« Les artistes ont un intérêt à ce qu`on croie aux intuitions soudaines

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« Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant
inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une
philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon
artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son
jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte
aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques
mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne moins
sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines
conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un niveau
fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands
hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à
rejeter, passer au crible, modifier, arranger. » Nietzsche, Humain trop humain, aphorisme 155.
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L’aphorisme 155 d’Humain, trop humain porte sur la production d’œuvres d’art. Le problème
dont il est question est le suivant : en produisant leurs œuvres, les artistes bénéficient-ils d’une
faculté hors du commun ? Bénéficient-ils d’une inspiration, d’une intuition soudaine ? A
parler d’inspiration n’a-ton pas affaire à une représentation qui, pour séduisante qu’elle soit,
dissimule en fait la manière dont les œuvres sont réellement produites, le travail de l’artiste ?
Suivant Nietzsche, l’artiste produit un travail spécifique à partir de facultés qui ne sont pas
l’intuition mais l’imagination productrice et le jugement critique.
Dans un premier temps, Nietzsche reprend la représentation commune qualifiée de croyance
suivant laquelle l’artiste bénéficierait d’une inspiration. Il critique et ridiculise cette
représentation (« Les artistes ont un intérêt […] comme un rayon de la grâce.) Ensuite il passe
à la production réelle dont il rend compte (deuxième moment du texte : « En réalité […]
ébauches multiples. » Par une « description » ? En tout cas il en donne les « moments » :
d’abord intervient l’imagination créatrice puis le jugement critique (en tout cas pas
l’intuition). Beethoven sert d’exemple de ces deux moments. Que se passe-t- quand l’artiste,
au lieu d’en passer par le jugement critique exercé sur les produits de son imagination, se
repose sur sa mémoire reproductrice et un jugement « moins sévère »? Telle est en quelque
sorte la question du troisième moment du texte (« Celui qui discerne moins sévèrement […]
avec peine. ») Cet artiste peut devenir un improvisateur : mais pas un bon artiste. Pour finir,
Nietzsche dresse un bilan « Tous les grands hommes […] arranger. » qui lui permet d’insister
sur le travail progressif de l’artiste ne devant rien à un apport extérieur et immédiat.
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Dans un premier temps, Nietzsche reprend une représentation commune, qui n’est en fait
qu’une croyance, suivant laquelle produire des œuvres proviendrait d’une intuition soudaine,
d’une soi-disant inspiration. Cette représentation commune sera détruite par Nietzsche : non,
il n’y a pas d’intuition immédiate, non il n’y a pas d’inspiration. Quel est d’ailleurs le rapport
ici entre intuition et inspiration ? Par l’inspiration est donnée l’intuition, c’est-à-dire une sorte
d’accès à un dessous des choses, un trou s’ouvre dans l’apparence des choses, un accès à
l’essence même des choses a lieu. Par l’intuition, une mise en présence de la chose est censée
avoir lieu immédiatement sans médiations, sans étapes donc. Les artistes, d’après cette
représentation illusoire du faire-œuvre, auraient « une lorgnette merveilleuse qui leur permet
de voir directement dans l’être » écrit Nietzsche dans d’autres textes (en fait, dans l’aphorisme
162). L’immédiateté est à retenir de l’image du rayon de la grâce qui tombe du ciel ;
l’extériorité également (alors que Nietzsche montrera justement que le travail de l’artiste est
progressif et propre).
Le travail critique de Nietzsche est de dénoncer l’illusion suivant laquelle les artistes auraient
une aptitude non commune. Ils ne sont pas des dieux parmi les hommes. Ils n’ont pas une
sorte d’apport extérieur divin. Que l’image du rayon de la grâce tombant du ciel soit
religieuse n’est probablement pas un hasard. Il faut y voir la dénonciation de résidus de
sentiments religieux : quand l’artiste fait croire au bénéfice de l’intuition, il s’adresse en
quelque sorte à des sentiments religieux transposés et subsistant dans l’expérience esthétique.
Les artistes contribuent à la croyance en l’inspiration. Quel est l’intérêt des artistes à ce qu’on
croie aux intuitions soudaines ? Cela n’est pas indiqué ici par Nietzsche. Très probablement
l’artiste y obtient une valorisation – l’intuition est une qualité qui le rend exceptionnel. Mais il
suffirait de noter que l’artiste a un intérêt : l’artiste devient dès lors un être qui mérite le
soupçon, il y a dans son « discours » sur son activité une illusion qui lui profite. Cette
croyance, quand on lit d’autres extraits d’Humain trop humain, contribue en fait aux effets de
l’art : « L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein effet que si elle suscite la croyance à
quelque improvisation, à une naissance qui tient du miracle par sa soudaineté. » L’œuvre a
son plein effet sur le spectateur si la croyance à préparé psychologiquement à la croyance « au
jaillissement soudain de la perfection. » (aphorisme 145). Ce qui est intéressant d’ailleurs,
quand on rappelle cet aphorisme, c’est que la croyance en l’inspiration, en l’intuition, vient
non pas se surajouter à l’expérience esthétique et être extérieure à elle mais permet à l’effet
artistique d’aller jusqu’à son terme (d’avoir son plein effet).
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La deuxième partie répond en fait à la question : comment les artistes produisent-ils
réellement leurs œuvres ? « En réalité » témoigne d’une véritable préoccupation scientifique
(corroborée par l’aphorisme 145 : le projet de Nietzsche est de faire « la science de l’art ») et
va dans le sens d’un affranchissement à l’égard de la croyance en une supériorité de l’artiste.
Nullement besoin d’une faculté de l’esprit – l’intuition – que les artistes seuls posséderaient.
La production d’œuvres incombe à l’imagination productrice et au jugement critique de
l’artiste sans apport extérieur miraculeux donc.
Nietzsche entre dans le détail des deux « moments » de la genèse réelle des œuvres (sont-ils
les seuls moments de la production d’œuvres ? Rien ne permet de l’affirmer). D’abord
l’imagination produit, elle produit abondamment « du bon, du médiocre et du mauvais ». Ce
qui suppose que la perfection n’est pas première. Il y a une genèse de la perfection. Cette
genèse de la perfection réelle n’intéresse pas communément. Communément, l’on préfère
croire que la perfection est immédiatement donnée à l’artiste dans un moment privilégié de
mise en contact (car, probablement, cela seul nous semble rendre compte du merveilleux des
œuvres, des magnifiques mélodies de Beethoven exemple que prendra ensuite Nietzsche).
Le premier « moment » de la production artistique est celui de l’imagination. L’imagination
donne naissance à des produits mais est elle-même indifférente quant à leur qualité. A noter
que cette imagination « produit constamment » : on est dans le devenir des choses, pas dans
leur « don » immédiat. Mais attention, il ne s’agit pas pour Nietzsche de dire que parmi les
œuvres au final produites par l’artiste certaines sont bonnes certaines sont mauvaises, que les
artistes produisent le pire comme le meilleur, que dans leurs œuvres ont trouve des œuvres
inégales ! C’est plutôt que leur imagination produit indifféremment du bon comme du
mauvais et que la perfection – soumise au devenir – émergera, sera obtenue du tri parmi les
produits de l’imagination. Cela signifie également le mauvais, le médiocre ont également leur
place auprès du bon dans la production artistique. De manière inévitable, l’imagination de
l’artiste donne d’abord naissance dans un tout indifférencié à des productions de qualités
différentes que l’imagination ne peut pas trier.
En effet, le « deuxième » moment de la production artistique est la mise à l’épreuve par le
jugement des différents produits de l’imagination. Le jugement « rejette, choisit ». Le
jugement de l’artiste revient sur les différentes productions de l’imagination pour faire le tri,
écarter le mauvais et le médiocre. Dans un certains sens, la médiocrité et le mauvais ont leur
place dans la production des œuvres. Le bon, le parfait ne naissent pas seuls, isolément, ils
émergent d’une élection par le jugement critique parmi du mauvais et du médiocre (que
l’imagination productrice a produit sans les juger).
Chez l’artiste on n’a pas affaire à n’importe quel jugement. Du coup pas n’importe quel
travail.
Qui dit juger, dit apprécier. Les productions de l’imagination font l’objet d’une appréciation
circonspecte. Chez les artistes, on a affaire à des « idées d’art choisies sérieusement et avec
peine » comme le philosophe l’affirmera plus tard dans le texte.
Le jugement de l’artiste est un jugement aiguisé, exercé : un jugement qui fait l’objet d’un
exercice ? Le travail de l’artiste ne consiste pas seulement à juger à partir d’un jugement qui
serait constitué une fois pour toute. Ce jugement s’exerce, il est aiguisé. Ce jugement
« apprend » aussi à être difficile, exigeant. Ce qui veut dire que le jugement lui-même fait
probablement l’objet d’un travail : probablement l’artiste directement ou indirectement forme
son jugement qui n’est pas donné dans son exigence, c’est une exigence acquise et maintenue
aussi en tant qu’exigence. Implicitement, cela suppose que le jugement chez les artistes n’est
pas un don qui les sépareraient de leurs semblables. La différence est plutôt dans le travail
qu’ils effectuent et qu’ils effectuent notamment sur leur propre jugement.
L’exemple de Beethoven sert le propos de Nietzsche : les Carnets de ce compositeur
permettent de savoir que la composition n’a aucune dette envers un moment miraculeux de
mise en contact intuitif avec « l’essence des choses ». Son travail de composition – au
contraire – a été progressif (« peu à peu »), le jugement critique du compositeur s’exerçant sur
des ébauches multiples produites par son imagination. La connaissance aujourd’hui de ces
Carnets permettant en quelque de sortir de la croyance : on a davantage que le résultat que
sont ses symphonies, on a le témoignage également de leur genèse.
Pour finir, Nietzsche affirme que le jugement également combine : cela ajoute quelque chose.
Combiner, c’est mettre ensemble. Le travail, dans le temps, c’est aussi – dans la perspective
d’un perfectionnement progressif – mettre ensemble, faire des liens entre ce que présente
l’imagination productrice. Cela donne à penser que la totalité d’une œuvre – source commune
d’émerveillement du côté du public – n’est pas donnée immédiatement à l’artiste. Cette
totalité entre dans un devenir, elle émerge progressivement aussi du fait que l’artiste arrange,
combine ses éléments (dont la présence peut bien être facultative).
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La troisième partie est plus énigmatique. Une partie sur l’improvisation ? Une partie dans
laquelle on parle de l’artiste inspiré ? Non : une partie sur l’artiste qui, au lieu de procéder par
le jugement à ce retour critique exigeant considéré précédemment, critique moins
« sévèrement » s’abandonne à la mémoire reproductrice. Ni imagination productrice, ni
jugement critique chez cet artiste mais abandon à la mémoire reproductrice. Un abandon : un
laisser-aller très éloigné du travail sérieux et exigeant du bon artiste. Sous certaines
conditions – qui ne sont pas mentionnées par Nietzsche – cet artiste peut devenir « un grand
improvisateur ». Valeur de l’improvisation ? Elle est d’un degré inférieur : « l’improvisation
artistique est à niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec
peine. »
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Ce bilan final du texte permet de se demander d’où vient la valeur de l’artiste. Faut-il estimer
les artistes conformément à la croyance qu’ils aident à répandre ? Faut-il adhérer dans
l’émerveillement que peut produire l’idée que leurs œuvres auraient été produites dans un
« jaillissement soudain de la perfection » ? Le texte de Nietzsche, s’il nous affranchit de la
croyance illusoire de l’artiste inspiré, invite à apprendre à estimer la valeur des artistes pour
ce qu’ils font réellement. Pas pour une aptitude qu’ils auraient eux seuls en partage. Parmi les
grands hommes, ils sont « de grands travailleurs, infatigables ». L’invention ici – qui est un
rappel de l’imagination productrice – à elle seule ne peut suffire. Il faut qu’elle soit associée
au rejet, au crible, au jugement critique. Mais également à l’aptitude à arranger ce qui renvoie
à combiner.
Notons que Nietzsche place les artistes parmi les grands hommes ensemble qui ne peut pas ne
contenir que des artistes. S’y trouvent des penseurs puisqu’il était question de « la pensée
fondamentale d’une philosophie ».
Peut-on tirer du texte qu’il suffit de travailler grandement pour être un bon artiste ? Ce que
l’on peut au moins dire c’est que si l’un ou l’autre d’entre nous effectue le travail spécifique
requis par l’art il pourra devenir un bon artiste.
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La production d’œuvres d’art ne doit rien à l’inspiration qui, dans le texte, reste
définitivement une croyance (ayant à voir avec la religion). Cette production s’effectue à
partir des facultés propres de l’artiste. L’œuvre ne naît que de son imagination et de son
jugement. Pas d’origine miraculeuse de l’œuvre. En ce sens, le texte s’oppose à une certaine
métaphysique de l’art à laquelle d’ailleurs les artistes contribuent. Il n’y a pas de « dessous de
l’affaire » par laquelle l’artiste en viendrait, en une sorte de moment miraculeux, à recevoir
une connaissance de l’essence même des choses, pas d’origine miraculeuse pour les choses de
l’art pourtant « estimées supérieures ». Les œuvres viennent d’un travail – dans le temps –
dont on peut rendre compte philosophiquement par une science de l’art – c’est par là qu’il faut
estimer les artistes et non pas par « je ne sais quel miracle du génie » (aphorisme 146).
Laurent Bernat, professeur de philosophie au lycée français de Bogota, Colombie.
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