Raymond Aron le disait déjà : « Une thèse parfaite, c’est tout sur rien ». Il visait ainsi la « grande thèse » traditionnelle, Le vieil esprit universitaire demeure, néanmoins : on attend des chercheurs un travail exhaustif sur un sujet limité. Isoler totalement un objet d’étude est artificiel/ fLes sciences physiques ont progressé, depuis le XVII° siècle, en isolant des corps ou des objets de leur milieu, en coupant les liens pour créer des unités « artificielles », sur lesquelles expérimenter . On a cru, par la suite, que cela pouvait se transposer dans les sciences humaines. Mais celles-ci sont, en quelque sorte, du vivant. Et l’on sait que le vivant – même pour les biologistes – est un tissu d’interactions. Depuis longtemps, je pousse aux travaux plus ouverts, plus risqués. Une bonne thèse, c’est celle où vous vous lancez à fond dans la recherche et l’organisation de vos propres idées. Dans notre culture, où les modes de connaissance sont fragmentés, spécialisés, il faut encourager ceux qui se posent des questions globales et interdisciplinaires. Avec les PUF et Le Monde, nous favorisons cette prise de risque. Que le chercheur, quel que soit son domaine – sociologie, esthétique, histoire, littérature, etc. – n’hésite pas à viser des problèmes fondamentaux dans des questions contemporaines. On retrouve votre souci de la « complexité Le sens banal du mot compléxité, c’est ce qui n peut être’ conçu de façon simplee,claire, issolable ». Quand on dit « c’est complexe « on exprime son incapacité de décrire ou expliquer. La compléxité c’est un défi à la connaissance. La conbnaaissance complexe veur relever ce défi... Avec « Partage du savoir » nous affrontons le complexus au sens latin du terme : « ce qui est tissé ensemble », mot qui vient du verbe complecti, « embrasser, comprendre ». Vouloir affronter laa compléxité, c’est vouloir comprendre, . On parle souvent, toutefois, d’un reflux des sciences sociales, et plus largement des sciences humaines. Une perte d’influence continue depuis les années 1980. Du moins, dans le grand public. Je pense qu’il y a eu méprise. Dès avant la Deuxième Guerre, on a projeté sur les sciences humaines et sociales un certain rêve scientiste : on cru qu’on atteignait à l’objectivité à partir de questionnaires, on a cherché les détereminssmes sociaux, On y a introduit lee morcellemen t dissciplinaire.. On a isolé la sociologie de l’histoire, de l’économiee, de la philosophie, de la psychologie. On a cru à la posssibilité dune scientificité intégrale alors que laa scientificité des sciences humines n epeut qu’être partieelle Les grands sociologues – notamment Raymond Aron et Georges Friedmann, par exemple – on t en fait écrit des « essais» avec leur reflexion pmersonneelle, Puis il y eut 1968, en France et dans le monde, qui fut une crise radicale de la sociologie : elle n’avait, dans l’ensemble, rien vu venir ! Du coup, s’ensuivirent les Cent fleurs, comme l’eût dit Mao. Tout est parti dans tous les sens, ce qui fut une bonne chose. Mais, le rêve scientiste n’étant pas mort, on a voulu croire que la sociologie et, plus largement les sciences humaines, nous éclaireraient sur le devenir de nos sociétés, sur nos comportements. Elles seraient prédictives. Cette attente a été porté paar une ultime montée d’un marxisme bien dogmaatique, qui s’est délité au terme des années 1970 quand les illusions soviétiques, chinoises et autres se sont affaissées. Depuis, je ne pense pas que les sciences humaines soient en crise – elle sont au contraire plus ouvertes – mais on ne croit plus en elle comme dans une science totalement rigoureuse et vraiment prédictive. La crise concerne ce besoin de croire qu’il puisse y avoir des « sciences » humaines sur le modèlee des sciences physiques du passé . La fin des années 1970 correspond à vos premières synthèses sur La Méthode. En 1977 sort le tome I : La Nature de la nature. La Méthode, est une réflexion sur la connaissance,Le titre d’un des volumes « la connaissance de la connaissance »pourrait êtrer le titre général. J’ai toujours été un peu en dehors de la sociologie proprement dite. Je n ai cessé de recourir à l’histoire, à la philosophie, aux réflexions sur les sciences. Mes derniers travaux sociologiques ont été La Rumeur d’Orléans (1969) et un projet d’ enquête à Fos-sur-Mer, sans doute l’ultime projection par l’Etat d’un volontarisme abstrait sur une donnée concrète. Depuis, je me suis concentrré sur le problème de la complexité, que l’on rencontre non seulement dans les sciences mis dans toutres connaissances. Cela dit, mon premier grand travail : L’Homme et la mort, en 1951, portait déjà en lui ce besoin d’aborder une question sous des angles multiples : biologie, religion, psychologie, etc. et d’organiser lkes connaissances les plus diverses. Je me suis affronté à deux paradoxes : comment se fait il que l’homme qui est le seul animal qui se sache consciemment mortel, est le seul qui croit en une vie après la mort ; comment se fait il qu’il ait horreur de laa mort et soit capaable pourtant de risquer sa vie pour une cause ou pour son honneur.. La compléxité, elle est aussi dans ces paradoxes/ La recherche aujourd’hui est de nouveau en crise, notamment le CNRS où vous avez fait l’essentiel de votre carrière. Je n’aurais pas pu me consacrer à mes recherches si j’avais été universitaire. J’ai trouvé la liberté » au CNRS bien quee et parce que j’étais marginal et déviant, La machine est toutefois devenue si lourde qu’elle contribue à rétablir ou exagérer ce cloisonnement. Le statut de fonctionnaire, généralisé par Jean-Pierre Chevènement, a bien sûr accentué une certaine propension aux routines - mais cela ne doit pas cacher la liberté que les chercheurs peuvent y trouver, et la fécondité de nombreux travaux. On parle aussi beaucoup du système américain, sans toujours le connaître qu’il serve de modèle ou de repoussoir. J’ai travaillé aux Etats-Unis. J’ai pu en voir les avantages et les inconvénients. Le statut des chercheurs y est précaire, il dépend de leurs résultats et joue sur une concurrence : aucun contrat n’est définitif, on est toujours remis en cause. Du coup, les chercheurs produisent beaucoup, parfois trop, avec beaucoup de déchet. Et la routine, comme partout, arrive à trouver ses niches ! En revanche, les méthodes d’évaluation sont plus souples et plus diversifiées. On retrouve donc finalement toujours le même problème : la persistance, en France, d’un système mandarinal et d’une tendance bureaucratique à cloisonner. On peut toujours, on doit toujours, réadapter des structures – le CNRS en est une, particulièrement lourde – mais le véritable verrou n’est pas là. Le verrou, c’est le mode d’évaluation mono-disciplinaire, le maintien d’une conception rigide et cloissonnée de la connaissance. Le CNRS, d’une certaine manière, s’est mis peu à peu à ressembler au système universitaire. Il faudrait évaluer les évaluateurs. Il faudrait réformer les mentalités ce qui est le plus difficile. Depuis la loi Edgar Faure, qui suivit 1968, jusqu’à maintenant, toutes les réformes universitaires – CNRS inclus – ont échoué parce qu’on ne se pose pas le problème de la connaissance. Le problème clé, pour moi, est qu’il faut réformer la « façon de penser ». D’où la modeste contribution qu’entend apporter « Partage du savoir » au décloisonnement. Toujours la « méthode », donc. Quand j’ai publié Le Paradigme perdu, en 1973, j’avais 52 ans. Près de trente années de travaux se trouvaient déjà derrière moi. Ce fut un tournant. Très vite je me suis mis à La Méthode dont les cinq volumes se sont échelonnés de 1977 à 2001. Comme je n’ai malheureusement pas rajeuni entre temps, je me suis posé un certain nombre de questions qu’on n’ose pas toujours traiter quand on est jeune ou dans la force de l’âge, faute de recul. Et mon ultimee livre, dont laa redazction est en cours s’intitulera «’éthique complexe ». Depuis 1998, je reviens à des idées relatives à l’éthique, ébauchées ou partiellement développées un peu partout dans mes travaux. Je me risque ainsi à la « morale » mais dans l’optique de Pascal, pour qui la conduite morale a besoin d’êtrre éclairée pâr le « bien penser », Je traite ainsi, au départ, de ce que je nomme une écologie de l’action. pour montrer que les bonnes intentions nee suffisent paas. Votre action vous échappe parce qu’elle se mêle au milieu ambiant et peut se retourner contre l’intention de départ. C’est bien connu en économie (Fos-sur-Mer, par exemple), en politique (la dissolution opérée par Chiraéc qui porta Jospin au gouvernement, etc.. ), dans nos relations affectives, etc. Quand il s’agit d’éthique, cela devient particulièrement délicat : les résultats de l’action contrarient souvent la beauté des intentions .Un principe d’incertitude demeure. La difficulté ne réside pas dans la définition du Bien et du Mal – nous y sommes familiarisés depuis des millénaires. La difficulté c’est l’affrontement simultané d’impératifs contraires. Aujourd’hui, l’impératif hippocratique (priorité absolue à la vie) se heurte par exemple au statut des « morts vivants ». Et pas dans le seul cas de l’euthanasie. Parfois, un « mort vivant » peut devenir une réserve d’organes qui, greffés, sauvent la vie d’autrui. De même, l’interruption volontaire de grossesse reste-t-elle un conflit moral, même si la loi semble évidemment une bonne chose : il y a le droit de la femme, le droit de l’embryon et le droit de la société. Nous avons privilégié le droit de la femme, mais cela ne résout pas l’ensemble du conflit – pas plus que ne le résoudrait un primat de l’embryon ou de la société. Je veux dire par là que, dans tous les domaines, le choix éthique est souvent un compromis provisoire. Tout serait relatif ? Non, tout est relationné. Il faut tenir compte du contexte, il faut tenir compte de questions indécidables : à quel moment est on humain ? A la formation de l’œuf ? Quand le cœur de l’embryon se met à battre ? Quand il sort du ventre de sa mère ? Ce qui n’est pas relatif c’est le principe morale énoncé par Kant « fais en sorte de considérer autrui comme fin, et pas seulement comme moyen ». Mais ce qui est incertain c’est le résultat : Faust aime Marguerite, il veut son bonheur, mais tout ce qu’il fait concourt à son malheur. Il ne suffit pas de vouloir le bien d’autrui. Comme tout ce qui est humain, la morale est une aventure incertaine. Propos recueillis par Jean-Maurice de Montremy