De l`outil à l`instrument

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DE L'OUTIL À L'INSTRUMENT
OUTIL : (latin usitilia, latin classique utensilia = ustensile) "Objet fabriqué qui sert à agir sur la matière, à
faire un travail" (Le Petit Robert)
INSTRUMENT : (latin instrumentum "ce qui sert à équiper", de instruere = instruire) "Objet fabriqué
servant à exécuter quelque chose, à faire une opération. Remarque : Instrument est plus général et moins
concret que outil" (Le Petit Robert)
Selon le contexte évoqué, l'usage courant veut que nous empruntions indifféremment l'un ou l'autre de
ces deux mots pour désigner une même réalité. Peut-on réellement confondre outil et instrument ?
Il est vrai que l'un et l'autre ont en commun d'être un "objet fabriqué". Pour le reste, les définitions se
distinguent très nettement.
L'outil agit sur la matière, sur ce qui est physique et visible. Le travail qu'il accomplit consiste à
modeler cette matière, à la manipuler. Le Dictionnaire Étymologique du français (Les usuels du Robert) nous
permet de remonter jusqu'au mot originel : us, qui survit de nos jours dans la locution "us et coutumes". De ce
même mot, émanent -entre autres- utile et tous ses dérivés. De fait, l'outil a une vocation utilitaire que vient
confirmer son étymologie.
S'il sert à exécuter quelque chose, à faire une opération, l'instrument ne se limite pas à la matière. S'il
est "plus général et moins concret" que l'outil, c’est parce qu’il embrasse une réalité plus vaste. Pour une part,
cette réalité appelle à dépasser les sens, parce qu'elle peut être immatérielle et invisible. Elle ne les contredit
pas nécessairement, mais les surmontent : instruire, c'est élever. À cet égard, le Dictionnaire Étymologique du
français nous réserve une petite surprise: instruire émane de... détruire, lui-même d'une famille dérivée d'un
verbe latin struere, structus "empiler des matériaux", "bâtir" (!). Construire est heureusement l'un de ses
(nombreux) dérivés ! Si l'instrument partage avec l'outil une vocation utilitaire, cette utilité paraît plus
difficile à cerner parce que plus médiate : l'outil, lui, requiert une efficacité immédiate.
L'instrument ne se limitant pas à la matière, il devient licite de le transposer dans le spirituel. Au
moyen de quelques éclaircissements, il est également licite de le transposer à l'homme dans sa relation à
l’autre.
Faire de l'homme un instrument comporte aujourd'hui une connotation péjorative. D'où vient cette
connotation ? Du verbe qui s'est fait chair... en 1973. Au regard de l'histoire des mots, le verbe
instrumentaliser est un néologisme. Il vient lui-même de instrumentalisation qui, s'il est plus ancien, est
encore de 1946. La définition du petit Robert a le mérite d'être claire : "considérer (quelque chose, quelqu'un)
comme un instrument ; rendre purement utilitaire." il y a ici une volonté -masquée mais réelle- de
décrédibiliser l'instrument, de le ravaler au rang d'outil. Il faut se resituer dans le climat de l'époque : les
années soixante-dix se caractérisent par un éclatement des valeurs admises jusque là. La liberté ne se conçoit
plus que par la rupture des liens existants : la structure moléculaire est rejetée au profit de l’électron libre.
N’est décrété « libre » que l’électron qui se désolidarise de l’autre électron. Cette solidarité –pourtant
naturelle- est décrétée « aliénante »… ce qu’elle est au sens étymologique du terme, puisque l’aliénation est
un vocable qui s’est bâti sur le latin alius : autre. Mais le terme est plus volontiers employé dans une acception
moins altruiste que se voulant détachée de l’autre ! Ainsi, toute tentative de rétablissement de liens entre
divers électrons va être réinterprétée comme l’instrumentalisation de ces électrons, chacun instrumentalisant
l’autre.
Ajoutons au passage cette confusion historique entre le lien et l’aliénation : le premier semble être la
racine du second, par un voisinage sémantique certain. En dépit des apparences, l’aliénation n’est aucunement
l’établissement de liens (latin ligarer : lier) : les deux mots n’ont AUCUNE parenté, ni de près ni de loin.
C’est pourquoi cette connotation péjorative de l’homme-instrument est sans fondement réel : en
revanche, elle implique l’encouragement à une certaine atomisation sociale estampillée par ce que l’on
nomme couramment « l’individualisme ».
Si l’on revient à l’étymologie instruere = instruire, la véritable instrumentalisation a pour fonction
d’éduquer à une plus grande liberté par l’apprentissage et le respect des liens naturels sans lesquels
l’harmonie disparaît, au profit de l’anarchie et de la loi du plus fort. Le perdant devient l’outil de ce dernier,
par l’établissement de liens artificiels qui vont le contraindre. Parce que la nature a horreur du vide, la
définition officielle du verbe instrumentaliser prend ainsi le sens absurde d’utiliser comme un outil . On
observe même la situation inverse : outiller une personne, c’est lui donner les moyens de donner le meilleur
d’elle-même !
Et si l’on réconciliait enfin les mots avec le réel ?…
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