais ne le fonde pas sur le droit de guerre (plus humain en cela que des
jurisconsultes « chrétiens » comme Grotius). Il le justifie plutôt par les inégalités naturelles et les
nécessités pratiques. En une formule curieuse, il dit que l'esclavage sera inutile « le jour où les
navettes (de tissage) marcheront toutes seules ».
- La classification des différents régimes politiques est, pour l'essentiel, celle de Platon. Aristote ne
mise à fond sur aucun d'entre eux, mais il préfère un « régime mixte », un mélange comprenant
des éléments de démocratie, des éléments d'aristocratie, et des éléments monarchiques, dosés
différemment suivant les pays et les époques (réalisme politique).
On voit l'intérêt considérable que revêt, même pour un homme de nos jours, cette pensée si
équilibrée et si mesurée.
7 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
IV
Le christianisme antique
Le Christianisme n'est pas une philosophie au sens strict, mais il est un système du monde, dont
l'influence a beaucoup dépassé celle de toutes les doctrines philosophiques.
Il nous faut donc en parler.
Sa signification essentielle, sa destination première, c'est d'enseigner à l'homme la voie du salut
spirituel, et non d'améliorer directement, encore moins, de refondre totalement la structure du
temporel. De nos jours, certains altèrent gravement le Christianisme en en faisant un simple
moyen pour l'homme d'être heureux ici-bas. Sans doute le Christianisme ne se désintéresse-t-il pas
de l'homme en chair et en os, vivant dans le temps, mais il vise plus haut que la terre. Ce serait le
mutiler que de le réduire à une vague morale. Il est d'abord une doctrine, dont la morale n'est que
le corollaire, ou la condition d'accomplissement. (D'où l'importance extrême des questions de
dogme, dont se désintéressent si profondément tant de chrétiens « militants » ou « engagés »).
Sans doute y a-t-il, au cours de l'Histoire, une prise de conscience de plus en plus explicite du
contenu des croyances, mais ce souci doctrinal est sensible dès l'Evangile, et, plus encore, chez
saint Paul.
Par ailleurs, il faut être fou pour voir dans l'Evangile un appel àla Révolution : le Christ vit dans
une société patriarcale qui contient de fortes injustices, et, qui plus est, en pays occupé. Or, jamais
il n'aborde ce double problème directement. Il juge les hommes d'après leur vertu, et non d'après
leur race ou leur classe, dont il se désintéresse. (Une lecture honnête et calme de l'Evangile suffit à
l'établir). Tous les couplets sur le « socialisme » , le « communisme », ou 1' « anarchisme » de
Jésus sont de l'ordre de la mystification.
Pourtant le Christianisme n'abandonne pas le monde aux forces de violence et d'injustice. Son
grand enseignement, c'est la Charité au sens fort (surnaturel, théologal) : Amour de Dieu et du
prochain en tant qu'enfant de Dieu. Il rappelle aussi qu'il existe une justice, individuelle et sociale
à la fois. Sans intervenir directement dans le politique, il n'est cependant pas compatible avec
n'importe quelle doctrine, avec n'importe quelle institution : On ne peut être nazi et chrétien à la
fois (ni, du reste, communiste et chrétien. Nous y reviendrons dans les leçons sur le Marxisme).
Sur la Charité, v. saint Paul, 1re Epître aux Corinthiens, ch. XIII. Le Christianisme a donc, à plus
ou moins longue échéance, des conséquences politico-sociales considérables.
- Voyons par exemple le cas de l'esclavage : Le Christianisme ancien ne porte contre celui-ci
aucune condamnation théorique, et n'invite nullement les esclaves à la rébellion violente (que la
chose nous étonne, ou même nous scandalise, c'est ainsi). Mais il exhorte en même temps les
maîtres à la bonté envers leurs esclaves, et les esclaves à une obéissance digne (v. saint Paul,
Epître aux Ephésiens, VI, 5, 9 – 1re Epître àTimothée, VI, 1.2 - Epître à Philémon - lre Epître de
saint Pierre, 11 18-20). Seulement, comme il professe l'unité de nature et de rachat de tous les
hommes (Epître aux Colossiens, III, 2) il rend logiquement impensable l'exploitation de l'homme
par l'homme, le mépris racial, etc., et ceux qui se rendent coupables de ces fautes sont infidèles au
Christianisme. Il y a là un levain d’une grande efficacité concrète.
8 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
On ne se représente pas assez toute l'horreur de l'esclavage dans la civilisation païenne de
l'antiquité (v. les historiens à ce sujet). Les penseurs du temps n'y voient pas grande difficulté, et
les Romains, notamment, s'en accommodent fort bien (v. Cicéron, Horace, Ulpien, etc.).
En mêlant patriciens et plébéiens, hommes libres et esclaves, au culte, en admettant les esclaves
aux ordres sacrés, l'Eglise naissante brise les préjugés les plus enracinés.
Par ailleurs, elle inspire sans cesse des mesures concrètes pour améliorer le sort de l'esclave. Les
Chrétiens affranchissent de véritables masses d'esclaves. (Un certain Hermès en libère 1250 le jour
de Pâques. Chromasius 1400. Mélanius le Jeune 4000). Une partie notable des biens de l'Eglise est
consacrée au rachat des esclaves. Les empereurs chrétiens, après la conversion de Constantin,
adoucissent la législation en ce domaine, etc. De sorte que l'institution elle-même se détrempe, se
dissout progressivement. L'esclavage va devenir servage. Or, seuls les ignorants absolus peuvent
confondre les deux statuts. Le second comporte des droits réels, des garanties canoniques sur le
plan familial (interdiction de séparer les membres de la même famille, etc.). Il y a d'ailleurs des
types de servage de plus en plus atténués, et les spécialistes d'histoire médiévale nous apprennent
que le servage, contrairement à une erreur très répandue, disparaît à peu près dès le courant du
Moyen âge, d'autant plus que les Capétiens favorisent de tout leur pouvoir les affranchissements
(v. actes d'affranchissement de Philippe le Bel, de Charles de Valois, de Louis le Hutin, et de
Philippe V. v. l'ordonnance de Louis le Hutin au bailli de Senlis : « Selon le droit de nature, chacun
doit naître franc (libre) »...)
Il y aurait bien d'autres choses à envisager au sujet de l'influence politico-sociale du
Christianisme : le problème des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, par exemple.
Nous y reviendrons dans les leçons suivantes.
9 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
V
Le Moyen-Age
REMARQUE PRELIMINAIRE
Il y a des périodes de l'Histoire plus méconnues et plus calomniées que d'autres. Le Moyen âge en
est le meilleur exemple Méprisé par la Renaissance et la Réforme, incompris du XVIIe siècle, haï
du XVIIIe siècle pour son catholicisme et son monarchisme décidés, piétiné par le matérialisme
scientiste et par l'idéologie révolutionnaire du XIXe siècle, il a été redécouvert graduellement par
les maîtres de l'Histoire médiévale, en France et à l'étranger, mais, hélas, pour le grand public, il
n'évoque que les images d'Epinal de « Notre-Dame de Paris », (de Victor Hugo), une vague
fresque de suppliciés, de pestiférés, de sorcières, et de moines ignares.
La pensée médiévale, à laquelle tant de spécialistes actuels consacrent leurs travaux, est
généralement exécutée par les manuels universitaires de philosophie en quelques lignes
péremptoires, qui prouvent surtout que leurs auteurs ignorent tout de la scolastique. (On pourra
lire, pour s'éclairer un peu, l'intelligent petit livre de Paul Vignaux, professeur en Sorbonne, sur
« la Pensée au Moyen âge », (Armand Colin), et parcourir (au moins) « la philosophie au Moyen
âge », d'Etienne Gilson (Payot).
En réalité, le Moyen âge est une époque longue (sept à huit siècles !) qui a connu toute une
évolution interne, et il englobe des courants tout à fait contrastés ; on y trouve un foisonnement de
divergences religieuses (v. le Catharisme, par ex.), des mystiques, des savants (plus qu'on ne le
croirait : Gerbert d'Aurillac, pape sous le nom de Sylvestre II, Roger Bacon, Nicolas Oresme,
etc.), des philosophes, des politiques. On y rencontre des gens qui veulent donner au Pape tout
pouvoir, même temporel, sur la terre, mais des « laïcistes » avant la lettre, divinisant le pouvoir
civil, et hostiles à l'Eglise quant à la rudesse de la justice criminelle, et aux superstitions du temps,
on oublie trop volontiers que le Moyen âge est le continuateur du monde antique, et qu'il est aux
prises avec l'énorme poids du paganisme qu'il travaille à renverser au profit des valeurs
chrétiennes...
Nous ne pouvons qu'esquisser ici quelques perspectives, en donnant un aperçu de la pensée
thomiste (du nom de saint Thomas d'Aquin) qui fut si importante en son rayonnement qu'elle
inspire de nos jours un fort courant doctrinal[1].
Né en 1225 dans le royaume de Naples, d'un rang élevé, Thomas d'Aquin impose de haute lutte à
sa famille sa vocation religieuse. Elève d'Albert le Grand, lui-même grand penseur dominicain, il
illustre bientôt les plus grandes universités européennes et notamment celle de Paris. Meurt en
1274. C'est le penseur catholique type, glorifié dans d'innombrables documents pontificaux, dont
certains sont tout récents.
Les sources de sa politique se trouvent dans la deuxième partie de la « Somme Théologique »,
dans le commentaire (très libre) sur la Politique d'Aristote, et dans le petit traité sur le
gouvernement royal adressé au Roi de Chypre (dont une partie est due à un de ses disciples). Nous
ne pouvons donner ici qu'un bref aperçu de quelques thèmes importants.
10 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Bien que pénétrée d'inspiration religieuse et morale, la politique thomiste n'est pas un moralisme
politique étroit, au sens où nous l'avons défini dans la première leçon.
L'homme est naturellement sociable (comme pour Aristote, avec en plus, la notion chrétienne de
charité), saint Thomas repousse l'attitude individualiste, forme larvée de l'anarchisme, mais n'est
évidemment pas totalitaire. Pourtant, sa doctrine n'est pas non plus un « personnalisme » au sens
où on l’entend nos jours dans certains milieux (Erreur de Maritain à ce sujet, signalée notamment
par des auteurs canadiens, espagnols et italiens).
L'idée de Loi joue un grand rôle chez saint Thomas, ce qui explique la forte influence qu'elle a
exercé de nos jours sur toutes sortes de juristes. Il y a une loi éternelle, fondée en Dieu, une loi
naturelle (échelle des valeurs, rendant nos actes intrinsèquement bons ou mauvais,
indépendamment des conventions sociales) et une loi positive qui varie selon les lieux et les pays.
Saint Thomas ne professe donc ni le relativisme historiciste de trop de penseurs ni une sorte de
rationalisme intemporel et exagérément abstrait à la manière de Rousseau : il tient grand compte
de la diversité des civilisations.
Ceci s'applique notamment dans sa théorie des différents régimes politiques. S'il considère la
monarchie comme le régime le moins imparfait, à cause de l'unité et de la continuité qu'elle assure
au pouvoir sans cependant sacrifier les diversités légitimes comme le fait la tyrannie dictatoriale, il
ne prétend nullement qu'elle convienne indistinctement à n'importe quel pays, n'importe quand. Le
rôle qu'il accorde au consentement populaire donne lieu à des divergences d'interprétation, voire à
des contresens. Certains, tel Gilson jouant de la formule « alicujus vicem gerentis multitudinis »,
le poussent vers la démocratie au sens moderne. D'autres le sollicitent dans un sens maurrassien. A
vrai dire, sa position ne coïncide avec aucune de ces manières de voir, bien qu'elle soit plus proche
de la seconde que de la première.
Saint Thomas admet la sédition contre l'oppression, quand tous les autres moyens de se faire
rendre justice ont échoué, et quand la tyrannie est vraiment intolérable, pourvu qu il y ait une
chance réelle de succès et qu'on ne risque pas, en se rebellant, d'amener des maux plus grands que
ceux qu'on avait à subir.
Au sujet des rapports entre pouvoir temporel et spirituel, il formule des principes qui deviendront
de plus en plus nettement la doctrine officielle de l'Eglise catholique. C'est la théorie dite du «
pouvoir indirect » : le temporel est souverain dans son ordre propre, (saint Thomas repousse la
théocratie qui hanta certains canonistes et théologiens), mais il est subordonné au spirituel dans ce
qu'il comporte de moral et de religieux. (Rejeter cette idée, c'est d'ailleurs professer le machiavélisme ou l'amoralisme politique. Nous en avons vu depuis quelques siècles les conséquences !)
Il faudrait parler aussi de sa théorie de la justice, en matière individuelle et collective. Saint
Thomas dit, par exemple, qu'on ne peut exiger de vie vertueuse que si on donne aux gens les
moyens de mener une vie matérielle décente.
Concluons par le mot d'un juriste qui n'est certes pas thomiste : si des formes nouvelles ont été
données à l'expression des problèmes, les problèmes de fond dégagés par saint Thomas n'ont pu
être posés ou résolus par les philosophes du droit en dehors des limites que saint Thomas leur a
assignées - qu'ils traitent des rapports de la morale et du droit, du droit de rébellion ou de liberté
11 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
individuelle, tous les penseurs sont contraints au préalable de résoudre de face ou de biais les
problèmes dont saint Thomas a énoncé les données » (Brimo, « Pascal et le Droit », Sirey).
12 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
VI
Réforme et Contre-Réforme
Ici encore, pensée religieuse plus que philosophique pure, mais grande influence de fait sur le
politique et le social.
Il y a un aspect de détail qui intéresse surtout les historiens proprement dits (guerre des Paysans, la
Ligue, etc.), et un aspect principalement doctrinal, c'est celui-ci qui nous concerne ici.
I.
LA REFORME
Luther et Calvin ne sont nullement des rationalistes ni des précurseurs de la Libre-Pensée. S'ils
combattent le Catholicisme comme le font les Humanistes renaissants d'inspiration païenne, c'est
pour une raison inverse : les seconds reprochent au catholicisme de sacrifier l'homme et la nature,
les Réformateurs lui font grief de paganiser la religion et de trop accorder à la raison et à la
philosophie...
Pour eux la nature humaine est radicalement corrompue par le péché originel, l'homme est
incapable de tout bien, il est sauvé ou damné en dehors de tout choix libre (v. Luther « De servo
arbitrio »), la raison n'est donc qu'une maîtresse d'erreur, etc.
- La doctrine réformée entraîne de grandes modifications du problème Etat - Eglise : l'Eglise est
essentiellement une réalité intérieure et invisible, son aspect juridique et institutionnel s'efface
presque totalement. Mais puisqu'il existe tout de même des Eglises protestantes, quels seront leurs
rapports avec le pouvoir temporel ? Ici, les Réformateurs oscillent entre deux tendances. L'une
consiste à lier très étroitement le sort des Eglises a celui des princes temporels, sans lesquels la
Réforme ne pouvait se propager (ex. : Luther en Allemagne) et qui se mêleront donc de religion à
tout instant. (Du reste, si ce qui est humain est pourri, à quoi bon s'en soucier exagérément ?
Laissons donc faire César. L'autre tendance est celle d'une sorte de théocratie nouvelle, de
pouvoirs des hommes de Dieu sur la Cité, aboutissant à un vrai cléricalisme sans prêtres (Calvin à
Genève réglementant despotiquement le moindre détail de vie des habitants. L'ambiance puritaine
en Angleterre et en Amérique au XVIIe – XVIIIe siècles.)
- On peut par ailleurs se demander quelle est la position de la Réforme devant le problème de la
Démocratie et du Libéralisme. Les a-t-elle engendrés, comme on le dit souvent ? Il faut ici
distinguer deux aspects du problème
a)
question d'intention : Luther n'est ni démocrate ni libéral d'esprit, mais très absolu et très
autoritaire. Lors de la guerre des Paysans, il encourage violemment les princes à la répression
brutale, déniant aux opprimés le droit de se révolter (ce qui est un recul, par ex. sur la théorie de
saint Thomas). Calvin non plus n'est pas un révolutionnaire social ni politique.
b)
13 sur 88
question de logique interne : La doctrine réformée renferme les germes de la Révolution
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
politique Qu'est-ce que l'individualisme libéral du XVIIIe siècle, sinon le libre examen que
Luther n'appliquait qu'à l'interprétation de la Bible indépendamment de la tradition ecclésiastique,
et étendu désormais aux choses de la Société temporelle ?
C'est tellement vrai que, au siècle suivant, le pasteur Jurieu, défenseur du Protestantisme contre
Bossuet, sera en même temps un précurseur de Rousseau sur le plan politique, et que les
adversaires, même incroyants, de la Révolution française, seront anti-protestants (cf. Auguste
Comte qui nommera le protestantisme « la sédition de l'individu contre l'espèce).
Un dernier point : des auteurs d'inspiration aussi différente que Max Weber, Tawney, et
Santayana (le premier et le dernier notamment sont totalement incroyants), estiment que la
Réforme a joué un rôle important dans l'essor et le développement du capitalisme moderne, non
certes qu'elle en soit la cause essentielle, mais parce que sa conception de la vie religieuse, axée
non plus sur la contemplation comme au Moyen âge, mais sur l'action efficace, et son idée du
succès temporel des Elus (très proche des idées de l'ancien Testament, où la prospérité ici-bas
récompense en principe le service de Dieu), ont contribué à créer un climat favorable au
productivisme mercantile et financier qui s'épanouira par la suite (v. à ce sujet les textes assez
roides de Mousnier, in « Histoire générale des civilisations », Presses Universitaires, tome sur les
XVIe et XVIIe siècles, notamment pages 81 et 159).
II.
LA CONTRE-REFORME
Celle-ci est très loin de n'être qu'une action négative contre le Protestantisme. On la nomme
Contre-Réforme du nom de son occasion historique, mais en fait, elle est un travail très profond de
reprise de conscience, d'organisation, de refonte des méthodes de prédication et d'enseignement,
etc. Son influence sera très considérable, même en dehors de la religion, même au-delà du
politique, puisqu'elle influencera jusqu'à l'art. Elle donnera naissance à l'époque (ou style) «
baroque » en un sens technique et nullement péjoratif. Rendue possible par l'effort héroïque de
l'Espagne (car les rois de France hésitèrent un certain temps devant la Réforme, et ne furent jamais
bien chauds pour le Concile de Trente), la Contre-Réforme contribua à son tour à inspirer et
développer la civilisation espagnole du « Siècle d'Or » dont on sait la richesse intellectuelle,
religieuse, littéraire et picturale, et l'immense rayonnement.
Notre développement la concernant sera toutefois plus bref que celui qui concerne la Réforme,
puisque, somme toute, il ne s'agit que d'un approfondissement et d'une expansion du catholicisme
traditionnel, déjà envisagé précédemment.
Quelques grands noms
François de VITTORIA, dominicain espagnol (1480-1546), Humaniste pour la présentation,
thomiste pour la doctrine. S’occupe profondément des problèmes moraux posés par la colonisation
(traité « De Indis » ). D'abord en conflit avec Charles Quint pour son indépendance d'esprit, est
ensuite pris comme conseiller par celui-ci pour les affaires d'Amérique[2]. S'intéresse également
au Droit international, dont lui-même et son Ecole (Ecole dite de Salamanque) sont, en fait, les
fondateurs.
14 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
BELLARMIN (canonisé en 1935). Théologien et homme d'action italien (Nonce en France). Très
traditionnel, mais fort indépendant d'esprit en plusieurs circonstances critiques (appui donné à
Henri IV, affaire avec les théologiens de Venise, etc.).
Et surtout François SUAREZ, jésuite espagnol de Grenade (1548-1612) dont l'œuvre comme
théologien, philosophe et canoniste est si importante qu'au XVIIIe siècle ses ouvrages étaient
encore utilisés pour la philosophie, jusque dans les Universités protestantes d'Allemagne ! ...
Ses principes fondamentaux sont ceux de la Scolastique classique, bien que sa doctrine s'écarte du
Thomisme sur des points très importants (notamment en métaphysique). Il a notamment construit
toute une théorie du pouvoir, du consentement, etc. qui, sans être démocratique au sens moderne et il s'en faut - accorde davantage que celle de saint Thomas au consentement populaire dans la
légitimation du pouvoir politique. Ses conceptions juridiques ont connu un grand succès, même en
dehors des milieux catholiques (cf. son traité « De legibus »).
15 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
VII
Machiavélisme et utopisme
- Nous avons trouvé intéressant de présenter corrélativement deux éléments contrastés :
l'un qui est un " réalisme amoraliste,
l'autre qui est un « idéalisme » exagérément moraliste (v. leçon 1).
I.
MACHIAVEL (1469-1527)
mène une vie agitée, partagée entre la politique militante, le libertinage et l'étude... Son œuvre est,
à sa manière, capitale, puisqu'elle introduit l'amoralisme en matière politique - leçon qui n'a eu,
hélas que trop de succès
L'homme est un intrigant malgré des convictions somme toute démocratiques (v. plus loin), il
flatte bassement les Médicis - qui le torturent pourtant... - afin d'obtenir d'eux un emploi. Résultat :
il est à nouveau malmené au moment où le parti républicain revient au pouvoir...
Œuvre : Des comédies : « La Mandragore », etc. De l'art de la guerre - Le Prince - Discours sur
Tite-Live. Il y a encore des incertitudes sur la chronologie. On a édité à la N.R.F. (1954-55) deux
gros volumes de correspondance.
Il se moque de la morale, de la bonne foi, de l'équité. La fin justifie toujours les moyens.
Personnellement, il est au fond, totalement incrédule : Le Christianisme n'est envisagé par lui que
comme une force purement politique (méconnaissance des valeurs spécifiquement religieuses et
transcendantes). Comme plus tard Nietzsche, il n'y voit qu'un facteur d'affaiblissement et de
décadence pour la société.
Son œuvre a été diversement appréciée. Chose curieuse, la plupart de ses contemporains et
successeurs immédiats l'ont eu en haute estime, Descartes lui-même l'admire, avec quelques
réserves, et Spinoza plus encore.
D'autres s'attachent à le réfuter, fût-ce... par machiavélisme, tel 1' « honnête » Frédéric de Prusse
(qui, pourtant !...), Rousseau fait son éloge, il estime que le traité du « Prince » est « le livre des
républicains ». Pour Rousseau, Machiavel, bon démocrate au fond du cœur, aurait voulu dégoûter
les citoyens par une noire description du Tyran...
Afin de savoir qu'en penser, nous devrons distinguer la pensée de Machiavel
a)
sur le meilleur régime politique,
b)
sur morale et politique (v. leçon 1).
C'est faute de faire cette distinction élémentaire qu'on a commis tant de contresens à son sujet.
a) Le meilleur régime. - De conviction, Machiavel est certainement républicain, voire démocrate.
Bien que, connaissant la France, il admire le régime capétien pour son équilibre ferme et souple à
la fois, il reste très individualiste et préfère les « états populaires » à la monarchie. Il fait l'apologie
du peuple, quoique celui-ci puisse être trompé. Il estime qu'il y a opposition quasi-fatale entre
16 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
l'intérêt du Prince et celui du pays, et qu'un seul prince mauvais est pire qu'une mauvaise
assemblée. Si l'on ajoute que Machiavel est un patriote italien, désireux d'unifier son pays, en
créant notamment une armée nationale, on comprend l'indulgence de tant d'hommes d'état
révolutionnaires italiens envers lui.
b) Morale et politique. - Mais l'amoralisme (voire l'immoralisme politique : idée d'une fécondité
plus grande des vices que des vertus) est une constante de son attitude : qu'il encourage (par
opportunisme arriviste) César Borgia, duc de Valentinois, à supplicier ses ennemis ou qu'il loue la
république romaine, c'est toujours la négation de la morale sociale qui l'anime.
Ceci suffirait à mettre pour nous l'œuvre de Machiavel, malgré son astuce et ses remarques
souvent lucides et pénétrantes, au-dessous, non seulement des grands Docteurs chrétiens du
Moyen âge et de la Contre-Réforme, mais encore des philosophes grecs classiques comme Platon
et Aristote, qui ont toujours revendiqué la primauté du bien moral sur l'utilité empirique et sur la
raison d'Etat.
II.
LES UTOPISTES
L'utopie consiste à construire a priori un type idéal de Société, sans tenir compte de l'expérience
concrète ni des limites de la nature humaine (v. Ruyer : « L'utopie et les utopies » ). C'est un
courant constant dans la philosophie politique, de Platon aux socialistes du XIXe siècle (Fourier,
Cabet, etc.) en passant par Fénelon et l'abbé de Saint-Pierre.
-
Nous ne retiendrons ici que deux exemples
I.
Thomas MORE, ou Morus (1480-1535). Homme d'Etat, hautes fonctions en Angleterre
(Grand Chancelier), humaniste catholique, père de famille, plein d'humour et de bonhomie,
décapité sur l'ordre d'Henri VIII, pour crime de catholicisme, et aussi pour s'être opposé aux
exactions financières du Roi (canonisé en 1935 par l'Eglise romaine).
Œuvre principale : « L'Utopie ». Point de départ effectif : Ecœuré par les abus sociaux (d'autant
plus criants que l'Angleterre connaît déjà une première poussée technico-capitaliste, avec essor de
l'industrie textile, exode rural, misère populaire extraordinaire, émeutes sociales sauvagement
réprimées), Thomas More, par une sorte de jeu habile, propose une critique des institutions de son
temps et de son pays. Les noms du pays (imaginaire), de son suzerain, de ses habitants, etc., sont
faits pour dérouter le lecteur.
Mais la critique passe les bornes, elle devient mythe, sinon mystification. L'auteur déroule sous
nos yeux le tableau d'une société entièrement rationalisée, un peu trop « meilleur des mondes »
pour nous plaire vraiment. Un mélange de mœurs idylliques (qui plus tard enchanteront les gens
du XVIIIe siècle) et de termitière, où tout, même le menu des repas et la musique écoutée en
mangeant, est réglementée... La famille subsiste, mais pas la propriété (dissociation rare dans
l'histoire de la pensée). Morale honnête, mais assez utilitaire. Religion naturelle, sans culte précis.
(Par son martyre, More devait attester pourtant la profondeur et l'authenticité de son
christianisme). Chose curieuse la cité d'Utopie, toute moraliste qu'elle soit « à usage interne », est
machiavéliste, ou presque, à l'égard de ses voisins, de sorte qu'on a pu dire que More est un
mélange de Platon et de Machiavel (Pierre Mesnard). La portée exacte de ce travail prête encore à
17 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
discussion de nos jours. Il semble que ce ne soit ni un pur jeu, ni quelque chose que l'auteur prenne
entièrement au sérieux.
CAMPANELLA (1568-1639) est, lui, un utopiste à « cent pour cent ».
Moine dominicain calabrais, un peu fou, agité, passant des années de sa vie en prison, il
philosophe contre la Scolastique dans la ligue du panpsychisme italien de la Renaissance. Après
avoir rêvé un temps d'un Empire universel dont le Pape serait le Chef, il écrit : « La Cité du
Soleil » (dont se rapprocheront du reste les socialistes utopistes du XIX siècle.)
Sources : Platon, la vie monastique et... l'exubérante imagination de Campanella...
Etat théocratique et non populaire (différence avec Morus). Au sommet, le « Soleil » en est le
« Métaphysicien », Pontife suprême possédant la science universelle et la pureté absolue (?)
Au-dessous, trois magistrats : « Puissance » (Ministère de la Défense Nationale...), « Amour »
(sorte d'Ingénieur en Chef de la Libido, s'occupant de tout ce qui concerne sexualité, eugénisme,
etc.), et « Sagesse » (Sciences, arts, éducation). Suppression de la famille. Dirigisme économique
strict. Contrôle de tout par un corps de fonctionnaires très puissant. (Il semble qu'avec un rien de
souriant Campanella ait pris son projet au sérieux).
18 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
VIII
Hobbes et Locke
La pensée du XVIe siècle se situe par rapport à la Réforme, celle du XVII par rapport à la
Révolution d'Angleterre, même en Europe continentale (voir leçon sur Bossuet et Jurieu).
- Deux doctrinaires contrastés
1.
HOBBES (1588-1679)
Issu d'une famille de clergyman - Etudes à Oxford - Fonctions de précepteur - Relations avec les
grands hommes du temps (François Bacon, Gassendi, etc.). Doit finir en France pour cause de
monarchisme. Œuvre à retenir : « De Cive » (1642) et « Léviathan » (1650).
- Sa philosophie fondamentale est un empirisme, et même un matérialisme radical, elle est
déterministe et mécaniste. Sa méthode d'exposition est déductive et rationaliste (admiration pour
Euclide). Sa politique est absolutiste, mais sans motif religieux, et elle préfigure les conceptions
totalitaires modernes bien plus qu'elle ne se rapproche des théories monarchistes traditionnelles.
Du reste, l'Eglise d'Angleterre et les partisans des Stuart eux-mêmes restèrent en général très froids
devant les efforts de Hobbes, dont ils estimaient l'œuvre plus compromettante qu'utile a leur cause.
Point de départ
L'homme n'est pas naturellement bon ; on pourrait même dire qu'il est tout à fait mauvais, mais pas
du tout à la façon de Luther ou de Calvin, car Hobbes ne croit pas au péché originel. L'homme est
un loup pour l'homme. Il n'est pas naturellement sociable (comparer avec Aristote et saint
Thomas). Dans le curieux vocabulaire de Hobbes, il faut distinguer le « droit naturel » et la « loi
naturelle ». Le premier, c'est la liberté d'user de sa puissance comme on l'entend (détruire, tuer,
etc.). C'est donc « la guerre de tous contre tous ». Heureusement il y a l'instinct de conservation,
plus fort que tout, et grand moteur de nos actions. D'où la « loi naturelle » : règle par laquelle on
s'interdit ce qui peut porter préjudice à autrui, à charge pour les autres d'en faire autant en notre
faveur. D'où les accords, les contrats, les pactes, et, pour finir, le passage à l'état social proprement
dit (comparer avec ce que dira Rousseau, tout opposé, mais symétrique en quelque sorte).
A ce stade donc, obligation fondée sur l'intérêt bien compris (Utilitarisme très britannique...).
Il faudra un pouvoir très fort pour contraindre l'homme à vivre en Société. Taine dira que l'homme
est « un gorille féroce et lubrique ». C'est à peu près l'idée de Hobbes (c'était déjà celle de
Machiavel, mais celui-ci était républicain, nous l'avons vu). L'Etat sera monarchique, mais Hobbes
met l'accent davantage sur le fait que c'est un seul qui gouverne (principe monarchique, au sens
étymologique, ou monocratique, comme disent certains) que sur l'ambiance qualitativement
diversifiée et respectueuse des libertés concrètes auxquelles seront fidèles des gens comme
Bossuet, Maistre, et Maurras. Sa conception de la monarchie est toute totalitaire, nous dirions
même quasi-hitlérienne avant la lettre, par certains traits au moins. On ne peut donc absolument
pas en faire le théoricien-type de la monarchie chrétienne et traditionnelle.
19 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Toute insurrection est donc illégitime. La distinction même du bien et du mal vient de la vie
sociale, elle est soumise aux décisions de l'Etat. Même en fait de religion, celui-ci garde la haute
main puisque la religion concerne la vie sociale et que, seul, le Souverain fait de la multitude un
corps policé. Il faut proscrire à la fois le « Papisme » à cause de son « Suzerain étranger » (encore
une obsession bien anglaise...), et les sectes presbytériennes, d'inspiration révolutionnaire. Le Roi
peut et doit codifier un Credo minimum.
Ce que nous avons dit suffit à montrer à la fois l'intérêt et les périls de cette conception. Elle
contient d'ailleurs, comme tout ce qui repose sur la force pure, de quoi la faire éclater. C'est ainsi
que, pour Hobbes, l'individu coupé de sa société habituelle (par ex. un prisonnier de guerre) est
dégagé vis-à-vis d'elle de toute obligation, et peut entrer (toujours par instinct de conservation) au
service du vainqueur. Une fois de plus, on oscille du totalitarisme à l'anarchisme, alors qu'il avait
été conçu précisément pour lutter contre celui-ci.
2.
LOCKE (1632-1704)
Famille de marchands. Etudes pour devenir clergyman. Puis, médecine (sans acquérir de grade).
Vie politique agitée : fuite en Hollande; emploi administratif élevé. Vocation philosophique assez
tardive. Intérêt pour les questions monétaires (rôle dans la fondation de la Banque d'Angleterre).
En philosophie pure, empirisme, du reste plus hésitant et moins radical que celui de ses
continuateurs (Condillac, Hume). A retenir : « L'Essai sur la tolérance » et 1' « Essai sur le
gouvernement civil », dont l'influence sera considérable.
Lutte contre la théocratie anglicane, à propos du « droit divin » du Roi, et à propos du droit
d'imposer une religion à la nation. Méthode au fond très rationaliste et abstraite, malgré la
prétention empiriste.
L'état de nature n'est pas un état sauvage (voir Rousseau, par la suite). Il y a une liberté et une
égalité naturelle des hommes, et ceux-ci sont naturellement sociables (opposition à Hobbes).
Locke admet la propriété privée, mais somme toute sans grand enthousiasme. Sans rejeter
l'occupation, l'héritage, et autres titres empruntés au Droit classique, il croit davantage au travail
comme fondement de l'appropriation des biens.
Le pacte social assure la garantie des droits fondamentaux de l'homme. La souveraineté populaire
est inaliénable, il y a un droit permanent de résistance à l'oppression.
C'est aussi chez Locke qu'on trouve l'essentiel de la fameuse « distinction des pouvoirs » : chez
lui, on distingue le législatif, l'exécutif, et le confédératif (paix et guerre). Mais il met le législatif
au-dessus de tout, il a la phobie de l'arbitraire et du « despotisme » (comparer avec Montesquieu).
On s'attendrait de la part d'un auteur de ce tour d'esprit au rejet de toute forme d'esclavage, et
pourtant Locke ne va pas si loin, il en admet la légitimité de principe pour les criminels, et même
en cas de guerre. De même, son libéralisme religieux tant vanté est très mitigé, puisque pour lui
l'Etat devra proscrire le catholicisme (toujours à cause du « Souverain étranger » qu est le Pape...)
et aussi l'athéisme (car l'idée de Dieu est la garantie de la loi morale et de la vie sociale).
L'influence de Locke a été considérable, non seulement - comme on le croit très souvent - par
20 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
l’intermédiaire de Montesquieu, mais encore de façon directe, et sur la Déclaration américaine des
Droits « bill of right » et même sur les gens de 89 en France, qui avaient lu Locke dans le texte.
21 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
IX
Les juristes et l'école cartésienne
I.
LES JURISTES
ALTHUSIUS (Althusen) (1566.1617). Néerlandais. Calviniste. « Politica méthodice digesta ».
Certains voient en lui le fondateur du droit public moderne. Souveraineté une et indivisible, avec
le peuple pour source. Elle est inaliénable, revenant au peuple à la mort du Chef. C'est un contrat,
au moins tacite, qui est à l'origine de la société (ceci suffit à nous montrer que les auteurs du
XVIIIe siècle n'ont pas créé une pensée intégralement nouvelle...).
GROTIUS (Hugues de Groot) (1583.1645). Néerlandais également, mais luthérien. Nous sommes
pour notre part étonné du rôle à notre sens excessif que lui reconnaissent certains philosophes du
Droit, car enfin sa pensée est courte, et même quasi-amoraliste par certains côtés. Oeuvre centrale
: « Sur le droit de paix et de guerre » (1623).
Sans doute De Groot croit-il a un Droit naturel antérieur aux conventions sociales (idée qu'il a Si
peu « inventée », qu'elle lui vient des Docteurs scolastiques du Moyen âge et de la ContreRéforme...). Sans doute croit-il à la sociabilité naturelle de l'homme (idée qui remonte aux
philosophes grecs classiques), mais en fait, il se cantonne trop souvent, à la façon des
jurisconsultes, dans des raisonnements partant de ce qui se pratique, sans chercher si c'est bien ou
mal, même quand de graves problèmes de conscience sont en jeu. C'est ainsi que ce « chrétien »,
non seulement admet sans réserve l'esclavage, notamment sous la forme du « perpetuus
famulatus pro alimentis », et par droit de guerre. Ce que le païen Aristote ne considérait pas
comme valable, s'inspirant d'une autre légitimation - mais encore il donne le droit aux belligérants
d'agir à leur guise, ce que n'avaient jamais admis les théologiens et les canonistes médiévaux, ni
ceux de la Contre-Réforme. (« Selon lui, on peut, à la guerre, assassiner, empoisonner, passer les
gens au fil de l'épée sans distinction d'âge ni de sexe, déporter, saccager, brûler, dépouiller les
sépultures, mentir, violer ». Bonthoul : « Les guerres », Payot, 1951, p. 485). Pourtant, il
connaissait bien l'œuvre de Vittoria et celle de Suarez, Si scrupuleux, eux, en ces matières !...
PUFFENDORF (1632-1694), allemand (« Eléments de jurisprudence universelle » et « Du droit
de la nature et des gens »). Son œuvre consiste surtout à mettre un ordre plus « aéré » dans
l'œuvre massive de Grotius. C'est un esprit clair, méthodique, honnête, mais peu original. Se
rapproche de Hobbes sur les origines de la société (égoïsme et instinct de conservation) bien qu'il
admette un certain altruisme naturel. Cependant, maintient le rôle des valeurs morales en matière
de comportement social et politique.
II.
L'ECOLE CARTESIENNE
Et tout d'abord DESCARTES lui-même. Beaucoup de gens s'imaginent que Descartes, d'après
l'esprit de sa méthode, doit professer un rationalisme politique abstrait, qui ferait de lui le
22 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
précurseur des encyclopédistes, etc. Rien n'est plus faux : que dans la « logique interne » du
Cartésianisme, il y ait (comme dans celle du Luthérianisme) un élément révolutionnaire, c'est fort
possible, mais, pas plus que celles de Luther, les intentions de Descartes ne sont dans le sens de la
subversion politique.
Beaucoup de gens pour qui tout Descartes est dans le « Discours de la Méthode », seront surpris
de savoir que, malgré quelques réserves, il admire Machiavel. (« On doit supposer que les moyens
dont le Prince s'est servi pour s'établir ont été justes, comme en effet je crois qu'ils le sont presque
tous lorsque les princes qui les pratiquent les estiment tels ; car la justice entre les souverains a
d'autres limites qu'entre les particuliers ; et il semble qu'en ces rencontres, Dieu donne le droit à
ceux auxquels il donne la force... à l'égard des ennemis, on a quasiment permission de tout faire...
même je comprends sous le nom d'ennemis tous ceux qui ne sont point amis ou alliés, pour ce
qu'on a le droit de leur faire la guerre quand on y trouve son avantage, et que, commençant à
devenir suspects et redoutables, on a lieu de s'en défier ». (Lettre à la Princesse Elisabeth,
septembre 1646). En ce qui concerne les problèmes de gouvernement, il est d'ailleurs peu attiré par
eux, et, autant par prudence humaine que par manque de passion à leur égard, il préfère laisser à
d'autres ce qui touche à la direction des affaires publiques. Faire de Descartes le père de la
Révolution française, c'est donc se moquer du monde.
MALEBRANCHE lui-même s'occupe assez peu de ce genre de problème. En revanche, Spinoza et
Leibniz. lui accordent dans leur œuvre d'ensemble une place considérable.
SPINOZA (Se reporter aux traits d'histoire de la philosophie). Textes de base :
« traité théologico-politique » (1645-1670) et
« traité politique »
(1675-1677).
Spinoza admire Machiavel (« Le très astucieux Machiavel ») et croit qu'il y a des vérités chez
Hobbes. Il fait l'éloge des « empiriques », contre les théologiens et les utopistes. Les passions
humaines sont des phénomènes naturels comme le froid, le chaud, la pluie. La puissance des
choses, c'est la puissance de Dieu lui-même, puisque Dieu et la Nature ne sont qu'une seule et
même réalité (Panthéisme). On a donc autant de droits qu'on a de puissance. Sur ce plan, les gros
poissons mangent les petits, et l'homme peut agir à sa guise, dans les limites de ses forces.
D'autant plus que l'homme n'est pas libre, mais déterminé.
Seulement, il faut tenir compte aussi de la loi de la raison : « Par la loi de nature, l'homme obéit
aux lois générales des choses. Par la raison, il obéit aux lois de sa nature propre ». Or, la raison
nous apprend que ce qu'il y a de plus utile à l'homme, c'est la société ; que la paix vaut mieux que
la guerre, etc. Mais comme l'homme est poussé par les passions, il faut la force pour le faire tenir
tranquille. L'Etat doit donc user de contrainte (bien que Spinoza admette une certaine liberté de
conscience, plus intérieure que sociologiquement manifestée). Spinoza essaie d'aller plus loin, et
de nous décrire, dans le « Traité politique », des détails de constitution qui sentent fortement
l'utopisme (au sujet de la souveraineté, des impôts, etc., laissant d'ailleurs percer sa sympathie
pour l'idéal démocratique).
L'influence de cette pensée est plus considérable, en matière politique, qu'on ne le croit
23 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
communément. On a fait remarquer qu'elle avait guidé certaines théories de Sieyès et de la
Constitution de l'An VIII. Sur le plan de l'événement, on lira avec curiosité le livre de Pierre Lafue
sur « Rohan contre le Roi » (Le Livre contemporain 1959) au sujet de l'extravagante aventure que
fut la conspiration dite de Rohan contre Louis XIV, animée par le néerlandais Van den Enden,
correspondant de Spinoza, aidé par quelques curieux personnages. (Il s'agissait même de
proclamer un régime républicain).
LEIBNIZ. C'est un très grand philosophe et un très grand savant. De bons esprits le trouvent
supérieur à Descartes en ouverture d'esprit et en richesse de synthèse, et nous sommes de leur avis.
Génie vraiment universel ; il fait des découvertes en mathématiques et en physique, c'est un grand
métaphysicien, et de plus à la différence de Descartes, ce penseur protestant connaît à fond la
théologie et l'état des controverses religieuses auxquelles il se mêle de façon régulière. C'est, enfin,
un juriste de valeur.
Sévère pour Hobbes et même pour Grotius, il veut rattacher les disciplines juridiques à des normes
morales et religieuses. Cf. sa « méthode nouvelle pour apprendre et pour enseigner la
jurisprudence » (1667), et autres traités.
24 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
X
Bossuet et Fénelon
I.
BOSSUET
Pour comprendre l'intérêt de cette leçon, il faut d'abord bien se pénétrer de l'idée qu'en fait, on ne
sait rien de Bossuet Si on le réduit à un « magnifique écrivain », auteur de « sermons fameux », en
se désintéressant du contenu de sa pensée. On a nommé pittoresquement Bossuet « le dernier des
Pères de l'Eglise », et c'est bien vrai, malgré les méchancetés et les bassesses que répandent encore
contre lui, de nos jours, les admirateurs attardés du quiétisme et du jansénisme. « Bossuet », disait
H. Bremond, peu suspect de sympathie à son égard, « c'est le Catholicisme fait homme ». La
formule nous parait excellente, et on fera bien, pour prendre les vraies dimensions de notre auteur,
de se reporter, à défaut de l'introuvable livre - si plein de mérite - de Louis Dimier (Bossuet) à
l'étude de Massis dans Visage des idées (Grasset), voire même aux analyses si compréhensives et
bienveillantes de Gustave Lanson (pourtant incroyant et même irréligieux) dans son Histoire de la
littérature française et dans son Bossuet. L'équilibre de notre auteur, son art de la composition,
l’étendue de son érudition, la sûreté de sa doctrine, reposent de tant d'âneries pseudo-théologiques
dont on nous comble de nos jours...
Les sources de la pensée politique de Bossuet sont la Bible, Aristote (« Politique »), les grands
Docteurs du Moyen âge (la pensée de Bossuet est un thomisme foncier, parfois revêtu de quelques
éléments cartésiens) et de la Contre-Réforme. Comme tout auteur chrétien, Bossuet est fermement
persuadé que l'Histoire a un sens (une signification et un but à la fois) mais que nous ne pouvons
l'épuiser totalement par la raison. Tout au plus celle-ci, éclairée et affermie par la foi, pourra t-elle
nous indiquer de grandes lignes. Bossuet se lance alors dans une théologie de l'Histoire qui n'est
pas toujours à nos yeux assez prudente et réservée, (tentation d'ailleurs assez fréquente chez les
auteurs qui veulent scruter les desseins de la Providence). Ce n'est pas ce qui retiendra
principalement notre attention dans la présente leçon, mais bien plutôt sa théorie du
gouvernement.
Que l'homme soit naturellement sociable, c'est là, nous l'avons vu, une des idées essentielles de la
philosophie chrétienne, héritière, ici, d'Aristote, auquel elle ajoute l'idée surnaturelle de la charité.
Encore ceci ne doit-il pas nous faire oublier ce qu'il y a dans l'être humain de brutal, d'indiscipliné,
de cruel, car, si l'homme est justement défini comme un « animal raisonnable », il faudra toujours
un effort de lucidité et de sacrifice pour obéir à la raison, il faudra donc lutter contre la facilité et la
pesanteur de l'instinct, de sorte que l'optimisme chrétien (au niveau métaphysique) s'accommode
parfaitement d'un certain pessimisme existentiel et historique, au niveau du concret et de
l'événement (quand donc nos « pionniers » néo-chrétiens voudront-ils enfin distinguer ces deux
perspectives ? La tâche dépasse sans doute leur niveau intellectuel !...).
L'Etat n'a donc pas essentiellement un rôle de coercition, bien qu'il doive savoir et pouvoir
contraindre. Il a pour but d'assurer la concorde et l'amitié entre les hommes.
Tout pouvoir vient de Dieu (ceci est dans saint Paul, et n'est qu'un corollaire de l'idée
métaphysique de Dieu, comme cause première de tout ce qui existe). Nous disons bien : tout
pouvoir, et Lanson, entre autres, a beau jeu de démontrer que jamais Bossuet n'a canonisé la
25 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
« monarchie de droit divin » pour tous les temps et tous les pays.
S'il est son défenseur, c'est en France et pour des raisons précises, à la fois religieuses et politiques.
Mais il sait fort bien que tout régime respectueux de certaines valeurs fondamentales peut valoir
dans tel ou tel pays, à telle ou telle époque. Il n'est que de lire Bossuet pour s'en rendre compte[3].
Le trait dominant de sa pensée, c'est le refus catégorique de ce qu'on nommera la « pactomanie »,
cette obsession juriciste qui voudra mettre un contrat à la racine de tout groupe social, de toute
autorité, au profit d'une idée vitale en quelque sorte de la société, conçue comme un ensemble
d'institutions se formant spontanément.
Ce tour d'esprit se manifestera particulièrement dans sa polémique avec le pasteur Jurieu
(1632-1713). Celui-ci, défenseur fort dynamique du protestantisme (« lettres pastorales », etc.) est
en même temps un théoricien démocrate convaincu, qui, à la différence de Luther et de Calvin, a
tiré les conséquences tragiques des principes réformés : haine du principe monarchique, croyance
à la souveraineté populaire, idée d'un pacte initial, etc., qui en font un continuateur plus radical
d'Althusius, et un précurseur de Rousseau. Exaspéré par la saisie, qu'il a déjà très vivement et
lucidement d'un péril révolutionnaire montant, Bossuet ne reconnaît même plus comme légitimes
certaines insurrections admises par saint Thomas et par Suarez. Ce n'est pas dire qu'il donne au
Roi tous les droits ! La Monarchie telle qu'il la conçoit n'a rien de totalitaire, elle est même le
contrepied exact du césarisme totalitaire de l'époque moderne, puisque :
a)
Elle subordonne le Roi à la même loi morale que le dernier de ses sujets (sur la liberté des
prédicateurs d'ancien régime, qu'on se reporte donc aux sermons de Bourdaloue à Versailles !),
alors que les Césars totalitaires, estiment être créateurs des valeurs, et se croient « par delà le bien
et le mal ».
b)
Elle admet entre l'Etat et l'individu, une foule d'organismes modérateurs, possédant leur
fonctionnement propre (familles, provinces, corporations, assemblées diverses (et Dieu sait si
celles-ci tinrent souvent tête au Roi sous l'ancien régime !), tandis que les dictatures modernes
n'admettent que l'individu désarmé devant l'Etat tout puissant.
II. FENELON
Impossible de concevoir un homme plus opposé à Bossuet, au physique comme au moral.
Tempérament ondoyant, fuyant, répondant aux rudesses de Bossuet par des coups de poignard
cachés sous les sourires, fertile en intrigues, tout en jouant au pur homme de prière... J. Guitton,
lors d'une récente soutenance de thèse en Sorbonne, parlait de « boudhisme » à propos des idées
de Fénelon sur la contemplation. On conçoit que l'Eglise ne s'en soit pas enchantée...
Politiquement, même contraste : sans doute Fénelon admet-il la monarchie, mais il la veut
aristocratique, donnant l'essentiel du pouvoir aux grands, avec, en même temps quelque chose de
parlementaire au sens moderne. C'est une sorte de féodal utopiste, espèce assez répandue à
l'époque, et dont nous reparlerons. Il y a du Platon et du Morus chez lui, mais avec quelque chose
d'arrogant, qui sent la Fronde. R. Mousnier le traite « d'aristocrate rétrograde » .
Sans doute trouve-t-on chez Fénelon des thèmes chrétiens sur la paix et la justice sociale, mais ils
ont, chez lui, comme chez beaucoup d'autres par la suite, étonnamment fermenté... Notons en
particulier, la néfaste habitude de donner tort à son pays, de démunir celui-ci devant l'ennemi, et de
26 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
méconnaître les conditions concrètes du politique. Alors même que les fortifications de Vauban
ont prouvé leur efficacité en de très graves circonstances, Fénelon propose la destruction des
places fortes, parce qu'elles coûtent cher... Il veut que nous mettions aux mains de la Suisse,
Valenciennes, Douai, Cambrai, Namur, Charleroi, Luxembourg, « afin qu'ils puissent ouvrir à nos
ennemis cette porte de la France si nous manquions de parole » (v. Mousnier). Il ne voit rien de la
menace germanique, de l'essor menaçant de l'Angleterre et de la Hollande, et il nous somme de
restituer Besançon, Lille et Strasbourg, qui sont « d'injustes conquêtes ». Et Mousnier d'ajouter
« Fénelon semble avoir écrit avec les pamphlets de l'ennemi » (Ici encore, on peut voir en lui un
précurseur de certains « intellectuels ». Humanitaire scrupuliste en ce qui concerne son pays, il est
également défaitiste de principe. Il n'envisage jamais que de capituler. Il dit qu'il faut en finir à
quelque prix que ce soit, et il voit la France du XVIIe siècle, (en pleine apogée pourtant malgré ses
tribulations) comme « une vieille machine délabrée, qui va encore de l'ancien mouvement qu'on
lui a donné, et qui achèvera de se briser au premier choc (sic) » On comprend que Mousnier puisse
dire que si ce grand écrivain fut un piètre politique si, et que Louis XIV, ayant sous les yeux les
effets désastreux de cette agitation ait pu nommer Fénelon « le bel esprit le plus chimérique du
Royaume ».
27 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XI
De Ramsay à Franklin
La présente leçon concerne des auteurs de renommée secondaire, mais qui font la jonction entre
Fénelon, les « philosophes » du XVIIIe siècle, et la Révolution. Ils sont donc, à leur manière, très
intéressants.
RAMSAY, écossais (né en 1686), pseudo-noble était le fils d'un honnête boulanger. « Cet apôtre
de la vérité, qui ne cessa de mentir jusqu'à son lit de mort » (B. Fay) fit ses études à l'Université
d'Edimbourg, et fut un temps précepteur d'enfants nobles. D'une extrême instabilité d'esprit, il fut
anglican, puis protestant large, puis déiste, puis indifférent et sceptique, puis à nouveau protestant,
et se convertit (?) enfin au Catholicisme. Il connut Fénelon, qui l'influença beaucoup politiquement, et rencontra même la célèbre Madame Guyon. Reçu et décoré par le Régent, il devint
précepteur du fils de Turenne, puis des enfants de Jacques III. Il alla à Oxford, fut reçu à la Société
Royale des Sciences, et devint de plus en plus influent. Vense « Essai de politique » (1719)
« Voyage de Cyrus » (1727) et a dû connaître Boulainvilliers (v. plus loin). Maçon, essaie de faire
l'union des Loges. Il prône une monarchie aristocratique et libérale (amour pour les Parlements).
Dans un plan de gouvernement concerté avec le Duc de Chevreuse pour être proposé au Duc de
Bourgogne, parle des Etats généraux - (évêques, nobles, tiers). On voit l'intérêt de son orientation
si on veut comprendre l'évolution des idées et des événements...
BOULAINVILLIERS (Comte de) (1658-1722) « astrologue et prophète » (B. Fay). « C'était un
homme de qualité et qui avait de l'esprit, beaucoup de lettres ». (Saint-Simon). Descendant, dit-on,
des rois de Hongrie. Elevé en partie à l'oratoire. Vie militaire active, puis retour à son château de
Saint-Sayre, en Normandie, où il vit en solitaire. Fait des travaux de généalogie, d'astrologie (on
dit qu'il prédit avec précision la mort de plusieurs grands personnages), étudie l'Histoire,
notamment celle de la noblesse française. Connaît le duc de Noailles, Saint-Simon, et Fénelon,
lequel sollicite ses avis en certains cas.
Sa pensée philosophique est un déterminisme rigide tout est régi par les astres (« Histoire de
l'apogée du Soleil ». « Pratique des règles de l'astronomie », croyance qu'il relie à des notions
scientifiques (« Abrégé de l'Histoire universelle », etc.). Dieu n'a aucun rôle dans ce système, mais
cette pensée bizarre n'est pas sans conséquences politiques. L'influence des astres préside à
l'hérédité biologique, elle maintient la pureté, ou cause le mélange des races (« Essai sur la
noblesse de France »). Ainsi, les Francs étaient une nation libre, conquérante, vraiment noble. Ils
ne connaissaient que des rois et des chefs élus. Cet aristocrate anarchiste s'exaspère contre les rois,
qui ont réduit le bel ordre féodal et unifié la France, surtout sous Louis XI et Louis XIV. Le fatras
astrologique de Boulainvilliers s'effondra bien vite, mais sa haine des Bourbons et de
l'« absolutisme » monarchique, son esprit frondeur violent, son hostilité au rôle de l'Eglise, et la
bizarre explication raciste qu'il donne de l'Histoire de France, auront des conséquences immenses
lorsqu'elles seront utilisées par des pamphlétaires plus habiles. Après la mort de Boulainvilliers,
son œuvre est difffusée par les cabales d'Angleterre et de Hollande. Le duc de Vendôme, le duc de
Noailles, le Roi lui-même (Louis XV), la reine, s'en nourrissent...
28 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
MANDEVILLE (1670-1733) néerlando-français venu de Dordrecht, médecin. Ecrit des ouvrages
obscènes, et aussi une « Fable des abeilles » : ni libre-arbitre, ni Dieu, ni immortalité, le plaisir est
le seul moteur véritable de l'activité humaine. Tout ce qui nous différencie de la bête, c'est que
nous avons des désirs plus variés. C'est pourquoi nous travaillons (« les vices privés sont des
bienfaits publics ». Comparer avec les idées de Voltaire, et d'Holbach, etc.).
NEWTON est un savant dont le nom est connu de tous. On sait moins son activité religieuse et
politique, son étude des prophéties (livre de Daniel, Apocalypse). Membre du Parlement, Président
de la Société royale des Sciences de Londres, il exerce une influence mondiale. Homme honnête et
droit, mais de pensée religieuse assez bizarre, il lutte contre la corruption (l'Angleterre, tant
admirée des a philosophes et base de départ de toute attaque contre l'ancien régime français coupable de gêner l'impérialisme britannique - est en fait, à l'époque, un pays ravagé par les
inégalités économiques et sociales les plus brutales, où les mœurs sont corrompues, surtout dans
les classes dirigeantes, où fleurissent l'ivrognerie, l'homosexualité, et les scandales de toute nature,
tandis que la mortalité infantile est la plus forte d'Europe dans les classes pauvres. V. notre leçon
sur Thomas Morus et celle sur Montesquieu à ce sujet. D'où l'essor de la Libre-Pensée (Toland,
Collins, Tindal).
Le pasteur DESAGULLIERS, de la Rochelle, réfugié en Angleterre, propage l'idéal maçonnique.
Technicien de valeur (il invente un canon à tir rapide qui, du reste, n'est pas pris au sérieux), il
vulgarise les idées de Newton. Il associe la Bible, Pythagore, et l'essor des sciences. Il y a une
religion au-dessus des religions (thème maçonnique).
FRANKLIN (1706-1790) d'une famille très nombreuse de protestants dissidents, gens modestes
(marchands de chandelles). Le père quitte l'Angleterre, va à Boston. Deux époques dans la vie de
Benjamin Franklin. Commence par endosser la responsabilité d'un journal de son frère Jacques qui
lui vaut des ennuis. Va à Philadelphie, parmi les quakers, plus tolérants. Imprimeur - regagne
l'Angleterre où il mène la vie d'un polisson. « Essai sur la liberté et la nécessité, le plaisir et la
souffrance », L'homme, dit-il, est une simple mécanique, il n'y a ni vertus ni vices, tout au plus
des réactions automatiques ; pas d'immortalité, ni de sanctions dans l'au-delà (à comparer avec la
« philosophie » d'Helvétius). Mais Benjamin connaît le malheur, il subit des tribulations, il
éprouve un sentiment d'échec et d'angoisse à la suite d'une grave maladie (1727). Se relève
converti, et même mystique à sa manière a-dogmatique (avec, du reste, quelques éléments
d'inconduite encore). Se marie. Entre dans la Maçonnerie de Philadelphie, et jouera le rôle qu'on
sait dans l'émancipation de l'Amérique du Nord. Sa politique est libérale et parlementaire.
A sa mort, on trouve sur lui une profession de foi : Il existe un Etre suprême, mais la prière et la
religion proprement dite ne servent à rien. Sa pensée aura l'influence que l'on connait sur les gens
de 89.
Au fond, malgré la diversité des tempéraments et des doctrines, il y a chez tous ces auteurs des
traits communs bien marqués : Haine de la monarchie traditionnelle. Haine, surtout, du
catholicisme, toutes les religions se valent. Le catholicisme, qui soutient obstinément le contraire,
est l’ennemi n°1, l’obstacle à abattre. (On lira avec fruit l'ouvrage très solide et très mesuré de
Charles Ledré sur La Franc-maçonnerie, Fayard). Culte de la science et de la technique, regard
tourné vers les valeurs temporelles et matérielles plus que vers la vérité désintéressée et la
transcendance. Croyance au progrès par la diffusion des « lumières », etc. Ce courant, bien incarné
par Condorcet « Essai d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain » contribuera fortement à la Révolution française, mais débordera en quelque sorte celle-ci pour inspirer l'idéologie
du XIXe siècle et ses surgeons actuels.
29 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
EN FRANCE
Ne pas oublier l'Abbé de SAINT-PIERRE (1658 1743) dont le succès fut considérable. Libéral,
aimant constitution, règlements etc. A retenir : l'idée d'une académie politique (qui correspond à la
fois a notre académie des Sciences morales et politiques avec des traits du ... Conseil d'Etat !) Le
principe de l'élection des fonctionnaires. La Polysynodie (pluralité des Conseils) et plus encore le
« Project de paix perpétuelle », commencé en 1713 lors du Congrès d'Utrecht terminé en 1718,
publié (résumé) en 1729. Discuté par les encyclopédistes, par Voltaire, par Rousseau, et raillé par
Frédéric II (« La chose est tout à fait possible, il ne lui manque que le consentement de l'Europe et
quelques bagatelles de cet ordre »). Base : une « Société permanente » comprenant vingt-quatre
puissances signataires d'un « statu quo » (comme tous les utopistes, l'abbé est précis : il indique
jusqu'à l'âge et au traitement des délégués !) Droit identique pour des puissances très inégales (ex.
: les états italiens). Rien ne devra être modifié pour que la paix soit sauvegardée. Budget commun
d'assistance, renonciation à tout usage de la force militaire, etc., avec arbitrage, et sanctions
exercées par une armée internationale dans laquelle il finit par englober les Turcs, les Tartares, etc.
N'oublions pas d'ARGENSON (1696-1764). « Considérations sur le gouvernement de la France »
libéral et même libertin, hostile à la vénalité des charges, à l'influence de la noblesse, et, en
général, à l'inégalité, et... au mariage lui-même.
30 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XII
Montesquieu
Auteur très important, plus honnête que Voltaire, plus pondéré que Rousseau. Pour la biographie et
le détail de l'œuvre, voir les manuels d'histoire de la littérature ou d'histoire de la philosophie.
Dès les « Lettres persanes » on peut discerner l'orientation de l'auteur : Esprit foncièrement
anti-catholique, ton acerbe vis-à-vis de la monarchie traditionnelle, sympathie pour l'Angleterre,
etc. Dans les « Causes de la grandeur et de la décadence des Romains », Montesquieu fait un
travail comparable aux Discours de Machiavel sur Tite-Live, mais plus historique et moins
strictement politique. On y trouve cette idée, constante chez lui, qu'un état monarchique tend
comme naturellement à devenir despotique, tandis que l'aristocratie peut devenir plus populaire.
Derechef, l'anglomanie. Bienfait des partis, signe et gage de liberté...
« L'Esprit des Lois » ne se rattache ni à la conception classique du droit naturel (encore qu'il en
garde quelque chose) ni à l'empirisme juridique. Montesquieu admet des rapports de justice
éternels, mais insiste sur l'enchaînement des causes et des effets (solidarité entre formes de
gouvernement, éducation, pénalité, croyances, politique étrangère, etc.). Rôle du climat, de la
densité de la population, du régime de vie. (Rappelons à ce sujet que l'origine de la « théorie des
climats », dont on fait honneur à Montesquieu, se trouve dans la « Politique » d'Aristote et chez les
Docteurs médiévaux...). Encore qu'il insiste sur un certain déterminisme naturel, Montesquieu
n'est pas fataliste, il croit à la liberté humaine. Le but de son ouvrage est d'ailleurs pratique : guider
l'action politique. La présentation est inductive, historique, (Antiquité, Histoire moderne, Orient),
Montesquieu ne croit pas à un état de nature, mais, comme Aristote, à la sociabilité naturelle de
l'homme. L'armature est déductive en grande partie. Idée, constante chez lui (comme chez
Voltaire) du Nordique libéral et du Méridional, esclave romanisé (les formules utilisées par ces
deux auteurs à ce sujet sont même parfois violentes et injurieuses). On retrouvera cette idée chez
Madame de Staël, et, au XIXe siècle, dans tout le clan révolutionnaire (Michelet, Hugo, etc.) et
chez quelques précurseurs du racisme (Gobineau) mais sous une autre forme.
Théorie des principes et de la nature des gouvernements.
Il faut distinguer la République, qui peut être démocratie ou aristocratie, et la Monarchie (le
despotisme n'est pas un type de régime distinct, mais une déformation, qui atteint surtout la
Monarchie). Chaque régime a un principe d'inspiration (Vertu, Honneur). Montesquieu ne croit
guère à la Démocratie, régime antique et sans actualité pour lui. Il n'aime pas la Monarchie, à
cause de la phobie qu'il éprouve à l'égard de tout pouvoir personnel fort. En fait, ses préférences
vont à l'aristocratie conçue de façon libérale, et dans un esprit qui est celui de tout un parti
parlementaire, hostile à l'action royale (v. discussion plus loin).
Chaque régime se corrompt par la décadence de son principe. Dans le despotisme, c'est la crainte
qui commande. Montesquieu ne croit guère aux pactes et aux conventions sociales (opposition ici
à Locke).
La théorie de la séparation des pouvoirs est bien connue des juristes et traitée en détail par eux.
Elle correspond en partie à celle de Locke (v. leçon sur celui-ci). Il ne faut absolument pas la
31 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
confondre avec la théorie du « régime mixte » chez Aristote et saint Thomas (v. leçons sur
ceux-ci), car l'un peut aller sans l'autre. Il peut y avoir un régime mixte de démocratie,
d'aristocratie, et de monarchie, sans séparation des pouvoirs, et il peut y avoir séparation des
pouvoirs dans un régime de type politiquement pur.
Enfin, Montesquieu combat l'esclavage, et notamment, la traite des Noirs, de façon énergique. Il
lutte contre la cruauté en matière judiciaire (torture). C'est de lui que s'inspirera Beccaria dans son
« Traité des délits et des peines », qui s'oppose non seulement à la torture, mais à la peine de mort.
DISCUSSION:
Etant donné l'influence profonde du libéralisme de Montesquieu sur la première phase de la
Révolution (89) et sur la pensée bourgeoise du XIXe siècle lui-même, il faut formuler quelques
jugements de valeur et appréciations critiques.
1°
La méthode est ambiguë. Des auteurs qui ne sont pas des nôtres, comme Léon
Brunschsvicg, ont fait remarquer que l'emploi du mot « loi » par Montesquieu est équivoque,
désignant tantôt quelque chose comme les lois naturelles de la physique, tantôt un facteur normatif
et éthique. Le va-et-vient d'une de ces significations à l'autre ne facilite pas l'exégèse de la pensée
de Montesquieu...
2°
La classification des régimes est discutable. Qu'y a-t-il de vraiment commun à l'aristocratie
et à la démocratie, hormis le fait de n'être pas le gouvernement d'un seul (critère tout négatif ?).
Pareillement, on ne saurait admettre sans discussion que le gouvernement aristocratique,
« gothique », ou féodal, est « la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu
imaginer ». On est ici en plein dans les rêveries de Boulainvilliers. (v. leçon XI).
La haine de la Monarchie traditionnelle (« absolue » au sens étymologique, mais limitée en fait par
les « corps naturels » - v. leçon sur Bossuet, puis sur Bonald, et sur Maurras) est celle d'un
« robin » des Parlements, de cette race politique qui fit échouer en fait, en haine de la Royauté
classique, toutes les tentatives de réforme, en particulier celle de Maupéou.
3°
L'aspect social de l'œuvre de Montesquieu laisse énormément à désirer. C'est qu'en effet,
pour parler le langage marxiste, il sacrifie tout à la « liberté formelle », à une abstraction qui
représente l'idéal (et la volonté de puissance !) de la noblesse parlementaire et de la bourgeoisie
montante. De l'Angleterre, il ne voit que le libéralisme de principe, mais, comme Voltaire, il
n'aperçoit rien des iniquités sociales, alors plus frappantes pourtant qu'en France, et de beaucoup.
S'il y a des pauvres, dit Montesquieu, c'est parce qu'ils ne travaillent pas (le refrain est connu !... et
il loue le sinistre Henri VIII d'avoir ruiné les nombreuses maisons d'assistance entretenues par les
ordres religieux avant la Réforme, et d' « où le bas-peuple tirait sa subsistance »[4]. Ainsi on
favorisa l'industrialisme et l'essor économique... Seulement, il n'est que de jeter un coup d'œil sur
ce que disent les historiens de l'Angleterre pour voir que la population urbaine, en particulier
(notablement plus importantes qu’en France, v. leçon sur les utopistes, à propos de Thomas
Morus) était dans une détresse générale, et connaissait un mode de vie effroyable : les enfants
travaillaient à partir de quatre ans (quatre ans !) dans les manufactures de Coton, et dès huit ans,
dans les mines. La mortalité était énorme parmi eux. Et la pénalité, même envers les enfants, était
d'une cruauté inouïe (un historien actuel parle de « la sévérité inouïe du droit pénal anglais
32 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
vis-à-vis des enfants pauvres »...). Les manufacturiers libéraux, apologistes du capitalisme effréné
au XIXe siècle, pourront dès lors, de bonne foi, croire par ailleurs qu'ils sont des défenseurs des
Droits de l'Homme parce qu'ils s'opposent à l'Eglise et à la Monarchie...
4°
La séparation des pouvoirs :
a)
Ce qu'il y a de plus admirable, c'est que Montesquieu n'a rien compris au fonctionnement
réel des institutions anglaises qu'il avait sous les yeux. La chose est attestée par les Anglais qui,
depuis Macaulay jusqu'aux historiens de Cambridge et d'Oxford, tel G. M. Trevelyan, dans son
« Histoire d'Angleterre », soulignent le fait, avec un mélange d'humour et d'agacement.
b)
Du reste, la théorie classique de la séparation des pouvoirs ne va
pas
de soi ; ce
n'est pas une évidence aveuglante, elle comporte de graves ambiguïtés. C'est pourquoi elle
rencontra de bonne heure des oppositions décidées, soit de la part du monarchisme classique, soit
de la part des auteurs plus révolutionnaires :
En 1766, Louis XV arrive à l'improviste au Parlement et déclare : « C'est en ma personne seule
que réside l'autorité souveraine ; c'est de moi seul que mes cours tiennent leur justice et leur
autorité ; la plénitude de cette autorité, qu'elles n'exercent qu'en mon nom, demeure toujours en
moi, et l'usage n'en peut jamais être tourné contre moi ; c'est à moi seul qu'appartient le pouvoir
législatif, sans dépendance et sans partage... » ... Et Mercier de Larivière, s'il distingue le judiciaire
des deux autres pouvoirs, soude en revanche le législatif à l'exécutif. (D'autres demanderont, non
sans malice, quelle sera la solution d'un conflit entre pouvoirs distincts, sinon le recours à la force,
l'insurrection ou le coup d'Etat...). Quant à Rousseau, dans le « Contrat social », il compare
Montesquieu à un prestidigitateur qui fait semblant de couper un enfant en morceaux, jette ceux-ci
en l'air, et de récupérer au sol, un enfant parfaitement constitué. Les Jacobins, dans la même ligne,
seront hostiles à cette séparation libérale, qui leur paraît sacrifier l'intérêt national et l'efficacité de
l'Etat pour transformer la société.
Pour notre part, nous réclamant de certains philosophes et juristes catholiques, nous voudrions
qu'on ne confonde pas distinction et séparation : Il y a sans doute une distinction réelle des
pouvoirs (en rigueur logique), deux éléments distincts sont tout simplement deux éléments dont
l'un n'est pas l'autre, par ex. la couleur et l'étendue d'une feuille de papier ne sont pas une seule et
même propriété de cette feuille, mais la séparation radicale risque fort de rendre l'Etat ataxique, de
neutraliser la cohésion des affaires publiques, de fragmenter ce qui devrait converger. Tout en
refusant catégoriquement l'Etat totalitaire, qu'il soit « de droite » ou « de gauche », (dans la mesure
où ces mots ont un sens...) nous n'acceptons pas pour autant l'Etat libéral, dont l'impuissance
historique contre le capitalisme abusif, contre la poussée marxiste, et contre la barbarie nazie, n'a
eu que trop d'occasions de se manifester[5].
33 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XIII
Rousseau
Nous avons ici affaire à une doctrine dont l'influence fut énorme et reste encore considérable. C'est
elle qui, avec le Marxisme, rend compte de la situation politique actuelle.
Sur la vie et l'œuvre, v. les manuels, comme pour Montesquieu.
Pour voir un peu clair dans une œuvre considérable et souvent énigmatique, distinguons
d'abord la doctrine des « Discours » et celle du « Contrat ».
I. LES « DISCOURS »
1°
« Discours sur les sciences et les arts ». En réponse à la question posée par l'académie de
Dijon, Rousseau reprend le thème cynique (opposition totale à Voltaire sur ce point) : Il est contre
la diffusion des « Lumières ». Les vices sont la rançon de l'homme qui veut « sortir de l'heureuse
ignorance où la Sagesse éternelle nous avait placés ».
2°
« Discours sur l'inégalité ». Rousseau avoue lui-même, dans les « Confessions », qu'il
s'agit d'une exagération polémique. Pourtant, il s’y livre authentiquement. But : Distinguer
« l'originaire de l'artificiel » (comparer in « Confessions » : « l'homme de l'homme d'avec l'homme
naturel »). L'homme primitif était bon naturellement (ou plutôt innocent, en deça de notre
distinction actuelle du bien et du mal). Buvant aux sources, se nourrissant de plantes, satisfaisant
ses besoins spontanés sans les fausser, il était préservé des infirmités, des maladies, et des vices. Il
était heureux...
On se demande souvent si Rousseau a cru réellement à l'existence de l'état de nature. Seulement,
on pose mal la question, et, du coup, on la résout encore plus mal. Certains disent que, pour
Rousseau, c'est une idée en l'air, puisqu'il n'en apporte pas de preuve historique concrète. D'autres
croient le réfuter suffisamment en montrant que, si loin qu'on remonte, l'homme a toujours vécu en
société. En réalité, Rousseau :
a)
croit vraiment à l'état de nature pour nos origines, mais
b)
ne prétend pas l'établir sur le plan historique.
Il s'agit, pour lui, d'une théorie ou d'un principe, analogue à ceux de la Physique de Newton, et
qu'on pose rationnellement pour rendre intelligible le donné empirique. En somme, il pense, que,
dans son hypothèse, on ne peut rendre compte des contradictions de la société humaine, ce qui
pour lui, suffit à justifier ses vues.
La perte de cette innocence originelle (sorte de caricature, ou d'ersatz, de la conception chrétienne
de la Chute) donne naissance à l'état sauvage, qui n'est plus l'état de nature, et qui n'est pas encore
l'état social proprement dit (troupeau de chasse, crainte, vengeance, etc.). Invention du feu,
naissance de la propriété et de l'inégalité (mal suprême aux yeux de Rousseau). Au fond, ce
« Discours » est un pamphlet individualiste, voire même libertaire, anarchiste.
34 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Rousseau mitige un peu ces vues dans sa « Réponse au Roi Stanislas » et dans la « Préface de
Narcisse ». On doit respecter l'état de culture acquise, et la civilisation, car, en les détruisant, on
deviendrait ignares, sans pour autant récupérer l'innocence originelle, ce qui fait qu'on perdrait sur
les deux tableaux.
II.
LE « CONTRAT SOCIAL »
Le problème posé est celui-ci : puisque l'état social, tout en étant au fond antinaturel, est devenu
inévitable, comment rationaliser en quelque sorte la Société ? (comparer avec l' « Emile » :
substituer une bonne éducation à la mauvaise).
Le texte du « Contrat » provient de laborieux remaniements, et d'une présentation de type
rationaliste et déductif, quasi-spinoziste par endroit. La clarté n'en est pas pour cela parfaite (cf.
Rousseau : « Ceux qui se vantent d'entendre le Contrat tout entier sont plus habiles que moi »[6]).
Il est dominé par le thème ou l'idée, de la Volonté générale, qui provient en partie de vues
empruntées à Diderot (sans parler de sources plus anciennes, d'Althusius à Jurieu, v. leçons précédentes, sur les juristes et sur Bossuet). Elle est toujours droite, et ne se trompe jamais quoiqu'on
puisse la tromper (échappatoire commode pour éluder les faits gênants). Elle s'oppose aux
« volontés particulières », et par là Rousseau ne veut pas tellement désigner les désirs des
individus que l'intervention des « corps naturels » ou « intermédiaires », de l'Ancien Régime
(provinces, corporations, Eglises, etc.). Les citoyens donnent le pouvoir à la collectivité. Celle-ci,
en bloc, se choisit un gouvernement. Le livre I critique Hobbes et Grotius, essentiellement à
propos de l'esclavage, et là, on peut dire que Rousseau frappe souvent juste. Mais c'est aux livres
II et suivants que sa philosophie politique propre s'étale vraiment, dirons-nous, en tout ce qu'elle a
de mystifiant...
Le souverain et les sujets sont le même corps de citoyens, considéré sous deux aspects : comme
législateur (en tant qu'ensemble) et comme sujet (chacun isolément). Pas de parlementarisme,
régime corrompu et corrupteur (on pourrait tirer de Rousseau un florilège de textes antiparlementaires...) mais consultation populaire directe (référendum), d'où hostilité aux trop grands
Etats, ou Rousseau croit la chose irréalisable.
Rousseau déteste la Monarchie, et, en le lisant, on a l'impression d'une gageure, car il utilise contre
elle des arguments qui sont comme le négatif de ceux qu’emploient, pour la justifier, les auteurs
monarchistes. La Monarchie est un régime instable, et manquant de continuité, au contraire des
régimes républicains (? !) Que pour Rousseau, la « multitude », comme disent les auteurs
classiques, soit source de la souveraineté, c'est bien certain. Mais est-elle aussi le critère de la
distinction du bien et du mal ? Certains auteurs - en général favorables à Rousseau - disent que
non, qu'il met au-dessus du consentement populaire des valeurs immuables et absolues. D'autres,
tel Maritain, dans « Trois Réformateurs » (Pion, éditeur, Ouvrage que nous ne saurions assez
recommander), pensent le contraire.
Comme nous l'avons dit précédemment (leçon XII), Rousseau rejette la séparation des pouvoirs.
La souveraineté est unitaire.
- En matière de religion, il faudra enlever à l'individu tout ce qui pourrait le dresser contre l’Etat
(comparer avec Platon, leçon II). Rousseau est fortement hostile au catholicisme, non seulement
pour des raisons philosophiques mais pour ce motif politique : le catholique n'est jamais un
citoyen « à cent pour cent ». Il n'est pas non plus protestant, malgré ses sympathies pour les
35 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
implications révolutionnaires de la Réforme (v. leçon sur celle-ci). Il tolère un vague christianisme
« moraliste », rhétorique, humanitaire, sans dogmes précis, mais, pour son compte, il est déiste : Il
faut croire en Dieu, en son action sur le monde, à la vie future, à la sainteté de la loi civile. Mais
Rousseau tient tellement à ce Credo minimum (et ici, comme sur beaucoup d'autres points
essentiels, Robespierre sera son très fidèle interprète), que l'athée sera, s'il persévère, emprisonné,
voire totalement éliminé (Contrat, I.IV, ch. VIII).
Discussion. :
La pensée de Rousseau, nous paraît, disons-le, sophistique et extrêmement nocive.
1° Si l'on met l'accent sur le consentement libre de l'individu, on dira que chacun doit pouvoir, en
bonne logique, rompre le pacte social à tout instant. On arrive alors à une interprétation anarchiste,
qui rejoint la (doctrine des « Discours », avec tous les inconvénients que comportent
l'individualisme libéral et l'anarchisme pur (v. leçon sur Maurras, et article « Rousseau » de
celui-ci dans son « Dictionnaire politique et critique »)- C'est une conception essentiellement
négative, et destructrice des valeurs sociales.
2° Si l'on met l'accent sur la volonté générale prise en bloc, sorte d'abstraction réalisée, on arrive a
des conclusions étonnantes, et, selon nous, inacceptables encore :
A. La volonté générale devrait, en principe, être celle de l'unanimité du corps social. Mais ceci est
irréalisable en fait, et Rousseau le sait fort bien. Dès lors, c'est la majorité numérique qui sera
censée représenter la volonté générale. On rencontre alors deux difficultés :
a) qu'est-ce qui nous garantit (à part une « foi » démocratique qui soulève les montagnes...) qu'elle
incarne plus réellement le bon sens et le jugement droit que la minorité - surtout quand on ne
professe pas un radical optimisme sur la lucidité et la bonté de l'homme.
b) que devra faire la minorité ? Rousseau n'hésite pas : non seulement elle devra s'incliner devant
le verdict de la majorité, au for externe, mais elle devra, au for interne, se ranger à cet avis,
l'accepter comme fictivement et absolument bon. Elle devra, pourrions-nous dire, faire son
autocritique, et, si l'on vote à nouveau, voter comme la majorité l'a indiqué. Et si quelqu'un
regimbe ? alors, c'est Rousseau qui nous le dit, le récalcitrant sera « forcé d'être libre »...
RÉSULTAT : On aura un totalitarisme politique.
Rousseau engendre logiquement Saint-Just et Robespierre, lorsque celui-ci déclare : « le
gouvernement de la République, c'est le despotisme de la liberté (sic) contre celui de la tvrannie ».
On peut donc dire que Rousseau est une des sources indiscutables des pouvoirs totalitaires
modernes, de Napoléon aux dictateurs de nos jours. Et, en particulier, par l'intermédiaire de Fichte
son idée du « peuple » et de... celui qui l'incarne a contribué à la naissance et au développement du
pangermanisme (Constatation fort utile à faire, mais qui gênera sans doute certains admirateurs
inconditionnels des « grands ancêtres » et des « immortels principes »...).
B. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Les théoriciens et les hommes politiques de la
Démocratie craignent vivement que même la majorité des suffrages ne leur soit pas toujours
acquise. Et, de fait, ils ont bien raison (que l'on songe à la proportion - arithmétiquement ridicule de Français qui étaient réellement partisans de la Convention et qui votèrent en ce sens ! ...) Aussi
les sectateurs de Rousseau, sur le plan juridique, en arrivent-ils à des aveux dépouillés d'artifice.
36 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Un des grands républicains du siècle dernier, Arthur Ranc, tourné vers la droite de l'assemblée
s'écriait assez ingénuement : « Si vous êtes une infime minorité, nous vous mépriserons[7] ; si
vous êtes une forte minorité, nous vous invaliderons ; si vous êtes la majorité, nous prendrons le
fusil et nous descendrons dans la rue[8] ». Plus doctoral, un éminent juriste de la célèbre « Ligue
des Droits de l'Homme » écrit : « La volonté de la majorité n'est pas une catégorie absolue... dans
un grand nombre de cas, les « délibérations du peuple » n'ont pas de valeur pour la conscience
juridique de la Démocratie... Le fait majoritaire n'est pas un facteur décisif pour l'éthique
démocratique. A l'inverse, le défaut de majorité arithmétique n'enlève pas son caractère
démocratique à la France de la Convention... La Convention nationale représente-t-elle la majorité
des électeurs français en 1792 ? Non, bien sûr... les Citoyens « pensants et agissants » n’étaient
qu'une infime minorité. Lorsqu'un pays vote librement (le mot est souligné par l'auteur de l'article)
contre la liberté, ce choix, sur le plan moral et institutionnel, est illégal. (Mirkine - Guetzévitch,
« Revue philosophique », juillet, septembre 1952, pp. 448-449). Tout commentaire nous parait
superflu...
Concluons donc : c'est pour s'être politiquement inspirée de Rousseau que la France oscille depuis
la Révolution, entre l'anarchie et le despotisme césarien.
Sur le plan religieux, l'idéologie de Rousseau et son héritier le Jacobinisme, sont aussi
profondément opposés au christianisme que le matérialisme marxiste[9]. Contre la cécité de
certains chrétiens qui ne se contentent pas de défendre la démocratie (ce qui sur le plan
institutionnel est leur droit) mais qui nous ressassent malgré toutes les encycliques, « 1'origine
évangélique de la Révolution française » il faudrait faire un tableau synoptique détaillant la
signification chrétienne des mots « liberté, égalité, fraternité », et le sens qu ils ont pour la pensée
révolutionnaire du XVIIIe et XIXe siècles, on s'apercevrait très vite du contraste. La chose est
d'ailleurs soulignée avec une parfaite lucidité par des incroyants comme Albert Camus. (On lira
surtout le texte intitulé « Les Régicides » dans « L’homme révolté », pp. 143-168) et comme
André Malraux, qui a plus d'une fois soutenu que, si la Révolution ne peut effectivement se
concevoir sans le christianisme, c’est en tant qu'elle en est précisément le contre-pied, et comme le
négatif métaphysique.
37 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XIV
La contre-révolution
I. – Bonald et Maistre
1. DE BONALD (1754-1840)
Né à Millau. Pair de la Restauration.
Oeuvre copieuse. Noter surtout la « Législation primitive » et la « Théorie du pouvoir ».
La première impression est celle d'une conception austère de l'ordre, faite de sujétions, de
défenses, etc. Mais ceci se dissipe ensuite. Cette pensée a en fait beaucoup de vitalité et de
spontanéité, comme l'a fait remarquer Marcel de Corte. L'amour y joue même un rôle important,
mais il n'a rien de ce qu'évoque ce mot dans le climat romantique et révolutionnaire : C'est une
charité virile et digne, et non une sensiblerie.
Bonald n'a pas une conception angéliste de l'homme, comme Rousseau, il le voit concret, incarné
(« une intelligence servie par des organes ») et incorporé à un milieu social et historique donné,
qu'il n'a pas choisi, et dont il ne peut faire table rase. L'individu doit donc sacrifier beaucoup de
lui-même (mais non sa vie spirituelle) à la Société. (Comparer avec les leçons ultérieures sur
Comte et sur Maurras). « L'homme n'est libre que quand il est en dépendance ». La transcendance
de Dieu et la fidélité créatrice sont la norme de son action. Mais la Conception de Bonald n'est pas
« théocratique » au sens où on l'entend habituellement : il ne méconnaît pas la consistance du
temporel. Celui-ci se forme spontanément, comme les phénomènes naturels, il n'est en aucune
façon le résultat de pactes et de libres conventions, comme pour Rousseau et les gens de la
Révolution. Il considère celle-ci dans toute son ampleur, non comme une secousse politique entre
bien d'autres, mais comme un bouleversement radical dans l'échelle des valeurs, ce qui est aussi,
nous l'avons vu, l'idée de Camus et de Malraux.
C'est l'organisme familial qui est l'élément de base de la société, et non l'individu. Puis, les
provinces, les associations spontanées de toute sorte (corps naturels), susceptibles d'abus, mais
sains et indispensables en eux-mêmes.
La Révolution repose sur une métaphysique fausse, une philosophie empiriste et, au fond, athée (le
déisme abstrait ne vaut guère mieux que la pure négation de Dieu, et il est tout aussi
anti-catholique. V. leçon sur Rousseau). Les hommes, sans être radicalement corrompus (comme
pour Luther, Calvin, et Jansénius) agissent plus spontanément mal que bien, et la multitude n'est
trop fréquemment qu'un troupeau d'aveugles, conduits par des aveugles, ceux-ci se guidant au
bâton (l'image est de Bonald lui-même). Bonald n'a donc que sarcasmes pour la « volonté
générale » de Rousseau, héritier du pasteur Jurieu selon lequel « le peuple est la seule autorité qui
n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes politiques. »[10]
Bonald insiste du reste sur les sources logiquement protestantes, si l'on peut dire, de l'idéologie
révolutionnaire de 89-93 (v. leçon sur la Réforme). Il signale que la Démocratie oscille
38 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
perpétuellement entre l'anarchie et le totalitarisme (v. leçon sur Rousseau). Il oppose la liberté
abstraite du libéralisme aux libertés concrètes assurées par les corps naturels, et démontre la
nécessite des hiérarchies sociales, contre l'égalitarisme de Rousseau, pour qui « la justice, C'est
l'égalité ». On trouve donc chez Bonald, sous une forme parfois pesante et rocailleuse, l'essentiel
de la plus vigoureuse argumentation contre-révolutionnaire. Est-il besoin de répéter qu'il n'est pas
totalitaire (pas plus que Bossuet, ou Maistre) puisqu'il admet des valeurs morales auxquelles le
souverain doit strictement obéir, qu'il rejette le machiavélisme, et qu'il voit dans les corps naturels
un frein contre le despotisme cesarien ?
Le malheur a voulu que cette pensée honnête et équilibrée soit mêlée, en son exposé historique, à
des vues philosophiques discutables, en particulier à une théorie du langage assez fragile. Mais,
comme on l'a fait remarquer, la « Théorie do pouvoir », qui contient l'essentiel de sa pensée
politique, était déjà écrite avant que sa théorie du langage ne soit formulée.
2. DE MAISTRE (1753-1821)
Né à Chambéry, magistrat cultivé, autodidacte de valeur, tenté un temps par l'illuminisme
(maçonnerie, etc.). Ambassadeur de Savoie à Saint-Pétersbourg (1803-1817) où il rédige ses
ouvrages essentiels. Mort à Turin en 1821.
Ne citons ici que les « Considérations sur la France » (que nous analysons plus loin), « Les Soirées
de Saint-Pétersbourg », I'« Essai sur le principe générateur des constitutions » et le traité « du
Pape ».
Il lutte principalement contre la philosophie qui a préparé la Révolution (Voltaire, Diderot, etc.).
Tempérament très différent de celui de Bonald, plus bouillant, plus dynamique que celui-ci ;
vocation de polémiste. Excellent écrivain, au demeurant, maniant alternativement l'invective et
l'ironie, dans un style qui fait parfois penser à celui de Voltaire. Ses idées fondamentales étant
sensiblement les mêmes que celles de Bonald, nous procéderons, pour changer, à une brève
analyse d'un de ses ouvrages principaux, les « Considérations sur la France ».
Maistre est parti, devant l'avance des troupes révolutionnaires. Il est en rapport avec les agents
royalistes. Il connaît Mme de Staël et Benjamin Constant. Ce dernier, arriviste et intrigant sans
scrupule, toujours prêt à « prendre le vent », a, parmi ses maîtresses, une certaine Mme de Trévor,
soutien du Directoire, qui lui souffle de rédiger l'éloge du nouveau régime, ce qu'il fait (« De la
force du gouvernement actuel, et de la nécessité de s'y rallier »). La presse révolutionnaire en fait
grand cas et grand bruit. Maistre est dégoûté, et il écrit, après s'être concerté avec Mallet du Pan,
agent des Princes, l'ouvrage dont nous parlons maintenant (1796) :
Ch.I. « Des Révolutions ». L'homme est libre, mais Dieu conduit l'Histoire infailliblement. La
manière de Maistre est analogue à celle de Bossuet, en ce sens qu'il s'avance à interpréter les faits
historiques dans un éclairage providentialiste.
Ch. II. « Conjectures sur les voies de la Providence dans la Révolution française ». Il estime que,
malgré le petit nombre de révolutionnaires, la France encourt une sorte de responsabilité collective
dans les crimes révolutionnaires, et notamment dans la mort du Roi[11].
39 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Ch. III. « De la destruction violente de l'espèce humaine ». C'est, entre plusieurs autres, un des
textes où Maistre expose sa conception de la guerre. Malgré une forme littéraire volontiers
paradoxale et parfois excessive, ce n'est pas du tout l'éloge sanguinaire de la guerre (qu'on attribue
trop souvent à cet homme pacifique), mais un développement d'idées fort traditionnelles : liaison,
dans l'optique chrétienne, entre le péché, la guerre, et l'expiation. Certaines formules sont discutables, mais l'auteur n'a rien d'un sadique
Ch. IV. « La République française peut-elle durer ? ». Considération d'actualité politique : Maistre
croit que non, et dit pourquoi.
Ch. V. « De la Révolution française considérée dans son caractère antireligieux ». Maistre touche
là quelque chose d'absolument fondamental (v. notre leçon sur Rousseau, avec les avis
concordants de Camus et de Malraux). C'est dans ce chapitre qu'on trouve ce magnifique
raccourci : « Rousseau, l’homme qui s’est le plus trompé ... » .
Ch. VI. « De l'influence divine dans les constitutions politiques ». Ce chapitre est à lui seul un
remarquable petit traité, dont il est nécessaire de transcrire quelques passages dignes de figurer
dans tous les recueils de Science politique. Cf. au début du chap. :
« L'homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi,
au physique comme au moral. L'homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le
perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières, mais jamais il ne s'est figuré qu'il avait le
pouvoir de faire un arbre. Comment s'est-il imaginé qu'il avait celui de faire une Constitution ?...
1° Aucune Constitution ne résulte d'une délibération ; les droits des peuples ne sont jamais écrits,
ou du moins, les actes constitutifs ou les lois fondamentales écrites ne sont jamais que des titres
déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre chose, sinon qu'ils existent parce qu'ils
existent...
4° Les concessions mêmes du Souverain ont toujours été précédées par un état de choses qui les
nécessitait et qui ne dépendait pas de lui.
5° Quoique les lois écrites ne soient jamais que des déclarations de droits antérieurs, cependant il
s'en faut de beaucoup que tout ce qui peut être écrit le soit : il y a même toujours, dans chaque
Constitution, quelque chose qui ne peut être écrit...
6° Plus on écrit, et plus l'institution est faible, la raison en est claire. Les lois ne sont que des
déclarations de droits et les droits ne sont déclarés que lorsqu'ils sont attaqués ; en sorte que la
multiplicité des lois constitutionnelles écrites ne prouve que la multiplicité des chocs et le danger
d'une destruction ».
Et ceci : « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a
point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens., des Russes, etc,, je
sais même grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne
l'avoir rencontré de ma vie, s'il existe, c'est bien à mon insu ».
N.B. - Cette dernière formule nécessite d'ailleurs quelques précisions doctrinales. Il y a bien, une
nature, ou essence de l'homme, comme le pensent des auteurs aussi divers qu'Aristote, saint
Thomas, Comte, Maurras, Camus, ceci, du reste, Maistre ne le nie nullement. Il en découle que
s'imposent le respect de la personne et certains droits fondamentaux.
Mais dans l'ordre du concret et de la vie quotidienne, qui est celui des diversités accidentelles, au
sens aristotélicien, les hommes différent énormément par le type physique, l'intelligence, la valeur
40 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
morale, les conditions géographiques, etc., ce qui montre la vanité du rationalisme de 89-93, et
l'outrecuidance de Rousseau rédigeant des Constitutions pour la Corse et pour la Pologne, dont il
ignorait pratiquement tout.
Ch. VII. « Signes de nullité dans le gouvernement français ». Mêmes idées pour l'essentiel. Vive
critique du « légisme » révolutionnaire. Ayant fait le calcul des lois édictées par des
gouvernements révolutionnaires du 1er juillet 1789 au 26 octobre 1795, soit un peu plus de six
ans, il en trouve plus de 15 000, et ajoute avec une ironie désabusée : « je doute que les trois races
des rois de France aient enfanté une collection de cette force... or s'étonne... que cette nation dont
la légèreté est un proverbe, ait produit des travailleurs aussi obstinés... Mais l'étonnement se
change tout a coup en pitié, lorsqu'on songe à la nullité de ces lois et l'on ne voit plus que des
enfants qui se font tuer pour élever un grand édifice de cartes ».
Ch. VIII. « De l'ancienne constitution française. Digression sur le Roi et sur sa déclaration aux
Français du mois de juillet 17 ?? ». Maistre ne souhaite pas un « gouvernement de prêtres » (il
n'est donc pas clérical, au sens étymologique). Ici, la jolie phrase faisant le bilan de Thermidor :
« quelques scélérats ont guillotiné quelques scélérats... »
Ch. IX. « Comment se fera la Contre-Révolution ». Maistre la voit minoritaire, et opérant par en
haut (Coup d'Etat).
Cli. X. « Des prétendus dangers d'une Contre-Révolution ». Essaie d'apaiser les craintes des gens
compromis (acquéreurs de biens nationaux, etc.).
Le Ch. XI est une « ajoute », intitulée : « Fragments d'une histoire de la Révolution anglaise par
David Hume », avec un parallèle entre les deux Révolutions.
La clairvoyance de Maistre quant à l'avenir est digne de remarque. En 1817, vieilli et assez
désabusé, il écrivait au Supérieur général des Jésuites : « ... Il faut se préparer à une grande
Révolution dont celle qui vient de finir - à ce qu'on dit - n'était que la préface. Le monde fermente,
et on verra d'étranges choses : le spectacle, à la vérité, ne sera ni pour vous, ni pour moi ».
Pour qui vit en 1960, après la Révolution russe et la Révolution chinoise, la prédiction ne manque
pas de poids. Et ceci encore, quand on pense à la décérébration de certains milieux intellectuels et
« néochrétiens » : « La seule différence que j'aperçois entre notre époque et celle du grand
Robespierre, c'est qu'alors les têtes tombaient, et qu'aujourd'hui elles tournent. J'ai peine à croire
que l'état actuel ne finisse pas d'une manière extraordinaire, et peut-être sanglante » (mars 1819).
41 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XV
La contre-révolution
II. – Les Espagnols
PRÉAMBULE:
1° Le Français ne connaît généralement rien à l'Espagne, même quand il y a circulé, il n'y
comprend absolument rien, parce qu'il y transporte des jugements de valeur préfabriqués. (La
chose, d'ailleurs, ne date pas d'aujourd'hui). Tel qui bée d'admiration devant le plus discutable
usage anglo-saxon se permet d'éprouver un complexe de supériorité vis-à-vis d'un pays de si
grande et profonde civilisation que l'Espagne.
2° L'intellectuel français, même quand, par profession, il enseigne la philosophie, ne contrait
pratiquement rien de la pensée hispanique (à part quelques honorables exceptions, qui ne font que
confirmer la règle).
3° La psychologie espagnole répugne aux faux-fuyants et aux « nuances de nuances, etc. », elle
est, comme le ciel de la Péninsule, tout en contrastes forts et éclatants : l'amour, la mort, la
mystique religieuse, l'anti-religion frénétique, la fidélité monarchique, l'anarchisme démesuré, etc.
4° Les problèmes sociaux de l'Espagne sont très réels, mais nous envisagerons dans cette leçon
essentiellement la doctrine politique de quelques auteurs importants, sans prétendre porter un
jugement adéquat sur l'Espagne de 1961.
La philosophie politique espagnole comporte, à notre sens, trois stades importants :
a/
La pensée des Docteurs de la Contre-Réforme. L'Espagne est alors « la lumière de Trente »
(Luz de Trento). C'est Vittoria, Suarez, etc. (v. leçon sur la Contre-Réforme).
b/
Les auteurs de l’âge dit « baroque », comme Castillo de Bobadilla, Covarrubias, Orozco,
Gracian, Juan Marquez, Numez de Castro, Quevedo y Villegas, Rivadeneyra, Saavedra Fajârdo,
etc., magnifiquemient ignorés en France, et qui pourtant sont passionnément intéressants. Ce ne
sont généralement pas des philosophes, ni moins encore des théologiens, mais des hauts
fonctionnaires, des secrétaires, des avocats, des conseillers, des militaires, des diplomates.
Tendance dominante : Conçoivent le Politique de façon moins « sacrale » que les gens de la
Contre-Réforme, et, pourtant, le subordonnent aux exigences de la morale : intéressés, et parfois
même un peu tentés par le machiavélisme, ils peuvent cependant lui résister, en ne retenant de lui
que son sens du concret et de l'observation politique. On consultera à leur sujet le très intéressant
ouvrage de J.A. Maravail « La philosophie politique espagnole au XVIIe siècle » (Vrin, 1955).
Nous regrettons de n'avoir pas le temps de leur consacrer une leçon spéciale.
c/
Les auteurs du XIXe siècle, plus proches de nous par les problèmes qu'ils affrontent, et,
nous le verrons, d'une étonnante lucidité sur l'histoire politique de notre temps.
42 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Parmi eux, nous retiendrons surtout : Balmes, Donoso Cortés, et Menendez y Pelayo.
Jaime Balmes (1810-1848) est un prêtre séculier catalan (et nullement un jésuite, comme le dit un
récent guide hispanique). De famille très pauvre, menant une vie d'étude austère, coupée de
voyages en divers pays d'Europe, il meurt jeune de tuberculose, laissant une œuvre
considérable (« Filosofia fundamental », 4 vol., « Le Protestantisme comparé au Catholicisme »,
« El Criterio », « Cartas a un esceptico », etc., en comptant même des poèmes et des essais
littéraires variés). Séminaire de Vich, université de Cervera, etc. Polyglotte remarquable,
connaissant le français, l'anglais, l'allemand. Liseur effréné. Mathématicien estimable
(trigonométrie).
Son orientation philosophique est une doctrine de la certitude spontanée et vitale, indestructible
malgré les arguties sceptiques et idéalistes. Il est d'ailleurs éclectique, et nullement « thomiste ».
Balmes dit qu'à choisir, il « préférerait rester homme sans être philosophe que de cesser d'être
homme en devenant philosophe ». (Comparer avec une phrase où Hegel dit exactement le
contraire : plus le philosophe devient tel, plus il cesse d'être un homme comme les autres. Deux
tempéraments intellectuels, deux conceptions antagonistes de la culture !)
L'activité politique proprement dite de Balmes est assez restreinte malgré son rôle dans la
rédaction de diverses revues d'idées. Il tente toutefois, en défendant les idées traditionnelles
d'apporter un facteur modérateur et conciliant entre les factions qui déchirent l'Espagne. En
réponse à Guizot, apologiste de l'influence protestante en Europe, il justifie l'influence catholique
des reproches que lui adressaient les « philosophes » du XVIIIe siècle et les libéraux du XIXe,
notamment sur le plan des conséquences sociales et politiques. Nous citerons, par la suite, certains
textes vraiment prophétiques sur le rôle futur de la Russie.
Donoso Cortes (1809-1853) C'est à lui que nous consacrerons l'essentiel de cette leçon, tant ses
vues nous paraissent importantes à l'heure actuelle.
Espagnol du Sud. Etudie à Séville, où on lui enseigne... Voltaire et Rousseau. Aborde la carrière
politique (1832). Frappé, en 1834, par le spectacle des émeutes, incendies d'églises, massacres de
prêtres. Reste cependant libéral et rationaliste. De 1837 à 1848, action politique journalisme,
discours, etc. Député aux Cortés. Emigre lors du coup d'Etat libéral de 1840. Après 1847 (mort de
son frère), politique nettement contre-révolutionnaire, et catholique à « cent pour cent ». En 1849,
ambassadeur extraordinaire à Berlin. Donoso Cortés connaîtra les plus grands hommes du temps,
depuis le roi de Prusse Guillaume IV, Metternich, jusqu'à Veuillot, Montalembert, Ranke,
Schelling, etc. Il sera pris très au sérieux par les milieux diplomatiques européens. Bismark
l'estimera. On lui demandera souvent son avis sur la situation européenne, en diverses
chancelleries. (Ce n'est pas, on l'a vu, un théologien ni un philosophe, mais un diplomate et un
écrivain politique « engagé »).
Oeuvres à citer : « Discours sur la Dictature » (1849), « Discours sur l'Europe » (1850), « Essai sur
le Catholicisme, le Libéralisme et le Socialisme » (1851), « Lettre au Cardinal Fornari sur les
erreurs de notre temps » (1852). Sans parler d'une énorme correspondance, avec le duc de Broglie,
Montalembert, etc...[12]
A l'époque moderne, sa pensée a retenu l'attention d'un bon nombre de philosophes politiques, de
sociologues, et d'historiens des idées, surtout allemands (Carl Schmitt, Schram, L. Fischer,
43 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Pazywara), mais aussi français (Chaix-Ruy), italiens, espagnols, portugais, etc.
L'idée qu'il se fait de l'homme n'est pas particulièrement optimiste : sans doute la créature humaine
est-elle sortie bonne des mains de Dieu, mais elle a choisi le mal (péché originel), et, malgré la
Rédemption, elle reste fortement blessée. S'il est des auteurs qui « font confiance à l'humain »,
Donoso ne figure certainement pas parmi eux, et ses descriptions de l'homme concret, avec l'âpreté
espagnole, rejoignent largement celles de Bonald (v. leçon précédente). Pareillement, pour lui, la
civilisation dite « moderne » fait absolument fausse route - qu'il s'agisse du Libéralisme politique,
du Collectivisme, ou de l'adoration de la Science, elle est maléfique et tournée vers l'erreur,
génératrice de catastrophes. On a comparé Donoso Cortés au prophète Jérémie, sans réfléchir au
fait que, sur le plan religieux, cette idée va plus loin qu'on ne voudrait[13]. Il ne croit guère au
redressement de l'Europe (v. plus loin). Cependant, on aurait tort de le taxer de « pessimisme » ou
de « désespoir », car, d'abord, la constatation d'une réalité triste n'est ni pessimiste ni optimiste,
mais vraie et objective... Ensuite, il croit à la Providence et à l'intervention, au moins finale, de
Dieu, pour redresser la situation en apparence perdue (« J'annonce le triomphe naturel du mal sur
le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal »).
Enfin, il invite à l'action militante : diffusion des idées vraies, lutte continuelle contre les erreurs
doctrinales sanguinaires (« Derrière les sophismes, viennent les révolutions, et derrière les
sophistes, les bourreaux... » ), fût-ce par la lutte armée, en dernier recours, si tout autre moyen se
révèle impossible[14].
La pensée de Donoso s'exprime en une forme à la fois véhémente, oratoire (parfois un peu trop) et
en même temps très dialectique, voire axiomatique (par ex. dans I'« Essai sur le Catholicisme »,
etc.), c'est-à-dire énonçant le plus clairement possible ses principes, et ceux de l'adversaire, les
unifiant au maximum, clarifiant les perspectives, etc.
Comme dans la tradition hispanique presque entière, c'est un catholicisme militant et combatif qui
inspire toute l'œuvre. Toute la synthèse donosienne s'inspire, de haut en bas, du catholicisme traditionnel, d'une façon telle qu'elle peut parfois dérouter même un Français d'esprit apparenté. Elle ne
supporte ni les à peu près, ni les demi-solutions (v. la violence avec laquelle il apostrophe le clergé
français des années 1848, avec ses complexes d'infériorité, sa complicité larvée avec la Révolution
montante, son adoration de ce qui est nouveau, etc.).
Les révolutions, et particulièrement la Révolution avec une majuscule, c'est-à-dire la Révolution
française et ses rebondissements européens d'abord, puis mondiaux, n'a pas pour Donoso une
cause essentiellement économique ou sociale. La faim, la misère, peuvent engendrer des émeutes,
mais non une subversion organisée et prolongée. Pour cela, il faut des idées, une doctrine, des
cadres, donc l'intervention du facteur idéologique proprement dit. Pour lui, comme pour Camus, il
s'agit d'une s révolte métaphysique (« Vous serez comme des dieux »).
En fait, il y a pour lui, face à face, deux conceptions du monde en action : l'une, pleine,
affirmative, constructive, axée sur la connaissance ferme du réel et des valeurs authentiques, avec
pour conséquence une politique traditionaliste, ennemie de l'abstraction (v. leçon sur Bonald Maistre), c'est la conception catholique. L'autre, négative, hypercritique, axée sur la discussion et
la perpétuelle remise en question de tout, dissolvante et paralysante, avec pour conséquence
politique le passage du libéralisme « bourgeois » et individualiste au collectivisme intégral. En
rejetant les notions classiques de religion, de patrie, d'autorité, de sacrifice, l'Europe s'est
44 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
virtuellement suicidée. Donoso nous prédit la dissolution de l'esprit militaire et religieux (dont la
symbiose avait sauvé l'ordre occidental), la montée des morales de la facilité et du plaisir, la
destruction des élites et des hiérarchies qualitatives, bref l'atomisation grégaire et totalitaire de la
société, forme nouvelle de la Barbarie. Il donne à l'Espagne un rôle de premier plan comme
catalyseur dans la résistance à ce processus de mort, allant jusqu'à la comparer à Israël dans sa
lutte pour Dieu (n'a-t-elle pas stoppé, puis refoulé l'Islam ?, n'a-t-elle pas arrêté et endigué
l'expansion de la Réforme ? N'a-t-elle pas donné un coup d'arrêt aux idées révolutionnaires venues
de France ?). Il ne faut donc pas se décourager... Tel est le dernier message de Donoso Cortès. Si
l'on y ajoute ses prédictions sur la Russie (v. addendum à la leçon) on ne pourra pas dire qu'il
manque d'actualité !
Menende Palayo (1856-1912) est un polygraphe remarquable. Né à Santander, il enseigna la
littérature à l'Université de Madrid, et fut ensuite nommé Directeur de la Bibliothèque nationale.
D'une érudition étourdissante, il n'est cependant pas philosophe, et certains de ses jugements en
cette matière (sévérité pour la philosophie scolastique, amour de la Renaissance) nous paraissent
plus que discutables. Mais le fond de l'œuvre reste très solide, notamment « le Ciencia española »,
où l'auteur montre, avec un grand luxe bibliographique, l'apport énorme de l'Espagne à la culture
et à la civilisation occidentales, et l’« Histoire des hétérodoxes espagnols ». La place, et le temps,
nous manquent malheureusement pour lui consacrer une leçon distincte. Au surplus, la synthèse de
Donoso nous paraît plus importante et plus actuelle que celle de Menendez.
Il ne manquerait pas de noms à citer parmi les auteurs espagnols qui continuent cette grande
tradition, issue de la Contre-Réforme, d'une pensée contre-révolutionnaire chrétienne et non
totalitaire. (Maeztu, J.M. Peman, etc.). Il y a là, pour nous, une grande leçon. Comme l'écrit
Leopoldo Palacios, professeur à l'Université de Madrid, « à l'heure où trop de chrétiens acceptaient
- et acceptent - de retourner sans difficultés aux Catacombes, l'Espagne rappelle qu'elle a toujours
lutté pour l'Eglise de la Cathédrale ».
45 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XV bis
Addendum
Les Espagnols du XIXe siècle et la Russie
« Certains croient que l'Europe ne peut plus connaître de conflits semblables à ceux de l'irruption
des Barbares du Nord ou des Arabes. Peut-être n'ont-ils pas assez réfléchi à ce que pourrait
donner, dans l'ordre de la Révolution, une Asie gouvernée par les Russes ». (Balmes).
« Entre le despotisme moscovite et le socialisme européen, il existe une affinité profonde.
Isolément, ils agissent de même et l'un pour l'autre. Un jour ils n'auront qu'une seule et même
action... alors, l'heure de la Russie sonnera, alors, la Russie pourra se promener tranquillement
l'arme au bras en Europe, alors, le monde assistera au plus grand châtiment qu'ait enregistré
l'Histoire » (Donoso Cortés, 1850).
Du même :
« Il y aura en Russie un Empire matérialiste et communiste colossal » (Textuel, 1850).
Louis Veuillot, lui, est Français, mais très lié avec Donoso Cortés. Pénétré des institutions de
celui-ci, il écrit :
« Le moment viendra, et il approche, où la Russie, maîtresse de hordes innombrables qu'elle
discipline, maîtresse aussi de tous les secrets de la Science, assez civilisée pour les perfectionner et
assez barbare pour en user sans scrupule, étendra ses prétentions à la maîtrise de l'Europe. Que
pourra faire celle-ci, corrompue d'impiété, perdue de Révolution et de dissensions intestines, sans
chefs, ou avec des chefs disposés à la trahir, disposée elle-même à se trahir ? ».
46 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XVI
Auguste Comte
Né à Montpellier (1798), secrétaire de Saint-Simon, après avoir été polytechnicien. Rupture
(1824). Echec en fait de carrière universitaire. Vit des subsides d'amis et d'admirateurs. Déboires
sentimentaux (Clotilde de Vaux). Mort en 1857[15]
Oeuvres à relever : opuscules variés (1819-20). Cours de philosophie positive. Discours sur l'esprit
positif. Discours sur l'ensemble du positivisme. Système de politique positive. Catéchisme
positiviste. Synthèse subjective.
Contrairement à ce qu'on se figure souvent, Comte s'assigne surtout un rôle de réformateur social
et politique. Il se trouve devant l'antithèse entre Révolution et Contre-Révolution, ou comme il dit,
devant une idée anarchique du progrès (Condorcet) et une idée rétrograde de l'ordre (BonaldMaistre). Il veut en faire la synthèse, ou plutôt surmonter cet antagonisme. (En fait, nous le
verrons, il est beaucoup plus proche des seconds que du premier). Il admire les « périodes organiques », c'est-à-dire fortement structurées et dominées par une synthèse solide, notamment le
Moyen âge à son apogée (XIIIe siècle), et veut refaire quelque chose d'approchant, mais
débarrassé de la suprématie de la Théologie, qu'il remplace par la Sociologie.
Pour la philosophie théorique de Comte, on se reportera aux exposés des manuels de philosophie
et d'histoire de la philosophie (Bréhier, etc.). Rappelons en passant la fameuse « loi des trois
états », qui est - bien à tort - tout ce qu'on retient de lui avec sa classification des sciences[16],
Comte fait partie de ceux qui considèrent la Société comme une donnée à constater plutôt que
comme un idéal à construire de toute pièce (réalisme politique, v. leçon I).
Il n'est pas organiciste, c'est-à-dire qu'il n'abuse pas des comparaisons avec le corps vivant, les
cellules, etc., sachant bien que les individus, si étroitement unis soient-ils sur le plan social, sont
tout de même des êtres biologiquement distincts. Il constate que l'individu reçoit de la Société tout
son patrimoine de civilisation, et que, coupé d'elle, il se désagrège très facilement par la
subjectivité égocentrique. Il y a donc une nature sociale de l'homme, comme pour Aristote, malgré
la carence métaphysique de Comte. L'Humanité, (malgré un contresens courant) n'est pas pour lui
la somme arithmétique des hommes passes, présents, et futurs, mais l'ensemble de ceux qui, quelle
que soit la modestie de leur rang social, lui ont apporté quelque chose, les autres n'étant pour lui
qu'une sorte d'humus, ou de terreau.
- C'est la Sociologie - nous l'avons dit - qui sera la science suprême, la clef de voûte de l'édifice
intellectuel. Comte en est-il le fondateur ? La question nous paraît mal posée, et Comte lui-même
parle élogieusement de Montesquieu et de Bonald à ce propos. Quant à dire qu'il a fait, le premier,
de la Sociologie « une science véritable », c'est supposer que cette discipline est effectivement une
science naturelle, ce que beaucoup d'auteurs refusent d'admettre[17]. Du reste, malgré ses prétentions scientistes, la sociologie de Comte est surtout une philosophie politique et une philosophie de
l'Histoire, ou la déduction joue un rôle considérable.
47 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
- Quant à la morale, et à ses rapports avec la politique, Comte en parle assez peu, d'abord parce
qu'il a mis assez longtemps à donner à la Morale une place distincte dans sa synthèse, ensuite
parce que son altruisme naturel lui fait considérer comme allant de soi toutes les notions éthiques
fondamentales que d'autres philosophes s'attachent laborieusement à justifier. En tout cas, Comte
est anti-machiavélien, il a une conception honnête et morale des activités politico-sociales.
- Pour le Contenu de celle-ci, il faut, croyons-nous, distinguer deux aspects l'un, essentiel, qui
révèle les intentions fondamentales et le tour d'esprit foncier de Comte. L'autre, secondaire, qui
sent l'utopisme et contient de nombreuses bizarreries.
I.
L'INSPIRATION PROFONDE DE COMTE
Celui-ci sort d'une famille royaliste et catholique du Midi. Il a appris, à jamais dit-il, « l'amour du
noble joug du passé », et la supériorité de l'obéissance sur la révolte. Aussi préfère-t-il la
cooptation à l'élection, le pouvoir spirituel au temporel pur, et veut-il en principe que l'intellectuel
soit simple conseiller du gouvernement, plutôt que de gouverner lui-même.
- Fondamentalement, il est anti-individualiste et anti-protestant (bien qu'incroyant) car il voit dans
la rébellion de Luther contre Rome le principe de la « sédition de l'individu contre l'espèce » (la
formule est typique). Il se méfie de la conscience individuelle laissée à elle-même. Il n'y a rien de
plus anti-kantien que l'esprit de ce méditerranéen, qui restera hanté par la religion traditionnelle au
point de proposer aux jésuites (alors force contre-révolutionnaire importante) une alliance pratique
contre la subversion.
- Anti-individualiste, Comte est aussi anti-libéral, au sens rigoureusement doctrinal : s'il y a une
vérité, toutes les doctrines ne se valent pas, et si elles ne se valent pas, elles ne sauraient en
principe avoir des droits égaux (ce qui n'exclut nullement la tolérance et la compréhension de fait).
Il fait une critique acerbe de la notion de liberté de pensée, et de Libre-Pensée, aboutissant à peu
près à l'idée exposée plus tard par l'écrivain anglais Chesterton qu'à la limite, c'est synonyme de
pensée floue et indéterminée (Chesterton dit : « La libre absence de pensée »...). Toute sa
démonstration serait à reprendre, car elle est une curieuse transposition, en un vocabulaire
scientiste, de ce que dit la Théologie traditionnelle sur ce point, et le sociologue protestant Gaston
Richard a pu dire avec quelque acidité que Comte avait l'âme d'un grand Inquisiteur...
Anti-libéral, Comte est aussi anti-parlementaire. Les chefs révolutionnaires sont pour lui
« des prétentieux ignares ». Le parlementarisme lui-même, c'est le « sophisme constitutionnel »
par excellence. C'est « un régime d'intrigues et de corruption où la tyrannie est partout et la
responsabilité nulle part ». La souveraineté populaire prêchée par Rousseau et les Jacobins est
« une mystification oppressive et un ignoble mensonge », et « un déplorable exercice du suffrage
universel a profondément vicié la raison populaire ».
Lisant ces textes (et Dieu sait s'il y en a de ce type dans l'œuvre de Comte)[18] on se
demande ce qui les sépare de Bonald et de Maistre. D'autant plus que, s'il critique souvent la
monarchie traditionnelle, il fait l'éloge de Louis XI, d'Henri IV, de Louis XIV, qu'il nomme « dicta-
48 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
teurs », qu'il écrit : « le gouvernement de la monarchie légitime, celui où le commandement se
transmet par le même mode que la propriété, pourrait être appelé à renaître comme moyen de salut
extrême » et qu'il ne se gêne pas pour défendre Louis XVIII et Villèle lui-même...
- On comprend facilement dès lors comment Charles Maurras (voir leçon sur celui-ci) a pu
s'appuyer si fréquemment sur Comte. Mais on voit du même coup ce qu'il y a de ridicule à faire de
Comte « le précurseur de Durkhem », alors que, comme le dit fort bien Gilson, Comte est très
méditerranéen et même très hellénique encore[19], tandis que Durkheim est profondément
judaïque (bien qu'incroyant, il garde la conception légaliste de la morale héritée du Code de
Moise[20], qu'il emprunte ses idées sur la société, non à Comte, mais à l'école allemande de la
« Psychologie des peuples »[21] et que ses positions politiques sont celles d'un socialisme modéré,
mais nettement orienté dans le sens de l'idéologie de la Révolution Française.
II.
COMTE UTOPISTE. LES PETITS COTES DE SA POLITIQUE
D'abord, l'idée d'une hiérarchie précise et minutieusement réglée : peuple, manufacturiers,
commerçants, banquiers, puis poètes, artistes, savants, et philosophes (en fait, sociologues).
Chaque chef désigne son successeur (Comte professe une horreur, d'ailleurs excessive, contre
l'élection en tout domaine : « tout choix des supérieurs par les inférieurs est profondément
anarchique »). Il va même innocemment jusqu'à offrir de désigner lui-même les premiers
responsables lors de l'instauration du régime projeté... Il s'agit en fait de petites républiques de
producteurs, supprimant les injustices du libéralisme économique, réalisant l'accord des échelons
sociaux, et qui ne semblent pas sans analogie avec certaines vues des socialistes utopistes, et de
Proudhon. Au sommet, les philosophes eux mêmes hiérarchisés (aspirants, vicaires, etc.). Ils ont
pour rôle non d exercer eux-mêmes le pouvoir, mais de formuler des principes généraux qu'il
appartient ensuite aux chefs temporels d'appliquer de façon variable selon les circonstances. Tout
est fixé : même les censures et excommunications. Car il y a une Religion de l'Humanité. Celle-ci
est le grand Etre, la Terre est le grand Fétiche, l'Espace est le grand Milieu, il y a un calendrier de
grands hommes, et des cérémonies véritablement liturgiques. Les gens de bien vivront
éternellement... dans la mémoire de l'Humanité (« immortalité subjective »). Les salaires, le
mobilier, le nombre d'enfants, tout est réglé par les pouvoirs publics (on se croirait alors chez
Thomas Morus ou Campanella). Il n'y aura plus de journaux (Comte les déteste, en bloc). L'enseignement sera le monopole du Pouvoir, etc... Cet ensemble est sans doute pittoresque, mais il
nous semble constituer souvent pour Comte une sorte de cartonnage de Surcroît, qui ne doit pas
nous masquer ce qu'il y a de sain et de juste dans le « Système de politique positive »). Aussi n'y
insisterons-nous pas.
ESSAI DE BILAN
Comte a été très diversement apprécié. Les marxistes, en particulier, sont sévères pour lui : ils
voient en lui un petit bourgeois paternaliste et idéaliste (Comte attribue aux doctrines une causalité
privilégiée dans l'Histoire et notamment dans la Révolution française, plus qu'aux facteurs
économiques). Comte n'a pas lu Marx, et Marx n'a lu Comte que tardivement, le mettant plus bas
que terre, comme il fallait s'y attendre, par rapport à Hegel. Car Comte a la faiblesse de ne pas
connaître la dialectique, et de croire à une nature humaine (comme jadis Aristote, et comme plus
49 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
tard Camus), d'admettre le principe (sinon les abus) de la propriété privée, et de respecter (sans y
croire) le catholicisme, qui pour Marx est une aliénation à détruire. Sur le plan de l'efficacité, bien
sûr, les deux doctrines ne peuvent guère se comparer, puisque Comte, après avoir essayé de
toucher Louis-Philippe sans succès, applaudit au 2 décembre et fonda certains espoirs sur
Napoléon III, avant d'être déçu comme tant d'autres. Mais l'Empereur interdit la diffusion des
idées positivistes...
- Du côté catholique, il est piquant de remarquer que les penseurs qui sont dans le « sens de
l'Histoire » (quittes à le baptiser) manifestent à Comte plus de sévérité qu'à Hegel ou Marx. Ainsi,
le P. de Lubac écrit assez curieusement « Il était étonnamment dépourvu de ce sens de la
transcendance qui fut au contraire si aigu (quoique misérablement perverti) chez un Nietzsche, et
dont on trouve au moins l'analogue ou le succédané (sic) chez un Marx »[22]. On se heurte à la
même sévérité chez Maritain[23]. Il est bien permis dès lors de se poser certaines questions : chez
tel auteur, la haine de Comte ne vient-elle pas du fait qu'il a engendré Maurras, plutôt que de son
incrédulité religieuse (puisqu'on pardonne assez facilement celle-ci à Marx et à Hegel ?). Chez tel
autre, ne vient-elle pas de son hellénisme, de sa croyance à la « nature des choses », à une nature
humaine fondamentalement stable, qui s'oppose au mobilisme hégéliano-marxiste ou
existentialiste, vers lesquels on louche avec tant de sympathie ? En tout cas, pour notre part, tout
en répudiant la sotte condamnation positiviste de la Théologie et de la Métaphysique, nous
sommes tout de même bien forcés de constater qu'il y a moins d'opposition entre la conception
comtiste et la conception catholique de l'ordre dans la société et dans la pensée qu'entre catholicisme et hégélianisme, ou catholicisme et marxisme (cf. le principe comtiste : « L'ordre pour
base, le progrès pour but », à comparer, par exemple, au « Vetera novis augere et perficere » de
Léon XIII, contre le thème bien connu « Du passé, faisons table rase », cher aux progressistes de
toutes nuances). Nous laisserons ici la parole à Etienne Gilson, dont l'attachement à la démocratie
ne saurait être mis en doute : « La doctrine de Comte est aujourd'hui négligée parce qu'elle rame à
contre-courant du flot qui nous entraîne. Il y a une mode philosophique. En tout cas, il y en a une
en France ». Et de stigmatiser « I 'effroyable jargon néo-hégélien qu'il faut parler pour être puis au
sérieux », (ajouterons-nous, de notre cru : même en certains milieux cléricaux ?) Et Gilson de
louer un langage quelque peu emphatique sans doute, mais où « tout, jusqu'aux adverbes, se
propose d'offrir à la pensée un sens précis. Avec cela, un réalisme solide et dense jusqu'à
l'épaisseur » (Le Monde du 4 septembre 1957).
50 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XVII
L'idéalisme allemand
Kant, Fichte, Hegel
Alors que la Politique d'Aristote, ou celle de Comte, sont assez faciles à exposer sans une
excessive technicité philosophique, il n'en va pas de même pour les philosophes allemands de la
fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle : leur vocabulaire, le caractère systématique, et disons
scolaire, de leur type d'exposition, empêche de dissocier les deux éléments. C'est pourquoi, ne
faisant pas ici un cours de philosophie proprement dite, nous serons forcé de schématiser
davantage.
KANT (1724-1804)
Sur sa philosophie proprement dite, on pourra voir le livre de Thonnard (Hist. Philo. Desclée et
Cie). L'essentiel de sa doctrine, c'est le relativisme qui nous dénie toute connaissance de l'absolu.
Ce relativisme qui, dans la « Critique de la Raison Pure », admet encore une « chose en soi »
distincte de la pensée, devient, dans I' « opus postumum », un pur idéalisme où c'est l'esprit
humain qui crée totalement l'univers.
L'œuvre de Kant est fortement orientée vers la morale mais aussi vers les problèmes du droit et de
la politique. Voyons par exemple sa « doctrine du Droit ».
Toute distincte de la doctrine de la Vertu, elle concerne la législation externe de nos actes, alors
que l'autre a trait à leur aspect interne. Kant opère entre droit et morale une rigoureuse
dissociation. A la Morale revient tout ce qui est de l'intériorité et de la subjectivité ; au Droit, tout
ce qui concerne le for externe, et, du coup la contrainte[24]. Pour lui, la coaction est de l'essence
même du Droit, elle n'en est pas une simple propriété, ou une simple garantie extrinsèque. Sans
doute se réclame-t-il de Rousseau, et vante-t-il sans cesse l'idée de Liberté. Mais nous savons
hélas, que ces deux assertions peuvent cœxister dans certaines doctrines (cf. Rousseau, sur le
récalcitrant au « pacte social » : « On le forcera d'être libre »). Cette dissociation est pleine de
péril, elle justifiera par la suite le pangermanisme, l'identification du droit et de la force, la
conception amoraliste du Droit chez Kelsen, etc., ce que faisait déjà remarquer, sur le vif, le
cardinal Mercier dans sa lettre au général Von Laucken, lors de la dévastation de l'université de
Louvain, durant la guerre 1914-1918.
La philosophie politique proprement dite de Kant est une sorte de synthèse (ou plutôt de mélange)
de celle de Montesquieu et de celle de Rousseau.
1 Il y a un contrat social, et l'essentiel des idées kantiennes se confond ici avec les perspectives de
Rousseau. Kant, plus explicite que celui-ci, précise d'ailleurs bien qu'il n'envisage pas ce pacte
comme une réalité historique, mais comme une idée selon laquelle on peut penser l'Etat. A la
différence de Rousseau, Kant croit cependant que le passage à l'état social est un bien.
2. Il y a une Séparation des Pouvoirs, qui concerne non la forme du gouvernement proprement dite
51 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
(« forma imperii » : monarchie, aristocratie, ou démocratie) mais la « forma regiminis » qui
concerne, si l'on peut dire, l'allure de la souveraineté (« républicaine », au sens d'humaine,
nuancée, ou « despotique ». De ce point de vue, une monarchie peut être s républicaine " et une
démocratie, " despotique ". Noter la différence de vocabulaire avec Montesquieu). Pour Kant, le
meilleur gouvernement est celui où un seul homme garde l'exécutif, et où le peuple fait la loi par
l'intermédiaire de ses représentants. Kant n'aime guère la démocratie, qui risque la confusion des
pouvoirs (de fait, v. le jacobinisme) et il incarne parfaitement la bourgeoisie libérale, moitié
conservatrice, moitié progressiste[25].
3. Ceci éclate particulièrement dans sa conception du droit d'insurrection, qu'il rejette en bloc,
comme un retour barbare à l'état de nature : l'obéissance à l'autorité légitime (en fait, établie...) est
un impératif catégorique. Tout au plus peut-on opposer une résistance négative (mera non
cooperatio) aux lois injustes.
4. La philosophie de l'Histoire est modérément progressiste (au sens large) et s'oriente vers un
projet de paix perpétuelle, à la manière de l'abbé de Saint-Pierre. Les Etats doivent sortir de l'état
de nature, et entrer dans l'état juridique. En matière religieuse, il s'agit chez Kant d'une
interprétation toute symbolique et subjective des dogmes (la Sainte Trinité elle-même représente la
séparation des pouvoirs !...) dans la ligne de ce qu'on nommera plus tard le protestantisme libéral
(c'est-à-dire, a-dogmatique, réduisant toute la Révélation chrétienne à une règle d'honnêteté
naturelle, sans plus : plus de surnaturel, de mystère, de grâce, etc...) Kant espère que le « règne de
la Raison » ira « peu à peu jusqu'aux trônes, et exercera son influence jusque sur leurs principes de
gouvernement », ce qui autorise « l'espoir qu'après bien
des révolutions... il se réalisera quelque jour enfin un Etat général et universel ». Kant admira 89
(au point de changer, lui si routinier dans sa vie quotidienne, le plan de sa promenade habituelle
lors de telle date célèbre) mais pleura sur 93. Il incarne selon nous parfaitement le libéral qui n'a
rien compris à la Révolution en son essence, et qui est infailliblement voué à être dévoré par
elle[26].
FICHTE (1762-1814)
D'abord disciple de Kant. Professeur à Iéna et à Berlin. Rappel « Philosophie du Droit » ;
« Discours à la Nation allemande ». Philosophie intégralement idéaliste, toute-puissance de la
conscience. Dieu, c'est la pensée humaine divinisée, considérée comme entièrement libre et
créatrice. Le Droit est la condition de réalisation du sujet dans la pratique. La représentation de la
liberté d'autrui limite notre propre liberté, mais comme ceci peut être méconnu, il faut une force de
contrainte, l'Etat.
Celui-ci a des pouvoirs étendus, en fait d'éducation, de propriété, de questions familiales (esprit
jacobin, et pourtant, par un autre aspect, Fichte se montre assez individualiste). L'intellectuel a un
rôle capital, c'est lui le véritable créateur des valeurs, il conduit les peuples vers leur avenir (v.
« Discours à la nation allemande », où l'Allemagne est considérée comme la race pure,
l'humanité-type, au sens étymologique de son nom).
N. B. - Nous ne dirons rien sur Schelling, dont l'œuvre appartient, plus encore que celle de Fichte,
à la philosophie pure, et n'a pas eu de grande résonance sur le plan politique, sauf par sa connexion
avec l'ambiance romantique allemande hantée par le rêve du Saint Empire et somme toute, contrerévolutionnaire et traditionaliste.
52 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
HEGEL (1770-1831)
Sur sa philosophie proprement dite, et pour la discussion de ses thèmes essentiels, on voudra bien
se reporter à notre article « Pour ou contre Hegel ? », publié dans la Revue de Sciences politiques
de l'Université de Toulouse, nouvelle série n0 1, mars l960[27].
- Hegel transcrit (comme il peut) dans la « Phénoménologie de l'Esprit » les événements
historiques qu'il a connus de façon particulièrement nette : la Révolution française, les guerres
impériales, etc. Mais c'est en d'autres ouvrages concernant notamment la philosophie du Droit,
qu'il faut chercher les idées qui ici nous intéressent.
Une nation suppose des éléments idéologiques en même temps que des facteurs matériels (ceux-ci
du reste sont aussi des aspects de l'idée, pour l'idéalisme hégélien). Le pouvoir peut être
despotique, ou démocratique, soit de façon intégrale, soit sous forme de république
aristocratique[28]. La monarchie est pour lui la synthèse des deux précédents. (Il ne croit d'ailleurs
pas à la séparation des pouvoirs). Sur le suffrage universel, Hegel déclare sans ambage qu'« un
peuple qui se trouverait dans cette condition serait un peuple en délire, un peuple chez lequel
domineraient l'immoralité, l'injustice, la force aveugle et sauvage... ».
L'idée se réalise dans l' « Histoire » et c'est dans les pays tempérés qu'elle se traduit le mieux. En
Orient, elle donne le despotisme (Chine, Indes, Perse, Egypte), en Grèce, elle est démocratique. A
Rome, elle fut républicaine et aristocratique. En fait, c'est en Allemagne, et surtout en Prusse,
qu'elle atteint son apogée. Avec la philosophie de Hegel, elle atteint sa perfection. La guerre est un
processus indispensable au progrès de l'Histoire, et, bien que Hegel ait en un sens très réel,
engendré Marx, il a justifié aussi le militarisme conservateur et pangermaniste de la « droite
hégélienne »...
N'oublions pas, du reste, que pour Hegel les grands hommes ne sont que des sortes de
marionnettes mues par les courants profonds de l'Histoire...
53 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XVIII
Proudhon
VIE :1809-1865.
Fils d'artisan, autodidacte, (d'ailleurs relativement : boursier au lycée de Besançon, suit des cours
en Sorbonne, etc.), gagne sa vie comme typographe. Théoricien et militant d'une pensée
révolutionnaire fort différente du marxisme.
Oeuvres (entre autres)
« Qu'est-ce que la propriété ? » (1840).
« Systèmes des contradictions économiques » (1846).
« De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise » (1858).
« La guerre et la paix » (1861). Plus divers écrits posthumes :
« La capacité politique de la classe ouvrière »
« Théorie de la propriété » (où il atténue certaines de ses vues antérieures), etc.
N'aime pas les philosophes de métier, qui ne sont pas écrivains, artistes, ou techniciens par
ailleurs. Il veut édifier une philosophie « pratique et populaire ». Sa pensée est avant tout, et
essentiellement, polémique. Il n'a pas de système cohérent et ordonné. La propriété qu'il nomme
« vol », en une formule célèbre, n'est pas exactement ce qu'entendent par là les théoriciens du
Droit naturel, mais « le pouvoir de produire sans travailler... la somme des abus de la propriété »
(Lettre à Blanqui, frère du fameux révolutionnaire, lui-même économiste). Opposé au despotisme
personnel, il l'est aussi à celui du groupe. Il déteste profondément le Jacobinisme. Parlant de
Rousseau, il dit : « jamais homme n'avait réuni à un tel degré l'orgueil de l'esprit, la sécheresse de
l’âme, la bassesse des inclinations, la dépravation des habitudes, l'ingratitude du cœur. Jamais
l'éloquence des passions, l'ostentation de la sensibilité, l'effronterie du paradoxe, n'excitèrent une
telle fièvre d'engouement » Robespierre est le mauvais génie de la Révolution, Louis Blanc n'est
que « l'ombre rabougrie de Robespierre »... Quant à ses invectives contre le protestantisme, elles
sont tellement virulentes que mieux vaut ne pas les citer. Parmi les théologiens catholiques, son estime - comme celle de tant d'incroyants loyaux et sincères - ne va pas aux libéraux et aux
éclectiques, mais aux intransigeants. En politique, même attitude : il s'incline (en les combattant)
devant Maistre, Bonald, et leur lignée doctrinale. En revanche, il bafoue littéralement Lamennais...
La guerre a pour lui un rôle fécond, et ses formules sur ce point rendent un son étonnant de la part
d'un homme dit « de gauche ».
Cependant, il espère l'avènement d'une ère pacifique, où régnera le « mutuellisme », et où
prévaudra un idéalisme moral (Proudhon est quasi-puritain, et ses vues sur la psychologie
féminine étaient si naïves qu'il fut victime en ce domaine d'une mystification célèbre...). Son but
est l'instauration d'une sorte de syndicalisme techniciste, mais subordonné à l'idée de justice (son
thème favori : celle-ci est « la vie, l'esprit, la Raison universelle »).
C'est donc un révolutionnaire d'un type très particulier. Les marxistes le détestent et le ridiculisent.
54 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Le « Système des contradictions économiques » portait en sous-titre : « Philosophie de la
Misère »[29] . Un an après, Marx répondait par l'ouvrage « Misère de la Philosophie » (1847) et
ils se brouillèrent totalement. Proudhon traite Marx de « Tœnia du socialisme » et Marx le traite d'
« épicier » suprême injure !) et de « saltimbanque fanfaron ». En fait, Proudhon, malgré ses éloges
de Hegel, reste tout à fait étranger à l'esprit de la dialectique, si chère au Marxisme. Malgré son
opposition à Napoléon III, il ne coupe pas les ponts avec le pouvoir impérial, au point d'en être
compromis aux yeux de certains. Malgré ses outrances et ses rudesses antireligieuses et révolutionnaires, il reste, au fond, un réformiste. Exilé en Belgique sous le pseudonyme de « Durfort »,
il s'entend mal avec les réfugiés politiques venus à la suite du 2 décembre, et Napoléon III, lui
accorde une remise de peine.
Sans avoir l'influence du marxisme, sa pensée reste intéressante comme incarnation d'un
ouvriérisme typiquement anti-totalitaire, qui influencera des gens comme Tolain, certains
membres de la Commune de Paris, des syndicalistes comme Pelloutier, des auteurs indépendants
comme Georges Sorel, et jusqu'à des militants d' « Action française » (avant 1914, il existait un «
Cercle Proudhon » groupant à la fois des syndicalistes ouvriers et des Camelots du Roi,
notamment Henri Lagrange, tué à la guerre).
Pareillement, les analogies de sa pensée avec celle de Péguy sont assez manifestes.
55 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
XIX
Le Marxisme-Léninisme
Voulant consacrer l'essentiel de cet exposé au contenu de la doctrine, pour l'exposer et le discuter,
nous renvoyons aux ouvrages classiques pour tout ce qui est d'ordre historique, biographique, etc.
Afin d'éviter toute équivoque, nous tenons à circonscrire exactement l'objet de notre étude :
1. Contrairement à une erreur très répandue, même chez les « intellectuels », le marxisme n'est
nullement une simple solution pratique du problème économico-social : « Le marxisme », a, dit un
de ses commentateurs autorisés, « c'est toute une conception du monde » (Plekhanov). C'est une «
Weltanschauung », qui comporte une théorie de la connaissance, une philosophie de l'histoire, une
morale, une esthétique. Ceci est d'importance capitale, car d'emblée nous voyons l'erreur de ceux
qui veulent ne prendre dans le marxisme que telle ou telle vue qui leur plaît, en rejetant le reste
(qui seul lui donne sens et portée...).
2. Beaucoup d'écoles, et d'auteurs, se réclament plus ou moins directement du marxisme. En
particulier, certains groupes socialistes. Pourtant, nous pensons comme Max Scheler que « les
communistes (sont) les représentants les plus purs du véritable Marx » (« L'idée de paix et le
pacifisme ») sous certaines réserves que nous émettrons plus loin, c'est donc du communisme qu'il
sera essentiellement question dans notre analyse.
3. Un mauvais esprit pourrait nous objecter que tous les intellectuels communistes occidentaux un
peu indépendants quittent le Parti ces dernières années. La chose est parfaitement exacte, et nous
avons étudié ailleurs (travaux pratiques 1959-60) l'œuvre de ces dissidents[30].
Mais enfin, le gros bloc sociologique que constitue le marxisme-léninisme... traditionnel est plus
inquiétant en définitive pour nous que les intellectuels qui le quittent l'un après l'autre (si
dangereux soient-ils pour la cohésion interne du « Parti »). Nous viserons donc fondamentalement
le marxisme-léninisme orthodoxe (nous allions dire : stalinien, car depuis la mort du « Chef
génial », il n'a en fait pas changé), celui de Lefebvre (première manière)[31] et du souverainement
euphorique et triomphant Roger Garaudy, interprète officiel de la bonne parole[32].
4. Dernier problème pour délimiter notre axiomatique : l'U.R.S.S. est-elle vraiment marxiste ou
non ? Beaucoup le nient, depuis les trotskistes jusqu'à Lefebvre (seconde manière), Fougeyrollas,
etc., qui n'y voient qu'une sorte de Césarisme bureaucratique, de totalitarisme policier qui a trahi
l'authentique esprit révolutionnaire. Sans vouloir nous immiscer dans ces querelles de famille,
nous nous bornerons à faire remarquer, avec Chambre[33] que l'idéologie soviétique reste
incontestablement marxiste dans tout son esprit.
En particulier, elle continue à professer le collectivisme, à croire à l'inéluctabilité de la lutte des
classes[34], et par dessus tout, à soutenir une conception radicalement athée et matérialiste de
l'Histoire. Il est donc parfaitement faux de dire, comme certains anti-communistes peu
56 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
clairvoyants, que l'U.R.S.S. ne s'inspire plus d'une doctrine et de juger du bolchevisme uniquement
en termes de stratégie et de tactique, comme une partie d'échecs. Krouchtchev ne disait-il pas,
voici peu d'années : « Nous vaincrons l'Occident avec une arme terrifiante, invincible, dont vous
n'imaginez pas la puissance : nos idées! » (La méconnaissance de ce facteur affaiblit la portée
d'ouvrages par ailleurs lucides et intéressants comme ceux de Burnham, tel : « La domination
mondiale »).
LA DOCTRINE MARXISTE. I. Exposé :
C'est un bloc dont les auteurs sont Marx, Engels et Lénine, plus des penseurs de second ordre
(Plekhanov, etc.). Engels a joué un rôle considérable dans la genèse du « marxisme » officiel.
On nous a reproché dans un journal communiste, de dire que les deux tiers de ce qu'on nomme
« marxisme » en certains milieux vient d'Engels, mais cette boutade comporte pourtant une grande
part de vérité, puisque, par exemple, l'expression de « matérialisme dialectique », n'est pas de
Marx, mais de lui...
Quant à Lénine, même si on trouve sa pensée philosophique pauvre et fruste[35], telle quelle, elle
est un des classiques de base du marxisme officiel, et quiconque s'en écarte est réputé hérétique
par le Parti et ses docteurs accrédités.
A. Les sources du marxisme-léninisme
Aucune doctrine ne naît de rien, le marxisme pas plus que les autres. Une brève analyse de ses
racines nous permettra de la situer.
Nous discernerons surtout :
1. Le socialisme utopique (Fourrier, Saint-Simon, etc.). La chose paraîtra curieuse à ceux qui sont
habitués à entendre toujours parler de « socialisme scientifique », (« scientiste » serait plus
exact...) à propos du marxisme, mais, nous le verrons, ce sont surtout les prétentions qui le sont
chez Marx et Engels[36]. L'idée d'une société parfaitement rationalisée et d'un univers entièrement
domestiqué par l'homme est effectivement un des thèmes favoris du socialisme utopique.
2. Le Darwinisme : Marx et Engels sont enthousiasmés par la théorie de la concurrence vitale et de
la lutte pour la vie, (et il est caractéristique que de nos jours les défenseurs les plus acharnés de la
forme darwinienne de l'Evolutionisme soient précisément des marxistes comme Prenant).
3. L'Hégélianisme : auquel Marx emprunte le rationalisme et la méthode dialectique (thèse,
antithèse, synthèse) appliqué à la nature comme à l'Histoire. Seulement tandis que Hegel était
idéaliste, Marx « remet le dialectique sur ses pieds » (elle était, selon lui, la tête en bas) en lui
donnant pour contenu les faits sociaux et économiques. Ne pas oublier que la première formation
de Marx est philosophique, et que son information économico-sociale est postérieure, venant se
couler dans le moule d'une pensée déjà formée pour l'essentiel.
Remarque : On comprendra que la greffe, ou la symbiose du darwinisme et de l'hégélianisme, qui
sont chacun de leur côté (sans rien devoir l'un à l'autre du reste : Hegel, contrairement à ce qu'on
57 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
imagine souvent, était fixiste en biologie!) des théories de la lutte, et qui conçoivent l'existence
comme un combat perpétuel comportant forcément guerre et destruction, donne au marxisme cet
aspect guerrier et dramatique qui ne peut voir les rapports entre classes que comme une lutte
d'extermination (abstraction faite des conceptions proprement économico-sociales sur le
capitalisme, etc.).
Chez Lénine cet aspect est encore accentué par la lecture admirative qu'il faisait régulièrement des
théoriciens allemands de la guerre totale (surtout Clausewitz).
4. L'athéisme de Feuerbach, et sa théorie de l'aliénation, selon laquelle l'homme se dépouille de
son autonomie pour en gratifier des fictions, telle l'idée de Dieu, qui l'asservissent et stérilisent ses
efforts. Nous verrons plus loin que l'athéisme est la racine la plus profonde du marxisme, et non
point quelque appendice que le pieux chrétien progressiste pourrait enlever comme un pépin de
fruit...
5. L'économie politique libérale et classique (Bastiat, Ricardo), en fonction de laquelle se
construira « Le Capital » et, en général, l'œuvre économico-sociale, pour la critiquer sans doute,
mais en partageant avec elle l'idée si importante (et si fausse) d'un homme pur producteur et
consommateur, (« homo œconomicus ») : Poussez un peu cette notion, et vous avez le
matérialisme historique...
Il faut d'ailleurs noter que le contexte économique du marxisme « date » terriblement, puisqu'il est
constitué par ce que le technologue L. Mumford[37] nomme l'ère « paléotechnique », celle du
premier essor lu capitalisme, avec la machine à vapeur, etc., cadre qui a depuis, été si
profondément modifié que les éc9nomistes marxistes ont bien du mal pour appliquer les vues de
leur maître à la réalité actuelle.
B. Le contenu du marxisme-léninisme.
Plan : attitude devant l'Univers (théorie et pratique). Le matérialisme dialectique. L'évolution de
l'humanité (base superstructure, et action réciproque. Evolution sociale et prise du pouvoir lutte
des classes (Révolution) ; dictature du prolétariat, et société sans classes. Apologie de la pensée
marxiste : un nouvel humanisme.
Attitude devant l'Univers (théorie et pratique) : Le matérialisme dialectique.
En gros, on peut dire que jusqu'à la Renaissance, il y a primauté des valeurs de contemplation
(connaissance désintéressée et amour des valeurs), chez les penseurs grecs comme au Moyen âge
catholique. Avec le XVIe et XVIIe siècles prévaut une attitude tournée vers l'action utilitaire et la
domination de la nature (G. Bacon, Descartes, etc.), qui aura son apogée au XVIIIe siècle
(encyclopédistes) et aux XIXe et XXe siècles. De ce point de vue le capitalisme technocratique et
le bolchevisme sont deux aspects de la même « lancée ».
La chose est exprimée avec une parfaite clarté dans le « manifeste communiste » où on nous dit
que, si jusqu'ici les hommes avaient cherché a connaître le monde, il faut maintenant s'occuper de
le changer (ce qu'un auteur plus récent traduit : « le marxisme est une tentative pour refaire la
création ». La formule va loin !...). Mais, comme le marxisme repousse un utilitarisme et un
58 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
pragmatisme « courts », ou petit-bourgeois, il professe l'unité de la théorie et de la pratique, qui est
un de ses leitmotiv (pas d'action sans doctrine, pas de doctrine sans action, soit politique, soit
technique).
De ce point de vue militant, il n'admet que deux théories de la connaissance : l'idéalisme dont le
type est pour lui la pensée de Berkeley, et dont l'idée maîtresse est que c'est la conscience qui fait
l'univers, la pensée qui crée la nature, et le matérialisme qui professe l'inverse : la pensée est un
attribut de la matière, c'est la nature et l'histoire concrète qui la déterminent : Quiconque n'est pas
matérialiste est idéaliste.
Il y a du reste plusieurs sortes de matérialismes, de valeur inégale : l'un (le plus répandu jusqu'à
nos jours est « mécaniste », il explique tout (même l'Evolution, quand il y croit) par des facteurs
élémentaires, statiques, donnés une fois pour toutes. Il ignore la dialectique de la nature et, surtout,
il est porte à expliquer le comportement de l'homme et son histoire par le facteur biologique, ce
qui l'amène le plus souvent à une conception quasi-fataliste de la destinée (hérédité, etc.)[38].
Au contraire le marxisme-léninisme reprend à Hegel l'idée d'une dialectique ternaire, ou triadique
de la nature, et, surtout, il met l'accent sur le facteur économico-social plus que sur le biologique
(matérialisme économique). Et dans cette perspective « mobiliste », aucune vérité immuable ne
saurait être admise. Tout devient, tout évolue : « Nos idées, nos catégories, sont aussi peu
éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires ».
(Marx, « Misère de la Philosophie »).
2. L'évolution de l'humanité : base, superstructure et action réciproque, application à la Religion.
La base (ou infrastructure) est l'ensemble des rapports d'ordre économique et social concrets. La
superstructure est... tout le reste (le mot « idéologie » est souvent employé aussi, mais il a quelque
chose de péjoratif que le mot a superstructure a ne comporte pas nécessairement). Ici, nous mous
heurtons à un problème aussi classique qu'important : Marx et son école ont-ils oui ou non,
professé que la base explique totalement la superstructure ? Certains interprètes ont essayé, et essayent encore, d'édulcorer ici la pensée du maître en prétendant qu'il a simplement voulu mettre
l'accent sur le facteur économique, trop méconnu par l'idéalisme bourgeois, mais non y réduire
toute causalité historique. De sorte que le marxisme se réduirait en fait à une réaction de bon sens
et à une leçon de réalisme (cf. certains socialistes et certains progressistes chrétiens).
- Et pour nous, la réponse ne fait pas de doute : Le marxisme classique enseigne bel et bien la
causalité totale de la base. « La structure économique de la société est toujours le fondement réel
par lequel toute la superstructure des institutions juridiques, politiques, des conceptions
religieuses, philosophiques et autres[39] de chaque époque historique doit s'expliquer en dernière
instance » (Engels, in « Anti-Dühring »). Ce thème pourrait être illustré de nombreuses citations
de Marx, Engels et Lénine).
- Mais il ne s'ensuit pas pour autant qu'une fois née de la base la superstructure ne possède aucune
efficacité, et se réduise à un pur épiphénomène, comme dans certaines formes mécanistes du
matérialisme :
C'est la notion d'action réciproque, dont les marxistes nous rebattent les oreilles chaque fois qu'on
veut refuser le matérialisme historique : La superstructure réagit sur la base, et la modifie à son
tour. (Il est donc bien insuffisant de se contenter, pour critiquer le marxisme, de citer I' « influence
des idées », par ex. : pour la Réforme ou la Révolution française). Donnons quelques notions sur :
l'application à la religion.
59 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Celle-ci est une superstructure (somme toute, la plus haïe de Marx et de ses continuateurs) elle
s'explique par deux raisons conjointes
a) la peur de l'homme devant les forces de la Nature (idée qui chemine de Lucrèce à Voltaire. Du
reste, il y a chez Marx, et plus encore chez Engels, tout un aspect « XVIIIe siècle » que soulignent
des interprètes comme Naville) - proie de la panique, l'homme invente des êtres mystérieux qui
puissent le protéger.
b) Le prolétaire exploité et malheureux imagine des compensations illusoires (vie future,
Providence, etc.) qui jouent le rôle d'un narcotique (« La religion est l'opium du peuple »),
endormant en partie sa souffrance, mais neutralisant du même coup son action en lui cachant les
vrais problèmes (exploitation sociale, etc.) qu'il lui faudrait résoudre autrement que par la
mystification religieuse. La religion est donc mauvaise par essence, elle est le mal absolu, il faut
l'extirper. Sans doute devrait-elle disparaître avec le capitalisme, dont elle n'est qu'une
superstructure mais ses racines sont profondes, il faut l'attaquer aussi en elle-même, sur le plan
idéologique, et, en fin de compte, par la persécution, après la prise du pouvoir.
(V. suite de la leçon, notamment la discussion sur Marxisme et Christianisme).
3. Evolution sociale et prise du pouvoir : lutte des classes, révolution, dictature du prolétariat, et
société sans classes :
Si c'est le facteur économique qui constitue le moteur essentiel de l'Histoire, quel sera
l'antagonisme qui pourra le plus profondément opposer les hommes entre eux ? Certes pas les
idées pures, ni la race, mais bien les différences de classe sociale (définies uniquement en terme de
propriété, etc.).
D'où cet autre pilier du marxisme : « Toute l'histoire de la Société humaine jusqu'à ce jour
s'explique par la lutte des classes » (Manifeste communiste). « Toute », qu'il s'agisse des
changements de régime politique, de l'évolution de la philosophie, de la création artistique, des
controverses théologiques... C'est toujours la même source fondamentale...
La dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, qui risquait de demeurer purement formelle et
abstraite, reçoit un contenu concret. Thèse et antithèse sont incarnées par le prolétariat et la
bourgeoisie capitaliste, affrontés irrémédiablement[40]. Quand le jeu des contradictions
économiques fera éclater l'édifice capitaliste, c'est-à-dire lorsque la révolution se produira, alors
sonnera l'heure de la dictature du prolétariat (c'est-à-dire, en clair, celle du Parti communiste qui
est censé incarner celui-ci...). Après une phase de lutte et de cœrcition (Lénine parle très
calmement de I' « extermination de l'adversaire » en plusieurs endroits) et après la « construction
du Socialisme », on parviendra à la société sans classe, sorte de paradis terrestre, d'où toutes les
contradictions auront été bannies (la jalousie, l'angoisse, la haine, les divergences de tout ordre
ayant un support économique, qui n'existera plus en ce temps-là). La rude et militaire politique
marxiste-léniniste s'achève en vision idyllique, assez proche de celle des anarchistes libertaires, sur
la disparition de l'Etat, organe d'oppression...
Remarque importante
On doit examiner un peu la manière dont se réalisera ce processus. Remarquons d'abord :
60 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
a) que le marxisme-léninisme est hostile en principe à l'agitation minoritaire de type anarchiste, et
ne se fie qu'à l'action de masse[41].
b) qu'il écarte également le « réformisme » social-démocrate de type occidental, bon tout au plus à
duper les masses sur leurs objectifs véritables et à faire le jeu de la bourgeoisie. C'est dire qu'il
n'accorde de valeur à la conquête parlementaire et légale du pouvoir que si elle est assez facile et
moins onéreuse que la lutte à main armée. Evidemment, si on peut cueillir ainsi un fruit mûr, c'est
préférable aux aléas d'une rude lutte civile à main armée mais uniquement pour des raisons
utilitaires, non par principe moral... car,
c) le marxisme-léninisme n'est absolument pas un pacifisme, malgré la savante utilisation qu'il fait
des sentiments spontanément pacifiques (fondés moitié sur la peur physique, moitié sur l'horreur
morale du massacre) des foules. Nous pourrions ici transcrire de nombreux textes parfaitement
caractéristiques. Qu'on se reporte par exemple, à l'ouvrage de Zinoviev et Lénine « Le Socialisme
et la guerre ». On y lit notamment : « Le pacifisme et le mot d'ordre abstrait de paix sont une des
formes de duperie de la classe ouvrière. Sous le régime du capitalisme et de l'impérialisme, les
guerres sont inévitables. Nous reconnaissons expressément toutes les guerres révolutionnaires, qui,
de 1789 à 1871, on été faites en vue de libérer de l'oppresseur de la nation et du joug féodal, ou qui
s’avèrent nécessaires encore dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Le marxisme n’est
pas un pacifisme... Le mot d'ordre n'est point : Désarmement universel, mais : désarmement de la
bourgeoisie et armement du prolétariat ».
Clausewitz (tant admiré, lu..., et annoté par Lénine...) avait défini la guerre comme « la
continuation de la politique par d'autres moyens », le maréchal soviétique Chapochnikov renchérit
(dans « L'esprit de l'armée ») en ajoutant : « la paix est donc également la continuation de la lutte
par des moyens différents »[42].
4. Apologie de la civilisation marxiste : Un nouvel humanisme.
On assiste alors à une sorte de déferlement de la volonté de puissance communiste : A nous les
lendemains qui chantent, à nous la domestication totale de la planète. Comme nous le disions au
début, on rejoint l'euphorie du socialisme utopique du début du XIXe siècle. Les théories
biologiques elles-mêmes sont choisies en fonction de leur possible utilisation politique[43] : s'il y
a (ce que nient la quasi-totalité des biologistes actuels) une hérédité des caractères acquis, on
pourra créer une sorte de surhumanité nouvelle. L'art est canalisé, domestiqué (jusqu'à la
musique : Chostakovitch et Prokoviev doivent faire de basses autocritiques, rejetant leur
« formalisme » et déclarant vouloir, à l'avenir, suivre le « réalisme socialiste »). De prestigieuses
découvertes scientifiques, qui ne doivent rien à la dialectique marxiste-léniniste, mais seulement à
une organisation très méthodique de la recherche, et au sacrifice d'autres objectifs plus humbles,
comme l'élévation du niveau de vie des citoyens... sont exaltées. On encourage même la diffusion
de la « science-fiction » (de type optimiste, car elle comporte aussi un aspect catastrophique,
cultivé par certains auteurs américains ou européens). Jusqu'où n'ira pas l'homme nouveau
marxiste ? et ses adversaires ont souvent, eux aussi, la conviction de son triomphe inéluctable,
amené par le « sens de l'Histoire »[44].
Il convient donc d'examiner de près cette synthèse d'apparence majestueuse, afin de se rendre
compte du nombre incroyable de contradictions, d'assertions gratuites, d’extrapolations
irrationnelles, et de sophismes logiques qu'elle contient.
61 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
La doctrine marxiste-léniniste (2) : Discussion
Nous suivrons, pour celle-ci, le plan même de l'exposition.
1. Il y aurait déjà beaucoup à dire, au point de départ, sur l'attitude techniciste et utilitaire adoptée,
après d'autres, par le marxisme-léninisme. Beaucoup d'auteurs d'horizons très différents y voient la
mort de la culture, une conception destructrice de la civilisation véritable[45]. Mais nous
passerons d'emblée a ce qui est plus spécifiquement marxiste-léniniste.
- La réduction de toutes les doctrines sur les connaissances à l'idéalisme et au matérialisme est
absolument inacceptable (et, chose à noter, personne ne l'accepte en dehors de l'école marxiste qui,
sur le plan de la nomenclature au moins, fait contre elle l'unanimité des autres philosophies).
L'idéalisme s'oppose au réalisme (v. « vocabulaire technique et critique de la Philosophie », de
Lalande, ouvrage universitaire tout à fait classique) qui professe que le réel ne se ramène pas à la
connaissance que nous en avons, qu'il a une existence propre. Ensuite, le réalisme peut se diviser
en matérialisme, et en spiritualisme. Le premier professe que la matière seule existe, le second,
tout en admettant l'existence du monde matériel, admet également l'existence de facteurs
immatériels (l'âme, Dieu). Mais il n'est pas pour autant réductible à l'idéalisme, il en diffère même
beaucoup.
a) d'abord en soutenant l'existence du monde extérieur, que l'idéalisme ramène à la pensée.
b) et même en se faisant une idée très différente des réalités spirituelles de celle que se fait
l'idéalisme (substantialité de l'âme, transcendance de Dieu, etc.)[46].
Quel bon sens y a-t-il à ranger sous la même étiquette la doctrine d'Aristote, qui repose sur
l'affirmation de la réalité du monde sensible, et celle de Berkeley qui repose sur sa négation ? En
vérité, la conception marxiste se ressent fâcheusement de son caractère avant tout polémique et
pratique : de même que quiconque n'est pas communiste ou apparenté est suspect de fascisme, de
même quiconque n'est pas matérialiste est idéaliste[47].
- Venons-en à la notion de matérialisme dialectique, dont on fait si grand bruit. On nous dit : il
n'est pas une doctrine entre beaucoup d'autres, il est la science elle-même. Loin d'être un
dogmatisme, il est la méthode du savoir en train de se faire. Il diffère en nature du matérialisme
mécaniste. Chacune de ces assertions demande qu'on y regarde de près. On constate alors :
a) que si le mot « dogmatisme », est pris au sens fondamental du Vocabulaire de Lalande
(croyance à l'existence d'une certitude objective), le marxisme est non seulement dogmatique,
mais hyper-dogmatique, se présentant perpétuellement comme la seule doctrine qui vaille, et
traitant toutes les autres avec une grande sévérité.
Dire que le marxisme n'est qu'une méthode, et non une doctrine, c'est proférer une formule vide ce
sens : la méthode, c'est la manière dont la doctrine se construit, et la doctrine, c'est le contenu de la
méthode. Les séparer, c'est opérer une de ces abstractions « formalistes » que les marxistes
pourchassent précisément... chez les autres
- Une des contradictions essentielles du marxisme, c'est l'opposition entre la conception
62 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
« mobiliste » et relativiste de la vérité qu'il professe (à usage externe pour les autres du moins) et
l'intransigeance absolutiste avec laquelle il maintient que son optique permet seule de juger toute
l'Histoire, comme du haut du belvédère. Après avoir bravement « relativisé » toutes les notions de
la philosophie classique, Lénine déclare ingénuement, parlant de sa propre position :
« On ne peut s'écarter de cette doctrine, coulée en acier d'un seul bloc, sans s'éloigner pour autant
de la Vérité objective ». C'est exactement ce que les Anglais nomment une « self-refutation ».
(Platon et Aristote l'utilisaient déjà contre les sophistes grecs...).
b) que le matérialisme dialectique ne diffère pas - et il s'en faut - du matérialisme « vulgaire » ou
mécanisme autant qu'on veut bien nous le dire. Effectivement, s'il contient bien un facteur
(hégélien d'une part, et économique de l'autre) qui lui est propre, il accepte quand même l'idée
fondamentale de tout matérialisme, à savoir la réduction de la pensée au mouvement (matériel).
Lorsque Marx écrit : « L'idée n'est que le monde matériel transposé et traduit dans le cerveau
humain », quand Engels déclare : « La pensée et la conscience sont un produit du cerveau
humain » (anti-Dühring), quand Lénine dit : « Notre conscience et notre pensée ne sont que les
produits d'un organe matériel, corporel, le cerveau » (matérialisme et « empiriocriticisme ») et
qu'il fait l'éloge de Haeckel, on se demande si on est bien éloigné du mécanisme matérialiste de
d'Holbach ou de Le Dantec. La chose est tellement manifeste que d'excellents connaisseurs du
marxisme, et qui lui sont favorables par surcroît, comme Naville, se sont plu à rapprocher tant
qu'ils ont pu le matérialisme dialectique du matérialisme classique[48].
c) le matérialisme n'est pas du tout la science, il est à sa façon, une métaphysique.
Tout ce que la science nous fait connaître, ce sont des rapports, ou relations, entre phénomènes,
elle n'atteint pas l’« en soi » des choses. Par exemple, on discerne certains rapports entre l'activité
mentale et la vie organique. Mais si l'on affirme leur identité, on fait un bond injustifié, on passe
de l'ordre de la constatation positive à celui de l'interprétation systématique, il s'agit de
philosophie, et même de métaphysique au sens consacré. C'est tellement vrai que le matérialisme
est né bien avant le développement de la science moderne, qu'il est une attitude aussi vieille que la
philosophie, qu'il y avait des matérialistes plusieurs siècles avant notre ère, avant la physique,
avant la biologie scientifique. C'est tout simplement une des manières possibles (que nous croyons
fausses) d'interpréter les rapports de la pensée et du corps. Et, dans l'époque moderne, ce ne sont
pas les savants, contrairement à une erreur courante, qui professent le matérialisme, ce sont, soit
des philosophes (Marx en est un), soit des vulgarisateurs ou des hommes d'action révolutionnaires.
En particulier, il n'y a aucun rapport entre les découvertes effectuées par les savants communistes
et la philosophie marxiste-léniniste. Celui-ci, en dehors de l'U.R.S.S., ne rallie qu'assez peu de
savants en renom, la plupart lui sont réfractaires. Et si on lit quelques publications communistes,
on voit que le marxisme n'intervient en rien dans leur recherche : simplement, il y a des citations
plus ou moins copieuses de Marx, d'Engels, et de Lénine (celles de Staline, si nombreuses voici
quelques années, ont disparu !...) mais le raisonnement scientifique lui-même n'en est en rien
transformé[49].
2. Base et superstructure : Philosophie et religion
Tous les marxistes-léninistes font, à l'unisson, leur profession de foi : toute la superstructure
s'explique par la base, c'est un dogme qu'on ne saurait mettre en doute (ni du reste prouver au sens
63 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
rigoureux du terme...). Seulement, au moment d’appliquer ce prestigieux principe, ils se divisent
en deux courants très divergents : les uns jouent bravement le jeu jusqu'au bout. Ils expliqueront la
guerre de 1914 par tel ou tel facteur monétaire, par l'état des récoltes en Europe centrale ou
orientale, etc. En matière de philosophie, c'est encore plus pittoresque : Boukharine, qui fut
longtemps un des maîtres a penser du marxisme-léninisme officiel, expliquait gravement que la
théorie aristotélicienne de l'acte et de la puissance, de la matière et de la forme, est une projection
idéologique de l'esclavage antique[50], que les conceptions de saint Thomas d'Aquin sur les anges
sont une traduction sublimée de l'état féodal. Pareillement, Mougin (mort prématurément, mais qui
était un des espoirs du Parti communiste) expliquait la renaissance du thomisme par l'influence du
Comité des Forges, épouvanté par l'essor du marxisme, et la philosophie existentialiste de
Heidegger par le Nazisme... De telles acrobaties intellectuelles (si l'on peut dire !...) portent en
elles-mêmes leur propre condamnation, et les marxistes plus intelligents ou plus honnêtes les
rejettent sévèrement.
Mais alors, que font-ils ? Tout en faisant, comme les « simplistes », leur profession de foi, ils se
gardent bien d'appuyer trop, et d'abaisser une perpendiculaire bien droite de la doctrine au donné.
Ils insistent tellement sur la consistance des superstructures et sur leur dynamisme propre qu'ils
disent (parfois) des choses très utilisables, mais qui n'ont plus rien de spécifiquement marxisteléniniste. De sorte que le fameux principe sur la causalité de la base est excellent, mais à condition
qu'on ne veuille pas vraiment s'en servir (comme certains instruments prestigieux vendus au
marché, qui cassent dès qu'on veut sérieusement les utiliser).
- Incapable d'expliquer vraiment la Philosophie, le marxisme-léninisme classique l'est plus
manifestement encore lorsqu'il s'agit de rendre compte de la Religion.
La peur ne joue de rôle essentiel que dans les formes inférieures de la vie religieuse, non dans ses
formes supérieures (v. l'Evangile). Il y a, conjointement, un facteur intellectuel et un facteur
affectif supérieur : un ethnologue moderne (et du reste incroyant) a pu dire que « les religions sont
nées parce que l'homme est un animal qui se pose des questions ». Toute religion est une tentative
pour expliquer l'Univers et la destinée humaine. (Ceci, Comte, tout en jugeant faussement de la
valeur de la religion, l'avait bien compris sur le plan psychologique). Par ailleurs, il y a, dans une
religion digne de ce nom (« Le Christianisme, disait Renan lui-même, c'est la plus caractérisée et
la plus religieuse des religions ») un appel vers l'amélioration morale, la purification, la perfection,
qui n'a rien d'égoïste ni d'utilitaire. Quant au rôle oppresseur de la religion sur le plan social, il est
facile de constater que le marxisme-léninisme confond ici deux choses manifestement différentes :
l'essence même, le « Wesen » du fait religieux, sa structure foncière et l’utilisation qui a pu en être
faite en certaines circonstances historiques particulières qui n'engagent pas la question de
principe[51].
Nous consacrerons plus loin un paragraphe distinct à la question de savoir si on peut en quelque
manière concilier christianisme et marxisme-léninisme : ce problème tiendrait ici trop de place.
3.
Evolution historique, etc.
C'est encore le problème base-superstructure que nous retrouvons ici, mais sous un autre biais,
celui des rapports entre facteur économique et facteur politique. La question est capitale pour une
juste évaluation du marxisme, car c'est un des points où nous le croyons le plus mystifiant : d'où
ce paragraphe :
64 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Facteur politique et facteur économique :
Il est entendu, en bonne orthodoxie marxiste-léniniste, que les institutions (et les événements)
politiques sont une superstructure dont le facteur économique est la base.
Or, nous soutenons catégoriquement que cette vue est fausse, ceci pour plusieurs raisons :
- D'une façon générale, le marxisme-léninisme s'est donné facilement le beau rôle en rappelant à
l'idéalisme bourgeois que l'homme ne vit pas seulement de belles abstractions, mais qu'il doit
manger, se vêtir, se loger, etc. S'ensuit-il que le facteur économique ait réellement la valeur
explicative qu'il lui confère ? Si nous avions le temps, nous reprendrions ici le schéma
aristotélicien sur la causalité multiforme (matérielle, formelle, efficiente, finale[52]). Le facteur
économique a un rôle très réel, au plan de la causalité matérielle. Ce n'est pas le sous-estimer que
de le comparer aux matériaux avec lesquels un fait quelque chose, puisque sans eux, on ne ferait
rien ! Seulement, expliquer l'histoire humaine par son conditionnement matériel, c'est comme de
vouloir « expliquer » une cathédrale gothique en disant : « c'est de la pierre », ou un tableau de
Vélasquez en disant que c'est du chrome ou du cobalt, étalé sur de la toile...
- Un historien très favorable au Jacobinisme (Mathiez) dit à peu près mot pour mot que la misère
fait des émeutes, mais pas de révolution. L'idée est reprise par des gens aussi diversement orientés
que Donoso Cortès (v. leçon XV-2) et Camus... Il y a des peuples objectivement affamés qui ne
réagissent pas, et des milieux sociaux de haut niveau de vie qui sont communistes[53]. Ceci,
Lénine le savait du reste pertinemment, puisqu'il écrit, citant Kantzutsky, et reprenant à son
compte la pensée de celui-ci : « La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la
lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui surgit spontanément... Point ne serait besoin
(d'introduire dans le prolétariat la conscience de sa situation) si cette conscience émanait
naturellement de la lutte des classes »[54]. La Révolution française n'aurait pas eu lieu sans
l'action des Sociétés de Pensée[55] : l'Ancien Régime avait traversé des crises au moins aussi
graves, du temps d'Etienne Marcel ou des Frondes, par ex. mais la doctrine, facteur spécifique et
décisif, n'y était pas, ce qui sauva alors les institutions.
Nous allons esquisser une critique aussi précise que possible, en prenant par exemple les origines
de l'humanité et l'époque actuelle.
Marx, comme Rousseau (malgré ses prétentions « scientifiques ») aime à raisonner sur les origines
de là Société, méthode dangereuse où l'hypothèse risque constamment la gratuité. Mais acceptons
le procédé : Il dit à peu près : les premiers hommes ont bien dû vivre, manger, se défendre contre
les périls de toute sorte, c'est le facteur économique, en sa racine. Le reste (organisation politique,
religion, etc.) est venu après, et conditionné par les problèmes de subsistance matérielle.
Eh bien, nous nions absolument la valeur de ce raisonnement. Les dits premiers hommes, pour
subsister, ont dû se donner, plus ou moins spontanément une organisation : commandement,
répartition des tâches, etc., c'est-à-dire une structure politique qui constitue en quelque sorte le
cadre, le quadrillage qui seul rend l'économique possible et viable.
- Passons à l'époque actuelle : un auteur marxiste, ironisant vers 1930 contre la pensée
maurrassienne, écrivait : « que signifie le « politique d'abord »[56] à un moment où un ministère
65 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
est renversé sous la pression des groupes financiers ? ». La réponse est facile : « C'est parce que la
République parlementaire est un régime faible, ou la soi-disant « opinion » est manœuvrée par les
groupes de pression, que le Gouvernement tombe si facilement : essayez donc de faire tomber un
chef d'Etat autoritaire par le même procédé ! C'est donc encore ici la structure politique qui garde
le rôle essentiel...
- Ceci s'applique à la vie ordinaire des sociétés, à ce qu'on nomme (très approximativement) le
temps de paix. Mais c'est vrai aussi des guerres.
- Beaucoup de gens sont marxistes sans le savoir : d'abord parce qu'ils acceptent sans discussion le
vocabulaire et la position marxiste des problèmes, avec l'espoir fallacieux d'en critiquer ensuite
(timidement) les conclusions[57]. En particulier, ils croient faire preuve d'intelligence en répétant
passivement que « toutes les guerres ont des causes économiques », et en expliquant (?) les
événements uniquement en fonction du caoutchouc, du pétrole, etc. Or, c'est une pseudo-évidence,
et, en fait, un manque de clairvoyance et de profondeur : un psychiatre et caractérologue
autrichien, Alfred Adler, critiquant le rôle accordé par Freud à la sexualité, montre que, plus
profondément que la fameuse « libido », existe une tendance à l'affirmation du moi, sorte d'équivalent de la volonté de puissance. Sans nier pour autant toutes les observations de Freud, on peut leur
donner une interprétation toute différente. Ainsi peut-on procéder avec le marxisme vis-à-vis du
facteur économique[58]. Il y a, entre les nations comme entre les individus, des rivalités de
prestige, des jalousies, des rancunes (nous reviendrons plus loin sur la spécificité du facteur
national par rapport aux autres éléments constitutifs des sociétés). Dans cette course à la gloire, à
la suprématie sociologique, chacun cherche à acquérir le plus grand nombre possible d'atouts
matériels lui permettant de manifester sa puissance : d'où la course aux débouchés maritimes, aux
puits de pétrole, etc., qui sont des moyens dont se sert la volonté de puissance, et nullement la
cause ultime des comportements de groupe[59].
- Il est donc absolument impossible de privilégier le facteur économique au détriment du politique
comme le fait le marxisme : les docteurs du marxisme-léninisme le reconnaissent d'ailleurs
équivalemment par leur manière effective de raisonner : Marx, dans « Le dix-huit brumaire de
Louis Bonaparte » (à propos du Coup d'Etat du 2 décembre), comme dans ses écrits (tardivement
édités) sur la Russie et son histoire, s'en tient à des analyses proprement et spécifiquement
politiques. Et le comportement effectif du Parti communiste dans le monde entier n'est-il pas un
hommage rendu à la priorité du politique, le Parti cherchant partout à s'emparer de l'appareil
gouvernemental, et, suivant la belle expression d'un spécialiste (lui-même de formation marxiste)
faisant passer « l'économie politique après la politique économique » ?.
- En particulier, le marxisme-léninisme passe entièrement à côté du facteur national, il en
sous-estime constamment la portée en y voyant une superstructure. De nombreux auteurs, qui
n'avaient par ailleurs rien de commun, ont souligné le caractère erroné de cette position, de l'athée
et libre-penseur Bertrand Russell[60] à l'ex-communiste Arthur Kœstler[61] en passant par le
technologue Lewis Mumford et l'historien de gauche Bourniquel[62]. Citons, au hasard : « Les
luttes nationales se coupent à angle droit avec les luttes de classes » (Mumford)[63].
« Partout où le nationalisme s'est trouvé en contradiction avec l'idéologie sociale, le nationalisme
l'a emporté : la Grèce fasciste de Métaxas, s'est battue contre l'envahisseur fasciste italien, etc.
»[64]
66 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
La lutte des classes :
Que penser du thème, si important pour le marxisme-léninisme, de la lutte des classes ? Nous
pensons qu'ici il faut faire une distinction fondamentale. Il y a, pour nous, deux erreurs
symétriques : l'une qui est celle du conservatisme libéral et « bourgeois » (pour lequel nous
n'éprouvons, répétons-le une fois de plus, aucune espèce de sympathie) et suivant laquelle une
harmonie sans mélange régnerait entre classes sociales sans les méchants agitateurs qui viennent
artificiellement attiser les conflits - l'autre qui, inspirée conjointement de Darwin, de Hegel, et
même de Clausewitz, ne voit les rapports entre hommes que sous l'angle du conflit, et qui est celle
de Marx, Engels, et Lénine. Notre conception est tout autre : nous croyons à l'existence d'une
nature humaine. Nous pensons, en conséquence, que la société doit être civilisée, c'est-à-dire
différenciée, c'est-à-dire hiérarchisée, c'est-à-dire non-égalitaire[65]. Il y a donc une hiérarchie
sociale qui est naturelle, qui correspond aux nécessités les plus fondamentales du corps social. Elle
peut grincer, elle peut dégénérer, elle peut donner lieu à des abus et à des injustices qu'il faudra
alors combattre et corriger, elle n'est néanmoins pas, par essence, mauvaise, perverse, viciée : si le
capitalisme libéral est mauvais (et il l'est) la distinction des échelons sociaux n'est pas en soi et
fatalement une source de haine et de conflits qui ne puisse se résoudre que par l’« extermination
de l'adversaire ». Il y a des luttes entre classes, hic et nunc, il n'y a pas LA lutte des classes, conçue
dans une perspective qui rappellerait la conception des Cathares et autres manichéens sur
l'antagonisme du Dieu du Bien et du Dieu du Mal...[66]
MARXISME ET CHRISTIANISME
Nous ne pouvons terminer cette étude sans traiter d'un problème sans cesse agité à l'heure actuelle.
Comment situer réciproquement Marxisme et Christianisme ? En particulier, un chrétien peut-il
collaborer avec les marxistes dans sa lutte politico-sociale ?
Nous avons déjà indiqué que l'athéisme n'était absolument pas une pièce rapportée, ou un élément
adventice dans le marxisme, mais bien une des idées maîtresses, voire même l'inspiration foncière
du système. La chose est dite en termes fort nets par les interprètes les plus officiels de la pensée
marxiste, tel A. Cornu, etc. On peut même dire que, bien loin que la critique marxiste de la
religion ne soit qu'un corollaire de la critique du libéralisme économique contenue dans « le
Capital » (comme le croient sottement trop de chrétiens de notre pays), c'est rigoureusement
l'inverse qui est vrai : Le schéma de l'aliénation, dont l'essentiel est dû à Feuerbach, et qui
s'applique aux rapports entre l'homme et Dieu, est appliqué par Marx à la société capitaliste.
Nous parlions du présent problème, voici quelque temps, avec une haute personnalité romaine.
Celle-ci nous déclara : « Je n'arrive pas à comprendre l'attitude de certains catholiques français,
qui essaient perpétuellement de maintenir le contact avec le communisme : l'opposition totale est
pourtant trop manifeste, et ceci à trois échelons les doctrines sont entièrement antagonistes et
inconciliables l'une avec l'autre. L'Eglise est intervenue à de multiples reprises pour dire ce qu'il
fallait en penser, ce qui, pour un chrétien catholique devrait trancher le débat. Enfin, il y a
l'épreuve des faits partout où le communisme est au pouvoir, il s'acharne à détruire la religion
chrétienne ».
Ces paroles autorisées nous donnent un plan tout tracé :
67 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
1. Caractère intrinsèquement inconciliable des doctrines.
Elles s'opposent en effet en ce qui concerne l'idée qu'elles se font de la réalité dans leur hiérarchie
des biens et des maux : dans le but qu'elles s'assignent ; et, enfin, dans le choix des moyens.
a) Pour le chrétien (et, en général, pour le spiritualiste et l'homme religieux monothéiste) le monde
matériel existe certainement, il est l'œuvre de Dieu, et nous ne devons ni le mépriser, ni le
négliger, mais la réalité suprême, c'est Dieu et le monde spirituel beaucoup plus riche et dense que
l'univers matériel. Le moindre acte de foi proclame cela, et les saints en font le centre de leur vie.
Pour le marxiste, seule la matière existe, la pensée n'en est qu'un effet, et tout ce qui concerne le
monde spirituel est pure fantasmagorie, mystification néfaste qu'il faut extirper.
b) Pour le chrétien, le mat suprême, la seule aliénation intégrale, c'est le péché, la faute morale.
Comparativement à cela, le reste est secondaire. Pour le marxiste, la notion de péché est
mystifiante et irrationnelle, le mal suprême. c'est la souffrance qui résulte de l'oppression sociale.
c) Pour le chrétien, il ne faut certes pas se désintéresser de la vie des hommes ici-bas, et il faut
combattre l'injustice, mais enfin notre demeure ultime est aux cieux, et notre espérance porte sur le
Royaume de Dieu, non sur la technique et la rationalisation des moyens de production. Pour le
marxiste, « notre paradis, c'est sur terre que nous le ferons » (Maurice Thorez. reprenant un mot de
Marx), le reste est chimère haïssable.
d) Pour le chrétien, il y a des moyens d'action qui sont intrinsèquement illégitimes, qu'il ne faudra
jamais employer, quel qu'en puisse être le bon effet temporel (puisque le péché est le plus grand
des maux). Pour le marxiste, est bon ce qui sert la cause de la Révolution, est mauvais ce qui s'y
oppose[67], de sorte que c'est merveille de voir les bonnes âmes s'étonner lorsque le communisme
utilise des procédés tels que le mensonge, la calomnie pour déconsidérer un adversaire, les procès
préfabriqués, la liquidation physique des individus ou des groupes, etc. Dans son optique, il aurait
bien tort de se paralyser par un scrupulisme petit-bourgeois, puisqu'il s'agit de rendre en définitive
l'homme heureux[68].
Comment dès lors un chrétien pourrait-il collaborer, même sur le plan purement pratique (?) avec
le Parti communiste ? On n'arrive même pas, logiquement parlant, à comprendre comment certains
ont pu le croire, et persévérer encore actuellement dans cette voie (ce qui prouve que certains
esprits sont capables de se refuser même aux évidences).
2. Condamnation formelle du communisme par l'Eglise (ce paragraphe s'adresse essentiellement
aux catholiques, mais un incroyant honnête pourra au moins comprendre pourquoi l'accord est
impossible).
- Les textes sont nombreux. Nous ne rappellerons que trois documents particulièrement
caractéristiques : d'abord, l'Encyclique « Divini Redemptoris » de Pie XI (1937)[69] qui est
particulièrement sévère (« Le communisme se montre sauvage et inhumain à un degré qu'on a
peine à croire, et qui tient du prodige... Le communisme est intrinsèquement pervers et l'on ne peut
admettre sur aucun terrain de collaboration avec lui, de la part de quiconque veut sauver la
civilisation chrétienne. Si quelques-uns, induits en erreur, coopéraient à la victoire du communisme dans leur pays, ils tomberaient les premiers, victimes de leurs égarements »). Sur le plan
pratique, le Saint-Office, dans un décret du ler juillet 1949, porte des sanctions canoniques contre
ceux qui collaboreraient avec le communisme. Une autre décision du Saint-Office est intervenue le
14 avril 1959, toujours dans le même sens. Ajoutons enfin les nombreuses condamnations de
68 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
publications et de groupes progressistes par Rome, qu'il s'agisse des pays libres (« jeunesse de
l'Eglise », « quinzaine », etc.)[70] ou des pays de démocratie populaire (Pologne principalement).
On voit mal comment un catholique peut passer outre, en sécurité de conscience, à de telles
barrières.
3. Persécutions antireligieuses
Il semble que beaucoup, sur ce point, ne soient pas au courant, ou plutôt : s'évertuent à ne pas
savoir. On ressasse toujours, en milieu progressiste, la formule communiste : « Nous ne voulons
pas faire de martyrs », mais on la prend à contresens : elle signifie seulement qu'il ne faut pas
molester ou tuer les prêtres ou les laïcs catholiques pour motif avoué d'ordre doctrinal, mais elle
n'interdit pas, elle conseille même, de les disqualifier et de les liquider sous des prétextes
politiques (sabotage de la réforme agraire, activités fascistes, etc.), ce qui est toujours possible
avec un Parti tout-puissant et une police omniprésente, là où le communisme est au pouvoir. Car
après la prise du pouvoir, il faut liquider la religion.
En Russie, ce fut pendant des années une persécution sanglante qui coûta la vie à d'innombrables
chrétiens, orthodoxes et autres. Si, sous Staline, il y eut la mise sur pied d'un « modus vivendi », il
ne faut pas perdre de vue ses intentions intéressées (asservir à l'Etat soviétique ce qui s'obstinait à
survivre de l'Eglise orthodoxe russe), et l'inégalité flagrante du statut qui accorde aux croyants la
« liberté de pratique religieuse » (encore ne voyons-nous guère de fonctionnaires ou d'agents de
l'Etat s'y risquer...). Tandis que l'athéisme a la « liberté de propagande antireligieuse ». Or, comme
tout l'enseignement est aux mains de l'Etat bolchéviste, de l'école primaire aux universités, comme
toutes les maisons d'édition sont également d'Etat, comme tous les journaux, revues, etc., sont
d'Etat, on voit la disparité de condition : si la survivance de la religion en Russie prouve une
chose, c'est le besoin d'absolu qui habite le cœur de l'homme, et la puissance de l'action de Dieu,
mais certainement pas la générosité du communisme !
- La chose est d'ailleurs particulièrement flagrante lorsqu'il s'agit des pays de démocratie
populaire[71], Sait-on, par exemple, que quatre évêques catholiques albanais sur cinq sont morts
(en prison, ou fusillés) ? Qu'en Roumanie, la proportion est sensiblement la même ? Quant à la
Chine, les faits ont eu assez de publicité pour qu'on ne puisse tout étouffer... Et la Hongrie ? et la
Tchécoslovaquie ? Et la Bulgarie ? Et la Pologne ? Nous avons les statistiques et les noms propres
sous les yeux, et nous regrettons de ne pouvoir tout transcrire[72].
- Nous croyons n'avoir pas besoin d'insister maintenant sur l'incompatibilité absolue du marxismeléninisme et du christianisme traditionnel. Signalons tout de même l'absolue fausseté du propos, si
répandu en France en certains milieux et d'après lequel on ne doit lutter contre le communisme
que par la prière et par les réformes sociales, en « faisant mieux que lui » (ce qui suppose qu'il fait
bien, si cette formule de Joseph Folliet a un sens).
En réalité, il y a bien un problème urgent et réel d'amélioration des niveaux de vie, surtout pour
certains pays particulièrement défavorisés, mais il y a aussi :
a) une lutte doctrinale, qui oppose au marxisme-léninisme des constructions solides et « en dur » ,
non quelque gélatine pseudo-chrétienne, qu'il s'agisse de théologie, de philosophie pure ou de
théorie politique. Effectivement, l'attrait du communisme sur les jeunes vient en grande partie de
sa massivité affirmative, et de son caractère de « système du monde » (v. début de la leçon) et
b) un devoir strict pour les pouvoirs publics (s'ils font leur métier) de mettre un frein à la
69 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
subversion, par des moyens honnêtes, mais fermes. On ne peut laisser se développer à son gré un
mouvement dont le but avoué est la liquidation de toute opposition. Ou alors, c'est qu'on est
masochiste (cela arrive). Nous ne sommes nullement des prédicateurs de croisade antisoviétique
comme on nous en a accusé, nous ne faisons qu’énoncer une doctrine toute traditionnelle,
rappelée par Pie XI lorsqu’il exhortait sur ce point les Etats à la vigilance, dans les années
d’avant1939.
70 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
xx
Charles Maurras[73]
VIE : 1868-1952. Provençal (de Martigues). Fils de petit fonctionnaire. Jeunesse à Paris, vie
d'homme d'action et d'écrivain (journaliste politique, critique littéraire, poète). Académicien,
Majoral du Félibrige. Chef de 1' « Action Française », avec Léon Daudet. Plusieurs fois
emprisonné. Mort en résidence forcée[74].
Sa pensée a inspiré toute une école, comprenant des écrivains et critiques (H. Massis et,
longtemps, Bernanos), des historiens (Jacques Bainville, Pierre Gaxotte, etc.), des philosophes
politiques (Ch. Benoist), etc. On a comparé son mode d'action à celui de l'Encyclopédie. Et, de
fait, les jeunes gens de 1961 ne se font généralement pas idée de la profondeur avec laquelle
l'action maurrassienne s'exerça, durant des décades, dans les carrières libérales, le monde
universitaire, les milieux littéraires, et jusque dans certaines couches populaires (surtout dans
l'ouest et dans le midi). Encore actuellement, on lui consacre d'importants travaux dans plusieurs
universités étrangères, notamment - chose curieuse ! - aux Etats-Unis (Columbia University, etc.).
OEUVRE : Elle est abondante, et sa richesse littéraire est universellement reconnue. Ce n'est
pourtant pas celle-ci qui nous retiendra présentement, mais bien le contenu doctrinal des écrits
maurrassiens. Il existe un certain nombre d'ouvrages sur 1' « Action Française »[75], mais nous
citerons simplement ici : « Mes idées politiques » (Grasset), « Réflexions sur la Révolution de
1789 » (Les îles d'Or), « de Démos à César » (Ed. du Capitole), « L'avenir de l'Intelligence »
(Flammarion), sans parler du monumental « Dictionnaire politique et critique »(Fayard).
- La pensée maurrassienne (Traits généraux)
Les sources en sont multiples : il y a d'abord la « Politique » d'Aristote, dont Maurras faisait grand
cas ; l'œuvre de Bossuet ; celle d'Auguste Comte, auquel Maurras attribue une grande valeur sur le
plan proprement politique ; des textes d'écrivains très divers, tel Balzac, Sainte-Beuve, Renan
(celui de la « Réforme intellectuelle et morale » ; Taine (« origines de la France contemporaine »),
etc.
Maurras en tire l'idée d'un empirisme historique, qu'il nommera « empirisme organisateur ».
Disons dès maintenant que Maurras n'a subi strictement aucune influence nietzchéenne, que
toujours il a détesté et repoussé l'esprit de Nietzsche[76]. Il reproche à celui-ci son inhumanité, sa
démesure, son individualisme anarchique, etc...
La pensée de Maurras, bien que longtemps fermée à la métaphysique et à l'aspect transcendant du
christianisme, peut se caractériser comme un réalisme intellectualiste. Opposée à l'idéalisme (v.
leçon I sur cette notion) dans lequel il voit un des principaux dangers pour la civilisation, il
accorde la primauté à l'intelligence sur l'élan aveugle et sur l'affectivité tumultueuse. C'est
pourquoi il combat l'esprit du Romantisme, pour lui synonyme d'incohérence et de destruction (v.
« Romantisme et Révolution »).
Maurras croit fermement qu'il existe une vérité politique, et ceci en deux sens :
71 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
a) il y a d'abord des principes démontrables, et valables pour toute société quelle qu'elle soit,
Maurras, très hellénique sur ce point, croit, comme Aristote, comme Comte, comme Camus, qu'il
existe une nature humaine fondamentalement stable à travers le temps et l'espace (v. plus loin sa
discussion du Libéralisme et de la Démocratie). En ceci, sa pensée s’oppose à celle de Hegel, de
Marx, de Sartre.
b) des aspects relatifs à tel pays et à telle époque.
Ici, Maurras est opposé à l'esprit d'abstraction et au faux universalisme du XVIIIe siècle
(notamment à Rousseau, sa bête noire). On ne saurait gouverner de la même manière des peuples
de civilisation différente. Le même régime concret ne convient pas à tous (ainsi, Maurras n’a
jamais cru qu'il fallait être monarchiste en Suisse ou aux Etats-Unis). Il est même favorable, à
l'intérieur de chaque nation, au régionalisme et à la décentralisation.
- Ses idées politiques (détail)
Pour plus de clarté, nous diviserons cet exposé en deux parties
I. l'aspect négatif, ou critique des erreurs
II. l'aspect positif, la théorie des institutions bienfaisantes.
I. CRITIQUE DES ERREURS
Pour Maurras, on peut ramener celles-ci à trois idées fondamentales : le Libéralisme, la
Démocratie, et l'Humanitarisme.
A. Le Libéralisme ne fait qu'un avec l'individualisme (on peut dire : « individualisme libéral » ou
« libéralisme individualiste », peu importe). Il peut s'incarner dans trois domaines différents :
politique, économique, religieux.
1. Le Libéralisme politique est sévèrement traité par Maurras, (qui, comme Auguste Comte, en
voit la source profonde dans la Réforme luthérienne). Tout d'abord, il méconnaît ce que l'homme
doit à la Société. Une société civilisée, c'est une société ou l'homme trouve beaucoup plus qu'il
n'apporte. Même le plus intelligent d'entre nous, même l'homme de génie, est toujours inférieur à
l'ensemble du corps social, puisque celui-ci compte non seulement la masse des médiocres, mais
encore de nombreux esprits supérieurs[77]. Déjà Aristote disait que celui qui refuse la vie sociale
est une brute ou un Dieu (nous pourrions dire une bête ou un ange). La logique interne de
l'individualisime libéral est donc anarchiste : Il n'y a qu'une différence de degré, et non de nature
entre l'anarchiste qui lance la bombe et le bourgeois bien vêtu qui sape la cohésion sociale au nom
des « lumières »...
Anarchiste dans son esprit, le libéralisme classique est donc incapable de gouverner. De deux
choses l'une, ou bien il joue le jeu de ce que Max Weber nommait le « libéralisme héroïque », il
laisse pleine liberté à tous ceux qui veulent le détruire, depuis le communiste jusqu'au fasciste, et il
se condamne à mort lui-même (v. l'effondrement de ce type d'Etat, avec Kerensky en Russie,
Karolyi en Hongrie, Giolitti en Italie, Brüning en Allemagne, etc.) ou bien il déclare qu'il n'y a
pas de liberté pour les ennemis de la Liberté ; mais, comme c'est lui qui a le pouvoir de les définir,
il saborde son propre principe. On aura alors le libéral de droite, qui pourchasse les communistes
et laisse faire le fascisme, et le libéral de gauche, déjà gagné virtuellement au « sens de
72 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
l'Histoire », et dont toute la sévérité est réservée aux gens de droite, alors qu'il laisse le
communisme monter partout.
Ce n'est pas dire pourtant que Maurras soit totalitaire, tant s'en faut : s'il défend la Monarchie
traditionnelle (v.. IIe partie de l'exposé), c'est dans la mesure même où elle lui semble un régime
d'équilibre, évitant à la fois la tyrannie césarienne et l'anarchie libérale.
Citons ces vues de simple bon sens :
« La liberté n'est pas un principe, la liberté n'est pas une fin. Comme l'autorité..., la liberté n'est qu
un moyen[78] ici fort bon, ailleurs détestable, variant avec le temps, les circonstances, et les
lieux »[79]. « Les libertés qui secondent l'essor national[80] sont à favoriser, les libertés qui n'y
nuisent pas sont à respecter, les libertés qui risquent de le contredire sont à surveiller, les libertés
qui le contredisent directement sont à réfréner »[81]. « Le premier sens de l'idée de liberté est
parfaitement négatif : absence d'entraves. Pour s'entendre, il faut définir les entraves dont il s'agit.
Celles qu'on met aux criminels, aux fous, aux enfants même, peuvent avoir leur utilité... celles
qu'on se met à soi-même peuvent constituer la vertu, c'est-à-dire le plus haut degré de puissance,
aussi bien que dégénérer en impuissance pure. Ces entraves sont donc tantôt bonnes, tantôt
mauvaises : il en est ainsi de la Liberté ».
« Passons au deuxième sens, au sens positif du mot liberté c'est celui de pouvoir. Pouvoir de quoi
faire ? Et aux mains de qui ? Le pouvoir de détruire n'est pas le pouvoir de construire, le pouvoir
du scélérat et de l'insensé, le pouvoir du sot, le pouvoir de l'homme de bien et de génie, peuvent-ils
être réduits au même principe ? Là encore, il faudrait préciser, expliquer, (lé finir »[82].
2. Libéralisme économique. On connaît assez les méfaits moraux, sociaux et matériels, du
capitalisme libéral pour que nous puissions passer plus rapidement sur ce point, au sujet duquel
nous n'attendons guère de résistance de la part d'un auditoire universitaire et jeune. Que celui-ci
sache, précisément, que Charles Maurras a critiqué toute sa vie cette forme inhumaine de la grande
propriété privée. Un théoricien comme La Tour du Pin (« jalons de route », « Pour un ordre social
chrétien ») et toute une école d'économistes et de sociologues chrétiens sociaux[83] étaient dans
les meilleurs termes avec Maurras et les dirigeants de 1' « Action Française »[84]
3. Libéralisme religieux. Celui-ci n'entre pas directement dans l'objet de notre exposé, ni, du reste,
dans l'optique de Maurras qui en envisage surtout les conséquences intellectuelles et politiques.
Rappelons simplement qu'il ne faut pas confondre la charité et la tolérance, qui sont un bien, avec
l'indifférentisme doctrinal et le relativisme sceptique qui sont trop souvent au fond de la mentalité
dite libérale, et que les Encycliques de Grégoire XVI, Pie IX, Léon XIII[85] et Saint Pie X
notamment ont constamment repoussés.
B. La Démocratie, celle-ci peut se ramener à une essence fondamentale à travers la diversité des
formes particulières (Maurras pratique ici une méthode très analogue à la « réduction éidétique »
de Husserl : faire varier des essences, ou des contenus de pensée, pour voir ce qui reste stable
ensuite, par exemple, éliminer de la définition du triangle comme tel ce qui est propre à telle ou
telle de ses espèces : triangle équilatéral, isocèle, scalène, rectangle). Toute démocratie véritable
(qu'elle soit libérale ou « populaire ») est axée sur deux idées-forces : l'égalité et le suffrage
73 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
universel.
a) L'idée d'égalité : rappelons qu'au sujet de cette notion, il existe trois attitudes (et non pas deux).
1° Un inégalitarisme absolu, qui ne voit que les différences entre les hommes, et nullement leurs
ressemblances profondes. C'est l'attitude raciste, qui fonde l'esclavagisme, le régime des castes,
etc. De l'esclavagisme antique au nazisme, en passant par la société hindouiste : tout pour les uns,
rien pour les autres.
2° Un égalitarisme absolu, ou niveleur, qui ne voit que l'identité de nature ou d'essence, des
hommes et qui est aveugle à leur extrême diversité concrète. C'est l’universalisme sans mesure de
Rousseau et des théoriciens de la démocratie intégrale, notamment les Jacobins pour qui toute
inégalité est artificielle et injuste, attitude très répandue de nos jours.
3° L'affirmation simultanée d'une identité - et donc d'une égalité - essentielle entre les hommes,
puisqu'ils ont la même nature ; et de leur inégalité accidentelle (au sens aristotélicien, taille, force,
beauté, intelligence, valeur morale, etc., plus ou moins grande).
D'où il découle, au premier point de vue, que tout homme est une personne[86], qu'il a donc des
droits fondamentaux, qu'on ne peut le traiter comme une chose (ceci contre l'esclavagisme, le
racisme, le régime des castes, etc.). Et, au second point de vue, qu'il faut tenir grand compte des
diversités entre individus et groupes. En effet, suivant une démonstration cent fois reprise par
Maurras, et à laquelle on n'a lamais rien répondu de solide, une société vraiment civilisée, c'est une
société différenciée (celle dont les membres ne sont pas tous aptes à tout faire).
Différencier, c'est hiérarchiser. Hiérarchiser, c'est inégaliser : on ne sortira pas de là, sauf par de
vaines arguties. Il est donc parfaitement faux de dire avec Rousseau et les Jacobins : « La justice,
c'est l'égalité », et il faut rappeler ici la distinction aristotélicienne (et de simple bon sens !) entre
justice commutative et justice distributive, la première fondée sur une égalité arithmétique, la
seconde sur une sorte de proportion géométrique. (C'est ce que rappelait Léon XIII contre l'égalitarisme moderne).
En vérité, toute inégalité, comme telle, n'est pas forcément injuste. Tout comme la liberté, elle peut
être, suivant les cas, bonne ou mauvaise.
L'objectif idéal des Sociétés ne doit pas être placé ni dans l'égalité, ni dans l'inégalité de qui que ce
soit ; l'objectif idéal des Sociétés, c'est leur prospérité générale, et non l'usage de tel ou tel moyen
en vue de ce but.
L'égalisation, l'inégalisation, aussi bien que l'assujettissement ou l'émancipation, sont de simples
moyens et nullement des buts ; ils varient donc avec le temps, les lieux, les circonstances... »[87].
Et ici, Maurras est particulièrement sévère, et courageux, si l'on pense à la vénération
superstitieuse dont le mot « démocratie » est l'objet de nos jours : « La démocratie n'est qu'un
mensonge... la démocratie n'est qu'un mot vénéneux, représenté par un système politique contre
nature... La démocratie, c’est le mal, la démocratie, c'est la mort »[88]
74 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
(Est-il besoin de redire que ce verdict ne vise nullement le progrès social, et l'amélioration du sort
des masses ? Nous y reviendrons dans la IIe partie).
b) Le suffrage universel en matière politique : autant il est normal que l'homme vote sur les
problèmes qu'il connaît (syndicaux, régionaux, familiaux, etc.), autant il parait absurde à Maurras
de fonder la direction des affaires publiques, si difficile et si délicate, sur l'addition de suffrages
incompétents. Il s'attaque énergiquement au mythe de la volonté générale et il signale que la
démocratie parlementaire est en fait un paravent pour les intérêts les moins soucieux du bien
public : en un tel régime, dit-il, c'est l'opinion qui est souveraine. Or, l'opinion est faite par la
presse, et la presse est tenue par l'argent, de telle façon qu'il n'y a pas de régime plus favorable à la
ploutocratie de fait que la démocratie parlementaire et libérale, incapable de gouverner vraiment et
de réaliser des réformes hardies[89]. La démocratie libérale est donc incapable de se défendre à la
fois contre la finance internationale et contre la subversion communiste. Elle est tout juste bonne
pour perdre la civilisation occidentale.
C. L'humanitarisme est un état d'esprit plutôt qu'une institution, mais il inspire les structures
politiques issues de la Révolution (« Romantisme et Révolution », « trois idées politiques »,
« Réflexions sur la Révolution de 1789 », etc.). Il se caractérise à la fois par un amour à la fois
abstrait de l'homme en général (de préférence s'il est loin de nous, c'est ce que le phénoménologue
Max Scheler nomme « l'amour du lointain », par opposition à l'amour du prochain, car il n'engage
à rien d'autre qu'à des proclamations verbales ou écrites, alors que le prochain en chair et en os est
souvent difficile à supporter...), et par un déferlement sentimental masochiste, toujours prêt à
inonder de larmes les criminels, les destructeurs, ou les ennemis de son pays, et a manifester sa
haine pour les défenseurs de la tradition de l'orthodoxie doctrinale, ou de la sécurité matérielle de
la patrie[90]. Loin d'être identique à la charité, comme le croient trop de chrétiens modernes, il en
est la plus honteuse et nuisible contrefaçon[91]
II. LES INSTITUTIONS BIENFAISANTES
Les fondateurs de 1' « Action française » (Maurras, Lucien Moreau, Henri Vaugeois, Maurice
Pujo, etc.) étaient des gens d'origine modeste, et, qui plus est, de formation républicaine, parfois
très avancée. C'est par l'étude et par le raisonnement, à contre-pente de toutes les idées héritées de
leur milieu, qu'ils vinrent à la monarchie.
Frappés par les vicissitudes politiques de la France à l'époque moderne, et par son incapacité à
retrouver une véritable stabilité depuis la Révolution française, ils parvinrent à travers les crises du
boulangisme, de l'affaire Dreyfus, et de la menace allemande depuis les années 70, au
« nationalisme intégral ». Cette expression, qui a causé tant de contresens (souvent intéressés et
d'une sincérité douteuse) ne désignait nullement une sorte d'impérialisme déchaîné, ni un racisme
(Maurras ne croit pas aux races, mais aux patrimoines culturels), mais bien un patriotisme vigilant,
conséquent avec lui-même au point d'accepter s'il le fallait un régime contraire à ses préjugés
sentimentaux si le bien du pays l'exigeait.
De ce point de vue, il retrouvait l'idée monarchique, à la fois par le raisonnement et par
l'illustration historique.
La Monarchie assure, mieux qu'aucun autre régime, l'unité, la continuité, la responsabilité
indispensable au pouvoir. Unité : aucun groupe, aucune assemblée, ne peut avoir - et pour
75 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
cause ! - l'unité d'esprit et de cœur d'un seul homme[92]. Beaucoup, ici, vont crier au totalitarisme
et à la dictature. Mais précisément, c'est ce que Maurras ne veut pas. Le titre même du livre
plusieurs fois cité : « De Démos à César », signifie une crainte et un refus. Pour Maurras, c'est
l'anarchie libérale, c'est la démocratie parlementaire qui engendre, quand ses défauts deviennent
trop éclatants et insupportables, la venue de César et de sa tyrannie. La Révolution française finit
par Napoléon ler, et la poussée des années 1848 amène Napoléon III au pouvoir. Puis César tombe
dans la défaite et l'effondrement national (Waterloo et Sedan). Le peuple retourne alors à l'anarchie
parlementaire, etc. Il y a vraiment là quelque chose qui fait penser à l'oscillation d'un pendule, ou à
la théorie grecque des cycles.
Or, le pouvoir monarchique, s'il assure l'unité dans l'instant, la maintient aussi dans la durée. Ce
principe de l'hérédité, contre lequel on apprend aux Français à s'indigner dès la petite enfance (« Et
si le fils du Roi est un imbécile, etc... »), est en réalité une garantie contre l'aventure, la guerre
civile, la perpétuelle remise en question du pouvoir. Elle intéresse non plus un individu, mais une
famille, à la conservation d'un patrimoine. Elle donne à cette lignée le temps de réaliser de grands
desseins. Elle permet de corriger les erreurs. Le Comité de Salut public n'avouait-il pas que, de
toute sa durée, la Monarchie française n'avait pas commis en politique étrangère une seule faute
majeure « jusqu'en 1756 » (date de l'alliance autrichienne qui, soit dit en passant, était un
chef-d'œuvre de clairvoyance, la Prusse étant devenue alors pour nous le péril n0 1 !). Les plus
décriés de nos règnes apportaient quelque chose[93]. Comme le faisait récemment remarquer un
sociologue - d'ailleurs démocrate - de Louvain, il faut juger les régimes sur les périodes longues et
sur les bilans d'ensemble, non sur le détail d'une courbe. Nous nous bornerons à transcrire ici
quelques lignes d'un ami de Maurras, l'historien provençal Frédéric Amouretti :
« Je dis à la nation : Citoyens, on vous a raconté que nos rois étaient des monstres : il y eut parmi
eux, il est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs médiocres, débauchés, et peut-être
deux ou trois méchants. Il y en eut peu qui fussent des hommes remarquables, la plupart furent des
hommes d'intelligence moyenne, et consciencieux. Regardez leur œuvre : c'est la France. Et je dis
au Roi : Parmi la série de vos ancêtres, ne regardez ni Saint Louis, ni Henri IV, ni Louis XIV.
Regardez le bon roi Louis VI. Il abattit les barons brigands, il transforma les bons barons en
prévôts qui protégeaient sérieusement le petit peuple de France, paysans et artisans, et il donna aux
bourgeois[94] des libertés sérieuses et étendues, mais précises et réglées. Ce fut la besogne
indispensable ; elle rendit possible les gloires séculaires[95].
Il ne s'agit, pour Maurras, ni d'une monarchie parlementaire à l'anglaise, ni d'une monarchie
despotique, comme l'Empire chinois d'avant 1911, par exemple, mais d'une monarchie
autoritaire[96] et représentative (assemblées élues, à rôle consultatif et législatif) avec des conseils
de spécialistes compétents autour du Roi.
En particulier, Maurras a toujours fait campagne avec acharnement contre la centralisation héritée
du jacobinisme et de l'Empire, contre la pléthore parisienne, pour les centres culturels régionaux.
N'oublions pas qu'il était un disciple fervent de Mistral, et un membre important du Félibrige. De
là, encore, sa fameuse distinction entre « La Liberté » et « les Libertés », au profit des secondes.
Sur le plan social, il met l'accent sur la nécessité d'harmoniser les rapports entre classes[97]. Pour
lui, la classe est loin de constituer l'élément dernier de la société, et d'expliquer tous les conflits
76 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
entre hommes. Il propose une solution corporatiste (associations « verticales » de producteurs
intéressés à la même branche d'affaires), et non un syndicalisme opposant tous les salariés à tous
les employeurs (syndicalisme de type socialiste ou communiste)[98]
Maurras, par opposition à un certain idéalisme moraliste (v. leçon I du cours) et par opposition au
marxisme (v. leçon XIX, sur le marxisme-léninisme, pp. 87-9l insiste sur le rôle du politique
comme tel. C'est là le sens du fameux aphorisme : « Politique d'abord » , qui est, avec
« nationalisme intégral » et quelques autres formules-clefs, une source de contresens et de
calomnies sans fin : « Politique d'abord » ne veut pas dire que la politique est ce qu'il y a eu en soi
de plus important, mais seulement que, dans l'ordre des moyens, il faut commencer par refaire des
structures saines et de bonnes institutions sans lesquelles les efforts et la bonne volonté des gens
les mieux intentionnés risquent de se gaspiller (Maurras dit quelque part : « On ne bâtit pas un
hôpital sur un terrain bombardé »). Il s'agit d'une priorité chronologique, non d'une primauté de
valeurs. Les scolastiques disaient sensiblement la même chose avec l'axiome : « La fin (le but) est
ce qu'il y a de premier dans l'intention, mais le dernier dans l'exécution ». Si je veux construire une
maison, je dois en avoir déjà le plan dans la tête, mais je commence par faire des trous dans la
terre pour les fondations. Maurras n'a jamais nié pour autant qu'une œuvre de formation doctrinale
et l'évangélisation fut nécessaire avant même que les structures fussent rétablies. Il parle
simplement de la tâche du Politique, c'est une division du travail.
- Vue sur l'avenir :
Maurras n'a jamais pensé déterminer un raz de marée portant ses amis au pouvoir par l'élection, ni
même un grand parti faisant basculer l'Etat. Il a toujours misé, avec une inlassable patience, sur la
désagrégation des institutions parlementaires et sur une action capillaire dans les sphères
influentes. Il n'a jamais caché ses espoirs (ce qui parfois lui a coûté cher) : « Au nom de la raison
et de la nature, conformément aux vieilles lois de l'Univers, pour le salut de l'ordre, pour la durée
et le progrès d'une civilisation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d'une contreRévolution »[99].
- Avant de conclure, nous voudrions dire quelques mots sur la position de Maurras vis-à-vis du
christianisme, car elle a été, plus encore que ses idées proprement politiques, constamment
défigurée par des clercs chez lesquels la passion démocratique ou progressiste l'emporte trop
souvent sur la charité ou la simple honnêteté naturelle.
- Maurras, né dans une famille catholique, élevé dans l'enseignement libre, perdit la foi - du moins
en apparence, nous y reviendrons - lors de son adolescence, à la suite de grandes tribulations
personnelles (il devint totalement sourd, et on s’imagine sans peine ce que peut être l'épreuve pour
un garçon brillant, qui ne put surmonter cet obstacle qu'à force de volonté. Dès lors, son attitude
restera celle-ci : non-adhésion au dogme, mais sympathie et respect pour l'Eglise dans son intégralité. Maurras n'a jamais dit, comme Marx ou Sartre, que Dieu n'existait pas. Il n'a jamais fait de
cette négation la condition de la liberté humaine. Il n'a même pas dit catégoriquement comme
Auguste Comte : On ne peut atteindre Dieu, même s'il existe réellement. Il a seulement déclaré : Je
ne puis y arriver, j'en souffre comme d'un manque. Ce qui est tout de même fort diffèrent[100].
- On ne peut nier que Maurras, en ses écrits de jeunesse, n'ait eu des passages absolument
inacceptables et choquants pour une conscience chrétienne, et dans lesquels il rend l'Evangile
responsable des idées révolutionnaires. Ses plus sûrs soutiens théologiques le lui dirent sans
ménagement. Mais enfin, quel rapport y a-t-il entre ces errements et la théorie de la
77 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
décentralisation régionaliste, ou la critique du libéralisme individualiste ? On n'arrive pas à le voir.
D'autant que la sympathie de Maurras pour le catholicisme va à l'Eglise telle qu'elle est, et qu'il est
fort éloigné de voir dans le catholicisme un moyen de faire tenir les pauvres tranquilles[101]. Il dit
même très exactement le contraire :
« Celui qui a dit qu'il fallait une religion pour le peuple a dit une épaisse sottise. Il faut une
religion, il faut une éducation, il faut un jeu de freins puissants pour les meneurs du peuple, pour
ses conseillers, pour ses chefs, en raison même du rôle de direction et de réfrènement qu'ils sont
appelés à tenir auprès de lui : si les fureurs de la bête humaine sont à craindre pour tous, il
convient de les redouter à proportion que la bête jouira de pouvoirs plus forts et pourra ravager un
champ d'action plus étendu (« Mes idées politiques », p 47.) On voit ici combien Maurras est
éloigné de l'opposition de Nietzsche entre une morale des maîtres et une morale des esclaves !
Pareillement, loue-t-il le catholicisme, en termes un peu austères, d'être « le temple des définitions
du devoir », et admire-t-il la théologie catholique traditionnelle : « Son caractère est de former une
synthèse où tout est lié, coordonné depuis des siècles par les plus subtils et les plus vastes esprits
humains, en sorte qu'on peut dire qu'elle enferme, détient, distribue, et classe tout. Point de
discussion inutile : tout aboutit. Les doutes se résolvent en affirmations ; les analyses, si loin qu'on
les pousse, en reconstitutions brillantes et complètes » (« Trois idées politiques » pp. 67-69).
Maurras, en particulier, admirait beaucoup la pensée de saint Thomas d'Aquin, et il eût pour amis,
admirateurs, et soutiens, quelques-uns des théologiens thomistes les plus réputés de notre temps
(ce qui lui valut, on s'en doute, une haine supplémentaire du côté moderniste et libéral).
Mais l'étudiant qui nous lit ne pourra y tenir davantage : « Mais l'A.F. et Maurras ont été
condamnés par Rome! ». Nous nous bornerons à une seule réponse, celle qui, en 1961, importe
seule à notre comportement concret : Le conflit entre Rome et I' « Action française »
a été réglé en juillet 1939 de façon parfaitement définitive. Et, à cette occasion, le Pape Pie XII
adressait une lettre à la Prieure du Carmel de Lisieux où, parlant des dirigeants de l'A.F., il
envoyait sa bénédiction à « ces hommes dont les talents (Nous) sont encore une si belle promesse
pour la Cause de Jésus-Christ » (de Castelgandolfo, 18 août 1939) que penser, dès lors, de
l'honnêteté de ceux qui, si avares de mises en garde contre l'infiltration communiste, n'ont à la
bouche que les « erreurs maurrassiennes » ?
- Comparer les catholiques qui, sur le plan purement temporel, s'inspirent de vues maurrassiennes
aux progressistes qui s'allient avec les communistes, c'est une pure indignité. Dans le premier cas,
le chrétien s'allie éventuellement avec les incroyants de bonne foi, respectueux de la mission
civilisatrice de l'Eglise, et qui, s'ils n'en voient pas toute la transcendance, ne lui veulent que du
bien. Dans le second, il lie son action à celle de gens dont le but fondamental est la destruction de
l'idée de Dieu par l'endoctrinement et la violence. Quelle commune mesure y a-t-il entre les deux ?
Ce n'est certes pas de notre côté qu'est « la passion qui égare... »[102]
CONCLUSION GENERALE
Pour quelqu'un qui refuse le marxisme, et qui pourtant n'est séduit ni par la démocratie libérale, ni
par le césarisme totalitaire, la pensée maurrassienne fournit un cadre politique que le chrétien doit
assumer dans une perspective supérieure, et, éventuellement, corriger sur tel ou tel point, mais qui
est, à notre sens, sans équivalent et sans possibilité de remplacement, de par son équilibre et sa
solidité toujours proche des évidences premières. Ce qui a pu vieillir, chez Maurras, c'est
78 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
l'imagerie dont il use parfois, empruntée aux luttes de sa jeunesse et de son âge mûr. C'est la
préoccupation exclusive du danger allemand, qui n'est plus pour nous urgente. C'est parfois même
une formulation un peu rétractée et négative de l'intérêt français. Ce n'est pas l'essentiel de son
œuvre, qui pour nous garde toute sa valeur et son ouverture.
« La vraie tradition est critique ». Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être
raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif.
La tradition n'est pas l'inertie, « son contraire » (« Mes idées politiques », p. 67). La pensée de
Maurras, en particulier, a le mérite de nous rappeler que l'action n'est pas un absolu, qu'elle a
besoin d'une norme, d'une idée préalable. Elle nous garde du romantisme de la catastrophe et de la
tentation raciste ou totalitaire : « Ce qui importe, c'est de penser comme il faut, de vouloir où il
faut, pour agir quand il faut ».
79 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
BIBLIOGRAPHIE A JOINDRE A CHAQUE EXEMPLAIRE DU COURS
« DOCTRINES PHILOSOPHIQUES ET SYSTEMES POLiTIQUES »
(L. JUGNET)
REMARQUES PRÉALABLES
I. Chaque leçon du Cours renvoie à des textes, indiqués souvent de manière précise. L'étudiant
pourra donc y avoir recours à propos des questions traitées.
II. La liste suivante est volontairement très limitée. Comme elle suit un ordre strictement
alphabétique, il va de soi qu'elle n'indique aucune préférence pour tel ou tel ouvrage. C'est à
chacun de réfléchir par lui-même à ce sujet, le simple fait d'indiquer un livre n'impliquant en
aucune façon que l'auteur de la bibliographie admet tout ce qui se trouve dans l'ouvrage nommé...
Raymond ARON
l'Opium des intellectuels (Calmann-Lévy).
Dimensions de la conscience historique (Seuil).
La lutte des classes (« Idées » N.R.F.).
Albert CAMUS
L'Homme révolté (N.R.F.).
CHEVALIER
Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours (A. Colin).
Augustin COCHIN
Les Sociétés de pensée et la Démocratie moderne (Plon).
Marcel de CORTE
Incarnation de l'Homme (Ed. Médicis).
L'Homme contre lui-même (Nouvelles Editions Latines).
Jacques ELLUL
Propagande (A. Colin).
Fausse présence au monde moderne (Librairie protestante).
Pierre FOUGEIROLLAS
Le Marxisme en question (Seuil).
B. de JOUVENEL
Du pouvoir (Genève, Cheval ailé
l'Art de la conjecture (Ed. du Rocher).
Pierre LASSERRE
80 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
Le Romantisme français (Mercure de France).
Herbert MARCUSE
Le Marxisme soviétique (« Idées », N.R.F.).
H. MARROU
De la connaissance historique (Seuil).
Charles MAURRAS
L'Avenir de l'intelligence (Flammarion).
Mes idées politiques (Grasset).
Lewis MUMFORD
La Cité à travers l'Histoire (Seuil).
M. PRELOT
La science politique (Que sais-je ?).
SALAZAR
Principes d'action (Fayard).
René SEDILLOT
L'Histoire n'a pas de sens (Fayard).
Jean SERVIER
L'homme et l'invisible (Robert Laffont).
Gustave THIBON
Retour au réel (Lardanchet).
Nietzsche, ou le déclin de l'esptjt (Fayard).
Arnold TOYNBEE
La civilisation à l’épreuve (N.R.F.).
Retour à la page d’accueil
[1] On s'en rendra compte en lisant dans notre « Pour connaître saint Thomas d’Aquin » (Bordas), l’appendice II
intitulé « L’école thomiste à travers les âges » (pp 245-252). Ce qui faisait dire au philosophe et savant (fort
irréligieux) Bertrand Russel : « En 1946, l’influence de saint Thomas est plus puissante que celle de Hegel ». Encore
faut-il voir le panorama mondial de la pensée, et ne pas s’hypnotiser sur tel ou tel milieu intellectuel restreint, arbre
qui nous cache la forêt ! ...
[2] L’œuvre de l’Espagne a été abondamment calomniée (« légende noire ») par les auteurs protestants, surtout
anglais, par les encyclopédistes, par les historiens révolutionnaires du XIXe siècle. Pour remettre un peu les choses au
point, v. par ex. Carlos Peyrera : « L’œuvre de l’Espagne en Amérique Latine » (Presses universitaires)
[3] Ceci nous donne une bonne occasion pour dénoncer rigoureusement la sotte et conventionnelle expression,
toujours ressassée malgré toutes les mises au point, sur « la monarchie de droit divin ». Effectivement :
81 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
a/
Les théologiens et les canonistes du Moyen Age et de la Contre-Réforme répètent sans cesse que diverses
formes du régime politique sont concevables et légitimes, même si la monarchie leur paraît en général meilleure, ou
moins mauvaise que les autres structures.
b/
Ils sont hostiles, en leur quasi-totalité, à la conception théocratique de l’Etat et le Roi-Pontife né ne se trouve
en fait que chez les schismatiques greco-russes – voire en ses succédanés laïcisés, en pays protestant comme
l’Angleterre ...
c/
La divinisation et la sacralisation hyperbolique et excessive du pouvoir royal est une réminiscence de
l’antiquité païenne et du culte des empereurs romains, qui est le fait des légistes laïcs, hostiles par ailleurs aux gens
d’Eglise. De sorte que tout ce qui reste de la fameuse « Monarchie de droit divin », c’est un accord de fond entre
l’Eglise et l’Etat sous l’Ancien Régime, accord conforme à toute la doctrine des encycliques pontificales, et consacré
par des cérémonies religieuses comme le sacre. C’est tout !
[4] Toute une armée ... de pauvres diables et d’infirmes périt (alors) misérablement de faim (Aldous Huxley).
[5] On remarquera que nous ne faisons pas de leçon sur Voltaire : c’est que le rôle de celui-ci dans la marche des
évènements se ramène essentiellement aux coups (souvent bas) qu’il a porté à l’Eglise catholique. Par rapport à
Montesquieu et à Rousseau, sa pensée est de peu de poids.
[6]
Rousseau a, de temps en temps du moins, de ces aveux d'une charmante naïveté. Comme un hobereau lui présente
son fils « élevé selon les principes de l'Emile » Jean-Jacques s'écrie : « tant pis pour vous, Monsieur, et tant pis pour
votre fils ! » ...
[7]
On notera ce mépris de la personne et des idées de l’adversaire, dès qu’il ne représente pas une masse au sens
mécanique ...
[8] Effectivement, aucune de nos républiques n’est sortie d’un pacte pacifique, mais toujours de l’émeute et de
l’insurrection armée ...
[9] Il serait intéressant (nous l’avons fait ailleurs) de comparer en détail jacobinisme et marxisme : La grande
différence entre les deux, c’est que le jacobinisme issu de Rousseau est un rationalisme abstrait, statique, formel, à la
différence de la dialectique évolutive et matérialisme du marxisme. Mais - outre l’utilisation méthodique de la
violence pour éliminer toute opposition - les ressemblances sont profondes, qu’il s’agisse de l’opposition farouche,
irréductible, au catholicisme, dans un cas comme dans l’autre (rejet du sacré, de la transcendance, etc, ...) et même du
collectivisme. Car enfin, Rousseau estime que c’est l’Etat qui est juge de ce que nous pouvons posséder, et la
Révolution française connut une forte poussée collectiviste (v. Gaxotte « La Révolution française. » ch. XII).
[10] Comparer avec la formule de saint Thomas décrivant les divers régimes : « Il est manifeste que l’état populaire
doit nécessairement se donner pour but ce qui parait juste à la multitude ... » (Commentaire sur la Politique d’Aristote,
livre XI, leçon 4.)
[11] « C’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de l’Histoire l’assassinat public d’un
homme simple et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, loin s’en faut. » (Albert Camus, « L’homme révolté »,
p. 152). Les psychanalystes voient dans cet acte le meurtre symbolique du Père.
[12]
Cet homme de grande famille (marquis de Valdegamas) vivait dans un tel désintéressement qu'il donnait,
littéralement, tout ce qui lui appartenait Au moment de partir à une cérémonie officielle, Veuillot lui fit remarquer que
sa chemise était déchirée. Il répondit, avec beaucoup d'embarras : c'est que je n'en ai pas d'autres »...
[13] « ... Le prophète authentique est annonciateur de malheur ? (S. Dheilly, professeur à l’institut catholique de Paris,
« Les prophètes », Fayard, p. 31 et p. 33). Les adversaires de Jérémie ne faisaient qu’annoncer victoire et prospérité et
n’eurent de cesse que le prophète fut définitivement réduit au silence. Comme disait récemment un journaliste : « On
se fait plus détester en annonçant des malheurs qui arrivent réellement, qu’en prédisant des félicités qui n’arrivent
jamais ... ».
[14] Si l’on voit là je ne sait quel trait de « fanatisme espagnol », qu’on veuille bien lire ce que dit le Docteur-type de
l’Eglise saint Thomas d’Aquin : celui qui supporte la mort pour le bien commun sans relation au Christ, ne mérite pas
l’auréole (du martyre) ; mais s’il le rapporte au Christ, il méritera l’auréole et sera martyre, s’il défend la Cité contre
l’attaque d’ennemis qui essaient d’ébranler la foi au Christ, et qu’il reçoivent la mort en une telle défense » (Somme
Théol. Suppl. q 96 art 6, art. 11).
[15] L’homme était droit, honnête, courageux et désintéressé (un trait : comme dessert, il mangeait une croûte de pain,
debout, en pensant à ceux qui n’ont même pas le nécessaire) mais bizarre et parfois mal équilibré (crises véritables, au
moins dans une partie de sa vie). Son information intellectuelle est parfois courte.
[16]
Cette « toi » est d'ailleurs une vue entièrement a priori, et qui se heurte à plusieurs arguments décisifs : Comte se
82 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
fait une idée très fausse de la métaphysique et de ses rapports avec la science (elles sont complémentaires, non
opposées entre elles). Il méconnaît que ta plupart des grands fondateurs de la science sont des croyants et
des spiritualistes, ce qui serait difficile a expliquer si la naissance de l'esprit scientifique dissipait la théologie de la
métaphysique comme le soleil dissipe les ténèbres. Enfin, ses prédictions sur la prochaine disparition de la théologie et
de la métaphysique, simples « survivances », se sont soldées par un échec total, puisque l'une comme l'autre ont
certainement plus de représentants de valeur et plus d'audience dans les grands congrès culturels internationaux qu'il y
a cent ans !
[17]
Cf. La distinction classique de Dilthey entre « sciences de la nature » et « sciences de l'homme », et l'intéressant
petit livre de Monnerot « Les faits sociaux ne sont pas des choses » (Gallimard).
[18] Ce qui montre l’humour involontaire dont fit preuve la IIIe République en prenant pour saints patrons A. Comte
et Renan (auteur de « La réforme intellectuelle et morale »), invoqués dans les comices, discours et banquets, par des
gens qu’ils méprisaient profondément de leur vivant, et qui les annexaient en faisant silence sur une partie capitale de
leur oeuvre, résolument hostile à la mythologie des XVIIIe et XIXe siècles ...
[19] « Rien de plus grec que la philosophie positive de ce nouvel Aristote ... On y respire encore l’air d’Athènes, tout
s’y expliquant en dernière analyse, par des raisons qui se veulent justifiables de la raison. » (« Le philosophe et la
théologie », 1960, p. 31)
[20] Gilson, ouvrage cité, pp. 32-33.
[21] Deploige « Le conflit de la morale et de la sociologie », ch V.
[22] « Le drame de l’humanisme athée », p. 277.
[23] « La philosophie morale », t. I, ch. XI et XII sur le positivisme.
[24] Comparer avec l’idée de Luther : « Mon corps à mon pays, mon âme à Dieu. »
[25] Voir ce qu’il dit, notamment, contre le droit de vote des salariés, etc. On se croirait sous Louis-Philippe, devant
un bourgeois orléaniste, ami des « Lumières », mais soucieux de sauver ce qu’il nome « l’ordre ».
[26] Le genre humain accueille souvent avec des applaudissements les évènements qui le conduisent à son malheur »
(Goethe). Que d’illustrations à cet aphorisme pourrions-nous trouver dans l’histoire ! ...
[27] On y ajoutera Maritain « Philosophie morale » (NRF 1960) IIe P. 1ère section, ch. VII, VIII, IX.
[28] On notera, au passage, l'extrême diversité qui règne dans le vocabulaire des philosophes politiques. Si
Montesquieu range sous la même appellation de « RépubIique » la démocratie et l'aristocratie, Hegel englobe
l'aristocratie dans la démocratie au sens large.
Conclusion pratique L'étudiant doit faire constamment attention aux confusions de vocabulaire qui le menacent...
[29] Comme plus tard Péguy (« La pauvreté se passe de brioches, mais la misère manque de pain »),
Proudhon veut supprimer la misère, mais non la pauvreté, car il garde une conception ascétique de la vie humaine, et
l'idéal du confort et de l'abondance lui répugne.
(Comparer avec Platon).
[30] H. Lefebvre, ex-docteur ès-marxisme, maintenant rejeté et excommunié : « Problèmes actuels du Marxisme »
(p.u., 1958).
« La Somme et le reste » (L'Arche, 1958).
Edgar Morin « autocritique » (Julliard. 1959).
Pierre Fougeyrollas « Le marxisme en question ». Antérieurement :
Pierre Hervé : « La Révolution et les fétiches » (1956). Sans rompre aussi brutalement avec le Parti :
Jean Baby : « Critique de base » (Cahiers libres, Maspero, 1960).
[31] « Le matérialisme dialectique » (P.U.).
« Pour connaître la pensée de K. Marx » (Bordas).
« Le marxisme » (Que sais-je ?)
[32] « La Théorie matérialiste de la connaissance » (P.U.).
« Perspectives de l'Homme » (P.U.) etc., etc.
[33] « Le marxisme en Union Soviétique » (Est. du Seuil).
[34] Chez les autres : Il est entendu qu'il n'y a plus de classes en U.R.S.S...
v. cependant les tribulations subies en Yougoslavie par Milovan Djilas, communiste de choc, pour avoir osé voir et
83 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
dire le contraire au sujet des Etats communistes.
[35] « Comme tout le monde le sait. Lénine était un piètre théoricien... Il est non moins évident que les connaissances
philosophiques de Lénine étaient tout juste bonnes à faire rire les gens sérieux... « Matérialisme et empiriocriticisme »
demeure éternellement le modèle de l'extrême stupidité » (Boukharine, penseur bolchéviste fameux, mais fusillé lors
des « purges » de l'année 1930).
[36]
« Engels avait très peu lu les philosophes contemporains, il n'avait que des idées générales et assez vagues sur les
travaux de la science moderne » (G. Sorel : « Y a-t-il une utopie dans le marxisme ? »). On sait pourtant la
bienveillance de Sorel envers ce courant de pensée.
[37] « Technique et civilisation ».
[38] A des degrés divers, c'est la pensée qui va d'Epicure et Lucrèce à certains matérialistes modernes comme Le
Dantec, en passant par certains Encyclopédistes comme Diderot, d'Holbach, La Mettrie, Helvétius envers qui t'attitude
des marxistes est d'ailleurs ambivalente : ce sont des précurseurs, mais on les malmène parfois...
[39] Par ex. l’art, la littérature, etc., et même la science dans sa partie abstraite et théorique.
[40]
Nous laissons expressément aux professeurs d'économie politique tout ce qui concerne la critique marxiste du
capitalisme, la théorie de la plus-value du profit. etc.
[41]
Il est du reste amusant que la prise du pouvoir par les bolchévistes en octobre 1917 (œuvre de Trotsky et non de
Lénine) ait été réalisée par des méthodes très techniques, appliquées par des groupes restreints et non par un
mouvement de masse (v. Malaparte, « La technique du Coup d’Etat » Grasset, ch. 1)
[42] Il y aurait à ce sujet toute une « histuire des variations » à écrire sur l’attitude de l’U.R.S.S. et du P.C. devant la
bombe atomique : ravis de la voie employée pour mettre le Japon à genoux (lors de l’alliance URSS - USA) au point
d'insulter Pie XII qui, le seul à l’époque, avait critiqué l’usage de l’arme nucléaire, on les voit condamner celle-ci avec
indignation lors du raidissement U.S.A. – U.R.S.S. des années suivantes (l’U.R.S.S. alors était sans armement
atomique) et faire les fameuses campagnes que l'un sait auprès des foules. Puis, l’U.R.S.S. en étant nantie, un voit des
autorités soviétiques, civiles et militaires, déclarer que cette arme, après tout, ne détruirait pas la civilisation, mais
seulement le monde capitaliste. Puis, enfin, refaire campagne de type pacifique. En attendant la suite, suivant les
nécessités de l'heure...
[43] V. l'ahurissante histoire du triomphe de Lyssenko, et de l'élimination de ses adversaires sous Staline in Julian
Huxley « La génétique soviétique et la science mondiale » (Stock).
[44] Le marxisme, ce n'est pas une doctrine entre d'autres, c'est La Science même en voie de développement et de
réalisation : tel est le dogme fondamental des communistes. Nous allons en voir la fragilité.
[45]
Voir la bibliographie de notre article : « La fin d'une civilisation », Bulletin de l’I.E.P., 1961.
[46]
Nous ne pouvons ici que renvoyer à notre cours ronéotypé de critique de la Connaissance, faute de temps pour
reprendre la question.
[47] Exemple piquant de ces réductions simplistes coutumières chez les marxistes-léninistes : Lénine parle du
« cléricalisme » de Renouvier. Or, cet auteur, de souche protestante, démocrate et laïciste convaincu, néo-kantien
notoire combattit toute sa vie le catholicisme avec une grande acrimonie. Seulement il n'est pas matérialiste... Donc, il
est « clérical » !...
[48]
Qu'on n'attende pas de nous, ici, une critique du matérialisme en son principe même : N'importe quel bon manuel
de philosophie spiritualiste, par ex. la « Psychologie » de Jolivet (Vitte) contient cette discussion.
[49]
On lira avec fruit l'article déjà on peu ancien, mais toujours valable de Drabowitch : « La science et le
matérialisme dialectique ». (Mercure de France du 15 février 1936) qui donne des exemples précis et parfois
divertissants.
[50] Dans « La Théorie du Matérialisme historique ». Pour quiconque est un peu au courant des problèmes de la
philosophie grecque, il est au contraire bien évident qu'Aristote fonde sa théorie sur les données les plus immédiates
de l'expérience sensible, interprétée à la lumière des premiers principes de la raison. Ensuite, il emprunte ses
84 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
exemples (souvent discutables, mais sans grande importance) à la science de son temps, ou à la société qui l’entoure.
[51] Même sur le plan du fait, il ne faut pas se hâter d'accepter les images d'Epinal d'un anti-catholicisme vulgaire :
Chaque cas est à reprendre de près, sur laits précis : pour l'ancien Régime français, pour l'Espagne, pour l'Amérique
latine. On constatera,sur ce plan que beaucoup de griefs sont calomnieux ou excessifs.
[52]
Se reporter, par exemple, à la « Cosmologie » de Jolivet (Vitte) ou à l’ « l'Histoire de la Philosophie » de
Thonnard (Desclée et Cie).
[53]
Ce qui montre, en passant, le simplisme et l'inexactitude du cliché trop courant : Pour supprimer le communisme,
supprimez la misère, et il n'y aura plus de problème. S'en tenir là, c'est n'avoir rien compris à l’esprit et à l’action du
bolchévisme.
[54] « Que faire ? »
[55]
v. les livres d'Augustin Cochin, notamment : « Les sociétés de pensée et la démocratie moderne » (Plon). Plus
général : Gaxotte : « La Révolution française » (Le livre de poche)
[56]
Pour le sens exact de celui-ci chez Maurras, contre les contre sens habituels v. la leçon suivante sur la pensée
maurrassienne. Il s'agit d’une priorité de conditionnement, non d'une primauté de valeur.
[57]
« La propagande marxiste impose à tous, même à ceux qui lui sont hostiles un matériel conceptuel qui tend à leur
donner une vision du monde identique a celle de leurs adversaires : On pense dorénavant, en fonction des sections de
progrès de dialectique, du sens de l'histoire, de lutte des classes, comme si ces concepts étaient scientifiques et
désignaient des réalités expérimentales au même titre que la température, la masse, ou la pression...
« C'est admettre l'essentiel du marxisme, et c’est s'interdire de discuter victorieuse ment avec lui ». (J. Parrain-Vial, in
« Contrat Social » de mai 1958, correspondance)
[58]
Effectivement, des disciples d'Adler comme le hongrois Wesselényi, ont appliqué les vues de leur chef d'école, au
problème de la guerre, en particulier à propos du pangermanisme et du Nazisme.
( « La naissance du IIIe Reich » , 1936).
[59] Particulièrement contre l'argument démographique (peuples qui « éclatent » par surpopulation, etc.), v. Bouthoul
« Les guerres » (Payot) Ve P. ch. IV. et VIe P. ch. II et III.
[60] « Liberté et organisation », loc. div.
[61]
« Le Yogi et le commissaire », p. 196.
[62] « L’Irlande », Ed. du Seuil, p. 106.
[63] « Technique et civilisation », p. 175.
[64] Koestler.
[65] Il faut tout de même bien dire que cette argumentation, qui rend malade les « Rouge-chrétiens », est celle-là
même qu'emploient les Encycliques. Nous y reviendrons dans la leçon de Charles Maurras.
[66] Le Marxisme pense (trop) par ensemble et par blocs. Dans sa perspective devient inintelligible par exemple, le
rôle si important de catalyseur joué dans l'Histoire par les Sociétés secrètes : Rose-croix, Franc-Maçonnerie, SainteVehme, Taï-Ping. etc.
Le Marxisme est très gêné par le rôle décisif joué par des groupes en marge des mouvements de masse, et sil peu
nombreux qu'ils sont réduits parfois à l'état de dilution homéopathique (infinitésimale).
[67] « ... Notre moralité est entièrement subordonnée aux intérêts de la lutte de classe... Notre moralité se déduit des
intérêts de la lutte de classe du prolétariat ».
(Lénine, au IIIe Congrès des Jeunesses Communistes, 1920).
[68] Tous les humanitaires sont pareils, de Robespierre à Lénine : ils massacrent les hommes actuels en toute sécurité
de conscience afin que leurs petits-enfants (s'il en reste) nagent dans la béatitude définitive.
85 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
(v. là-dessus les amères ironies de Kœstler « Le Zéro et l'infini ») et de Camus (« L'bomme révolté »).
[69] L'habitude de ne pas tenir compte des Encycliques est fortement enracinée dans certains milieux catholiques,
nous ne le savons que trop. Pourtant, cette attitude elle-même est hétérodoxe et a été condamnée plusieurs fois par
l’Eglise. Surtout quand l'Encyclique dont il s'agit ne tait que rappeler des principes fondamentaux de morale
chrétienne !...
[70]
Sur les sources du Progressisme chrétien dans notre pays, on trouvera, mêlé a une terminologie hégélienne et à
d'aigres jugements sur le Thomisme, une masse imposante de matériaux dans le récent livre du P. Gaston Fessard,
jésuite :
« De l'actualité historique », t. II : « Progressisme chrétien et apostolat ouvrier » (Desclée De Brouwer), qui met en
cause des personnalités très en vue...
[71]
Signalons en passant que la situation de l'Eglise chez Tito, suprême espoir de certains, n'est pas meilleure...
[72]
Le moins que nous puissions faire, c'est de renvoyer à deux ouvrages, pris entre beaucoup d’autres :
P. Montserleet : « Les martyrs de Chine parlent » (Amiot-Dumont).
et P. Gherman : « L'âme roumaine écartelée » (édition du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris 6e).
[73] Il nous faut reconnaître que Louis Jugnet se montre ici d’une complaisance excessive. Si l’on admet le principe
scolastique qu’en toute chose il faut considérer la fin (« In omnibus rebus, respisce finem », Imitation de J-C,
Lib. I, Cap. XXIV, I), il est clair que les fins poursuivies par Maurras ne sont pas, à loin près, celles d’un catholique,
mais celles d’un naturaliste, panthéiste de fait. Il en résulte qu’une vénération déréglée envers Maurras risque de
conduire qui s’y laisse aller à un attachement exagéré au monde (et à ses « valeurs », même si elles sont d’ordre),
incompatible avec une authentique vie chrétienne. Qui doute de nos affirmations est invité à lire ou relire Romantisme
et révolution, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1922, p. 91 sq. Ces pages ne peuvent être qualifiées « d’écrits de
jeunesse », puisqu’elles ont été rééditées encore en 1922.
La revue thomiste Le sel de la terre à consacré à Louis Jugnet plusieurs articles de son n° 47 (Hiver 2003-2004). La
question des vues politiques du philosophe y est abordée par les pères dominicains dans une note fort pertinente (note
2, p. 132) que nous reproduisons ici et qui montre bien comment l’influence de Maurras le fit dévier du thomisme
traditionnel dans le ce domaine :
« Sa thèse sur les rapports entre politique et morale, héritée du père de Tonquédec, son maître vénéré, est assez
curieuse (voir en particulier Doctrines philosophiques et systèmes politiques, Castres, 1977, p. 11‑12 ; Problèmes et
grands courants de la philosophie, Paris, 1974, p. 35‑38 ; Pensée catholique 84 [1963], p. 32‑33). A la suite d'autres
philosophes jésuites (Rousselot, de Broglie), Tonquédec tend à considérer la politique non comme le sommet de la
science morale, mais comme un art (un peu comme la médecine) dont l'usage devrait, bien sûr, être soumis à la
morale, mais dont certains aspects très techniques n'auraient rien à voir avec elle. (« Une armée composée de saints
peut être battue par une armée de mécréants, mieux entraînés et mieux armés ‑ ; l'argument laisse perplexe, car il se
rapporte non à la politique en tant que telle, mais à l'art militaire... dont personne ne conteste qu'il s'agisse d'un art !)
La question semble en bonne partie une querelle de mot : si l'on réduit a priori la morale à la morale personnelle (ou à
la morale surnaturelle), la politique, évidemment, n'en fera jamais partie. Mais si l'on admet la définition d'Aristote, le
bien commun est un bien humain, donc moral. Par ailleurs, la politique, ayant essentiellement pour objet l'agir
humain, ressortit à la prudence, et non à l’art (qui se rapporte au faire), même si elle utilise arts et techniques à son
service, et même si la prudence politique est essentiellement distincte de la prudence personnelle. (Voir saint
THOMAS, 11‑11, q. 50, a. 1 : Si la science royale doit figurer comme espèce de la prudence ; et a. 2 : S'il convient de
faire de la politique une partie de la prudence.) ‑ Notons que la thèse en question (qui se veut sans doute favorable à
l'empirisme organisateur de Maurras) a été reprise par Rémi Fontaine, pour qui « l'ordre public n'est pas l'ordre moral
», bien qu'il doive respecter la morale (Présent du 5 avril 2003). Or, s'il est évident que les deux notions ne coïncident
pas (l'ordre moral est beaucoup plus vaste), il demeure que l'ordre public est, de par sa nature, un ordre moral car à
moins de le réduire à la voirie ‑ et donc d'échapper au domaine politique proprement dit ‑, on ne voit pas selon quels
principes il pourrait être ordonné sinon des principes de nature morale. » (NDLR)
[74]
Il nous est impossible ici de reprendre le problème de l'attitude de Maurras durant l'occupation. Jamais Maurras
ne fut germanophile ni pro-nazi, toute son œuvre en fait foi. Il représentait le tiers-parti qui, entre la Résistance
militante et les collaborationnistes, essaya de sauver ce qui pouvait l'être de la réalité française en ces dures années.
Les agents de l'Allemagne le détestaient et le combattaient. Tout esprit honnête pourra se reporter à la sténographie du
procès (« Le procès Charles Maurras ». Albin Michel)
[75]
Une bonne présentation d'ensemble a été faite par M. de Roux : « Ch. Maurras et le nationalisme d'Action
Française » (Grasset).
86 sur 88
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
[76]
Maurras, à cause de sa sévère lucidité et sa totale indépendance d'esprit, a bénéficié de dévouements inaltérables
et d'affections dont à peu près aucun écrivain ne pourrait se vanter. Mais, du même coup, il a suscité des haines
aveugles, capables de rendre stupides même des gens intelligents, et menteurs des gens que leur profession voue, en
principe, au service de la Vérité. Nous en reparlerons plus loin.
[77] Un des sophismes habituels de l'individualisme classique consiste à opposer l'individu remarquable à une
collectivité amorphe et routinière, amputant ainsi la société de tout ce qu'elle comporte de valeurs supérieures.
[78]
Un moyen pour l'homme de se réaliser harmonieusement. Ici, comme souvent du reste, Maurras reprend un
thème catholique tout a fait traditionnel, cent fois énoncé dans les Encycliques...
[79]
« De Demos à César » t. I, p. 174.
[80]
Nous verrons que Maurras n'en fait pas une idole raciste.
[81]
pp. 178-179.
[82]
pp. 188-189.
[83]
à ne pas confondre avec les démocrates chrétiens tels ceux du « Sillon » (Marc Sangnier, etc.) qui lient - très
artificiellement et malencontreusement à notre avis -le problème social au sort de la démocratie parlementaire.
[84] Peu de temps avant sa mort, La Tour du Pin monta sur une estrade, lors du Congrès d' « Action Française », et
déclara « ce n'est pas La Tour du Pin qui est A.F., c'est l'A.F. qui est La Tour du Pin ! ». Ce qui nous montre, en
passant, combien les clichés sur la « droite » (conservatrice et anti-sociale par essence) et la « gauche »
(généreuse et « sociale » par définition) sont trompeurs, étant donné qu'il y a en fait deux gauchies et deux droites.
Une droite conservatrice et bornée, une droite doctrinale et consciente des problèmes sociaux (chez certains
intellectuels on particulier) ; une gauche réellement soucieuse de progrès social ; une gauche routinière et
conservatrice, dont un grand parti (que nous ne nommerons pas) fut longtemps la fidèle illustration, trouvant dans
1'anticléricatisme démagogique un exutoire à la combativité revendicative des masses... De même pour l’influence des
« grands intérêts ».
a) la grande propriété foncière, ou rurale, est presque toujours « de droite ».
b) l'industrie est très divisée : certains milieux sont progressistes, technocrates, etc.,
d'autres conservateurs, etc.
c) la finance mise les trois-quarts du temps sur la subversion, car, étant insaisissable,
elle a tout a y gagner et rien à y perdre, de par sa structure fluide et cosmopolite. « Les plus violentes tirades contre les
riches sont soldées par la ploutocratie des deux mondes » (Maurras, « L'avenir de l'intelligence », p. 84).
Il n'y a qu'à contempler de nos jours, une certaine « intelligentsia », certes plus riche en bijoux, en tableaux, en villas
et en fourrures, que tel milieu réputé « réactionnaire »...
[85] Léon XIII est qualifié assez sottement de « Pape de gauche » ?! parce qu'il a conseillé aux catholiques français le
Ralliement à la République. On oublie que, sur le plan doctrinal, il a toujours été d'une totale fermeté, condamnant à
de multiples reprises l'idéologie de la Révolution française (v. notamment les Encycliques « Diuturnum illud » et
« Libertas praestantissimum »).
[86]
ce qui ne justifie aucunement ce qu'on nomme le « personnalisme » , qui nous paraît une erreur doctrinale pour
des motifs très précis. V. nos textes ronéotypés de conférence sur « La philosophie politique de J. Maritain, ou
Thomisme et Révolution » et « Le personnalisme, mythe ou vérité ? ».
[87]
« De Démos à césar » (t, I, pp. l35~l39). Mais l'inégalité bien comprise (nous ne parlons pas de la cœxistence
d'une fortune excessive des uns et de la misère des autres !) est le nerf de la Civilisation. V. Marcel de Corte, de
l'Université de Liège, article sur ce sujet in « Etudes Carmélitaines » de 1939, n° spécial paru sous le titre « Les
hommes sont-ils égaux ? »
[88] « Enquête sur la monarchie » , éd. 1911, pp. 119-119.
[89]
87 sur 88
Sera-t-il permis de dire qu’il fallut attendre 1936 et le Front populaire pour voir réaliser certaines réformes
16/09/09 09:56
LOUIS JUGNET
http://contra-impetum-fluminis.net/doctrines.htm
sociales dont bénéficiaient tes ouvriers allemands d'avant 1914 ?
[90]
« Je suis plus sensible aux torts de mon pays qu'au mal qui lui est fait » écrivait assez récemment le chroniqueur
d'un hebdomadaire qui usurpe le beau nom de « chrétien ».
[91]
Rappelons ici l'accord entre Maurras et le penseur russe Constantin Léontieff, écrivant voici un siècle : « Ce soi
disant christianisme humanitaire, avec son absurde pardon général, avec son cosmopolitisme sans dogmes définis,
avec son enseignement de l'amour sans l'enseignement de la crainte de Dieu et de la Foi, sans les rites qui symbolisent
l'essence même de la vraie doctrine.. ce christianisme-là n'est qu'une formule anarchiste (souligné dans le texte)
malgré tout le miel qu'il distille... avec un christianisme de ce genre, on ne peut ni gouverner, ni faire la guerre, et il
n'y a pas de raison de prier Dieu. Il ne peut que hâter la Révolution universelle. Il est criminel par sa mansuétude
même »...
(« Nos nouveaux Chrétiens »). V. parallèlement saint Pie X, « lettre sur le Sillon » :
« Le Christ a été aussi fort que doux... Il a grondé, menacé, châtié... L'aveugle bonté de leur cœur, etc. »
[92]
« L'exécutif est monarchique nécessairement. Il faut toujours dans l'action qu'un homme dirige : car l'action ne
peut se régler d'avance. L'action, c'est comme une bataille, chaque détour du chemin veut une décision » (le
philosophe radical Alain, « Politique »).
[93]
Exemple : La Lorraine et la corse avec Louis XV. Sur celui-ci, v. « Le siècle de Louis XV », de Pierre Gaxotte.
D'une façon générale, l'analyse politique n'a quelque chance d'efficacité que si elle s'accompagne d'une
démystification parallèle en fait d'Histoire de France, Il faut lire par ex. « La Révolution française » de Pierre Gaxotte
(Livre de poche), les livret de Funck-Brentano, etc.
[94]
Au sens d'habitants des bourgs. Il ne s'agit pas de la bourgeoisie au sens marxiste !
[95]
« Enquête sur la Monarchie » éd. 1921, pp. 402-403.
[96] Et non totalitaire. Quand donc les gens seront-ils aptes aux distinctions élémentaires ?
[97] V. « Mes idées politiques » (Grasset), pp. L. VIII. LIX, LX, LXIV, LXXXIV, et 220, 228.
[98]
Ibid., pp. 241-246.
[99] « L'Avenir de l'intelligence » , fin.
[100] Ceci n'allait pas d'ailleurs sans d'heureuses inconséquences. Quelque temps avant sa mort, Maurras disait à
l'abbé cormier (v. plus loin) qu'il avait tous les jours de sa vie fait une courte prière à la Sainte Vierge. Etrange
« athée », en vérité. Il s'agissait pour lui, dit-il, d'un doute insurmontable, plutôt que d'une négation.
[101] C'est Napoléon - il ne faut pas confondre - qui disait : « Mes gendarmes et mes curés ». Et il faut dire que
ceux-ci, sous le Second comme sous le Premier Empire, remplirent leur rôle avec un zèle sans faille, confondant le
respect du pouvoir prêché par saint Paul avec la servilité.
Le fait n'est pas sans équivalent dans l'Histoire de l'Eglise, mais l'Eglise d'ancien régime ne manquait pas
d'indépendance envers les Princes.
[102] Se reporter ici aux deux livres du Chanoine Cormier, directeur du grand Séminaire de Tours, qui assista Maurras
durant une longue période : « Mes entretiens de prêtre avec Ch. Maurras » et « La pensée religieuse de Ch.
Maurras » (Plon).
88 sur 88
16/09/09 09:56
Téléchargement