La famille face à la maladie psychique Vivre avec un proche souffrant d’un trouble psychique est une expérience éprouvante. Des solutions pour accompagner les familles voient le jour, mais elles se retrouvent encore souvent en première ligne. AMELIE-BENOIST/BSIP La stigmatisation des patients atteints de maladies psychiques conduit à l’isolement. Mais les familles s’impliquent de plus en plus. Avec cet article Les proches oscillent entre inquiétude et espoir Annick Hennion : «La maladie mentale continue à faire peur» Souffrances, incompréhensions, inquiétudes, culpabilité, isolement, ruptures, ressentiment… Ces mots durs reviennent inlassablement dans les propos des familles des malades atteints de troubles psychiques. Quand il est aussi question d’espoir, c’est bien souvent après un parcours chaotique. «Aujourd’hui on considère qu’entre les premiers signes de la maladie et le diagnostic, près de dix années s’écoulent. Pourtant, on sait l’importance d’un diagnostic précoce pour le devenir des malades», souligne Annick Hennion, directrice de l’œuvre Falret qui lance aujourd’hui sa première campagne d’information sur la santé mentale afin de lutter contre la stigmatisation des personnes touchées par la maladie. Un manque d’empathie qui affecte les malades, mais aussi leurs familles, propulsées en première ligne dès les premiers symptômes. Certes la loi du 11 février 2005 reconnaît la notion de handicap psychique et, à ce titre, une prise en charge médico-sociale de ces personnes. Mais les témoignages soulignent que du chemin reste à parcourir. Derrière les injonctions stériles – «Remue-toi ! Prends tes médicaments ! Arrête de t’angoisser !» – se cache souvent la détresse de ceux qui endossent à la fois le rôle d’aide-soignant et de «pare-feu», entraînés à repérer les signes avant-coureurs d’une crise, dosant les médicaments, ou tentant de calmer les angoisses. «Personne n’est préparé à vivre de tels bouleversements qui mettent à mal tous les repères. Ces proches sont en recherche d’écoute, de soutien et de compréhension, et aussi en quête de sens car ils ne trouvent plus dans leurs ressources naturelles assez de force pour faire face», observe Marie-Françoise Debourdeau, psychologue responsable du service Écoute famille à l’Unafam. Fait relativement nouveau, si les parents, les conjoints, la fratrie (notamment lorsque les parents disparaissent) sont propulsés au rang d’aidants familiaux, les grands-parents sont aussi de plus en plus concernés, témoigne Aline, bénévole à l’Unafam, impliquée dans des groupes de réflexion. «Des couples se formant sur les lieux de soin ou de réinsertion, il est assez fréquent que certains de nos petits-enfants aient leurs deux parents atteints de troubles psychiques. Pourtant, il ne semble exister aucune évaluation du nombre de familles concernées, de leurs besoins et des réponses à apporter. Ce qui rend encore plus difficile l’exercice de nos fonctions de grands-parents.» Tiraillée entre la protection des petitsenfants, et la confiance à accorder à leur propre enfant, cette génération désemparée cherche alors sa place. Comme de nombreux proches, ils expriment souvent un ressentiment à l’égard des psychiatres, accusés de se dissimuler derrière le secret médical et une communication au compte-gouttes. Que répondent ces derniers ? «Dans l’ensemble, nous respectons un grand principe : on parle avec la famille en toute transparence du patient que l’on suit, mais avec l’assentiment de ce dernier», explique le docteur Denis Leguay, psychiatre hospitalier à Angers (1). Certes, des dysfonctionnements existent, reconnaît le praticien. «Il y a le manque de temps, et certains psychiatres gardent aussi une méfiance de principe par rapport aux proches… Mais dans l’ensemble, on est loin de l’idée, qui a longtemps prévalu, de la famille coupable et aliénante. La majorité des psychiatres savent combien elle est en première ligne pour aider la personne à se rétablir et, depuis une dizaine d’années, font plutôt le pari de l’alliance thérapeutique.» Point positif, des bonnes pratiques se mettent peu à peu en place. Adapté d’un modèle canadien, Pro famille est un programme psycho-éducatif présent dans certains hôpitaux, destiné aux proches de patients souffrant de schizophrénie, qui propose des clés aux proches pour améliorer la relation avec le malade. «Les connaissances acquises grâce aux recherches en neurosciences vont aussi nous aider à mieux définir les particularités de la relation avec le malade et ainsi de soutenir les familles. Des études sont en cours», assure le professeur Marie-Christine Hardy-Baylé, chef du pôle psychiatrie au centre hospitalier de Versailles. Il reste que l’inquiétude principale des familles concerne l’attitude à adopter dans les phases aiguës de la maladie. «Une idée simple serait d’établir – en dehors d’une crise – un contrat avec la famille, l’équipe soignante et le patient, afin que ce dernier désigne une personne de confiance qui se sentirait plus sereine pour prendre les décisions qui s’imposent», suggère le professeur Hardy-Baylé en observant qu’à l’heure où l’on souhaite être acteur de sa santé, cette mesure peu coûteuse serait aisée à mettre en œuvre. Dans un autre domaine, l’œuvre Falret qui propose des lieux d’hébergement pour les malades, est aussi consciente du risque d’épuisement des proches : depuis 2009, le séjour « Répit » (2) permet à ces derniers de faire une pause durant une semaine, alors que la personne malade est accueillie dans une structure voisine. Autant d’initiatives qui ne suffisent pas encore à pallier l’insuffisance de la prise en charge à la sortie de l’hôpital. Bénévole de l’Unafam, Aline se veut cependant optimiste : «Heureusement, il arrive que la force de la vie surprenne tout le monde», conclut-elle. ……………….. QUELQUES CHIFFRES En France, les pathologies relevant de la psychiatrie se situent, après le cancer et les maladies cardio-vasculaires, parmi les plus fréquentes. Elles apparaissent souvent au moment de l’adolescence, ou au début de la vie d’adulte. Plus des deux tiers des médecins généralistes déclarent devoir prendre en charge chaque semaine au moins un patient souffrant de dépression (81 % pour un trouble anxieux). 70 % des malades sont soutenus par leurs proches familiaux. TROUVER DE L’AIDE Œuvre Falret www.falret.org. Tél. : 01.58.01.08.90 Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques www.unafam.org Le service d’écoute téléphonique Écoute famille (01.42.63.03.03) de l’Unafam propose le soutien d’une équipe de psychologues cliniciennes. Un livre témoignage Le Coupe-ongles, Stéphane Alexandre, Éd. Arènes, 19 €. Marie Auffret-Pericone (1) Il sera aussi aux «8e s journées de RéH@b’» à Angers , les 5 et 6 Juin 2014 sur le thème de l’expérience des usagers et des équipes pluridisciplinaires. www.rehabilite.fr (*) Ce programme a été récompensé par des trophées nationaux. www.associationrepit.fr Les proches oscillent entre inquiétude et espoir Les familles de schizophrènes se sentent souvent désemparées devant la maladie et isolées dans la société. «Le diagnostic de la maladie fut long et difficile à obtenir» Audrey, mère de Raphaël, 17 ans. «Mon fils est schizophrène. Il est scolarisé en première ES, dans une école privée hors contrat qui accueille des jeunes ayant du mal à entrer dans le moule scolaire. Si on m’avait dit, quand il avait 11 ans, qu’un jour il préparerait le bac, je ne l’aurais pas cru. J’ai senti très tôt qu’il y avait “quelque chose”. Pendant ses cinq premières années, il n’a jamais fait une nuit complète. À l’école, il n’avait pas d’amis. Très tôt, il a consulté des psys qui ne nous disaient pas grand-chose, sinon qu’il était dans un fantasme de “toutepuissance” et autres âneries psychanalytiques. En classe, il était souvent agité. Lors d’un voyage scolaire, il a “pété les plombs”. Quelques mois plus tard, il s’apprêtait à se jeter par la fenêtre car il “ manquait d’air”. Il a fallu le déscolariser. Le diagnostic de la maladie fut long et difficile à obtenir. Vers 12-13 ans, dans un hôpital parisien, un psychiatre assez expérimenté nous a parlé de schizophrénie. Connaître le diagnostic m’a presque rassurée. Il a pu intégrer un hôpital de jour, à 12 ans, où il a pu suivre un cursus scolaire durant trois ans, mais avec de violentes crises d’angoisse chaque matin. Les médicaments ont été d’une grande aide. Il en prend encore, mais à dose réduite. J’ai dû cesser toute activité pour m’occuper de lui. Mon mari prenait le relais le week-end. Nous sommes restés très unis et solidaires. J’ai tout fait pour continuer à avoir une vie sociale. Mais parfois, tout m’était indifférent. J’ai toujours dit à ma fille, la sœur de Raphaël, que j’étais disponible pour elle. Mais elle a sans doute mis ses inquiétudes de côté. Nous avons eu de la chance, car il n’a pas été victime de rejet de notre famille. Il est très courageux. Aujourd’hui il a 17 ans, se prend en main, et a mis en place des stratégies pour calmer ses angoisses et ne pas laisser la maladie prendre le dessus. Récemment, il est parti en camp de vacances, a pris l’avion seul… Il y a un vrai espoir.» «Quand ils ont décidé de créer un foyer, les réactions ont été négatives» Pierre et Marie-France, parents de Jocelyn, 44 ans. «Nous avons quatre enfants, dont deux souffrent d’une maladie psychique : une fille de 47 ans qui vit dans un foyer médicalisé, et un garçon de 44 ans, souffrant d’une psychose légère, décrite par sa psychologue comme une “schizophrénie affective”. Il est marié et père de deux enfants de 7 et 11 ans. Sa maladie s’est déclarée vers 15 ans, avec des troubles importants. Grâce à la psychothérapie et les médicaments, son état s’est stabilisé, mais il reste fragile, ce qui est souvent pour nous une source d’inquiétude. Quand il a rencontré sa femme et qu’ils ont décidé de fonder un foyer, les réactions autour de nous ont été négatives. Certains de nos proches – en particulier son frère qui avait beaucoup souffert de sa violence – nous ont dit que nous ne devions pas le laisser se marier. Sa rencontre avec sa femme qui venait d’Algérie a été une rencontre d’amour, mais aussi celle de deux fragilités. Ils ont trouvé compréhension et protection mutuelles. Notre fils connaît toujours des hauts et des bas, auxquels s’ajoute une précarité économique. Ses enfants savent que leur père est malade. Nous sommes très présents auprès d’eux depuis le début. Il faut faire confiance aux enfants sur leur capacité de s’adapter. Ils font ainsi l’apprentissage de la différence, de la fragilité. Pendant longtemps, nous avons ressenti une certaine honte par rapport à nos amis dont les enfants grandissaient, faisaient des études… Durant toutes ces années, nous avons trouvé du soutien dans un mouvement chrétien, le Relais Lumière Espérance et à l’Unafam, où nous participons à un groupe de grands-parents. Échanger avec d’autres permet de relativiser nos problèmes qui paraissent minuscules par rapport aux difficultés auxquelles certains sont confrontés. » Recueilli par Marie Auffret-Pericone Annick Hennion : «La maladie mentale continue à faire peur» En lançant la campagne «Aimer pour guérir», la Fondation Falret souhaite informer et contribuer à «déstigmatiser» les personnes souffrant de troubles de santé mentale. Entretien avec Annick Hennion, Directrice de la Fondation Falret La Croix : La Fondation Falret organise sa première campagne d’information sur la santé mentale. Quel est son objectif ? Annick Hennion : Pour compléter l’action de l’œuvre Falret (1), la Fondation s’est donné une triple mission : l’information du public afin de contribuer à « déstigmatiser » les personnes souffrant de troubles de santé mentale, la recherche-action pour faciliter leur adaptation à la société, et le soutien à l’innovation des pratiques d’accompagnement. Pour cette première opération, nous avons choisi de montrer combien les familles sont en première ligne face aux troubles psychiques. Y avait-il urgence à communiquer sur ce sujet ? A. H. : Selon l’OMS, en 2020, un Français sur cinq sera touché, au moins une fois dans sa vie, par un problème de santé mentale. La prévalence de certains troubles, comme l’anorexie, la dépression, les troubles anxieux, de l’humeur ou les TOC (troubles obsessionnels compulsifs), augmente. Parallèlement, la maladie mentale continue à faire peur. Dans les médias, quand on parle de schizophrénie, ce n’est qu’à la suite d’un fait divers dramatique et souvent ces malades disent : «J’ai demandé de l’aide, mais personne n’a répondu.» Les gens «normaux» ont du mal à tendre la main aux personnes différentes qui, parfois, arrêtent de prendre leurs médicaments pour rester dans leur bulle ou leur délire. Si nous étions plus accueillants, les malades accepteraient davantage de se soigner. Vous êtes en contact avec de nombreuses familles de malades psychiques. Que vous disent-elles ? A. H. : Nous sommes en contact avec les familles qui font valoir la détresse dans laquelle elles se trouvent. Pour près de la moitié des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale, les premiers signes se déclarent autour de l’âge de 14 ans. Or, ces troubles sont difficiles à diagnostiquer et les médecins hésitent à « étiqueter » trop vite une personne. Elles témoignent aussi du manque d’accompagnement et de structures pour les accueillir, même si, grâce à la loi du 11 février 2005, la notion de handicap psychique est reconnue et permet, en principe, une meilleure prise en charge. Mais certaines institutions refusent de prendre en charge certains malades « trop lourds », et la famille doit alors s’en occuper. Ces proches témoignent aussi de leur isolement : leur entourage a peur de l’imprévisibilité d’une crise, et de la bizarrerie. Ce sont les malades et leurs familles qui nous ont incités à faire connaître ce problème. Quels sont les enjeux de cette campagne aujourd’hui ? A. H. : D’abord informer pour contribuer à diminuer les préjugés et mettre en lumière les solutions que l’on peut apporter à ce fléau si l’on s’y met tous. Car ces différents troubles, de natures très différentes, nécessitent un accompagnement et des soins spécifiques et individualisés, qui ne relèvent pas uniquement du champ médical mais aussi du secteur social et de la société tout entière. Le «tout-soin» ne suffit pas. On ne peut pas mettre tous les malades sous tutelle. Les psychiatres comprennent de plus en plus qu’ils doivent se déposséder d’une partie de leur pouvoir pour travailler en synergie avec les familles, les travailleurs sociaux, les malades. Dans ce domaine, la France est à la traîne. Les pays anglo-saxons, le Canada, la Belgique, l’Italie ont mis en place des réponses médico-sociales qui fonctionnent. L’avantage d’être les derniers est qu’il ne nous reste plus qu’à appliquer ce qui marche. L’OMS en a fait une priorité mondiale. Tout reste à faire. Recueilli par Marie Auffret-Pericone (1) La Fondation a été créée il y a tout juste un an sous l’égide de la Fondation Notre-Dame afin d’élargir l’action de l’œuvre Falret, par son président Philippe Fabre-Falret. Son ancêtre, le docteur Jean-Pierre Falret, psychiatre et aliéniste du XIXe, avait une vision humaine et chrétienne du malade psychique, en qui il voyait «une personne, sujet de droits et de devoirs, capable d’intelligence et de progrès qui a sa place dans le monde». Il a été le premier à comprendre qu’on peut guérir de la maladie mentale, mais que l’avenir de la personne dépend largement du suivi à la sortie de l’hôpital. L’œuvre Falret, créée il y a 173 ans, accompagne 3 000 personnes chaque année, en créant des lieux d’accueil et en les guidant vers une réinsertion sociale et professionnelle.