Mixité sociale Approches thématiques et sémantiques des dominations Collectif Manouchian Glossaire critique des notions liées aux discriminations racistes, sexistes, classistes Critique du glossaire dominant 257La notion de « mixité sociale » est une catégorie discursive récurrente aujourd’hui dans le discours politique et médiatique et est un mot valise. C'est-à-dire un terme saturé de sens et d’arrière-pensées, mais qui ne font jamais l’objet d’explicitation dans le discours dominant. Et pour ce qui est de cette notion de peu ou pas de capacité à des usages liés réels90 de transformation sociale : par contre il dispose d’un fort rendement idéologique et donc un intérêt politique majeur. 258C’est avant tout un outil idéologique, issu du contexte des années 80 et 90 et de l’offensive libérale en France91. En tant qu’outil idéologique il comporte trois dimensions particulièrement intéressante : l’une de diversion, l’autre d’acquiescement et d’imposition inconditionnelle à sa logique de perception du monde social, et la dernière de rendement important - politique et médiatique -, en tant que « problème-solution » tout-en-un. 259En effet d’une part, il a ainsi permis de faire diversion dans les politiques du logement à mettre en œuvre en France à l’époque de son émergence, et aujourd’hui encore. Ainsi, plutôt que de proposer une véritable politique de logement social visant à résorber la totalité des problématiques actuelles92 qui nécessiteraient des dépenses très conséquentes93 et donc une politique volontariste94, la notion repousse la question du logement en France vers des problématiques qui seraient liées aux relations entre les citoyens, les quartiers difficiles, le « communautarisme », les incivilités, etc. Il est ainsi question de tenter de faire passer pour des causes profondes, dans les problématiques qui lui sont liées, des phénomènes qui sont pour la plupart du temps des conséquences des inégalités sociales en matière d’emploi et d’accès au logement. C’est l’objet, le sens et la véritable raison du déploiement de ce discours. 260Par ailleurs, le discours de la mixité sociale est un discours d’imposition d’une évidence, d’une logique : nul ne peut s’opposer à ce principe qui voudrait que les personnes habitant un quartier vivent mieux dans un meilleur « vivre ensemble » harmonieux et donc équilibré, équilibré parce qu’harmonieux. L’image de la mixité sociale s’impose donc comme une réponse légitime à une question légitime, et posée en toute bonne intention. La notion impose de fait à la fois le consensus, et à la fois dispense de l’obligation de regarder de plus prêt ce dont il est question. Le sens donné apporte ainsi une réponse toute faite à un problème tout fait. Il est dès lors difficile de s’opposer à ce discours : personne ne pouvant facilement justifier d’aller à son encontre, c'est-à-dire sans prendre le temps d’étayer95 solidement le fait d’être contre la « mixité sociale ».Elle disqualifie ainsi implicitement toute possibilité de s’y opposer. 261Dans le même temps, l’intérêt de la notion de mixité sociale c’est son rendement politique : poser la question de la mixité sociale c’est à la fois proposer l’explication et la cause d’une situation et la solution. En effet si le problème c’est « le manque de mixité sociale », alors la solution est immédiate c’est « plus de mixité sociale » ! On se situe ainsi dans une logique d’analyse réductrice, en phase, dans le débat public, avec l’approche politique et médiatique, actuelle dominante96. A ce titre elles se situe dans les logiques de localisme et de spatialisme97, c'est-à-dire réduisant des problématiques sociales globales, à des questions locales et réduites à des dimensions spatiales. Ce qui est particulièrement révélateur du rendement politique que la notion comporte c’est l’écart entre l’intérêt et l’approbation qu’elle suscite auprès des hommes politiques, alors que dans le même temps cette notion est rejetée quasi unanimement par l’ensemble des chercheurs qui se préoccupent des questions liées à la ville, l’urbanisme, les inégalités ou la place des catégories populaires dans la ville. Cela en dit long sur l’usage politique qu’elle permet. 262Si les usages du terme sont ainsi multiples les implicites qu’il véhicule ne sont pas moins divers : 263C’est une notion fourre-tout qui véhicule des discours implicites d’ordre essentialistes (à la fois dans un essentialisme d’ordre social, mais aussi culturel) : si on met ensemble des pauvres, et/ou des ouvriers et/ou des immigrés cela va forcément mal se passer (alors que réciproquement on ne pense jamais cela pour les riches). Ce discours véhicule ainsi une vision pathologique des classes populaires et une vision éducatrice de celles-ci, qui ne pourraient s’en sortir que si elles sont en contact d’autres couches sociales sensées leur donner l’exemple, les tirer vers le haut, les sauver, etc. E. charmes le dit très bien lorsqu’il indique : « Le discours sur la mixité fait des quartiers populaires des espaces pathologiques. Ce faisant la société renvoie aux habitants de ces quartiers une image d’eux-mêmes qui est d’une grande violence symbolique. Être constamment désigné comme les habitants de « quartiers difficiles » ou de « zones de non-droit » n’aide pas à se sentir reconnus : on ressent plutôt le mépris »98. Ce discours des « classes dangereuses » porté sur les classes populaires n’est pas inédit dans l’histoire de notre société : il est récurrent depuis la révolution industrielle et l’émergence des classes laborieuses. 264Le discours qui est le plus implicite, le plus évident, le moins remis en question dans le discours de la mixité sociale c’est l’affirmation qui va de paire d’une baisse de la mixité sociale dans la situation actuelle. Comme le souligne tout une partie du dernier ouvrage en de Saïd Bouamama : « le discours actuel sur les quartiers populaires sous-entend l’existence dans le passé d’une période où la mixité sociale aurait été assurée. Cette présentation du passé comme marquée par la « mixité sociale » est nécessaire pour produire de « l’inquiétude » sur la situation sociale et donc l’obligation à agir en réponse. Ainsi par exemple ces dernières décennies sont présentées comme caractérisées par le « communautarisme » ayant mis à mal la « mixité sociale ». Or contrairement à ce discours la division sociale de l’espace est un fait très ancien. La ville et l’habitat ont toujours été un champ où se reflétaient les inégalités sociales. Du XIXème siècle et son discours sur les quartiers « de dépravation et de gangrène », à la conquête du logement social des décennies 50 et 60 et ses quartiers homogène socialement, en passant par les cités ouvrières, les courées textiles et les corons miniers99, etc., ce n’est pas la « mixité sociale » qui domine »100. 265C’est également surtout un discours euphémisé qui cache fondamentalement les catégories dont il est question, en laissant croire quand on parle de mixité sociale, qu’on parle de tout le monde : il ne dit pas ce qu’il veut combattre réellement, de qui il s’agit implicitement : parce qu’il est essentiellement question à travers lui des catégories qui « posent problème », et spécifiquement des immigrés ou des personnes issues de l’immigration, c’est donc une catégorie « ethnique »101de division du monde, même sous une apparence neutre. A ce titre, l’émergence dans l’orbite de la notion de mixité sociale, de la notion parallèle de « politique de peuplement », qui est elle-même issue de l’histoire de la colonisation algérienne et de la guerre d’Algérie en dit long. En effet dans ce cadre l’état Français à travers une telle politique chercherait déjà à définir et à contrôler le relogement des populations, par leur dispersion, sur des critères d’ethnies à des fins de pacification du territoire, exprimant ainsi une volonté fantasmée imposant aux populations où elles devaient vivre. 266L’implicite le plus important et le plus central de la notion c’est qu’il permet un « critère légitime » de traitement spécifique, et donc quelque part un mécanisme de discrimination légale, légitime et « respectable », au nom du quel il est possible, quand bien même un dossier de demande répondrait à tous les critères de possibilité d’attribution d’un logement de refuser cette attribution au nom de ce « principe ». Elle est d’autant plus respectable qu’elle se fait au nom d’un combat contre le communautarisme et/ou le ghetto, sous des couverts humanistes et progressistes. En effet on peut constater que dans certaines situations les politiques de mixité sociale, constitue les éléments de justification des décisions de refus d’accéder à des demandes de logements, même si par ailleurs toutes les conditions de recevabilité peuvent être réunies dans les dossiers correspondant. Dès lors la catégorie reproduit cette posture commune à gauche sous la IIIe République de l’homme politique de bien qui cherche à émanciper les pauvres pour faire leur bonheur, y compris éventuellement malgré eux. 267De façon articulé à l’aspect précédent, c’est également un discours qui légitime un « droit » qui est donc un « passe-droit » des institutions à choisir à la place des principaux intéressés là où ils doivent vivre et habiter. Alors que dans le même temps ce discours n’explicite jamais au nom de quoi on choisirait pour certains (les pauvres, les ouvriers, les femmes seules ou les immigrés) et pas pour d’autres (c'est-à-dire pour les riches, les Blancs, etc.). Ainsi comparativement la mixité sociale ne pose jamais comme un objet légitime d’action publique les ségrégations auto-construites des populations les plus aisées et leur replis sur soi dans des quartiers séparés (à l’image des « gated-areas » ou « gated communities » américains qui éclosent de plus en plus dans l’espace social français). 268Au-delà les politiques de mixité sociale, contribuent paradoxalement à la « gentrification » des quartiers, en parallèle des effets de la restructuration et de la rénovation de la ville auxquelles on contribue aujourd’hui, et qu’elles accompagnent. En effet au nom de la mixité sociale, il s’agit de détruire les espaces et les logements les plus dégradés dans les quartiers populaires, qui ne seraient pas adaptés à accueillir les classes moyennes, et donc construire des logements plus attractifs pour celles-ci, mais ce faisant on produit l’effet inverse en écartant les classes populaires (qui n’ont pas les moyens de vivre dans des espaces résidentiels dont les loyers augmentent et donc on repousse toujours plus loin des centres villes ou de certains quartiers résidentiels, les classes populaires, renforçant d’autant plus la ségrégation mais dans une forme « à la française »102. C’est ce que constate par exemple ATD-Quart monde de la mixité sociale qui : « est utilisée par les communes détruisant des logements sociaux et lançant des programmes urbanistiques destinés à séduire les catégories aisées »103. 269La mixité sociale est ainsi une fausse réponse (une réponse-diversion) aux réels problèmes socio-économiques de notre société, d’abord causés par les difficultés d’accès à l’emploi stable d’un nombre toujours plus important de catégories de personnes, et en matière d’emploi au manque de logements adaptés aux besoins de la population, en particulier en matière de logements sociaux… Elle inverse l’ordre des causes et des conséquences, les ségrégations ne sont pas le fait des immigrés (qui seraient culturellement programmés pour se regrouper), mais le produit du système. 270En tant que tel, le terme est ainsi une arme idéologique au service d’usages propres à la production capitaliste ou l’ouverture d’un marché total « libre et non fossé » du logement qui n’a que peu à faire de savoir si cela se traduit par le détissage du lien social au sein des quartiers populaires et donc des classes populaires. 271En fait, on peut même aller plus loin en disant que l’introduction dans les politiques de logement d’un facteur lié à la recherche d’une « mixité sociale » joue un rôle de renforcement des processus de différences de traitement des personnes concernées104. En cela elle contribue avec l’approche institutionnelle par la mixité sociale à la substitution par la notion de « mixité sociale » du principe d’égalité des droits, imposant une logique de la diversité contre celle de l’égalité. La mixité ne garantie en rien l’égalité : il existe de nombreuses situation ou il y a mixité sans qu’il y ait égalité et il peut y avoir égalité sans qu’il y ait mixité. 272En particulier en contribuant à construire une appréhension des populations à travers des notions de « désirabilité » (populations « désirables » versus « indésirables »), elle constitue donc un des moteurs des mécanismes dont la question de la mixité sociale est sensée apporter des réponses : elle contribue à la construction et au renforcement des catégories qui alimentent les grilles d’analyses racistes. Elle justifie ainsi la segmentation et la stratification du marché en ne remettant pas en cause la séparation spatiale des populations les plus aisées mais seulement la répartition de celles les plus pauvres, les plus populaires et vient dans les faits redoubler la division sociale des espaces résidentiels. Elle fait diversion sur les vraies causes et les meilleurs solutions à apporter au problème réellement posé. Lutter dès lors contre les effets c’est ne pas tenter d’agir sur les causes et donc laisser se perpétuer le système en l’état. La logique d’action institutionnelle qui promeut la mixité sociale est donc un cheval de Troie des discriminations systémiques : elle détourne le regard et l’action des vrais enjeux, c’est à dire de la question de l’égalité et en particulier de la lutte contre les inégalités réelles de traitement ; que cela soit fait intentionnellement ou bien avec de bonnes intentions de la part des acteurs institutionnels est secondaire. Elle contribue donc à maintenir le système de discriminations et contribue un peu plus à produire la mise à l’écart des catégories populaires et issues de l’immigration.