ILFM 2008-2009 Stéphane Carpentier 21 septembre 2008 Commentaire sur Ethique à Nicomaque livre 1, d’Aristote QUESTION : comment les hommes se représentent-ils spontanément le bonheur, et quelle est la valeur de ces représentations ? PROBLEME : si la philosophie est, d’une manière générale, la recherche de la vérité ; cette recherche concerne tout particulièrement, au moins depuis Socrate, les domaines du bonheur et de la justice. Si le bonheur n’est qu’une simple question d’opinion, à quoi bon faire de la philosophie, c’est-à-dire chercher le vrai bonheur par delà les apparences de bonheur que procurent les plaisirs, le prestige et la richesse. REPONSE : par delà la grande variété des opinions, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle culturelle, les hommes ont tous tendance à se représenter spontanément (naturellement) le bonheur sous la forme exclusive des biens matériels ( plaisirs, prestige, richesse ) qu’ils identifient à des biens absolus. Or ces représentations du bonheur sont précisément illusoires, non pas parce que les biens matériels ne sont pas des biens, mais parce que ce ne sont que des biens relatifs et non pas des biens absolus. ARGUMENTS : a- l’expérience (l’observation réfléchie de la condition humaine, l’induction) suffit pour constater, si l’on veut bien y réfléchir, que la diversité des opinions sur le bonheur peut être réduite à l’unité de trois grandes catégories : le plaisir, le prestige et la richesse. bDe même, l’expérience suffit pour constater que les biens matériels sont éphémères, relatifs, si bien qu’il est nécessairement illusoire de s’imaginer qu’ils sont absolus. 1- la vie de plaisir est une vie bestiale et une vie d’esclave. 2- l’honneur est par définition un bien relatif, et une valeur superficielle. 3- la richesse n’est jamais qu’un moyen, et devient une source de contrainte (d’oppression) quand elle est érigée en valeur absolue. ARGUMENTATION : 1- le plaisir est un des objets du désir (avec le prestige et la richesse), et le désir est une pulsion éveillée par une image, c’est-à-dire une représentation du bien sous une forme sensible ( la forme matérielle d’un corps inerte ou vivant : quelque chose ou quelqu’un ). Or une image est une trace laissée dans notre esprit par un agent extérieur (quelque chose ou quelqu’un) rencontré plus ou moins par hasard. Par conséquent, la vie de plaisir consiste à obéir à ses désirs, mais obéir à ses désirs, ce n’est pas obéir à soimême mais à des agents extérieurs, c’est donc une vie d’esclave. 2- La vie de plaisir consiste donc à être esclave de ses pulsions, c’est-à-dire à renoncer implicitement à solliciter son intelligence pour discerner celles qui sont raisonnables de celles qui ne le sont pas, et à solliciter sa volonté pour maîtriser ces dernières. Ce renoncement tacite à l’exercice de l’intelligence et de la volonté semble signifier que la vie de plaisir n’est pas autre chose qu’un retour à une vie instinctive, à la simplicité de la vie animale. Mais un tel retour est impossible pour l’homme. Pour renoncer à raisonner, il faut bien raisonner ; renoncer à discerner, c’est encore penser. De même, pour renoncer à résister à nos pulsions, il faut encore faire un choix, c’est-à-dire le vouloir. C’est pourquoi Aristote ne qualifie pas la vie de plaisir de retour à la vie animale dont nous retrouverions par là même l’innocence, mais de vie bestiale. La Bête, ce n’est pas l’animal, ce n’est pas non plus l’homme en tant que tel, dans la perfection de son humanité ; la Bête, c’est l’homme qui est devenu étranger à sa propre humanité ainsi qu’à l’humanité d’autrui. Ni tout à fait animal, ni tout à fait homme, c’est un monstre, un être hybride à la fois jouisseur et cruel, comme le comte Dracula dont Bram Stocker s’est inspiré pour créer son mythe du Vampire. La Bête, c’est l’homme déchu à l’intériorité ravagée par la terrible loi du désir au nom de laquelle il ravage également la dignité d’autrui en l’instrumentalisant. 3- L’honneur (le prestige social), quand à lui, est éminemment un bien relatif, puisqu’il dépend du jugement que les autres portent sur nous, or, d’une part ce jugement est souvent inconstant donc injuste. Par exemple, le Christ est acclamé le dimanche des rameaux, puis conspué et condamné par la même foule le vendredi suivant. D’autre part, le bien absolu auquel nous aspirons profondément est nécessairement un bien à la fois intérieur et inconditionné (cette aspiration, ce « goût de l’infini » diraient Baudelaire ou Hugo forme le cœur de l’humanité dirait Pascal), c’est-à-dire dont la « possession » doit relever, pour l’essentiel, de la seule bonne volonté, et non pas de l’appréciation d’autrui dont la maîtrise nous échappe nécessairement. 4- Une vie fondée sur la recherche exclusive du prestige ou du pouvoir est nécessairement une vie superficielle ou l’homme demeure étranger à lui-même. En effet, s’imaginer que le prestige est un bien absolu, c’est s’imaginer que l’on est ce qu’on a, c’est confondre l’être et l’avoir. On est honoré parce qu’on jouit d’un certain pouvoir sur les hommes ou les choses, parce qu’on exerce sur eux une certaine maîtrise. Avoir du prestige (quelque soit la nature de celui-ci, politique, économique ou culturel) c’est savoir s’approprier les choses qui sont les signes du pouvoir. Or s’identifier purement et simplement a ce qu’on a, se définir par ce qu’on possède (ses propriétés), c’est pour un homme un leurre. Du fait même que l’homme est doué de raison et de volonté, l’ homme est constitué par une intériorité, si bien qu’ un homme n’est pas ce qu’il a mais ce qu’il donne et ce qu’il accueille. REMARQUE : une telle vie fondée sur les apparences est nécessairement une vie hantée par l’angoisse de la mort. La mort est en effet cet évènement qui signifie la séparation de l’être et de l’avoir ; si donc on a passé sa vie à s’identifier à ce qu’on a, la mort ne peut être qu’effrayante et ses multiples signes qui sont pourtant au coeur de la vie quotidienne ( la mort des autres, la maladie, la vieillesse) rendent celle-ci inévitablement angoissante. Le bonheur que procure le prestige est donc purement superficiel, purement apparent, il masque plus ou moins habilement cette inquiétude de vivre et cette angoisse de mourir qui en sont la rançon, jusqu’à ce que le rideau de la mort tombe, renvoyant la vie de prestige à sa triste vérité : une mauvaise farce. Inversement la mort ne peut rien reprendre à celui qui s’est efforcé de donner sa vie et de comprendre quelque chose à son humanité et à celle de son prochain. 5- La vie d’ « homme d’affaire », obsédée par la recherche exclusive de la richesse ne trouve guère plus grâce aux yeux d’Aristote. Il la qualifie de vie de contraintes. La première contrainte est d’abord d’ordre moral. L’argent est par définition un bien fluctuant puisqu’il a pour vocation d’être échangé, dépensé. Il n’a donc rien d’un bien absolu, stable, immuable si bien qu’on se condamne à vivre dans une inquiétude perpétuelle à vouloir se le représenter comme un bien absolu, à l’idolâtrer. Pour demeurer, malgré les continuels démentis de l’expérience, dans l’illusion que l’argent est une valeur immuable, il faut perpétuellement solliciter son intelligence et sa volonté pour trouver sans cesse davantage les moyens toujours plus efficace de l’accumuler, de manière à compenser sa fluidité naturelle. L’esprit n’est donc jamais en repos, toujours enfermé dans ses calculs utilitaires, jamais disponible pour la contemplation, c'est-à-dire la compréhension du sens de l’être qui est pourtant la vie même de l’esprit. 6- La seconde contrainte générée par le vie »affairée » est d’ordre social et politique. Quand une société produit des marchandises et règle ses échanges à cette seule fin d’accumuler sans cesse toujours plus d’argent, elle génère nécessairement des injustices, c’est-à-dire des échanges inéquitables et de la misère. En effet, l’argent est initialement un moyen judicieux de remédier aux limites et aux pesanteurs du troc. Il permet au corps social de développer et de fluidifier les échanges de manière a mettre à la portée de tous la satisfaction de ses besoins vitaux et, à terme, la satisfaction des désirs raisonnables de ses membres. Dans ce qu’Aristote appelle l’économie domestique, l’argent est le moyen privilégié de produire des marchandises en quantité et en qualité raisonnables. Mais si l’argent devient une fin en soi, et c’est ce qui se produit quand il est idolâtré, alors le système des échanges dégénère en ce qu’Aristote appelle une économie chrématistique qui engendre nécessairement misère et injustices. En effet, l’argent est un bien matériel, et comme tel il ne peut se partager qu’en se divisant. Or si on se le représente comme un bien absolu, malgré les continuels démentis de l’expérience qui ne cesse de nous rappeler à quel point il est éphémère, on ne pourra demeurer dans cette illusion qu’à la condition de l’accumuler sans cesse. On estimera donc n’en avoir jamais assez, si bien qu’on estimera implicitement qu’autrui en toujours trop. Autrement dit, se représenter la richesse comme une fin en soi, un bien absolu, c’est nécessairement ne pas être disposé à la partager équitablement. Le rapport de division quitte alors le plan des choses qui s’échangent pour s’installer dans celui des hommes qui échangent, en menaçant ainsi gravement l’unité du corps social dont le tissus se délite progressivement. Les marchandises et par là même ceux qui les produisent ne sont plus qu’un moyen de s’enrichir, si bien que la question de leur production en qualité et en quantité raisonnables n’est plus du tout prioritaire. DISCUSSION REMARQUES 1- Dans les Pensées, Pascal parvient à la même conclusion qu’Aristote dans ce texte, mais en passant par un tout autre raisonnement. C’est l’analyse de l’ennui qui, chez lui, permet de réfuter par le contre-exemple le préjugé suivant lequel le bonheur est une simple question d’opinion. En effet, si tel était le cas, alors tout individu qui règle son comportement sur son opinion et parvient à faire ce qu’il a effectivement envie de faire devrait être nécessairement heureux. Autrement dit, si l’homme était la mesure de son propre bonheur, la seule forme d’insatisfaction que pourrait connaître un individu qui règle sa vie sur ses opinions serait la frustration (un agent extérieur entrave la réalisation du désir). Or l’insatisfaction n’est pas la seule forme d’insatisfaction qu’un individu qui règle son comportement sur ses opinions est susceptible d’éprouver. Il y a aussi, il y a surtout l’ennui. 2- Si le plaisir est un bien relatif et non pas absolu, c’est aussi parce que l’expérience nous apprend qu’il est relativement bon, c’est-à-dire bon dans une certaine mesure, mauvais dès que cette (juste) mesure est dépassée. La nature du plaisir est en effet telle qu’il se transforme dialectiquement en son contraire lorsqu’il est recherché sans aucune mesure, comme s’il était un bien absolu. (texte de saint thomas d’Aquin, Somme contre les gentils) 3- Si la fortune nous est « favorable », on peut bien vivre dans l’illusion que les biens matériels sont des biens absolus et (se) donner toutes les apparences du bonheur, ou même de la sagesse, mais la mort est ce moment apocalyptique (au sens étymologique du terme) ou le vérité de notre vie se fera jour, sans aucune possibilité de se dérober derrière un masque. Celui qui s‘est imaginé qu’il est ce qu’il a, il lui sera révélé le propre néant de sa vie passée, puisque la mort signifie la séparation de ce que je suis et de ce que j’ai. ( Montaigne, Essais, livre I, chapitres XIX et XX ). LIMITES 1- Dans ce texte, Aristote insiste surtout sur ce en quoi ne consiste pas le bonheur, mais il ne nous dit pas précisément en quoi il consiste. 2- Il suggère que le bonheur résiste dans une juste mesure des biens matériels. Cette juste mesure n’est pas simplement d’ordre quantitatif (la santé, la prospérité), mais aussi et sans doute surtout d’ordre qualitatif (la justice). Mais en quoi consiste précisément l’Idée de Justice. (cf leçon n°1 : l’Idée de justice). 3- Dans ce texte, Aristote constate que nos représentations immédiates du bonheur sont illusoires, mais il ne nous explique pas pourquoi l’esprit humain engendre naturellement de telles illusions. (cf leçon n°2 : les facultés de l’esprit).