PLAZA Pasion de toros Mai/juin 2003 Autour de la Feria Entretien

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PLAZA Pasion de toros Mai/juin 2003
AUTOUR DE LA FERIA
Entretien avec Philippe Caubère
Philippe Caubère s’est fait connaître du grand
public par le film “ Molière “ d’Ariane
Mnouchkine. Cette dernière avait d’ailleurs
formé le jeune acteur à l’école de son “ théâtre
du Soleil “ avant de devenir le personnage clef
“ Ariane “ des spectacles de Caubère. Mais les
liens les plus fidèles, il les tissera avec les
spectateurs tout au long du ” Roman d’un
acteur “,
série
de
spectacles
autobiographiques, joués triomphalement en
solo, qui excèdent toutes les catégories
théâtrales et ont consacré Caubère comme un
acteur majeur de son temps. C’est un nouveau
pari qu’il s’est lancé en choisissant d’adapter,
mettre en scène et interpréter le livre d’Alain
Moncouquiol “ Recouvre-le de lumière “
C’est dans les arènes de Nîmes qu’il
inaugurera son parcours qui se terminera à
Arles, selon une trajectoire hommage à
Nimeño II, héros du spectacle dans tous les
sens du terme. Philippe Caubère a bien voulu
accorder un entretien à PLAZA dans son
repaire-repère,
situé
près
de
la
Fare-les-Oliviers, sur une terrasse qui domine
une étendue de pins et d’oliviers bornée par
l’étang de Berre. L’acteur me conduira jusqu à
son “ arène “ personnelle, plate-forme de bois
cernée de pins. Il y répète à la musique d’un
paso-doble taurin son spectacle avec la minutie
obsessionnelle du perfectionniste qu’il est. Le
Mistral est son partenaire coriace qui force et
renforce la voix du comédien. Le lieu n’est pas
sans rappeler l’aire dite du réservoir à Nîmes
où s’entraînait le jeune apprenti torero,
Christian Montcouquiol avant de devenir
Nimeño II.
P. En général que viens-tu chercher à la
corrida ? Es-tu plus sensible au toro, à
l’homme, à la cérémonie ?
C. Je ne voudrais pas me faire passer pour un
aficionado car je n’y COMPRENDS rien,
j’adore ça, j’y vais, je suis analphabète sur le
sujet. Je n’ai sur la corrida qu’un jugement très
personnel. Comme tous les gens qui n’y
comprennent rien, ce que je privilégie, c’est le
torero, bien sûr. Il faut déjà être plus avancé
pour comprendre que le plus important —
peut-être ? — c’est le toro. C’est plus facile —
apparemment — de juger la prestation d’un
matador que celle d’un toro. La première fois
que j’ai vu à Dax une corrida de Miuras, que
j’ai vu les matadors plonger derrière les
barrières, là, j’ai vu la différence [rires] !
J’avais vu des corridas en 1969, et cela
m’avait déplu, même écœuré. Mais la première
fois où j’ai eu le sentiment de ce qu’était une
corrida, c’était pendant que j’étais au théâtre
du Soleil. J’avais alors un avis plutôt
méprisant ; c’était une nocturne où toréait
Christian et, là, j’ai éprouvé un véritable choc,
non pas esthétique, mais une émotion telle que
j’avais pu la ressentir en voyant 1789, ou
Richard II de Chéreau ou Léo Ferré.
Brusquement, j’ai eu envie de pleurer car
c’était du vrai spectacle, du vrai théâtre.
Comme à cette époque, on travaillait beaucoup
sur la comedia dell’arte, sur l’origine du
théâtre — c’est toujours fascinant d’aller
chercher dans un art la forme primitive, car
elle détient le secret de la beauté — j’ai perçu
la corrida et je la perçois encore comme une
trace du théâtre primitif. On parle beaucoup du
Nô, du kabuki, du théâtre oriental. En Europe,
les formes anciennes de théâtre n’existent plus,
tout le théâtre vient du XVII0, XVIII0,
c’est-à-dire du théâtre bourgeois, mais dans la
corrida, il y a un vestige encore vivant d’une
forme de théâtre ancien, de la tragédie antique.
Cela m’a d’autant plus touché que la comedia
dell’arte a pour origine l’improvisation, c’est
un théâtre où on ignore comment cela va finir ;
on connaît les canevas, on a des codes mais on
ne sait pas comment cela va se passer ; la
corrida c’est cela aussi : elle a des codes, un
langage, une grammaire, mais on ne sait
comment cela va se terminer, même si on s’en
doute, et même on ne sait pas comment cela va
se passer. On vient voir l’INIERPRETATION,
et l’art de l’interprétation dans la corrida, c’est
l’improvisation. En tenant compte des figures
de la convention, on vient apprécier comment
le matador va circuler là-dedans, ce qu’il va
apporter de neuf. La corrida m’est alors
apparue comme une forme d’improvisation
tragique, ce qui est rare, et cela m’a
bouleversé, passionné. Ce sentiment s’est
cristallisé autour du personnage de Christian :
comme on travaillait beaucoup sur “ Roméo et
Juliette “, j’ai reconnu en Christian Mercutio,
un elfe qui provoquait la mort et dansait
devant elle et qui, à plus ou moins long terme,
allait finir par la rencontrer car on se dit
toujours “ce toro il va finir par l’attraper “.
Là, j’ai commencé à assister aux corridas, à
suivre les ferias. J’ai été très touché également
par Ojeda, un tout autre style de matador,
mature. Quand je le voyais toréer, je me disais
j’aimerais un jour jouer comme cela immobile,
avec ce calme, cette assurance.
P Justement à propos de rapprochement que tu
fais entre acteur et matador : Orson Welles,
acteur
lui-même
des
tragédies
shakespeariennes, a exprimé ce qui le séparait
du matador admiré et ami Antonio Ordoñez :
“acteur auquel il arrive des choses réelles” :
que t’inspire pareille réflexion ?
C. Cette analogie soulève aussi d’autres
questions, comme celle du risque. Je me suis
rendu compte à un moment donné qu’un
acteur devait apprendre et pouvait apprendre
beaucoup de choses du torero, par rapport au
risque réel, à l’espace, à la mise en scène. Par
exemple, quand on s’étonne que je ne travaille
pas avec un metteur en scène, je pense au
matador qui lui aussi n’a pas de metteur en
scène. Or une corrida c’est le summum de la
mise en scène, et pourtant le matador tout seul,
avec en plus un élément incontrôlable, le toro
qui est un animal sauvage, parvient à faire une
mise en scène. Le matador est face à une
histoire vraie, un danger vrai, un animal. Il
faudrait qu’un acteur soit dans cet état, se
mette dans une situation qui le touche
vitalement, mais ce n’est pas souvent le cas.
Ce que dit Artaud du théâtre pourrait ainsi
s’appliquer à la corrida.
P Le théâtre de la “ cruauté “ c’est-à-dire du
“ sang répandu “selon l’étymologie ?
C. Oui exactement, la cruauté. On pense aussi
à Leiris pour qui écrire sa vie (pour moi la
jouer), c’est une forme de tauromachie. Quand
on est comédien et qu’on a un vrai rapport
avec sa vie — pas forcément en racontant sa
propre vie —, car on peut raconter sa vie et se
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protéger, donc quand on a un rapport vital
avec ce qu’on joue à travers une pièce de
Shakespeare ou le récit de sa vie comme je le
fais, on s’approche de ce qui est en jeu dans la
corrida, sans aller jusqu’à dire que c’est la
même chose, bien évidemment Je n’ai pas de
toro devant moi ni cette chose effrayante et
admirable qui, dans la corrida, est la
convention et dans laquelle réside tout son
secret. Sur scène, je dois réinventer à chaque
fois la convention, c’est ce qui fait que le
théâtre c’est plaisant, mais aussi que le théâtre
occidental est faible. Inversement, parfois le
poids
de
la
convention
m’ennuie
profondément à la corrida c’est pour cela que
— sans être capable de juger la performance
— voir Cordobès jouer avec la convention,
c’est aussi une jubilation : il s’amuse, il se
marre. Cette attitude ne me paraît pas du tout
contradictoire avec la corrida. Je me souviens
avoir vu toréer El Viti à un âge avancé, avec
tout le poids de la convention et, Cordobès,
lui, peut interpréter le toreo dans un sens
inverse mais non contradictoire.
P. La notion d’engagement est au centre de la
performance tauromachique qu’elle valide ou
invalide : selon toi est-elle pertinente en ce qui
concerne le jeu de l’acteur de théâtre ?
C. Que ce soit en effet, Bataille, Leiris, Céline
et même Proust, tous ont fait preuve d’un
engagement de leur vie dans récriture proche
de celui du matador. De même Molière jouait
sa vie. Il y a une cruauté chez lui qui a été
complètement occulté par la culture
bourgeoise. Quand on se penche sur Molière,
on y perçoit une cruauté invraisemblable. Cet
homme de 40 ans (ce qui, à l’époque, était très
vieux) vivait avec une jeune femme de 20 ans
qui le faisait atrocement souffrir et le soir il
jouait ça avec elle : on n’oserait pas jouer ainsi
à notre époque. Le summum de l’art de
l’acteur c’est l’interprétation, ce n’est pas le
fait d’écrire ses pièces, de mettre en scène,
c’est de les interpréter. A la limite, il peut
jouer un texte mauvais, un texte bien, ce qui
reste c’est comment il va jouer : cette
dimension-là, l’art d’interpréter, le rapproche
du torero, sauf que le torero est jugé selon son
interprétation d’une convention, et encore ?
Sans avoir vu beaucoup de corridas, je suis
capable de reconnaître des passes et donc
apprécier sa façon de les exécuter qui fait que
tout à coup j’en perçois l’enjeu, la beauté.
C’est une illumination “ ah c’est donc cela
une naturelle, etc… “, comme au théâtre,
quand on va voir par exemple une mise en
scène d’Ariane [Mnouchkine], tout à coup on
réalise la portée de telle ou telle réplique ou
telle scène. On a entendu 15 fois le texte, on
s’y est ennuyé quinze fois et d’un seul coup il
est joué et mis en scène de telle sorte qu’on en
est bouleversé, on le comprend.
P. De là l’expression de Leiris “ la
tauromachie est un spectacle révélateur... “
C. Exactement.
P. N’as-tu pas trouvé une parenté entre la
solitude du matador dans l’arène et ta propre
condition d’acteur habitué du solo depuis
quelques années ?
C. Quand on travaillait sur le spectacle
d’Ariane “L’âge d’Or “, spectacle où elle est
allée le plus loin, le plus profond dans la
tentative d’un théâtre inventé par le comédien.
En fin de compte les acteurs étaient quand
même seuls. Si un des acteurs entre et qu’il
n’est pas SEUL, cela ne fonctionnera pas, il
faut que chacun soit fort et une scène entre
deux personnages ne peut se dérouler que si
ces deux entités sont là aussi fortes l’une que
l’autre, un peu comme le matador avec le toro.
Certains acteurs ont essayé dans ces cas-là
d’aider l’autre. Non seulement ils n’y
arrivaient pas, mais au contraire, ils se
dissolvaient avec lui. On ne peut pas tendre la
main aux faibles, il faut être FORT, FORT,
FORT, que l’autre s’accroche et devienne fort
chacun doit être dans son monde. Ce sont des
lois politiquement incorrectes, car ce n’est pas
ainsi qu’on nous apprend la république, la
démocratie, mais dans ce cas, ce n’est ni
démocratique, ni républicain, cela peut être
complètement anarchique. Il me semble que
ces notions-là se retrouvent dans la corrida.
Les deux éléments du combat doivent être
forts. Si le toro est faible, je vois que cela ne
marche pas, même si parfois le torero va
chercher dans le toro à exploiter les failles ?
P. On dit dans le jargon d’un toro qu’il ne
“ sert pas “…
C Voilà, le toro risque de l’enliser. Depuis que
je suis seul sur scène, j’observe les corridas,
les chanteurs seuls sur scène, Léo Férré,
Johnny... Cela me passionne. La solitude dans
le spectacle est une notion existentielle.
Depuis que je joue des spectacles sur ma vie,
je me suis trouvé confronté à quelque chose de
spécial que je ne connaissais pas auparavant :
la peur. Jouant seul ma vie, j’étais face à des
peurs que je ne pouvais pas imaginer, des
peurs qui dépassent le trac, des peurs atroces...
Après je n’ai plus vu les corridas de la même
façon. Pour moi le toro est devenu la
concrétisation de la peur ; le matador, est
devant cette espèce de chose terrifiante,
comme moi devant ma peur. A certains
moments, dans mes spectacles, j’ai eu
vraiment des peurs de mourir, cela peut
paraître absurde. Je sais que ce sont là des
peurs incontournables. Peut-être, à la limite,
c’est pour affronter cette peur-là que je monte
sur scène. Quand on fait du théâtre, il ne faut
pas cesser d’avoir peur, sinon c’est mauvais
signe. Cela ne veut pas dire qu’il faut pour
autant s’inventer des mauvaises peurs. Dans
l’art, si tu es là où tu dois être, au bon endroit,
c’est obligé que tu aies peur, sinon ce serait
trop facile. Le matador a peur du toro, et moi
j’ai peur du trou et ce trou il est allégorique…
Par exemple quand j’ai peur du trou de
mémoire, cette peur augmente au fur et à
mesure dans le spectacle, et j’en arrive à avoir
tellement peur qu’il suffise que je dise un mot
au lieu d’un autre pour que la bulle de savon
éclate — ça m’est arrivé — et pour que je sois
pris de panique et parfois sois contraint de
quitter la scène.
P. Comme certains toreros, tel El Gallo.
Comme eux je suppose que tu t’entoures toi
aussi de rites.
C. Ah oui, tout est extrêmement ritualisé chez
moi, selon des rites que je me suis constitué
depuis vingt ans, que j’ai appris avec Ariane,
que j’ai hérités de mon enfance, de jeux, etc.
Quand tu joues, tu as besoin d’être
extrêmement précis, et quand tu franchis cette
peur, tu connais un assouvissement, un
allègement…
P. Tu es purgé de ta peur.
C. Ce sont là des phénomènes primaires, mais
c’est une transposition de la sexualité, tu es
assouvi, tu as eu un orgasme, la peur. Jouer
sert à cela aussi, cela n’est pas très original
mais c’est ainsi…
P. Tu me parais cumuler les risques celui de
tout acteur qui s’engage sur la scène, mais
aussi celui qui joue en solo sa propre vie. Ce
jeu de soi — comment l’appeler ? — n’est-il
pas de même nature que le risque
tauromachique Leiris à propos de l’écriture de
soi où “ on doit faire entrer ne fût-ce que
l’ombre de la corne “.
C. Oui, quand je cherchais de la pub’, j’avais
trouvé “ Philippe Caubère joue sa vie “ [rires]
c’était trop prétentieux ; et pourtant, c’est tout
à fait cela, je joue vraiment ma vie. Bien sûr,
après tout cela, il y a au contraire le moment
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où tout se calme, où le public rit, et le rire,
c’est merveilleux, c’est une pluie qui tombe
quand tu crèves de soif.
P. Comme dans la corrida, le public est-il
partenaire à part entière ?
C. Oui, le public te guérit, te donne tout
brusquement, quand il rit, il te rassure. C’est
bizarre d’ailleurs comme au départ il te paraît
hostile, qu’il va te tuer, te faire la peau et puis,
au contraire, c’est lui qui te sauve : les olés !
de la corrida ce sont les rires au théâtre
comique. Après dans la période où tu es
rassuré, tu peux entrer dans la virtuosité, dans
d’autres plaisirs. Mais attention, quand tu n’as
plus peur, et c’est là que c’est dangereux.
P. Le matador aussi est en danger quand il se
“ confie trop “…
C. Toutefois, dans la tauromachie, il y a le
danger concret, réel comme disait donc Orson
Welles… C’est très important et c’est ce qui
donne l’émotion c’est bouleversant sur le plan
théâtral de voir un animal sauvage ainsi
affronté, et puis on voit le sang, on voit la
souffrance dans la mise à mort.
P. Venons-en au spectacle que tu présenteras à
Nîmes, l’adaptation du livre d’Alain
Montcouquiol “ Recouvre le de lumière “. Tu
vas le jouer surtout dans des arènes ?
C. Pas que là. Malheureusement, j’aurais
souhaité y jouer plus souvent, mais c’est très
compliqué à monter. Déjà, sont prévues 5 ou 6
arènes, en dehors des spectacles de plein air,
ce qui est déjà merveilleux je commencerai par
Nîmes et finirai par Arles, je suis ravi. C’est le
parcours initiatique, symbolique [celui de
Nimeño II] parfait, puis Vic-Fezensac — mais
pas pendant la feria — Béziers, Palavas,
peut-être Fréjus et Dax… Il y a une arène où
j’aurais voulu avant tout jouer, c’est celle de
Céret : tout était monté, mais j’ai dû renoncer
et j’en suis inconsolable. Un aficionado d’un
club taurin
— il y a des imbéciles partout — a tout fait
capoter. C’était la première arène où on était
entré dans la perspective du spectacle et où
nous avions tous éprouvé la même émotion
d’abord, on était étonné du décor un peu
minable, du style lotissement, puis quand on
est entré là-dedans, on a été glacé de peur
[rires] car cette arène est à la fois magnifique
et terrifiante elle est âpre, nue, c’est le lieu
même du drame. Je me suis dit que si on jouait
là et que ce soit réussi — car ce peut être une
débandade ridicule, pourquoi pas ? —, on aura
joué dans le lieu VRAI.
P Les arènes sont un lieu sacré, consacré de la
mise à mort, mais aussi le lieu de Nimeño,
notamment celles de Nîmes : as-tu pris en
considération cette dimension du lieu ?
C. Jouer dans une arène, en effet, c’est
complètement différend du théâtre, même un
théâtre en plein air, même la cour d’honneur
du Palais des Papes à Avignon, ou les
soi-disant “ arènes de théâtre “. Oui, jouer dans
les arènes, c’est jouer dans le lieu VRAI. En
plus, je vais jouer à même le sable, dans le
sang des taureaux tués dans l’après-midi. C’est
donc une vraie confrontation car ce qui
m’intéressait dans ce projet, c’était d’établir
une passerelle entre le théâtre et la corrida
essayer d’exprimer ce que moi je ressens
depuis des années, c’est-à-dire que la corrida
est l’ancêtre du théâtre, ou tout du moins d’un
certain théâtre, celui qui me passionne, et pour
lequel je me bats et me battrai toute ma vie, le
théâtre des poètes et des acteurs, et non pas le
théâtre bourgeois du XIX0 ni le théâtre des
metteurs en scène-dramaturges staliniens.
Vraiment, là, dans cette arène qui est un lieu
authentique, il va falloir entrer avec courage,
et discernement et ruse [rires]. Il ne va falloir
se priver de rien, oui ! J’espère que tout un
public qui ne va pas au théâtre, qui ne sait pas
qui je suis — au contraire, c’est mieux —
viendra voir l’histoire de Christian, mais il va
falloir gagner ce pari ; tenir deux heures, tout
seul avec en plus de la peur de la mémoire, le
souci de retenir l’attention d’un public qui ne
connaît peut-être que la télévision, ou les
corridas. J’ignore comment cela va se passer,
mais en tout cas, l’enjeu n’est pas du tout le
même que lorsque je vais jouer au festival de
Sarlat où l’enjeu est inverse : ce sera amener
un public de théâtre, de sensibilité différente, à
entendre un autre message où il y a une
rigueur, une cruauté et une morale à laquelle il
est peu habitué. Le texte d’Alain, au début
quand je l’ai lu, m’a plu mais sans plus. Mais
quand je l’ai vraiment lu pour le jouer tout
fort, là j’ai entendu des morceaux de texte qui
m’ont sidéré et j’ai réalisé qu’il y avait là une
vraie réflexion philosophique sur le théâtre
dont Alain [Montcouquiol] n’a pas eu
conscience. J’avais eu la même révélation en
lisant le texte de Paco Ojeda “ La Forge ”
[texte du matador paru dans Libération le 18
mai 1988] que j’avais mis en exergue d’un de
mes spectacles. En tant que praticien, il m’a
touché car il disait des choses que moi je
vivais; souvent, quand je lis des textes de gens
qui font du théâtre, je me sens un tout autre
monde, j’ai l’impression que je ne fais pas le
même métier. Or parfois dans quelques mots
de Johnny Halliday ou d’Ojeda, je me
reconnais immédiatement. Il en est ainsi du
texte d’Alain dont au début, je n’avais retenu
que l’anecdote, le récit tragique, sans voir la
dimension philosophique derrière sa réflexion
sur la corrida, leur aventure. J’y ai trouvé un
sens de la responsabilité qu’on ne nous
apprend absolument pas au théâtre, sauf
Ariane et très peu d’autres, tel Chéreau… En
tout cas parmi les acteurs, très peu se rendent
compte — le théâtre est devenu une mode,
quelque chose de facile — à quel point c’est
grave de s’avancer devant des gens sur une
scène de théâtre. Je ne dis pas que c’est
dangereux car le mot peut paraître prétentieux
par rapport au torero ou au funambule, à des
gens qui risquent leur peau, mais cela reste
grave, ce n’est pas innocent. Il faut être
mégalomane d’aller sur une scène de théâtre et
d’imaginer séduire des gens — ne serait-ce
que par rapport aux milliers d’acteurs qui l’ont
déjà fait et qui étaient dix fois plus grands que
vous, par rapport à ce que c’est de mobiliser
une soirée. Maintenant que le théâtre est
institutionnalisé, financé, la notion de risque
passe à la trappe prendre des risques est même
considéré comme réactionnaire… Mais moi
j’ai été élevé — oui, élevé tout à fait comme
un toro ! — dans une autre idéologie, dans
l’idée au contraire que le théâtre c’est sauvage,
ce n’est pas culturel…
P Le texte d’Alain Montcouquiol relève d’une
écriture intime, une écriture du deuil,
réparatrice ; quel enjeu cela a-t-il représenté
pour toi de le transposer à la scène, de le
réinvestir ? L’as-tu retravaillé ou l’as-tu
conservé dans son intégralité ?
C. Non, j’en dis à peu près la moitié, et j’ai
centré évidemment sur les deux frères et donc
supprimé toute l’aventure d’Alain en Espagne.
Pour moi c’est comme Salieri et Mozart, mais
en positif. Salieri et Mozart, c’est l’envie, la
jalousie, et là c’est l’amour entre ces deux
frères qui porte le livre, dépasse la
tauromachie, et reste très romanesque. Plein de
gens aux yeux desquels la corrida est une
aberration — ils sont nombreux — devraient
réaliser que la tauromachie est une chose
SERIEUSE — ce n’est pas pour la défendre,
que je dis cela, car la corrida n’a pas à être
défendue —, ce n’est pas la sardane, quelque
chose de folklorique, mais c’est au moins aussi
important que le théâtre Nô et même plus, car
la corrida est ancrée dans notre culture et
profondément liée à ce que nous vivons
vraiment. Donc j’ai vu dans ce texte à la fois
un côté romanesque et même un mélodrame
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— avec tous les ingrédients du mélodrame qui
pourraient en faire un opéra et cette idée ne me
déplaît pas du tout — un aspect très humain
avec l’amour de ces frères — cela m’a
d’autant plu que j’ai des frères, et, en
particulier, un petit frère qui a 30 ans, qui a eu
une histoire tragique car ma mère est morte
quand il avait cinq ans. Ce texte offre une
exploration de l’amour fraternel que je
n’aurais jamais pensé à mener. Alain devient
pour Christian à la fois sa mère, son père qu’il
perd au début, et cela forme une histoire
d’amour avec des moments où on dirait Roméo
et Juliette. Il y a donc un amour profondément
romanesque, mystérieux, et cet amour fraternel
est au cœur même de la corrida avec tout ce
qu’elle amène de cruauté, de splendeur…
Alain n’est pas vraiment un acteur de la
corrida déjà il vient d’ailleurs, il a été
transplanté à Nîmes depuis le Nord où, s’il
était resté, il aurait pu jouer au football ou faire
autre chose. Il en garde un regard distancé, et
cela c’est profondément théâtral. Ainsi dans
tous mes spectacles, c’est toujours ma mère
qui raconte l’histoire en me regardant jouer :
j’ai trouvé là la clef de mes spectacles, plutôt
que me jouer moi, je vais jouer ma mère qui
me regarde ; c’est un rôle de témoin, celui du
messager. Alain est donc témoin de la corrida,
avec même parfois des jugements qui
pourraient être ceux d’un anti-corrida — et
c’est cet aspect d’Hamlet “être ou ne pas être
“qui me séduit : “ la corrida c’est bien ou pas
bien ? “. Cela relève à la fois de quelqu’un qui
est plongé dedans et qui se pose quand même
cette question : elle valide son amour pour la
corrida, son respect pour les toros, cela lui
donne une force que peut-être quelqu’un
complètement dedans n’aurait pas ; je parle là
par rapport au public, au théâtre. Au départ, ce
projet était une commande de la Ville de
Nîmes qui m’avait proposé de dire des textes
sur la corrida. J’ai donc lu ou relu Michel
Leiris, Hemingway, etc… Mais le texte
d’Alain a cristallisé mon intérêt car il m’est
apparu comme populaire au sens où Jean Vilar
entendait le terme, c’est-à-dire qu’un amateur
de corrida, un homme qui la déteste, un
homme, une femme, un vieux, un jeune, tous
peuvent se retrouver autour de ce texte, y
trouver des raisons de l’aimer, de le détester,
car j’aime bien quand un spectacle divise. Je
trouve bien qu’on parle à des aficionados de
sentiment, de souffrance, de douleur qu’ils
refusent parfois, comme dans les textes
d’Hemingway où il n’est pas question
d’hôpital de rééducation, etc… Or cela fait
partie de la beauté de l’histoire, du drame.
Par exemple, cette anecdote au sujet de Lucien
Orlewski. L’autre fois à Nîmes, je vois arriver
un homme tout joli, tout avenant et Alain me
présente Chinito ; cela m’a impressionné car je
parle de lui dans le texte sans penser même
qu’il existait, comme un personnage [rires].
On a parlé et il me dit : “ Quand même dans le
livre d’Alain, il y a des choses qui me gênent
dont on ne doit pas parler “. Je lui ai répondu
que pour les matadors il y a des choses qu’on
ne doit peut-être pas dire, mais que justement
ces choses-là au théâtre, on doit les dire ; je
suis là pour dire ces choses qu’on ne doit pas
dire et c’est comme cela que le spectacle va
être universel. J’ai vu dans ce texte autre chose
qu’une aventure tauromachique, une aventure
humaine, une chose qu’il est important de ne
pas oublier.
P Tu prends également des risques par rapport
à ton public qui peut être hostile à la
tauromachie. As-tu eu des échos de réactions
négatives sur la pièce ?
C. Non, j’ai surtout peur du regard des vrais
aficionados, peut-être parce que leur regard
m’intéresse particulièrement C’est ce rapport
entre la corrida, le théâtre qui m’intéresse et
j’attends de voir comment ils le reçoivent :
comme une chose culturelle ou comme une
chose vivante. Cela dit, parfois j’appréhende
que les anti-corridas viennent perturber la
représentation car c’est plus facile dans un
spectacle de théâtre qu’au cours de la corrida.
Mais en même temps je les respecte assez pour
penser qu’ils n’auraient pas la lâcheté d’agir
ainsi. Oui, je les respecte, et je les comprends ;
il m’arrive parfois de ne plus avoir envie
d’aller à la corrida quand tu as vu mal tuer 5
ou 6 toros, tu en as assez. Tout perd sens
jusqu’au jour, comme l’autre jour à Palavas où
tu vois un gamin qui se met à régner et là tout
repart, tu retombes amoureux c’est cela qui est
magnifique dans la corrida. Castella m’a
bouleversé. Je l’ai vu plusieurs fois, comme à
Nîmes, il y a deux ans. Je le trouve
merveilleux, érotique, il a du charme. Je ne
suis pas capable d’évaluer sa technique, mais
sa façon de se tenir me touche beaucoup. Les
gens qui condamnent la corrida ne peuvent pas
comprendre que c’est une histoire d’amour ;
avant d’être une histoire de cruauté, une
histoire de mort, c’est une histoire d’amour.
Quand un torero est bien, on ressent un amour
immédiat. J’ai fait la lecture, l’année dernière,
devant des gens qui étaient contre la corrida, et
certains ont craqué, ont vu les choses
autrement. Dans ce texte, il y a un tel respect
et un tel amour pour le toro que ceux qui
aiment les animaux sont troublés… Pour
toucher ces gens hostiles par principe à la
corrida, je fais confiance au théâtre : si c’est
réussi, le théâtre peut être très fort
P Passer de l’espace relativement intime du
cloître où tu avais joué l’an dernier à celui
immense et ouvert des arènes, est un vrai
risque et suppose un beau culot et surtout un
beau courage…
C. Le chef technique des arènes l’autre jour
me dit : “ De toutes façons, d’ici on sort ou
grandi ou écrasé “. [rire]!
entretien réalisé par Annie Maïllis
Page 4 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce -
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