L’économie des inégalités Thomas Piketti, 1997, collection Repères, Editions La Découverte, Paris Redistribution pure 1. La mesure des inégalités et de leur évolution Les différents types de revenu perçus par les ménages sont les salaires (55.8% du revenu total des ménages en France) qui constituent avec les revenus des indépendants (7.4%) les revenus d’activité (2/3) ; viennent ensuite les revenus sociaux (30%) et les revenus du patrimoine (5%). L’inégalité des salaires mesurée par P90/P10 en France est de 3,2 : pour faire partie des 10% les mieux payés il faut gagner au moins 3,2 fois plus que pour faire partie des 10% les moins bien payés. Cette inégalité des salaires est de 2,6 dans la fonction publique d’Etat. Au sein de l’OCDE la France se situe à une position intermédiaire entre l’Allemagne et les pays nordique d’une part (2-2,5) et les pays anglo-saxons d’autre part (3,5-4.5). L’inégalité des revenus est plus importante : 5,7 en France pour les revenus mensuels, ramenés à 3,5 pour les revenus disponibles ajustés à la taille des ménages. Au sein de l’OCDE la fourchette va de 2,7 à 5,9. Le fait que l’inégalités des revenus soit plus importante que l’inégalité de salaires provient pour une part du fait que les revenus du patrimoine sont beaucoup plus inégalement répartis que les salaires, mais surtout du fait que les ménages à bas revenu souvent des personnes seules touchant de faibles retraites alors que les hauts revenus sont plutôt des couples avec deux salaires et des enfants à charge. Dans le temps le pouvoir d’achat d’un occidental a été multiplié par 10 en un siècle. Dans l’espace on constate qu’un occidental a un revenu moyen 10 fois plus élevé qu’un Chinois ou un Indien en 1990. Ainsi on peut dire que l’inégalité des revenus dans un pays est 2 à 3 fois inférieure à l’inégalité des niveaux de vie dans le temps entre le 19ème et 20ème siècle, ou dans l’espace entre les pays riche et les pays pauvres. L’évolution historique de l’inégalité est formulées par Kuznets1955 comme devant dessiner une courbe en au cours du processus de développement. Ceci a été observé dans les pays occidentaux avec une période de croissance des inégalités de salaire, revenu et patrimoine, puis une forte diminution de ces inégalités depuis la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 1970. Cependant on a constaté un retournement de la courbe de Kuznets puisque depuis les années 70 ces inégalités ont cessé de décroître. La courbe de Kuznets est bien morte. Enfin une notion beaucoup plus difficile à prendre en compte est l’inégalité face à l’emploi : on ne peut pas conclure de manière caricaturale à une augmentation de l’inégalité des salaires dans les pays anglo-saxons en une augmentation de l’inégalité face à l’emploi en Europe. Il faut prendre en compte l’ensemble du phénomène de sous-emploi et non seulement la notion de chômage. Ainsi on constate aux USA depuis le début des 70’s un retrait important des populations les moins qualifiées du marché du travail et de la population active officielle du fait de l’effondrement de bas salaires. Ce phénomène de sous-emploi prend des formes différentes en Europe où par exemple les taux de participation au marché du travail sont plus faibles que dans les pays anglo-saxons. 2. L’inégalité capital/travail Depuis la révolution industrielle et notamment les travaux de Karl Marx, l’inégalité est décrite comme une opposition entre ceux qui possède le capital, et ceux qui doivent se contenter des revenus de leur travail. L’inégalité des revenus du travail est dans ce cadre considérée comme secondaire. L’inégalité est une pure inégalité capital/travail entre deux groupes homogènes. 2.1. La part du capital dans le revenu total La question de la substitution capital/travail : supposons que la technologie soit à coefficients fixes : il faut n travailleurs par unité de capital. La question de la répartition du revenu entre capital et travail est alors de nature purement distributive car les prix payés au capital et au travail n’auront aucune incidence sur la production et le niveau d’emploi. De plus le mode de redistribution (fiscale ou directe) importe peu. La notion de substitution capital/travail : la possibilité de substituer du travail au capital et inversement n’est pas qu’une opportunité technologique. Si la substitualité existe, elle donne au système de prix un rôle allocatif et non seulement distributif : les quantités de capital et de travail utilisées par l’économie de marché et donc la production et le niveau d’emploi dépendront du système de prix. Cette conception a été introduite dans les années 1870 par les marginalistes, par opposition aux classiques. Cette opposition entre la théorie classique et la théorie marginaliste du partage capital/travail se retrouve notamment dans les années 50-60 lors de la « controverse des deux Cambridge » entre les économistes de Cambridge (UK) qui insistaient sur l’aspect essentiellement distributif de ce partage et le rôle du pouvoir de négociation, et ceux de Cambridge (Massachusetts, USA), qui défendaient l’idée du rôle allocatif des prix du capital et du travail, notamment avec les travaux de R. Solow sur la fonction de production agrégée, représentation synthétique des possibilités de substitution de différentes quantités de capital et de travail au niveau de l’économie toute entière. Une conséquence importante sur le mode de redistribution est que si la substitution capital/travail existe, alors la redistribution directe du revenu du capital vers le travail (en augmentant le salaire par exemple) induit des effets d’éviction et donc est moins efficace que la redistribution fiscale (taxe sur le capital) qui ne déclenchera pas cette substitution capital/travail néfaste pour le travail. Quelle que soit l’ampleur de la redistribution souhaitée, la redistribution fiscale est supérieure à la redistribution directe, dès lors que l’on se situe dans le cadre d’une économie de marché où il existe des possibilité de substitution capital/travail. Le message central est que pour juger des effets d’une redistribution, il ne faut pas se contenter de regarder qui paie : il faut également prendre en compte l’incidence de la redistribution proposée sur l’ensemble du système économique ; pour que l’incidence finale d’un prélèvement pèse véritablement sur le capital, il faut que son montant dépende du niveau de capital utilisé ou du revenu allant au capital. Dans une perspective de redistribution pure, i.e. justifiée par des considérations de pure justice sociale et non par une inefficacité supposée du marché, on doit redistribuer au moyens d’impôts et de transferts fiscaux et non par une tentative de manipulation du système de prix. L’élasticité de substitution capital/travail mesure de combien de pour-cent les entreprises souhaitent diminuer la quantité de capital qu’elles utilisent relativement à celle de travail lorsque le prix du capital augmente de 1% par rapport à celui du travail. Plus l’élasticité est élevée, plus le capital et le travail sont substituables. Si l’élasticité est égale à un (cas de la fonction de production Cobb-Douglas inventée dans les années 20) la part du travail dans le revenu total est constante, car si son prix augmente de 1%, les quantités utilisées diminuent de 1%. L’élasticité de substitution capital/travail est donc le paramètre crucial pour la question des outils de la redistribution capital/travail. L’élasticité de l’offre de capital mesure de combien de pour-cent l’offre de capital, i.e. la quantité d’épargne offerte par les ménages, diminue lorsque le taux de rémunération du capital investi baisse de 1%. Les estimations empiriques montrent qu’elle est proche de 0% : l’effet revenu compense l’effet de substitution entre consommation présente et consommation future, de sorte que l’élasticité de l’offre de capital est quasi nulle. Cependant il faudrait prendre en compte le fait qu’une bonne partie de l’investissement dans les entreprise se fait par voie interne sur les profits non-distribués. D’autre part la concurrence fiscale rend l’offre de capital très élastique pour chaque Etat pris isolément même si la véritable élasticité est faible pour l’ensemble des pays considérés quand les capitaux circulent facilement. Nous sommes alors face à un problème de coordination que seul le fédéralisme fiscal peut régler. Il est en tout cas important que la redistribution capital/travail ne diminue pas trop l’offre de capital et les perspectives de croissance à long terme qui l’accompagnent. L’ampleur de la redistribution dépend de l’élasticité de l’offre de capital, le mode de redistribution dépend de l’élasticité de substitution capital/travail. Le conflit intellectuel et politique en jeu entre les différents courants de pensée repose sur le fait qu’accepter le rôle allocatif du système de prix et proclamer par exemple la supériorité de la redistribution fiscale sur les manipulations de la redistribution directe, cela revient à dire que seul l’égoïsme individuel peut permettre à un système économique complexe de décider correctement comment allouer ces ressources. Or, c’est précisément le refus de ce fatalisme et l’espoir en d’autres modes d’organisation économique plus solidaires qui caractérise l’attitude traditionnelle de la gauche à l’égard du marché et de l’inégalité sociale en général, et de la redistribution capital/travail en particulier, et qui continue d’entretenir ce scepticisme de gauche à l’égard de la fiscalité comme outil privilégié de la justice sociale. Dans les faits on observe ce que Keynes considérait dès 1930 comme la régularité la mieux établie de toute la science économique : le partage de la valeur ajoutée des entreprises accorde 2/3 au travail et un tiers au capital. La prise en compte du fait que l’intégralité des profits ne sont pas redistribués aux ménages capitalistes mais servent à couvrir la dépréciation du capital et les nouveaux investissements, ainsi que les impôts expliquent qu’à partir d’une part des profits bruts de l’ordre de 33% de la valeur ajoutée des entreprises on passe à une part des revenus du capital dans les revenus des ménages de l’ordre de 10% du revenu total des ménages. Cette régularité nous apprend que ce n’est pas dans la répartition capital/travail qu’il faut chercher l’origine de la croissance considérable du pouvoir d’achat des salariés au 20ème siècle. La deuxième leçon de cette régularité a trait à l’incidence fiscale. En effet la mise en place de cotisations patronales au 20ème siècle, et les taux très différents qui existent aujourd’hui, ne se traduit pas dans le partage capital/travail : ce sont les revenus du travail qui en ont entièrement absorbé le coût. Conformément à la théorie de l’incidence fiscale, la chose essentielle est de savoir sous comment sont construit la base et l’assiette fiscale d’un impôt, et non de savoir quel est le nom de ce prélèvement ou qui est censé officiellement le payer. En particulier seul un prélèvement pesant sur le capital aurait pu permettre une véritable redistribution capital/travail. On peut conclure que les économies occidentales du 20ème siècke sont bien décrites au niveau macroéconomique par une fonction de production Cobb-Douglas. Seule une élasticité de substitution capital/travail unitaire conduit de façon certaine à la prédiction que la part des profits et des salaires doivent être constants au cours du temps, quelles que soient les quantités disponibles de travail et de capital et les chocs politiques ou économiques subis par les prix du travail et du capital. Cependant, à un niveau plus fin on observe de fortes variations du partage capital/travail. Dans l’OCDE sur la période 1979-1995 tout semble avoir fonctionné comme le prédit la théorie classique du partage capital/travail : la part des profits a diminué avec les luttes sociales pour l’augmentation des salaire (jusqu’en 1981) et a augmenté avec la rigueur imposée aux salariés à partir de 1983. On a donc de fortes variations sur 25 ans et une régularité du partage capital/travail sur un siècle. On a donc une opposition entre temps historiques et temps politique : la vision de droite selon laquelle la croissance et non la redistribution capital/travail permet une véritable augmentation du niveau de vie n’est valable que dans un long terme historique qui n’a aucun sens du point de vue politique qui intéresse légitimement les travailleurs concernés. Enfin notons que la redistribution fiscale par le biais d’impôts et de transferts fiscaux n’atteint jamais les niveaux de la redistribution directe par les luttes sociales et les augmentations de salaires. 2.1. La dynamique de la répartition du capital La théorie du crédit parfait prédit la convergence dans la répartition du capital à long terme si le marché du crédit est parfaitement efficace. Toutefois même si ce marché est parfait, il est possible si le taux d’épargne des bas revenus est suffisamment plus faible que celui des hauts revenus que les inégalités persistent ; en effet au niveau international la situation pourrait être une égalité des PIB/habitants entre les pays, avec des dotations K/travailleur identiques dans chaque pays, mais où le capital des pays pauvres appartient aux pays riches auxquels il faut reverser les profits (Bourguignon 1981, Econometrica 49). Toutefois il faudrait des écarts de taux d’épargne important, et dans la réalité les taux d’épargne ne sont pas systématiquement plus faibles pour les bas revenus. Le résultat de convergence entre riches et pauvres est le principal résultat de Solow (1956). En pratique il n’existe pas de relation systématique entre le niveau de revenu par habitant en 1960 d’un pays et son taux de croissance moyen sur la période 1960-1990 (Mankiw, Romer et Weil 1992, QJE 107). L’imperfection du marché du crédit n’est pas la seule explication. Si on prend en compte le niveau du stock initial de capital humain en 1960, alors on trouve la relation négative (idem) : à niveau de KH donné, les pays les plus pauvres ont connus une croissance plus élevée. C’est ce que les théoriciens de la croissance endogène ont appelé la convergence « conditionnelle ». Au-delà de l’effet du niveau moyen de capital humain, l’inégalité initiale a aussi un effet négatif sur la croissance future, soit directement, soit indirectement du fait de l’instabilité sociale et politique engendrée (Bénabou 1996). On notera aussi l’importance pour la croissance d’organiser la libéralisation des mouvements de capitaux et l’ouverture aux marchés extérieurs. On doit aussi reconnaître qu’une partie essentielle de l’inégalité entre les pays, et donc de l’inégalité en général, est due non pas à l’inégale répartition des moyens de production, mais à l’inégale répartition du capital humain (Drèze et Zen 1995, Oxford University Press). Pour revenir sur l’imperfection du marché du capital, rappelons qu’une opération de crédit ne consiste pas simplement à placer mécaniquement du capital là où il n’y en a pas, attendre le rendement, et en prélever une partie suffisante. En pratique il faut mesurer les risques, prendre en compte les problèmes d’asymétrie d’information, de sélection adverse, d’aléa moral etc… inévitablement associés à toute situation de marché intertemporel. C’est aussi pourquoi « on ne prête qu’aux riches ». Mais quelles sont les interventions publiques possibles pour lutter contre le rationnement du crédit et la persistance dans le temps de l’inégalité capital/travail ? Comment choisir les secteurs ou les individus bénéficiaires ? Comment s’assurer que l’aide sera bien utilisée ? Pour l’auteur la façon de faire la plus transparente et universelle possible serait d’instaurer une taxe générale sur le patrimoine permettant de financer un transfert forfaitaire de patrimoine. Il faudrait bien sûr comparer les gains de cette redistribution en termes d’investissements rentables supplémentaire avec les coûts en termes de désincitations qu’engendre la taxe. Dès lors que le marché du capital et imparfait, l’argument traditionnel selon lequel les coûts de la baisse de l’accumulation de capital finit toujours par l’emporter à long terme ne tient plus (Chamley 1996, Delta). On voit donc que les arguments pour une taxation redistributive et transparente du capital et de ses revenus ne manquent pas, que ce soit en termes de pure justice sociale, afin d’opérer une véritable redistribution capital/travail qui dépasse la fiction des cotisations patronales, ou en termes d’efficacité économique afin de combattre les effets négatifs de l’imperfection du marché du capital. En pratique le bilan de la redistribution capital/travail au 20ème siècle est désastreux, non seulement dans les pays qui ont tenté d’abolir la propriété privée du capital, où les conditions de vie des salariés ont stagné alors qu’elles progressaient à un rythme élevé dans les pays capitalistes, mais également dans les pays occidentaux, où une partie extrêmement faible des prélèvements fiscaux pèsent véritablement sur le capital. Ce bilan désastreux montre l’importance cruciale des outils de la redistribution. Une amélioration sensible pourrait être obtenue en instaurant un impôt calculé de façon aussi simple que possible à tous les revenus du capital, afin de mettre fin à l’hémorragie dramatique des assiettes fiscales, et appliquée sur une aire géographique aussi simple que possible à tous les revenus du capital, afin d’éviter les effets négatifs de la concurrence fiscale entre Etats. Cet impôt universel à taux unique est appelée la « flat tax ».