L’Encéphale (2007) 33, 880—883 journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep ÉDITORIAL La phtisie galopante n’existe plus, la psychose maniacodépressive n’existe peut-être plus. Qu’en est-il de la schizophrénie ? Tout comme Marguerite Gautier, la Dame aux camélias, ou Violetta, la Traviata, étaient déclarées « phtisiques » au xixe siècle, de nombreux patients se sont trouvés étiquetés « maniacodépressifs » ou « schizophrènes » au xxe siècle, et Marie Paule Belle pouvait chanter « je ne suis pas schizophrène, ça me gêne, ça me gêne. . . ». En 2007, on dirait que Violetta souffre d’une forme de tuberculose pulmonaire et que ces patients souffrent de troubles bipolaires de l’humeur ou d’une pathologie qu’on appelle encore « schizophrénie ». Identifier le patient à sa pathologie, notamment si elle est considérée comme incurable ou chronique, ne permet pas de lui offrir une information suffisante, ni de le faire participer de façon éclairée et effective aux soins, alors que l’évolution de la dénomination des maladies correspond à la reconnaissance de possibilités évolutives et thérapeutiques. Les troubles bipolaires de type 1 restent considérés en Europe comme des troubles psychotiques même en l’absence d’idées délirantes, congruentes ou non à l’humeur, du fait de la rupture d’avec la réalité que connaissent les patients lors des épisodes mélancoliques ou maniaques. Le fait de parler d’hommes, de femmes, voire d’enfants qui souffrent de troubles de l’humeur, permet de dépasser la notion de psychose maniacodépressive. En se rapprochant de la description des dérèglements de l’humeur selon Jean Delay, il s’agit de tenir compte de l’hétérogénéité et de l’évolutivité de ces troubles, selon une approche dimensionnelle, des variations normales de l’humeur à celles qui étaient décrites dans la folie circulaire ou la folie à double forme. Il devrait en être de même pour les troubles schizophréniques : s’il est possible aux États-Unis de poser le diagnostic de schizophrénie « aiguë », la tradition européenne dont est issu ce concept réserve cette appellation à des troubles chroniques d’évolution le plus souvent déficitaire. Consi0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2007. doi:10.1016/j.encep.2007.10.001 dérer un patient comme schizophrène était, au milieu du xxe siècle, une forme de stigmatisation pour lui-même et son entourage : ne parlait-on pas, dans les années 1970, des « parents de schizophrènes », père absent, mère fusionnelle, sans envisager qu’il puisse s’agir d’une conséquence des difficultés de communication et de relation avec un adolescent aux réactions imprévisibles, plutôt que d’une cause de la pathologie. . . Nous proposons ici la remise en question de la dichotomie entre schizophrénie et trouble de l’humeur, pour leur regroupement dans une catégorie générique « troubles psychotiques », et pour l’abandon du terme de schizophrénie. Cette position, déjà tenue par Ian Brockington [1], est défendue par certains de nos collègues de la Société japonaise de psychiatrie et de neurologie, et du Groupe de révision de la nosographie du DSM-V et de l’ICD-11, notamment Jim Van Os. Après avoir souligné, en 1979, la difficulté de distinguer certaines psychoses affectives des schizophrénies, Ian Brockington plaide dès 1992 pour l’abandon du concept de schizophrénie. Il s’agit pour lui d’un concept flou, instable sur les plans historiques et géographiques, d’une définition arbitraire, d’une catégorie nosologique sans véritables frontières. Le diagnostic de schizophrénie est très réducteur au regard de l’hétérogénéité des différents troubles psychotiques, de leur évolutivité, et de la complexité du fonctionnement du système nerveux central. Il ne sert les intérêts ni des cliniciens, ni des chercheurs, et moins encore des patients et de leur entourage. Le nombre de patients souffrant de schizophrénie semble avoir largement diminué depuis les années 1960, époque à laquelle les psychiatres américains utilisaient ce terme pour pratiquement toutes les psychoses. Cela peut être lié à l’évolution de la symptomatologie, aux modifications de leur prise en charge, mais aussi à la prise en compte d’autres diagnostics. Brockington souligne le fait que, dans la cohorte Qu’en est-il de la schizophrénie ? de Brooklyn, le nombre de patients répondant au diagnostic de schizophrénie a évolué en 15 ans de 163 à 19, se réduisant comme peau de chagrin avec la modification des critères diagnostiques, RDC puis DSM-III ! Au plan historique, la dichotomie effectuée par Émile Kraepelin entre démence précoce et folie maniacodépressive repose sur des données évolutives ; de même, Henry Ey souligne que le diagnostic de schizophrénie ne peut être posé qu’en fin d’évolution. Au contraire, Eugen Bleuler défend l’idée d’un continuum entre l’évolution de certaines formes de schizophrénie et de psychose maniacodépressive, continuum qui se retrouve dans l’approche dimensionnelle développée ces dernières années. Eugen, et plus encore son fils Manfred Bleuler, soulignent l’existence d’une évolution épisodique de certaines formes de schizophrénie, dont plus de 20 % évoluent vers une guérison. Dans les années 1980, Muller et Ciompi décrivent l’existence de nombreuses modalités évolutives dont certaines sont épisodiques, et seules 30 à 40 % des schizophrénies évoluent vers un état déficitaire. En 2003, John Kane définit les notions de rémissions symptomatiques et syndromiques, voire d’une guérison fonctionnelle, remettant en question lui aussi cette dichotomie. Il en est de même pour les formes « frontières » de ces pathologies : schizoses et schizomanies de Claude, troubles schizophréniformes de Kasanin, psychoses cycloïdes de Sutter et Scotto, troubles schizoaffectifs ou schizophrénies dysthymiques. Avec Hagop Akiskal et la description de « tempéraments » et d’un spectre des troubles de l’humeur, un certain nombre de diagnostics de troubles de la personnalité, notamment de type border line, sont remis en question lorsque surviennent, 20 ans plus tard, d’authentiques troubles de l’humeur. Cela permet d’insister sur les aspects dynamiques et évolutifs, remettant en cause la notion même de « structure de personnalité », étiquette beaucoup plus indélébile que nombre de nos diagnostics psychiatriques. L’évolution vers un trouble bipolaire de l’humeur d’un épisode psychotique aigu est fréquente, notamment après une « bouffée délirante aiguë », une psychose puerpérale, ou la prise de toxiques ; elle peut également se voir après plusieurs années d’évolution : lors de l’arrêt d’un traitement neuroleptique au long cours, nous avons tous observé l’apparition d’une symptomatologie de type maniaque et l’émergence de troubles de l’humeur chez des patients traités depuis plusieurs années pour une pathologie considérée comme « typiquement hébéphrénique » ! Ce fait peut être rapproché des publications d’accès maniaques lors de la prescription de nouveaux antipsychotiques. Au-delà de ces données évolutives, l’analyse de la clinique ne permet pas, elle non plus, de différencier clairement ces deux entités selon des pathologies distinctes. Les symptômes primaires et secondaires décrits par Eugen Bleuler, les symptômes de premier et de deuxième rang de Kurt Schneider, les symptômes déficitaires, productifs et de désorganisation, qui correspondent à des troubles cognitifs, des affects et des perceptions, pourraient être secondaires à un trouble de l’humeur. L’article de Jean Delay et Horace Pierre Gérard [2] sur l’intoxication mescalinique, publié dans L’Encéphale 881 en 1948, illustre cette possibilité : de façon expérimentale, l’hypothèse d’un continuum entre les troubles graves de l’humeur et les troubles schizophréniques est en effet étayée par le déroulement de cette intoxication chez 36 sujets volontaires. « Les modifications de l’humeur sont les premières manifestations psychiques à apparaître, elles peuvent être les seules ». Il s’agit essentiellement d’une exaltation affective, de tonalité euphorique (« jeux de mots, calembours, associations par assonances, dans un discours logorrhéique incessant »), mais il existe parfois une tonalité dépressive de l’humeur ou des éléments d’un état mixte. « Les troubles suivants apparaissent secondairement aux troubles thymiques, témoignent de l’absorption progressive du toxique et révèlent une atteinte plus profonde du psychisme. Ils sont caractérisés au premier chef par l’apparition des phénomènes psychosensoriels qui ont donné au peyotl sa célébrité ». Il s’agit d’une distorsion des formes et des couleurs, d’une hyperacousie avec parfois des hallucinations auditives, mais aussi de troubles cénesthésiques et de la sensibilité proprioceptive dont la description évoque l’expérience rapportée par certains patients souffrant de schizophrénie : « impression d’un changement des dimensions du corps. . . certaines parties du corps sont ressenties comme étrangères. . .impression de l’effacement des limites somatiques : le moi corporel s’étend, se dissout dans l’ambiance ». La structure de la pensée est progressivement perturbée. Au début, « la pensée est celle de l’hypomaniaque, incoordonnée, construite sur une charpente grêle de rapports superficiels ou bien elle est figée, fixée dans l’attente d’une catastrophe imminente, écrasée dans l’angoisse. En tous cas, c’est l’échec des processus régulateurs devant l’exaltation des pulsions affectives ». Puis, progressivement, « le psychisme est envahi par les phénomènes psychosensoriels. . . et la concrétisation de la pensée ». « Les idées, représentées ou non, défilent, s’entraînant l’une l’autre par des caractères superficiels, sonorité des mots, rapprochements dans le passé. Le champ associatif de chaque élément s’est élargi. Le sujet ne peut y trouver aucune suite logique. Quoique inconsciemment, le cours de la pensée n’en est pas moins guidé par une polarisation affective. Elle se manifeste parfois dans les projections psychosensorielles ». . . « L’ambivalence affective colore d’un sentiment inexprimablement contradictoire les scènes vécues ». . . « Dans les intoxications plus profondes, la confusion totale entre la réalité perçue comme un rêve et la pensée autistique et concrète constitue le plan unique d’existence. Elle revêt, dans quelques cas, la forme d’une dissociation de la personnalité ». Ainsi, la mescaline semble d’abord agir comme « un excitant psychique, un exaltant de l’humeur ». L’hyperthymie mescalinique serait alors à l’origine des troubles de la perception, phénomènes psychosensoriels mais aussi de tendances interprétatives et intuitives, et des troubles du cours de la pensée, qui peuvent réaliser le tableau d’un authentique syndrome dissociatif. Les troubles cognitifs actuellement décrits dans la schizophrénie, troubles de l’attention, de la concentration, de la mémoire, appropriation d’états mentaux à autrui, correspondraient à un trouble du traitement de l’information : les performances perceptives sont bonnes, parfois supérieures 882 à celles du sujet contrôle, mais de façon indépendante du contexte. Les patients auraient des difficultés à sélectionner les informations pertinentes, ce qui pourrait correspondre au « relâchement de la tension associative » décrit par Eugen Bleuler, à « l’ataxie intrapsychique » selon Stransky. Les troubles de l’humeur, vision péjorative lors de la dépression, élation lors de l’exaltation maniaque, s’accompagnent également de perturbations cognitives. Lors des états mixtes, les affects dépressifs associés à l’hypersyntonie et à la tachypsychie pourraient laisser place à des altérations de la « tension associative » « dont le relâchement prendrait l’apparence d’un syndrome dissociatif ; cela est fréquent lors des troubles thymiques de l’adolescence. On peut également envisager qu’il existe des relations entre l’anhédonie dépressive et l’athymhormie psychotique, entre l’hyperthymie douloureuse ou expansive de la psychose maniacodépressive et l’hypothymie apparente des formes déficitaires et productives des schizophrénies. Le ralentissement dépressif, l’athymhormie psychotique, sont-ils deux formes de l’inhibition ? Ils pourraient alors correspondre à un processus adaptatif visant à se « retirer du monde » lorsque les stimulations deviennent trop aversives et dont l’hypofrontalité serait l’expression. Les neuroleptiques et les antipsychotiques atypiques pourraient jouer ainsi un rôle identique de « filtre » visant à corriger une hyperesthésie perceptive, cognitive et affective. Sur le plan thérapeutique, une erreur de diagnostic entre trouble de l’humeur et trouble schizophrénique peut entraîner la mise en place d’un traitement neuroleptique au long cours ou une prise en charge institutionnelle inadaptée, dont les effets iatrogènes ne feront qu’aggraver la symptomatologie et l’évolution. De plus, les traitements biologiques ont des indications dans ces deux affections : antidépresseurs lors des épisodes dépressifs et des formes déficitaires de schizophrénie, traitements antipsychotiques lors des manies et des formes productives, voire régulateurs de l’humeur, électroconvulsivothérapie ou stimulation magnétique transcrânienne dans certaines formes de ces deux affections. Les études épidémiologiques de familles, de jumeaux et d’adoptions, retrouvent fréquemment un plus grand nombre d’affections psychotiques, schizophrénies et troubles schizoaffectifs, dans les familles dont certains sujets souffrent de troubles de l’humeur et vice versa. Les travaux menés sur l’âge de début précoce de l’une ou l’autre de ces pathologies et les phénomènes « d’anticipation » semblent marquer une évolutivité plus importante des troubles plutôt que leur distinction formelle. Les hypothèses étiopathogéniques confortent, elles aussi, l’idée d’un continuum entre les différents troubles psychotiques. Les données de la génétique moléculaire confirmeraient celles de la génétique épidémiologique en suggérant l’existence de marqueurs de vulnérabilité commune, notamment d’un endophénotype lié à l’âge de début. Les aspects biologiques des axes neuroendocriniens, des différents neurotransmetteurs et notamment des transmissions dopaminergiques permettent de rapprocher les troubles productifs et l’exaltation de l’humeur, les troubles négatifs et le ralentissement dépressif, au point que Robin Murray a pu proposer de regrouper les troubles psycho- Éditorial tiques sous le terme de dopamine dysregulation disorder. Les anomalies cérébrales observées en neuro-imagerie ne semblent, en fait, pas être spécifiques de l’un ou l’autre trouble. Enfin, même l’approche psychodynamique permet d’envisager un rapprochement lorsque l’on sait que Mélanie Klein, avant d’envisager l’hypothèse d’une position schizoparanoïde, avait proposé celle d’une position maniaque à différencier de la position dépressive. Les hypothèses neurodéveloppementales, proposées tant pour les troubles schizophréniques que pour les troubles de l’humeur, ne prennent pas en compte le rôle essentiel des interactions précoces entre la mère et son enfant et il serait plus judicieux d’envisager l’existence d’une hypothèse psycho-neurodéveloppementale. Devant une mère souffrant d’un trouble dépressif caractérisé, l’observation du nourrisson qui s’agite et essaye de la mobiliser laisse rapidement place à une apathie, un déficit dont on peut rapprocher le modèle de Seligman learned helplessness ou résignation acquise, mais aussi les différents troubles de l’attachement selon Bowlby. On peut s’interroger sur les correspondances entre certains modèles de dépression et le retrait, le repli, voire le « déficit » psychotique. Il en est ainsi du modèle de Harlow lors d’une séparation précoce chez les singes, mais aussi des tableaux « d’hospitalisme » décrits par Spitz dont l’expression est parfois franchement déficitaire, voire autistique. De nombreuses questions subsistent sur les relations entre les troubles de l’humeur de l’enfant et la psychopathologie de l’adulte. Selon le moment où elle intervient, la dépression peut infléchir le développement de l’enfant : elle peut être un moment maturatif ou un élément désorganisateur. En fonction de l’âge, de la qualité des liens affectifs avec les parents, l’expression clinique des troubles de l’humeur est très variable chez l’enfant et l’adolescent. Il est donc indispensable de les reconnaître et les traiter précocement dès le plus jeune âge plutôt que d’envisager l’existence de prodromes schizophréniques avec la mise en place d’un traitement antipsychotique préventif. Nous proposons l’hypothèse selon laquelle l’humeur, disposition affective fondamentale d’après les travaux de Jean Delay et de notre maître Pierre Deniker, soit un des « grands organisateurs » du développement psychoaffectif de l’enfant et de l’adolescent et qu’un trouble précoce de l’humeur puisse avoir comme conséquence une désorganisation grave du fonctionnement psychique. De nombreux arguments plaident pour un rapprochement entre les troubles schizophréniques et les troubles de l’humeur au sens européen du terme. Le fait d’envisager l’existence d’un continuum entre les troubles psychotiques, aigus, subaigus, intermittents ou au long cours, avec une approche dimensionnelle est beaucoup plus féconde pour leur compréhension et l’évolution de la recherche. Références [1] Brockington I. Schizophrenia: yesterday’s concept. Eur Psychiatry 1992;7:203—7. [2] Delay J, Gérard HP. L’intoxication. Encéphale 1948:196—235. Qu’en est-il de la schizophrénie ? D. Sechter ∗ E. Haffen EA 481 neurosciences, service de psychiatrie de l’adulte, CHU Saint-Jacques, université de Franche-Comté, 25303 Besançon cedex, France 883 H. Loo Service hospitalo-universitaire de psychiatrie, centre hospitalier Sainte-Anne, 75014 Paris, France ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (D. Sechter) Disponible sur Internet le 26 novembre 2007