Éthique des résultats et éthique des intentions Une autre différence concernant les façons de concevoir la justice spatiale oppose les doctrines conséquentialistes (ou téléologiques) aux doctrines intentionnalistes (ou déontologiques). Les premières considèrent les actes de justice à l’aune de leurs effets sur les habitants. Selon l’utilitarisme, qui représente un des courants les plus influents au sein des morales conséquentialistes, sera considérée comme juste toute action capable d’accroître la quantité d’utilité, c’est-à-dire de bien-être ou de plaisir, disponible pour la société. Les différents courants de l’économie politique libérale que l’on trouve à l’origine des programmes de prospérité économique mis en œuvre à travers le monde depuis deux siècles (libéralisme manchestérien, social-libéralisme ou néolibéralisme), relèvent d’une telle conception morale. Sur le plan géohistorique, cela s’est notamment traduit par des mesures réitérées en faveur de la limitation, à toutes les échelles, des barrières nuisibles à l’extension généralisée des échanges et des profits marchands, lesquels en sont venus à être considérés comme la manifestation la plus concrète et la plus évidente du bien-être des populations. L’idée que l’intégration des territoires dans d’immenses réseaux de circulation économique d’échelle mondiale serait de nature à favoriser la croissance de la valeur ajoutée globale résulte de cette conception utilitariste de la justice spatiale, souvent peu sensible aux inégalités géographiques et aux rapports de domination territoriale que de tels processus entrainent. Outre la justification morale qu’ils ont apportée aux différentes formes de l’économie politique libérale, les grands théoriciens de l’utilitarisme (Jeremy Bentham et John Stuart Mill en particulier) ont également joué un rôle important en faveur du développement des éthiques minimalistes dans la sphère privée, notamment en matière de sexualité et de vie de famille. Sur le plan géographique, cela revient, par exemple, à remettre en cause les partages de l’espace hérités des rapports de genre* traditionnels et à mieux respecter les sexualités hétérodoxes à l’intérieur de l’espace public*. Contrairement au conséquentialisme, les doctrines déontologiques postulent de leur côté que la justice dépend de principes a priori, ou transcendantaux, déliés des conséquences potentielles que leur application pourrait avoir sur l’utilité (ou le bien-être) des sujets. Dans cette perspective, la justice doit être définie sous la forme de normes impartiales. Selon les partisans d’une telle doctrine, envisagée comme un simple sentiment ou comme une intuition, la justice resterait en effet soumise aux liens affectifs et aux intérêts qui unissent l’auteur d’un jugement aux parties impliquées dans les attendus qu’il retient, minant la stabilité de sa fondation morale. Selon eux, la sympathie ou la proximité géographique, lorsqu’elles ne sont pas réfléchies par celui qui est placé en situation de juger, présentent toujours le risque de se muer en collusion. Pour conduire à l’expression de jugements géographiquement impartiaux, les intuitions morales doivent se doubler d’un effort de « dépaysement »1, c’est-à-dire d’objectivation, permettant d’appuyer les arbitrages rendus sur des règles générales, indépendantes des liens affinitaires et des conditions empiriques de constitution des jugements. Sur le plan intellectuel, ces procédures d’objectivation ont été théorisées de diverses façons, la position du « spectateur impartial » pour Adam Smith, la réflexion « sous voile d’ignorance » pour John Rawls ou le « point de vue de nulle part » pour Thomas Nagel. C’est d’ailleurs à partir d’une telle posture que Kant en arrive à proposer l’« impératif catégorique » ou à défendre l’idée universaliste selon laquelle tout être humain constituerait une fin absolue et non un moyen éventuel, refusant que certains individus puissent être sacrifiés au nom du bien-être collectif (à l’inverse de ce que privilégie parfois l’utilitarisme). Le raisonnement impartial se trouve également à l’origine des doctrines du contrat social (Locke, Rousseau et, plus récemment, Rawls) et de celles des droits humains (appelées aussi théories des droits naturels) pour justifier, par exemple, l’universalité de la valeur d’égalité ou le caractère inaliénable de certaines libertés fondamentales comme la liberté de déplacement ou la liberté d’expression publique. Sur le plan géographique, les formes 1 La notion de « dépaysement » correspond à une procédure de justice pénale consistant à déplacer un procès après que des liens aient été mis en évidence entre certaines parties impliquées et les juges en charge de l’affaire. L’éloignement géographique entre les faits jugés et les autorités en charge du jugement est considéré comme une manière de décontextualiser le procès, afin de conférer une plus grande impartialité à l’évaluation. déontologiques de la justice ont donné lieu aux politiques dites d’équité territoriale*. Construites selon les règles du raisonnement impartial, celles-ci ont vocation à s’appliquer de façon universelle, partout et à toutes les échelles (Pogge, 2001). Dans la pratique politique, bien qu’en conflit sur le plan éthique, les conceptions conséquentialiste et déontologique de la justice s’entremêlent souvent, les secondes inspirant l’action constitutionnelle et législative des pouvoirs étatiques tandis que les premières servent le plus souvent à justifier leur action gouvernementale.