Edgar Morin 48 04 86 35 avril 18, 2017 1 pour Richard Cannavo 44 88 35 15 Mort à huit heures du soir (Octobre 1995) Khaled Kelkal meurt sous les caméras de la 6ème chaine à l'heure du journal télévisé, le 29 septembre, après deux jours et deux nuits de traque dans les monts du Lyonnais. Il a 25 ans. Dans sa photo partout diffusée, son visage encore adolescent n'a rien de farouche ni d'inquiétant. Sur nos écrans, presque en direct, des gendarmes remuent le corps du pied pour voir s'il vit encore. Peut être beaucoup de téléspectateurs se sentent débarrassés, peut être bien d'autres se sentent embarrassés. Je me sens accablé par une insondable tragédie. Ce qui frappe d'abord, c'est que s'il n'y avait pas eu la guerre civile d'Algerie, le destin de Khaleb Kelkal, comme celui de tant d'adolescents des banlieues ghettos comme Vaux en Velin, allait continuer à osciller entre l'intégration, via le lycée, vers une vie professionnelle et familiale rangée, et la délinquance, via les bandes de casseurs en révolte. Or dans ce monde adolescent d'angoisse et de désespérance, l'issue n'est pas nécessairement soit la délinquance, soit la drogue, soit la normalisation, ce peut être aussi la découverte d'une Foi. Ici se place l'événement inconnu qui provoque la conversion du paumé délinquant dans une Foi qui devient sa vérité absolue. Cette foi n'est pas seulement celle d'une religion, l'Islam; c'est, dans les conditions de l'impitoyable guerre civile algérienne, où le terrorisme meurtrier et la terreur répressive se nourrissent l'un l'autre, la foi terrorisante de l'intégrisme. Ici, sous le couvert de l'Islam, nous retrouvons ce qui a animé tant de révolutionnaires devenus impitoyables et meurtriers: la redemption par la Terreur. Du coup nous devons souvenir que, comme l'a dit Michel Camus, le "Gott mit uns" a fait plus de morts que les bombes atomiques". La révolte nihiliste des banlieues se metamorphose en fanatisme implacable pour la Redemption islamique. Comme chez bien des révolutionnaires des générations antérieures, la lutte armée par tous les moyens s'impose comme nécessité absolue. Ainsi s'effectuent des mutations de personnalité. Combien avons nous connus de débonnaires se transformant en implacables, puis, quand ils perdent la foi, redeviennent débonnaires.... Khaleb Kelkal n'est pas seul à Vaux en Velin. Chez certains de ses amis, peut être, l'organisation integriste donne des moyens d'action qui donnent puissance à leur revolte; chez d'autre, c'est leur revolte qui se transfigure dans la Foi politico-religieuse. De toutes façons, il semble que bien des adolescents de Vaux en Velin ont vu en Khaleb Kelkal un martyr de leur revolte plus qu'un héros de l'Islam. Edgar Morin 2 pour Richard Cannavo 48 04 86 35 44 88 35 15 avril 18, 2017 Khaleb Kelkal a donc plongé dans l'action terroriste, et les traces qui l'ont dénoncé aboutissent à la formidable traque policière dans les monts du Lyonnais. Ici il faut remarquer que la marque des films de fiction sur l'esprit de certains d'entre nous est humanisante. Nous avons vu Delon, Ventura, Redford, Palance en fugitifs pourchassés, nous avons vécu leurs angoisses, leurs peurs, leurs amitiés. Comme la littérature, la fiction cinématographique aide à comprendre la réalité subjective. Grace au film qui nous montre l'humanité des gangsters et des tueurs, nous sentons que les assassins ne sont pas que des assassins, et que, comme disait Hegel, réduire celui qui a commis des crimes au mot de criminel c'est occulter le reste de son humanité. Tout se passe en fait, entre le 27 et le 29 septembre, comme dans un film, avec ses suspenses et ses incertitudes, jusqu'au moment final où le tueur tire, non seulement pour tuer, mais en même temps pour être tué. Et c'est pourquoi sans doute je ne suis pas le seul à avoir ressenti les deux sentiments que, comme l'a dit Aristote, la tragédie inspire: terreur et pitié. -Et les victimes innocentes, mutilées déchiquetées, assassinées, blessées, traumatisées à jamais par la bombe de l'Etoile et les autres attentats, vous les oubliez? - Nullement, mais elles ne me font pas considérer leur responsable comme seulement leur meutrier et bourreau. Elles ne m'empechent pas de reflechir à son destin, qui dans d'autres conditions aurait été autre, et qui a bifurqué dans un sens alors qu'il aurait pu bifurquer dans un autre. Il est vrai que les tueurs rejettent leur victimes hors de la condition humaine. mais, à l'exemple du concentrationnaire Robert Antelme, qui ne rejetait pas ses bourreaux SS hors de la condition humaine, je sais que notre différence avec les bourrreaux est de ne rejeter personne hors de la condition humaine. Et de plus je ne serai jamais de ceux qui liquident un probleme tragique de notre temps en liquidant mentalement l'un de ceux qui le revèlent, même monstrueusement. Derrière Khaleb Kelkal, il n'y a pas que la tragédie algérienne; il y a aussi le mal des banlieues pourries, et derrière ce mal, il y a un mal de plus en plus profond dans notre civilisation. Je ne prétends pas qu'une société puisse eliminer toute solitude, angoisse, toute marginalisation, toute délinquance, tout drogue, mais je crois que la notre aggrave et étend solitude, angoisse, marginalisation, qui de plus en plus croient trouver leur antidote dans la haine, le délire ou la foi fanatique. Je crois que contre le cancer de civilisation qui progresse, il faudrait une politique de civilisation. Edgar Morin