mort à huit heures du soir

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Edgar Morin
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avril 18, 2017
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pour Richard Cannavo
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Mort à huit heures du soir (Octobre 1995)
Khaled Kelkal meurt sous les caméras de la 6ème chaine à l'heure du
journal télévisé, le 29 septembre, après deux jours et deux nuits de
traque dans les monts du Lyonnais. Il a 25 ans. Dans sa photo partout
diffusée, son visage encore adolescent n'a rien de farouche ni
d'inquiétant. Sur nos écrans, presque en direct, des gendarmes remuent
le corps du pied pour voir s'il vit encore. Peut être beaucoup de
téléspectateurs se sentent débarrassés, peut être bien d'autres se sentent
embarrassés. Je me sens accablé par une insondable tragédie.
Ce qui frappe d'abord, c'est que s'il n'y avait pas eu la guerre civile
d'Algerie, le destin de Khaleb Kelkal, comme celui de tant d'adolescents
des banlieues ghettos comme Vaux en Velin, allait continuer à osciller
entre l'intégration, via le lycée, vers une vie professionnelle et familiale
rangée, et la délinquance, via les bandes de casseurs en révolte. Or dans
ce monde adolescent d'angoisse et de désespérance, l'issue n'est pas
nécessairement soit la délinquance, soit la drogue, soit la normalisation,
ce peut être aussi la découverte d'une Foi. Ici se place l'événement
inconnu qui provoque la conversion du paumé délinquant dans une Foi
qui devient sa vérité absolue. Cette foi n'est pas seulement celle d'une
religion, l'Islam; c'est, dans les conditions de l'impitoyable guerre civile
algérienne, où le terrorisme meurtrier et la terreur répressive se
nourrissent l'un l'autre, la foi terrorisante de l'intégrisme. Ici, sous le
couvert de l'Islam, nous retrouvons ce qui a animé tant de
révolutionnaires devenus impitoyables et meurtriers: la redemption par
la Terreur. Du coup nous devons souvenir que, comme l'a dit Michel
Camus, le "Gott mit uns" a fait plus de morts que les bombes atomiques".
La révolte nihiliste des banlieues se metamorphose en fanatisme
implacable pour la Redemption islamique. Comme chez bien des
révolutionnaires des générations antérieures, la lutte armée par tous les
moyens s'impose comme nécessité absolue. Ainsi s'effectuent des
mutations de personnalité. Combien avons nous connus de débonnaires
se transformant en implacables, puis, quand ils perdent la foi,
redeviennent débonnaires....
Khaleb Kelkal n'est pas seul à Vaux en Velin. Chez certains de ses amis,
peut être, l'organisation integriste donne des moyens d'action qui
donnent puissance à leur revolte; chez d'autre, c'est leur revolte qui se
transfigure dans la Foi politico-religieuse. De toutes façons, il semble que
bien des adolescents de Vaux en Velin ont vu en Khaleb Kelkal un
martyr de leur revolte plus qu'un héros de l'Islam.
Edgar Morin
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avril 18, 2017
Khaleb Kelkal a donc plongé dans l'action terroriste, et les traces qui
l'ont dénoncé aboutissent à la formidable traque policière dans les monts
du Lyonnais. Ici il faut remarquer que la marque des films de fiction sur
l'esprit de certains d'entre nous est humanisante. Nous avons vu Delon,
Ventura, Redford, Palance en fugitifs pourchassés, nous avons vécu leurs
angoisses, leurs peurs, leurs amitiés. Comme la littérature, la fiction
cinématographique aide à comprendre la réalité subjective. Grace au
film qui nous montre l'humanité des gangsters et des tueurs, nous
sentons que les assassins ne sont pas que des assassins, et que, comme
disait Hegel, réduire celui qui a commis des crimes au mot de criminel
c'est occulter le reste de son humanité. Tout se passe en fait, entre le 27 et
le 29 septembre, comme dans un film, avec ses suspenses et ses
incertitudes, jusqu'au moment final où le tueur tire, non seulement pour
tuer, mais en même temps pour être tué. Et c'est pourquoi sans doute je
ne suis pas le seul à avoir ressenti les deux sentiments que, comme l'a dit
Aristote, la tragédie inspire: terreur et pitié.
-Et les victimes innocentes, mutilées déchiquetées, assassinées,
blessées, traumatisées à jamais par la bombe de l'Etoile et les autres
attentats, vous les oubliez? - Nullement, mais elles ne me font pas
considérer leur responsable comme seulement leur meutrier et bourreau.
Elles ne m'empechent pas de reflechir à son destin, qui dans d'autres
conditions aurait été autre, et qui a bifurqué dans un sens alors qu'il
aurait pu bifurquer dans un autre. Il est vrai que les tueurs rejettent leur
victimes hors de la condition humaine. mais, à l'exemple du
concentrationnaire Robert Antelme, qui ne rejetait pas ses bourreaux SS
hors de la condition humaine, je sais que notre différence avec les
bourrreaux est de ne rejeter personne hors de la condition humaine. Et
de plus je ne serai jamais de ceux qui liquident un probleme tragique de
notre temps en liquidant mentalement l'un de ceux qui le revèlent, même
monstrueusement.
Derrière Khaleb Kelkal, il n'y a pas que la tragédie algérienne; il y a aussi
le mal des banlieues pourries, et derrière ce mal, il y a un mal de plus en
plus profond dans notre civilisation. Je ne prétends pas qu'une société
puisse eliminer toute solitude, angoisse, toute marginalisation, toute
délinquance, tout drogue, mais je crois que la notre aggrave et étend
solitude, angoisse, marginalisation, qui de plus en plus croient trouver
leur antidote dans la haine, le délire ou la foi fanatique. Je crois que contre
le cancer de civilisation qui progresse, il faudrait une politique de
civilisation.
Edgar Morin
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