Optimiser les investissements publics et privés dans l’innovation agricole : les implications en termes de politique1 Johannes Roseboom, conseil en politique d’innovation, Pays-Bas E-mail : [email protected] Les responsables politiques en matière agricole sont généralement très occupés avec les problèmes quotidiens et manquent de temps pour entamer une véritable réflexion sur leur rôle dans l’innovation agricole par rapport au secteur privé et sur la façon d’optimiser les investissements publics et privés dans l’innovation agricole. Dans cette partie, nous étudierons les conséquences politiques des idées évoquées dans les deux parties précédentes. Définir le rôle du secteur public Comme nous l’avons démontré dans la deuxième partie, dans une économie de marché, la responsabilité de l’innovation (agricole) incombe principalement au secteur privé. Ce n’est que lorsque le marché n’y parvient pas que l'État doit intervenir – soit en essayant de remédier à la défaillance du marché (l’option la plus souhaitable), soit en assumant une responsabilité publique directe à l’égard de certaines activités d’innovation agricole (solution de dernier recours). Cette définition du rôle du secteur public pour l’innovation agricole dans un contexte d’économie de marché est nettement plus limitée que la définition liée à une économie planifiée, qui place la responsabilité de l’innovation agricole entre les mains de l'État et nulle part ailleurs. Pour remédier à la défaillance du marché ou la limiter, il est fondamental de comprendre la cause et l’étendue de cette défaillance. Le désengagement du secteur privé face à l’investissement dans l’innovation agricole (au moins du point de vue sociétal) est principalement dû au fait qu’une part considérable des avantages potentiels des investissements privés d’innovation profite bien souvent à des tiers, de manière horizontale (les avantages rejaillissent sur les concurrents) ou verticale (les consommateurs tirent parti de ces avantages). Ces effets de détournement compromettent gravement pour le secteur privé la rentabilité attendue de l’investissement dans l’innovation agricole en général et ont donc un impact négatif sur le volume des investissements optimal du point de vue économique. Le problème de la redondance des efforts se pose également. Les pertes horizontales et verticales ne sont pas les mêmes pour toutes les activités d’innovation agricole. Les pertes dues à la diffusion horizontale, par exemple, dépendent du degré d’exclusivité que l’on peut imposer. Cette exclusivité tend à être peu élevée pour la recherche (mais peut être améliorée grâce aux DPI), tandis qu’elle est plus forte pour les activités d’innovation telles que l’acquisition de connaissances, la formation, le marketing et la promotion. Les mesures visant à réduire la diffusion horizontale des avantages de l’innovation agricole sont notamment : (a) l’introduction et la mise en œuvre d’une législation relative aux DPI (dont les certificats d'obtention végétale) ; et (b) la promotion d’une action collective par les acteurs économiques des chaînes de valeur agricoles. Dans ce dernier cas, il est possible de réduire à zéro la diffusion horizontale (tout du moins au niveau national) en imposant un prélèvement obligatoire ou une taxe pour financer les activités d’innovation. Il s’agit de la troisième partie d’une série de trois articles. Voir également « Investir dans l’innovation agricole : une perspective d’économie de marché » et « Le niveau d’investissement optimal dans l’innovation agricole » du même auteur. 1 Dans le cas de la diffusion verticale, la part élevée des avantages de l’innovation qui rejaillit sur les consommateurs (par exemple sous la forme de prix plus bas ou d’une meilleure qualité) limite la rentabilité de l’innovation agricole pour les acteurs privés – que ce soit au niveau individuel ou collectif. Cela est particulièrement vrai pour les denrées alimentaires de base, dont la demande par rapport au prix est relativement inélastique (ce qui signifie qu’un changement de prix a un impact assez fort sur la demande). Par conséquent, toute augmentation de l’offre résultant de l’innovation entraîne une baisse de prix : une grande partie des avantages liés à l’innovation est ainsi transférée au consommateur. On ne peut pas faire grand-chose pour changer l’élasticité de la demande par rapport au prix. Pour les produits alimentaires, l'élasticité n'augmente que lorsque les gens s’enrichissent – l’alimentation des gens riches est plus variée et ils disposent donc de plus d’options de substitution. Les États peuvent prendre une mesure importante pour atténuer l’effet d’une demande inélastique en essayant de renforcer les liens entre les marchés locaux et internationaux. Ainsi, tout déficit ou excédent de l’offre locale peut être modéré et les fluctuations extrêmes de prix peuvent être évitées. Cela permet en effet d’instaurer un prix plancher et un prix plafond sur le marché. Une telle intégration aux marchés régionaux et internationaux dépend en grande partie de l’infrastructure des transports. Une intégration réussie au marché réduit le problème de la diffusion verticale et encourage ainsi le secteur privé à investir dans l’innovation agricole. La diffusion verticale des avantages peut également être considérable dans le cas des innovations qui visent des questions sociétales telles que l’environnement, le bien-être animal, etc. La motivation du secteur privé à investir dans ces domaines est généralement minime, car la majorité – voire la totalité – des avantages profite à la société dans son ensemble. C’est une autre situation pour laquelle l’investissement public dans l’innovation agricole semble être justifié. Une autre possibilité serait cependant d’annoncer la mise en place de normes plus strictes en matière d’environnement ou de bien-être animal, ce qui conduirait le secteur privé à innover et développer ses propres solutions. Le tableau 1 résume de façon schématique les combinaisons possibles pour la mise en œuvre et le financement publics, publics-privés et privés de l’innovation agricole dans une économie de marché en lien avec la diffusion horizontale et verticale des avantages issus de l’innovation. Ce tableau peut permettre de différencier le soutien public à l’innovation agricole et de le relier plus étroitement au degré de défaillance du marché à l’égard de la production d’innovation agricole. Par exemple, les cultures d'exportation traditionnelles (telles que le café, le thé, le cacao, l’huile de palme, le sucre, le caoutchouc) relèvent généralement de la case inférieure droite. La diffusion des avantages issus de l’innovation vers des consommateurs locaux est inexistante ou minime et le problème de la diffusion horizontale est en général évité par une action collective forte sous la forme de commissions de produits agricoles qui ont le droit de percevoir une taxe et d’organiser leurs propres activités d’innovation. Tableau 1 : Différenciation du soutien gouvernemental à l’innovation agricole reposant sur les défaillances attendues du marché en matière d’investissement dans l’innovation agricole Diffusion des avantages de l’innovation vers les Élevée Diffusion des avantages de l’innovation vers d’autres producteurs Élevée Faible Organisme Organisme d’exécution : public d’exécution : public- consommateurs ou la société dans son ensemble Faible Financement : majoritairement public Organisme d’exécution : public Financement : mixte privé Financement : mixte Organisme d’exécution : privé Financement : majoritairement privé Dans le cas des activités de vulgarisation ou de conseil, il convient de distinguer les approches qui misent sur l’effet de diffusion horizontale (comme l’approche classique « formation et visite », mais aussi les émissions de radio, fermes de démonstration, etc.) de celles qui visent à fournir aux agriculteurs individuels des conseils sur mesure. Dans ce dernier cas, l’exclusivité est beaucoup plus forte et il est donc beaucoup plus facile de demander une participation à chaque agriculteur. Optimiser le soutien public à l’innovation agricole Outre les stratégies de soutien différenciées exposées ci-dessus, il importe de s’assurer que les ressources publiques disponibles sont investies dans les projets d’innovation agricole les plus prometteurs. Dans un contexte d’économie de marché idéal, la sélection des projets d’innovation agricole axés sur la croissance économique doit se fonder sur la rentabilité attendue. Le recours à une analyse coût-avantage pour la sélection de projets d’innovation agricole est fréquent dans le secteur privé (et à l’évidence dans les grandes entreprises), mais il reste rare dans le secteur public et il est pour le moins improbable que les choses changent à court terme. Cependant, des évolutions importantes dans la gestion publique sont de nature à favoriser une affectation des ressources plus optimale (c’est-à-dire plus rationnelle économiquement)2 : 1. L’établissement de la budgétisation fondée sur la performance. La budgétisation fondée sur la performance vise à accroître l’efficience et l’efficacité de la dépense publique par un lien entre le financement des organismes du secteur public et les résultats en utilisant systématiquement l'information sur la performance recueillie et validée par le biais d’un système de suivi et d’évaluation. Le prix à payer pour cela est l’augmentation des démarches administratives et de la paperasserie. Mais les avantages sont les suivants : (a) la budgétisation fondée sur la performance oblige les programmes gouvernementaux à observer d’un œil plus critique leurs propres activités et performance étant donné qu’ils sont contraints de formuler des objectifs de performances plus explicites et quantitatifs ; et (b) les informations sur les résultats escomptés et obtenus devraient aider les responsables à prendre des décisions plus éclairées en termes de dotation budgétaire. Ces objectifs de performance sont incontestablement un progrès par rapport à la situation précédente où le contrôle reposait sur l’utilisation des intrants, et très peu sur les extrants et les résultats des programmes gouvernementaux. Si les objectifs de performance ne sont pas parfaits, ils représentent un pas dans la bonne direction. De plus, les objectifs de performance peuvent être redéfinis au fil du temps3. Plusieurs conditions importantes doivent cependant être remplies afin de retirer les avantages de la budgétisation fondée sur la performance, notamment : (a) un engagement politique fort en faveur de la transparence gouvernementale ; (b) une capacité Voir également Chema et al. (2003) pour une discussion plus approfondie concernant les réformes de gestion publique dans le domaine de la recherche agricole. 3 Par exemple, un objectif de performance pour un programme de sélection végétale peut initialement être défini comme le nombre de nouvelles variétés autorisées. À un stade ultérieur, il est possible d’affiner cette approche en sollicitant des informations sur l’adoption de ces variétés par les agriculteurs. 2 administrative suffisante s’agissant à la fois du titulaire du budget et de la mise en œuvre du programme pour gérer un budget sur la performance ; et (c) le déblocage au moment opportun des budgets approuvés (largement tributaire de la stabilité macro-économique) et une plus grande marge de manœuvre sur le plan de la gestion du programme gouvernemental. 2. L’établissement de schémas de financement concurrentiels pour les activités d’innovation agricole. Bien qu’il soit à l’origine surtout utilisé pour allouer des fonds publics à la recherche fondamentale, l’outil de financement concurrentiel est devenu ces dernières années un moyen privilégié d’attribuer des fonds publics aux activités d’innovation axées sur la croissance économique. Cette popularité s’explique en partie par le fait que ces schémas peuvent concilier plus facilement un financement mixte public-privé des activités d’innovation. Leur popularité est également due à leur capacité à faciliter la collaboration interinstitutionnelle. Dans le cadre de leur soumission, certains schémas concurrentiels axés sur la croissance économique requièrent une analyse coût-avantage et un certain taux de rendement attendu, mais ce n’est pas une pratique courante. Dans les faits, la sélection se fonde généralement sur une analyse multicritères effectuée par un panel d’experts. Le résultat final de cette sélection peut se rapprocher de l’optimum économique, à condition que : (a) les critères de sélection favorisent suffisamment la rationalité économique4 ; et (b) le panel de sélection dispose d’une expertise économique suffisante pour évaluer la dimension économique des propositions de projets. 3. La plus grande attention portée aux extrants et aux résultats des activités d’innovation agricole financées à l’aide de fonds publics se traduit également par une plus forte implication des bénéficiaires finaux dans l’identification et l’établissement de priorités dans le domaine des projets d’innovation agricole. Cela peut aller du recours à des consultations (à divers degrés) jusqu’à la nomination de bénéficiaires aux conseils d’administration des organismes d’exécution. Un outil fréquemment utilisé pour s’assurer que les services d’innovation agricole fournis reflètent réellement les besoins des agriculteurs consiste à demander à ces derniers une modeste contribution (financière ou en nature) au projet. L’une des caractéristiques de la plupart des récentes réformes de la gestion publique est le fait qu’elles modifient la façon dont les ressources publiques sont affectées aux priorités concurrentes. Elles accordent beaucoup plus d’importance aux extrants et aux résultats générés par les programmes et projets financés par l'État que les procédures de dotation budgétaire traditionnelles. Par conséquent, les organismes publics de recherche et de vulgarisation agricoles doivent apprendre à mesurer et à documenter l’impact (escompté) de leurs activités, à définir des indicateurs de performance clairs, à contrôler ces indicateurs via un système de suivi et d’évaluation et à intégrer ces informations dans la procédure de dotation budgétaire. La mise en œuvre de ces pratiques n’est pas toujours simple, car elle peut se heurter à des résistances. La budgétisation fondée sur la performance et le financement concurrentiel sont souvent rejetés car on les juge trop bureaucratiques, synonymes de paperasserie administrative et ne générant que peu ou pas d’avantages directs 5. Ce type d’hostilité peut également Les problèmes récurrents des critères de sélection dans les schémas de financement concurrentiel sont : (a) le trop grand nombre de critères, dont beaucoup tendent à se recouper ; et (b) l’absence de seuils minimaux pour les critères essentiels. 5 Il s’agit également d’un cas typique de décalage entre les coûts (plus de travail administratif pour les responsables et les administrateurs chargés de la recherche et de la vulgarisation) et les avantages (une affectation des ressources plus optimale au niveau global). 4 entraîner une mauvaise mise en œuvre de la procédure, qui mène ensuite à une prophétie autoréalisatrice (un exemple typique est l’incapacité à mettre sur pied une unité de suivi et d’évaluation opérationnelle). Il reste beaucoup à faire pour garantir une mise en place correcte de ces réformes de la gestion publique. Outre un intérêt accru pour les résultats, les récentes réformes de la gestion publique visent également à améliorer la pertinence de ces résultats en impliquant davantage les agriculteurs, les consommateurs et les autres parties prenantes dans l’identification et l’établissement de priorités en matière d’innovation. Le principe est que les demandes de financement ont plus de poids lorsqu’elles reposent sur une action commune. Concernant la mobilisation des ressources pour les activités d’innovation agricole, il est important de maîtriser les nouvelles règles du jeu. Les organismes qui n’y parviennent pas ont tout à y perdre. Par ailleurs, au niveau global, si l’on peut faire pression pour une augmentation des ressources investies dans les activités d’innovation agricole, il convient d’assortir cette demande d’une série de propositions de projets et de programmes d’innovation agricole soigneusement élaborés et dignes d’être financés. Références Chema, S., Gilbert, E. et Roseboom, J. 2003. A Review of Key Issues and Recent Experiences in Reforming Agricultural Research in Africa. ISNAR Research Report n° 24, ISNAR, La Haye, Pays-Bas. ftp://ftp.cgiar.org/isnar/publicat/PDF/rr-24.pdf