PRÉFACE Ivanov occupe une place très particulière dans l' œuvre de Tchekhov: c'est sa première pièce mais ce n'est pas la première (puisqu'elle dérive de cette pièce sans titre, abusivement baptisée Platonov, qu'il écrivit encore lycéen et conserva toute sa vie à l'état de manuscrit). C'est une "comédie en quatre actes et cinq tableaux", jouée à Moscou en 1887, mais c'est aussi un "drame en quatre actes", joué à SaintPétersbourg en 1889. Entre la comédie, qui provoqua un esclandre, et le drame, qui reçut un accueil triomphal, il y a plusieurs versions intermédiaires témoignant d'un travail sur le matériau scénique dont la correspondance garde trace - et ce travail aboutit à la rédaction d'une autre pièce double : L'Homme des bois, "comédie en quatre actes", écrite en 1889, qui devait donner lieu à Oncle Vania. Ce travail nous a semblé d'autant plus passionnant que le premier Ivanov, jamais traduit en français, était tout à fait oublié. Or, cette comédie, incisive, violente, partageant avec Platonov un emportement et une virulence dans la satire de la vulgarité qui ne se retrouveront plus dans le théâtre 1 - -, Ivanov, Arles, éditions Actes Sud , coll. « Babel », n°436, 2000. de Tchekhov, pouvait bien choquer: nous y voyons une force novatrice que la version définitive a tempérée avec une grande finesse mais au risque, peut-être, de l'édulcorer en la normalisant. A l'origine d' Ivanov, une conversation : Un jour, j'étais au théâtre de Korch. On donnait une nouvelle pièce. Alambiquée, détestable. Pas de style, tu comprends, pas d'idée. Moi, je me suis mis, ce qui s'appelle, à la démolir. Et Korch, en ricanant, qui me demande: "Et si, au lieu de critiquer, vous en écriviez une vous-même ?" Je lui dis: "D'accord, je vous l'écris". Ça a donné Ivanov. Ces souvenirs, rapportés par P. Serguéïenko, sont confirmés par Korolenko, qui rendit visite en septembre 1887 à Tchekhov et rapporte ainsi ses paroles: C'est vrai que j'écris, et j'écrirai absolument une pièce. Ivan Ivanovitch Ivanov ... Vous comprenez ? Il yen a des milliers, des Ivanov ... l'homme le plus normal du monde, pas du tout un héros ... Et c'est ça, justement, qui est très difficile ... Tchekhov a beau se défendre d'attacher de l'importance à cette expérience, voire de penser la mener à bien, il s'y consacre si exclusivement qu'il cesse pendant trois semaines d'envoyer des textes aux journaux et aux revues auxquels il collaborait, ce qui ne lui était jamais arrivé de toute sa carrière littéraire. Ivan Ivanovitch Ivanov, c'est-à-dire tout le monde et n'importe qui, est une sorte de réactualisation de Platonov, propriétaire terrien incapable de gérer son domaine, instituteur incapable d'enseigner, séducteur aimant sans aimer, utopiste revenu de tout, dénonçant lui-même son manque de caractère. La grande différence est que le drrrame, comme l'écrivait Tchekhov à son frère Alexandre, le drame hénaurme écrit à dix-huit ans est devenu une comédie - une comédie que Tchekhov écrit précisément à l'âge de Platonov, et dont le thème est, cette fois encore, l'impossible installation dans la durée, l'impossible soumission au temps, à l'usure et la parodie. La bouffonnerie tragique n'est pas vraiment drôle: les cinq tableaux de la pièce éveillent, comme un ensemble de gravures de Daumier, un rire de plus en plus grinçant jusqu'au pied de nez final de la mort ; la manière de faire de chaque tableau une évocation des stratégies de résistance de chacun au temps mène de l'immobilité du domaine à l'agitation burlesque d'un salon de province, et de l'extraordinaire discussion gastronomique des messieurs dans le bureau d'Ivanov à la noce chez les petits-bourgeois : scènes jouées sur fond de mort, déjouant par le jeu, l'argent, l'alcool, la circulation des ragots ou la prolifération des combines, l'enlisement de chacun dans son propre temps. Rien d'étonnant si la pièce, alors même que Tchekhov jouissait d'un prestige qui venait d'être accru par la récente parution de La Steppe, suscita des critiques avant de faire scandale: Bourénine nota qu'il n'y avait pas d'intrigue dans l'acte I, qui n'était pas selon les règles; Souvorine, le directeur des Temps nouveaux, déclara qu'il n'aimait pas la pièce et conseilla à Tchekhov de donner à Ivanov un monologue à la fin ; on fit observer, entre 8 - -, Ivanov, Arles, éditions Actes Sud , coll. « Babel », n°436, 2000. 9 autres, que le dénouement de la pièce était "une faute contre la dramaturgie". Bref, Tchekhov se mit à changer sa pièce qui fut reçue au théâtre de Korch et jouée le 19 novembre 1887 dans des conditions qu'il évoque avec précision dans ses lettres à son frère: Je t'ai déjà dit que, pour la première, il y a eu un remueménage dans le public et en coulisses tel que le souffleur, qui travaille au théâtre depuis trente-deux ans, n'en avait jamais vu. On criait, on gueulait, on applaudissait, on sifflait,. au buffet, il y en a deux qui en sont presque venus aux mains,. au poulailler, des étudiants ont voulu faire passer par-dessus bord je ne sais qui, et la police en a arrêté deux. L'excitation était générale. Notre sœur a failli s'évanouir, Dioukovski, qui a eu une crise de tachycardie, a pris la fuite et Kisseliov, comme ça, sans crier gare, s'est pris la tête à deux mains et s'est mis à hurler avec la sincérité du désespoir: "Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?". Dès le lendemain de la première, Tchekhov entreprend de revoir la pièce (il vire les témoins, comme il dit, ce qui allège la fin), mais s'arrête là, et se résout, en janvier 1888, à en donner une édition lithographique à cent dix exemplaires (les éditions lithographiques, non destinées à la vente au public, servaient à être diffusées dans les théâtres de province). C'est ce texte, reproduit dans le tome XI de l'édition académique des œuvres de Tchekhov, à laquelle on ne saurait trop rendre hommage, que nous avons traduit. L'affaire Ivanov semblait bel et bien close pour Tchekhov après quelques représentations houleuses. Mais, en février 1888, alors même qu'on le dissuadait d'écrire pour le théâtre, voilà que, peut-être à titre de revanche, peut-être poussé par le démon de la farce, il écrit une pièce en un acte, L'Ours, que Souvorine publie dans Les Temps nouveaux. Jouée pour la première fois, le 28 octobre, chez Korch, elle connaît un succès prodigieux. Le 23 décembre, Tchekhov écrit à Souvorine : L'Ours en est à sa 2e édition, qui, elle aussi, est en voie d' épuisement. Savina, l'une des actrices les plus renommées de Russie, demande à jouer dans L'Ours qui, donné à Pétersbourg le 6 février 1889, est accueilli ensuite à travers tout le pays, avec le même succès. C'est ce succès qui amène le metteur en scène Fiodorov à demander à Tchekhov l'autorisation de monter Ivanov au Théâtre Alexandra de SaintPétersbourg. D'ores et déjà décidé à corriger la première version, objet de tant de critiques, il se fie, d'une part, aux conseils reçus (notamment ceux de Souvorine) et, d'autre part, à la nouvelle donne: le fait que Savina ait décidé de jouer le rôle de Sacha l'amène à en faire un personnage beaucoup plus présent - et donc à modifier la signification de la pièce. Si elle est remaniée de fond en comble, la ponctuation revue dans le détail, les traits trop crus adoucis (notamment les allusions à l'antisémitisme), les scènes trop étranges supprimées et les deux tableaux de l'acte IV fondus en un seul acte, il n'empêche que les grandes masses restent semblables. Les modifications, insignifiantes au début, deviennent de plus en plus importantes au fur et à 10 - -, Ivanov, Arles, éditions Actes Sud , coll. « Babel », n°436, 2000. 11 mesure que la pièce progresse mais sans porter atteinte à la structure de l'ensemble; elle paraît, au contraire, maintenue pour permettre aux remaniements internes d'accentuer les lignes directrices, d'expliciter, de grossir et rendre plus évident ce qui valait pour son ambivalence et son inachèvement. Ce changement se voit surtout à l'insistance sur le caractère rigide de Lvov, aux commentaires d'Ivanov sur son propre cas l'incompréhension dont Tchekhov se plaignait l'amenant à glisser des commentaires sur la fausse honnêteté de Lvov, la vraie honnêteté d'Ivanov, par l'intermédiaire des personnages s'entre-glosant. Ce type de glose atteindra un degré de finesse extrême dans La Cerisaie où les reflets des uns pris dans le regard des autres seront la trame même de la pièce, et l'on a ici une ébauche de ce jeu de miroirs - mais ce n'est qu'une ébauche, parfois bien loquace, et l'on peut préférer l'absence d'élucidation du premier Ivanov. De même, on peut préférer cette "faute contre la dramaturgie" qu'était, selon les critiques autorisés, la mort d'Ivanov, à ce suicide plus mélodramatique et en contradiction avec l'impossible résistance au temps et à la mort qui semble être le thème profond de la pièce. Nous avons plusieurs strates de corrections entre le manuscrit de censure, achevé le 19 décembre 1888, puis le deuxième manuscrit de censure, achevé le 15 janvier 1889, et l'exemplaire définitif, achevé le 31 janvier qui a servi de base à la publication dans, Le Courrier du Nord en mars 1889. Tchekhov s'est d'abord efforcé de rédiger le fameux monologue final d'Ivanov qui lui était demandé, puis il l'a enlevé, modifiant l'ordre des scènes pour que ce monologue soit désormais adressé à Lébédev. Jouée le 31 janvier 1889 au Théâtre Alexandra, cette ultime version remaniée fut reçue triomphalement mais ne connut que peu de représentations, car, donnée en période de mardi gras, elle dut céder la place à des pièces plus joyeuses. C'est toujours elle qui a été mise en scène depuis, la version originale, reléguée dans les brouillons, restant tout à fait ignorée. Cependant, avertis par notre travail sur La Cerisaie et sur La Mouette de l'intérêt de retrouver les versions premières des pièces de Tchekhov - qui se soumettait avec une modestie et une facilité déconcertantes aux injonctions des metteurs en scène et conseilleurs en tout genre -, nous avons pris le parti de donner à la fois la version première et la version académique d' Ivanov. Fournir toutes les variantes était impossible, notre but n'étant d'ailleurs pas de donner une édition savante, mais accompagner ces deux textes des variantes et des lettres les plus significatives permettait de donner un éclairage nouveau sur cette part peu connue de l' œuvre de Tchekhov. La confrontation des deux versions nous semble offrir l'une des plus belles ouvertures qui soit au travail de théâtre. 12 - -, Ivanov, Arles, éditions Actes Sud , coll. « Babel », n°436, 2000. FRANÇOISE MORVAN ET ANDRÉ MARKOWICZ