La vérité

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La vérité
Introduction
I. La vérité comme propriété d’une proposition
A. La vérité-correspondance
1. Exposition
2. Difficulté
B. La vérité-cohérence
1. Exposition
2. Difficulté
II. Vérité et vie
A. La pensée est un phénomène de la vie
1. La vérité comme propriété d’un être vivant
2. Dispositions d’un organisme et relations à son milieu
B. Projection et perspective
1. Toute vérité est perspective (Pascal, Nietzsche)
2. Toute ouverture au monde est affectée (Heidegger)
3. La vérité se fonde sur l’action et la projection
4. Être et temps
C. La valeur de la vérité
1. Remettre en question la valeur de la vérité
2. L’erreur est souvent utile à la vie
3. Le cœur est au-dessus de la tête
Annexes
Résumé
Citations
Sujets de dissertation
Introduction
Qu’est-ce que la vérité ? Y a-t-il une unique vérité, ou est-ce « à chacun la sienne » ? S’il y a une
unique vérité, nous est-elle accessible ou sommes nous enfermés dans notre perspective particulière
d’êtres humains à l’esprit limité ?
C’est à ces questions que nous allons maintenant essayer de répondre.
I. La vérité comme propriété d’une proposition
A. La vérité-correspondance
1. Exposition
Qu’est-ce que la vérité ? Partons d’un exemple tout simple. « Le ciel est bleu. » Cette phrase est
vraie. Elle est vraie, parce qu’elle correspond au monde, comme nous pouvons le vérifier en levant les
yeux. La vérité serait donc une propriété du discours qui dépend de son rapport au monde. Une
proposition serait vraie si elle correspond au monde. Cette « vérité-correspondance » est l’idée la plus
simple de vérité.
2. Difficulté
On peut critiquer cette notion de vérité en disant qu’il nous est impossible de comparer nos idées au
monde. Comme nous l’avons vu, nous sommes enfermés dans un monde d’apparences, et nous ne
pouvons pas déchirer la toile des sensations pour accéder à la « chose en soi » qui se cache derrière
elles. Par conséquent, comment pouvons-nous savoir que nos sensations correspondent bien au
monde ? Il faudrait donc admettre que la vérité-correspondance est impossible, et que nous ne pouvons
définir la vérité que par la cohérence interne de nos représentations.
Une perfection majeure de la connaissance et même la condition essentielle et inséparable
de toute sa perfection, c’est la vérité. La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la
connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition du mot, ma connaissance doit donc
s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen de comparer l’objet avec
ma connaissance, c’est que je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer ellemême ; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la
connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c’est si ma connaissance de l’objet
s’accorde avec ma connaissance de l’objet. Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans
la définition. Et effectivement c’est cette faute que les sceptiques n’ont cessé de reprocher aux
logiciens ; ils remarquaient qu’il en est de cette définition de la vérité comme d’un homme qui
ferait une déposition au tribunal et qui invoquerait comme témoin quelqu’un que personne ne
connaît, mais qui voudrait être cru en affirmant que celui qu’il invoque comme témoin est un
honnête homme. Reproche absolument fondé, mais la solution du problème en question est
totalement impossible pour tout le monde.
Emmanuel Kant, Logique (1800)
B. La vérité-cohérence
1. Exposition
On retrouve ici l’idée qu’il n’y a pas de « fondement » absolu pour la vérité, mais qu’elle se meut
dans une circularité essentielle : nous cherchons à donner une cohérence interne à nos expérience, à
notre monde des apparences. Nous cherchons à rendre compte des phénomènes, sans pouvoir dépasser
ces « ombres » projetées dans la caverne de notre conscience.
Mais parler de « cohérence » au lieu de « correspondance » n’est que donner un autre nom pour
désigner la même chose. Quand nous parlions de correspondance, nous n’avions rien d’autre en tête
que l’idée de rapporter une proposition ou une sensation à d’autres sensations. Il ne s’agit pas de
transcender le champ de nos expériences vers un au-delà métaphysique ou mystique. En particulier, si
nous admettons que les « choses » ne sont rien de plus que ce que nous pouvons en connaître, c’est-àdire rien de plus que leurs possibilités d’expression dans des relations, alors on peut continuer à parler
de « correspondance ».
2. Difficulté
L’étude de la notion d’interprétation nous a montré que pour un même « texte », de multiples
lectures cohérentes étaient possibles. De même en logique, la simple cohérence ne suffit pas à nous
décider : des géométries non-euclidiennes parfaitement cohérentes sont concevables. Quelle est donc la
vérité ? Comment choisir entre différentes conceptions du monde également cohérentes ? C’est la
difficulté du scepticisme et du relativisme : « à chacun sa vérité ». Nous pouvons renvoyer ici aux
principes d’interprétation (le principe de simplicité, utilisé en sciences naturelles, et le principe de
charité utilisé en sciences humaines) qui donnent une solution pratique à ce problème.
La question qui se pose, face à ce problème hypothétique de la multiplicité des interprétations, est
celui de la sur ou de la sous-détermination : pour qu’il y ait effectivement un problème, il faudrait qu’il
y ait plusieurs manières concurrentes d’interpréter les mêmes phénomènes. Il n’est pas garanti que le
problème se pose en général. Et s’il se pose, on peut toujours s’en tenir à l’interprétation minimale,
celle qui suppose aussi peu que possible. La loi de la gravitation de Newton peut sans doute s’inscrire
dans une multitude d’interprétations du monde différents ; mais on peut aussi s’en tenir à cette loi et
rester ainsi à un niveau purement descriptif, solidement ancré dans l’expérience. On ne peut écarter
l’hypothèse qu’il y a des mondes parallèles, mais on n’est pas non plus obligé de parler de ces mondes
hypothétiques.
Ajoutons que, la réalité étant une, la vérité, conçue comme l’image adéquate de cette vérité, est
nécessairement une aussi. Il peut bien y avoir plusieurs perspectives, plusieurs points de vue sur les
choses, mais il faut qu’il existe certaines règles qui régissent les rapports entre ces perspectives. Ainsi,
un cube peut bien être vu sous plusieurs angles, mais ces différents aspects sont régis par des lois
géométriques rigoureuses et ne sauraient être arbitraires. Dire que « chacun a sa vérité » peut valoir si
on parle de vérités subjectives : à chacun ses goûts, à chacun sa façon de voir les choses qui lui
convient, etc. Mais si on parle de vérité objective, on doit admettre que la vérité est une et unique, et
tous doivent s’y conformer. La vérité doit alors être définie soit comme ce qui englobe toutes les
interprétations possibles, soit comme la portion congrue1 à toutes les interprétations. Par exemple, si
un objet B est placé entre A et C, tous les observateurs, quel que soit leur point de vue, admettront que
B est entre A et C.
1
Ce qui est commun à toutes les interprétations.
II. Vérité et vie
A. La pensée est un phénomène de la vie
1. La vérité comme propriété d’un être vivant
Mais dire que la vérité est une propriété du discours (Hobbes) reste superficiel. Car, comme nous
l’avons vu dans le cours sur le langage, les mots et les signes en général n’ont pas de sens par euxmêmes : ils ne signifient que pour autant qu’un être pensant leur attribue une signification, c’est-à-dire
en fait un certain usage. Les signes n’ont donc de vérité que de manière seconde, parce qu’un être
vivant les utilise. La véritable source de la vérité est dans cet être vivant. Il nous faut donc rechercher
le sens profond de la vérité dans la vie.
2. Dispositions d’un organisme et relations à son milieu
Fondamentalement, la vérité n’est donc pas une propriété d’une proposition, mais d’un organisme
vivant : c’est lui qui est « vrai » ou « faux », c’est-à-dire qui est dans le vrai ou qui se trompe. La
proposition n’est qu’un signe qui exprime cet état de l’être vivant, et l’adéquation de la proposition au
monde signifie en réalité l’adéquation de l’être vivant à son milieu. Ainsi la vérité ne vaut pas
seulement pour l’homme, mais pour tout être vivant.
Une croyance consiste en un ensemble de dispositions, d’attentes. Si l’être qui a ces croyances est
dans le vrai, alors ses attentes seront satisfaites. Par exemple, penser que le ciel est bleu, c’est
s’attendre à une certaine sensation visuelle dès que l’on lèvera les yeux.
B. Projection et perspective
1. Toute vérité est perspective (Pascal, Nietzsche)
Ce que nous venons de dire ne fait que reformuler l’idée de vérité-correspondance en termes
d’interaction entre un organisme et son milieu. On peut aller plus loin dans l’analyse des relations
entre la vérité et la vie, et montrer que la pensée entretient un rapport étroit avec la volonté et les
affects. Nous avons tendance à imaginer une pensée et une vérité pures, mais ce n’est qu’une
abstraction ou un idéal : dans la mesure où elle est le fait d’un être vivant, toute pensée est toujours
portée par une volonté et des affects. Or l’esprit « marche d’une pièce » avec la volonté :
La volonté est un des principaux organes de la créance ; non qu’elle forme la créance, mais
parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui
se plaît à l’une plus qu’à l’autre, détourne l’esprit de considérer les qualités de celles qu’elle
n’aime pas voir ; et ainsi l’esprit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la
face qu’elle aime ; et ainsi il en juge par ce qu’il voit.
Blaise Pascal, Pensées, § 99
Ainsi, toute pensée est perspective, pour reprendre les termes de Nietzsche. Il n’y a pas de pensée
sans volonté, pas de réponse sans question, pas d’idée sans problème.
Gardons-nous mieux désormais, messieurs les philosophes, de la vieille affabulation
conceptuelle dangereuse qui a posé un « sujet de la connaissance pur, soustrait à la volonté,
soustrait à la douleur, soustrait au temps », gardons-nous des tentacules de concepts
contradictoires tels que « raison pure », « spiritualité absolue », « connaissance en soi » : – on
y exige toujours de penser un œil qui ne peut pas être pensé du tout, un œil qui ne doit avoir
absolument aucune direction, dans lequel les forces actives et interprétatives grâce auxquelles
seules le voir devient un voir quelque chose doivent être entravées, faire défaut, on y exige
donc toujours un contresens et un monstre conceptuel d’œil. Il n’y a qu’un voir en
perspective, qu’un « connaître » en perspective ; plus nous laissons d’affects prendre la
parole, plus nous savons donner d’yeux, d’yeux différents pour cette même chose, et plus
notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » seront complets. Mais éliminer la
volonté en général, suspendre les affects tout autant qu’ils sont, à supposer que nous en
soyons capables : comment ? cela ne signifierait-il pas castrer l’intellect ?…
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, § 12
2. Toute ouverture au monde est affectée (Heidegger)
Les affects ne sont pas quelque chose d’étranger à la pensée et qui viendraient la « colorer » de
l’extérieur. Bien au contraire, en tant que catégorie existentielle fondamentale (nous sommes toujours
déjà affectés d’une manière ou d’une autre, nous ne pouvons sortir de cette structure affective, et
l’insensibilité ou l’indifférence sont encore des manières d’être affectés), les affects sont ce qui
détermine notre première ouverture au monde. Le monde se découvre à nous comme gai, ennuyeux,
triste ou dangereux selon notre manière d’être affectés.
[L]’affection est éloignée de quelque chose comme la trouvaille d’un état psychique. Elle
présente si peu le caractère d’une saisie se re-tournant rétrospectivement sur soi que toute
réflexion immanente ne peut au contraire « trouver » des « vécus » que parce que le Dasein
est déjà ouvert en son affection. La « simple tonalité » ouvre le Là plus originairement – mais,
corrélativement, elle le referme aussi encore plus obstinément que toute non-perception.
C’est ce que manifeste l’aigreur. Dans l’aigreur, le Dasein devient aveugle à lui-même, le
monde ambiant de la préoccupation se voile, la circon-spection de la préoccupation se
fourvoie. L’affection est si peu réfléchie qu’elle tombe justement sur le Dasein tandis qu’il est
adonné et livré sans réfléchir au « monde » dont il se préoccupe. La tonalité assaille. Elle ne
vient ni de l’« extérieur », ni de l’« intérieur », mais, en tant que guise de l’être-au-monde,
elle monte de celui-ci même. Or, avec cette détermination, nous sommes en mesure de
dépasser une simple délimitation négative de l’affection par rapport à la saisie réflexive de
l’« intérieur » et d’accéder à un aperçu positif dans son caractère d’ouverture. La tonalité a à
chaque fois déjà ouvert l’être-au-monde en tant que totalité, et c’est elle qui permet pour la
première fois de se tourner vers… L’être-intoné ne se rapporte pas de prime abord à du
psychique, il n’est pas lui-même un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite mystérieusement
pour colorer les choses et les personnes. Et c’est en quoi se manifeste le second caractère
d’essence de l’affection. Elle est un mode existential fondamental de l’ouverture cooriginaire
du monde, de l’être-Là-avec et de l’existence, parce que celle-ci est elle-même
essentiellement être-au-monde.
[…] Seul ce qui est dans l’affection de la peur, ou de l’impavidité, peut découvrir de l’àportée-de-la-main du monde ambiant comme menaçant. L’être-intoné de l’affection constitue
existentialement l’ouverture-au-monde du Dasein. […] Un pur intuitionner, quand bien même
il pénétrerait jusqu’aux veines les plus profondes de l’être d’un étant sous-la-main, serait
incapable de découvrir quelque chose comme une menace. […] Cela dit, l’on ne confondra
pas notre mise en lumière de la constitution ontologico-existentiale du déterminer cognitif
dans l’affection de l’être-au-monde avec une tentative pour livrer ontiquement la science au
« sentiment ».
Martin Heidegger, Être et temps, § 29
3. La vérité se fonde sur l’action et la projection
Ce que montre la prise en compte des conditions réelles de la pensée, c’est que toute vérité est un
phénomène qui ne peut se dévoiler que sur fond de l’action. L’action et la sensation, couplées l’une à
l’autre dans la disposition (si je fais ceci, alors je perçois cela), sont le fondement de toute vérité.
L’idée d’un cube n’a de sens que comme un ensemble de possibilités d’actions et de réactions. L’idée
d’un objet n’est jamais que la somme des ses effets pratiques possibles, pour reprendre l’idée
fondamentale de Peirce, à laquelle Heidegger parvient par un tout autre chemin.
Heidegger cherche le fondement du jugement dans notre rapport pratique aux choses. La
proposition originaire, selon lui, est donné par notre rapport pratique aux outils : trouver qu’un marteau
est trop lourd constitue la « première » attribution d’un prédicat à un sujet. Dans l’action, le Dasein
(l’être pensant) se projette vers une fin, à partir de laquelle il envisage l’objet comme outil et peut
même le percevoir comme trop lourd, ou trop léger, etc. C’est dans l’action que s’enracine la capacité,
proprement humaine, d’appréhender quelque chose en tant que quelque chose, par exemple un caillou
en tant que marteau.
Pour le dire autrement : tout être ne se manifeste que sur fond de projection de possibilités. Comme
ces projections de possibilités sont essentiellement temporelles, on peut en déduire que l’être se fonde
(subjectivement) dans le temps. La vérité se donne comme intemporelle, mais elle naît de la
temporalité, car la pensée est une activité de projection (d’ekstase) temporelle.
4. Être et temps
Cela revient à remettre en question la manière traditionnelle de concevoir le rapport entre la vérité
et le temps. A première vue, la vérité est étrangère au temps. Ces deux termes, en effet, on toujours
paru inconciliables, car la vérité se place spontanément hors du temps : toute proposition semble à
première vue intemporelle. Que l’on dise « le ciel est bleu » ou « aujourd’hui à midi, il fait beau »,
dans les deux cas la vérité que l’on énonce se donne comme une vérité éternelle, intemporelle. C’est
pourquoi l’éternité avait toujours compté au nombre des propriétés de l’être. Tout ce qui était soumis
au changement ne semblait pas être véritablement ; d’où l’idéalisme platonicien.
Cette image d’une vérité pure, objective et éternelle n’est pas fausse à proprement parler, mais cela
ne correspond qu’à un idéal qui reste abstrait. Concrètement, dans son existence effective, la « vérité »
est analogue à la pensée : enchâssée dans les affects, toujours perspective, elle est étroitement liée à
l’action et à la projection, donc au temps. L’être se fonde dans le temps, il naît du temps comme un
idéal intemporel. On pourrait renverser la formule de Platon et dire que la vérité est le rêve immobile
du temps mobile2.
En nous montrant que l’être ne peut être compris que s’il est projeté dans le temps, Heidegger nous
donne également une piste pour comprendre la métaphore platonicienne du soleil dans l’allégorie de la
caverne. Ce soleil est le symbole de « l’idée de Bien », qui est selon Platon la condition de toute
connaissance (l’idée de Bien est aux choses intelligibles ce que le soleil est aux choses visibles). Peutêtre faut-il penser que la condition de toute compréhension est l’idée de Bien, c’est-à-dire l’idéal ou le
projet qui, en tant qu’horizon de toute action, constitue le fondement de toute pensée.
C. La valeur de la vérité
1. Remettre en question la valeur de la vérité
La question des rapports entre la pensée et la vie peut être envisagée, outre sur le mode génétique,
du point de vue de l’évaluation : que vaut la vérité ? Favorise-t-elle toujours la vie ? Cette question est
la grande question de Nietzsche, qui remet en question la valeur de la vérité qu’on avait toujours
supposé jusqu’à présent :
La volonté du vrai, qui nous entraînera encore dans nombre d’entreprises périlleuses, cette
célèbre véracité dont jusqu’ici tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de
problèmes nous a-t-elle déjà posés ! Quels étranges et graves problèmes, pleins
d’équivoques ! C’est déjà une longue histoire – et pourtant, semble-t-il, elle vient tout juste de
commencer. Quoi d’étonnant que finalement nous devenions méfiants, perdions patience et
nous détournions, excédés ? Ce sphinx ne nous apprendra-t-il pas, à nous aussi, de notre côté,
l’art d’interroger ? Qui est-ce, proprement, qui nous pose ici des questions ? Qu’est-ce qui
proprement en nous aspire à la « vérité » ? – De fait, nous nous sommes longuement attardés à
nous interroger sur la cause de ce vouloir, – jusqu’à ce que finalement nous nous trouvions
tout à fait en plan devant une question encore plus fondamentale. Nous nous interrogions sur
la valeur de ce vouloir. Etant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le nonvrai ? Et l’incertitude ? Voire l’ignorance ? Le problème de la valeur de la vérité s’est dressé
devant nous, – ou est-ce nous qui l’avons rencontré sur notre chemin ? Qui de nous est Œdipe,
ici ? Qui est le sphinx ? C’est là, semble-t-il, un nœud de questions et de points
d’interrogation ; Et, le croira-t-on ?, nous finissons par penser que le problème n’a jamais été
posé jusqu’à présent, que nous sommes les premiers à le voir, à le tenir sous notre regard, à
l’oser. Car il comporte un risque, et peut-être n’en est-il pas de plus grand.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 1
Remettre ainsi en question la valeur de la vérité, c’est être prêt à préférer le faux au vrai, par
exemple au nom de la vie : il se pourrait tout à fait que le faux soit plus utile que le vrai. Rien ne
garantit a priori la valeur de la vérité :
Nous ne voyons pas dans la fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ;
c’est là, peut-être, que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de
savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à
conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les
jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus
2
Platon disait : « le temps, image mobile de l’éternité immobile ».
indispensables à notre espèce, que l’homme ne pourrait pas vivre sans se rallier aux fictions
de la logique, sans rapporter la réalité au monde purement imaginaire de l’absolu et de
l’identique, sans fausser continuellement le monde en y introduisant le nombre. Car renoncer
aux jugements faux serait renoncer à la vie même, équivaudrait à nier la vie. Reconnaître la
non-vérité comme la condition de la vie, voilà certes une dangereuse façon de s’opposer au
sens des valeurs qui a généralement cours, et une philosophie qui prend ce risque se situe
déjà, du même coup, par-delà bien et mal.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 4
2. L’erreur est souvent utile à la vie
Une fois cette question fondamentale osée, Nietzsche n’a pas beaucoup de mal à montrer que bien
souvent la vérité se révèle nuisible à la vie, et que réciproquement la fausseté est non seulement utile,
mais même nécessaire à la vie. Cette remarque peut se décliner dans chaque domaine de la
connaissance. Au niveau le plus fondamental, celui de la logique et de la physique, Nietzsche montre
que nous avons besoin de croire en l’identité, en l’existence de choses durables, etc., bien que toutes
ces croyances soient fausses, comme le montre le texte précédent et encore celui-ci :
Origine de la connaissance. – L’intellect n’a, durant d’immenses périodes, produit que des
erreurs ; certaines d’entre elles se révélèrent utiles et propices à la conservation de l’espèce :
celui qui les trouvait ou les recevait en héritage menait avec davantage de bonheur son combat
pour lui-même et pour sa progéniture. Ces articles de foi erronés, qui n’ont cessé d’être
transmis en héritage et ont fini par devenir quasiment le patrimoine spécifique et fondamental
de l’homme, sont par exemple ceux-ci : le fait qu’il existe des choses durables, qu’il existe
des choses identiques, qu’il existe des choses, des matières, des corps, qu’une chose est
comme elle apparaît, que notre vouloir est libre, que ce qui est bon pour moi est aussi bon en
soi et pour soi. Il fallut attendre très tard pour qu’apparaissent les hommes qui récusèrent et
mirent en doute ces principes, – il fallut attendre très tard pour qu’apparaisse la vérité, forme
de connaissance la plus dénuée de force. Il semblait qu’on ne puisse pas vivre avec elle, notre
organisme était agencé pour son contraire ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions
des sens et toute espèce de sensation en général travaillaient avec ces erreurs fondamentales
incorporées depuis la nuit des temps. […] Le penseur : c’est désormais l’être chez qui la
pulsion de vérité et ces erreurs conservatrices de la vie livrent leur premier combat après que
la pulsion de vérité a prouvé qu’elle est aussi une puissance conservatrice de la vie.
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 110
Il en va de même pour les formes plus élaborées de connaissance. Nous avons déjà évoqué le
caractère nuisible de la vérité dans le cas de l’histoire : l’excès de connaissances historiques est
nuisible à la vie3. Il en va de même dans toutes les activités utiles à la vie : l’art qui embellit le monde,
la religion qui donne un sens à la vie en la rendant éternelle, etc.
L’ILLOGIQUE NECESSAIRE. – Parmi les choses qui peuvent porter un penseur au
désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l’illogique est nécessaire aux hommes et
que, de l’illogique, prend naissance beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les
passions, dans le langage, dans l’art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui confère
une valeur à la vie, que l’on ne peut l’en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un
incurable préjudice.
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 31
La vérité détruirait non seulement ces activités artistiques au sens large – création de formes utiles à
la vie – mais elle nous montrerait aussi la vie telle quelle est, absurde et pleine de souffrance, ce qui
nous jetterait dans un désespoir irrémédiable :
L’ERREUR SUR LA VIE, NECESSAIRE A LA VIE. – Toute croyance à la valeur et à la
dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle n’est possible que parce que la
sympathie pour la vie et la souffrance universelles de l’humanité est très faiblement
développée dans l’individu. Même les rares hommes dont la pensée s’élève généralement audessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie universelle, mais seulement des
parties limitées. […] Ainsi, la valeur de la vie pour l’homme ordinaire commun ne repose que
3
Cf. cours sur l’histoire.
sur le fait qu’il attribue plus d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination
dont il souffre l’empêche de pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres, c’est pourquoi il
prend aussi peu de part que possible à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui
pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer de la valeur de la vie ; s’il réussissait
à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction
contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment
l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation ni son repos, mais
bien sa désespérance.
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 33
3. Le cœur est au-dessus de la tête
Mais, dira-t-on, si la vie et la vérité s’opposent, pourquoi choisir la vie, comme Nietzsche nous y
invite, plutôt que la vérité ? Comment décider ce qui est supérieur, entre la vie et la connaissance, entre
le cœur et la tête ? Nietzsche démontre la supériorité de la vie par un raisonnement logique : la vie,
étant la condition de toute chose, est la source de toutes les valeurs. En particulier la vie est la
condition de la connaissance, donc elle lui est supérieure :
[L]a vie elle-même s’effondre, s’affaiblit et perd courage, quand le tremblement de
concepts que produit la science enlève à l’homme la base de toute sa sécurité, de tout son
calme, sa foi en tout ce qui est durable et éternel. Or, la vie doit-elle dominer la connaissance
et la science, ou bien la connaissance doit-elle dominer la vie ? Laquelle des deux puissances
est la puissance supérieure et déterminante ? Personne n’aura de doutes, la vie est la puissance
supérieure et dominatrice, car la connaissance, en détruisant la vie, se serait en même temps
détruite elle-même. La connaissance présuppose la vie, elle a donc, à la conservation de la vie,
le même intérêt que tout être à sa propre continuation.
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, II, 10
Comme Pascal, Nietzsche reconnaît que le cœur est au-dessus de la tête. La sagesse, l’art de vivre,
est supérieur à la simple connaissance. La philosophie est au-dessus de la science. La connaissance
n’est jamais qu’un instrument au service de la vie.
On ne peut qu’acquiescer à toutes ces remarques ; la pensée nietzschéenne (ou pascalienne) reste
néanmoins difficile : car comment se duper soi-même ? Comment peut-on ne pas vouloir le vrai ?
Nous avons en nous un instinct de véracité solidement ancré. Nous ne pouvons nous mentir
délibérément à nous-mêmes. Nous sommes bien capables de mauvaise foi, mais elle requiert mille
ruses de notre inconscient. Il est difficile de vouloir explicitement et délibérément l’erreur ! Tout au
plus, on peut se concentrer sur autre chose que sur la question de la vérité des choses, et considérer
plutôt leur beauté, ou leur utilité, etc. Peut-être faut-il comprendre ainsi l’injonction nietzschéenne à
renoncer à la vérité.
Annexes
Résumé
Introduction
I. La vérité comme propriété d’une proposition
A. La vérité-correspondance
1. Exposition
- la vérité est une propriété d’une proposition : est vraie la proposition qui correspond au monde
2. Difficulté
- on ne peut comparer notre sensation à la chose car on ne dispose que de sensations : nous n’avons pas
d’accès direct à l’être
B. La vérité-cohérence
1. Exposition
- vérité-cohérence : établir la cohérence entre les différentes expériences, sensations
- pas de fondement : circularité (pas nécessairement vicieuse) de la connaissance ; immanence
2. Difficulté
- multiplicité des interprétations
- mais on peut s’en tenir à une interprétation « minimale »
- critique du relativisme : la réalité est une, donc la vérité est une
- dire « à chacun sa vérité » signifie seulement « chacun ses goûts » ; distinguer ma vérité et la vérité
- vérité comme « partie congruente » des différentes perspectives : ce qu’elles ont de commun (ex :
propriétés géométriques du carré ; alignement d’objets)
II. Vérité et vie
A. La pensée est un phénomène de la vie
1. La vérité comme propriété d’un être vivant
- la vérité est une propriété du discours, mais plus fondamentalement de l’être qui parle
2. Dispositions d’un organisme et relations à son milieu
- la vérité caractérise l’être-au-monde, le rapport d’un organisme à son milieu ; c’est une relation
- la vérité caractérise une attitude intentionnelle, c’est-à-dire un ensemble de dispositions (attentes)
- ex : croire que le ciel est bleu, c’est s’attendre à certaines sensations suite à certaines actions
B. Projection et perspective
1. Toute vérité est perspective (Pascal, Nietzsche)
- l’esprit marche d’une pièce avec la volonté : l’esprit juge selon l’aspect des choses que la volonté lui
présente (Pascal)
- toute vérité est perspective : il n’y a pas de pensée sans volonté, sans intérêts (Nietzsche)
2. Toute ouverture au monde est affectée (Heidegger)
- les affects déterminent notre première ouverture au monde, la manière dont la vérité apparaît
- certaines vérités ne sont accessibles que par les affects (ex : un danger)
3. La vérité se fonde sur l’action et la projection
- la vérité se fonde sur l’action (dispositions, etc.)
- la vérité se fonde sur la projection de possibilités (ex : un cube, un marteau)
4. Être et temps
- la vérité se donne comme éternelle, mais la pensée est essentiellement temporelle
- nous ne pouvons percevoir l’éternel que sur fond de temporalité, par projection dans le temps
- ceci nous permet de comprendre le « soleil » dont parle Platon dans l’allégorie de la caverne, et qui
symbolise l’idée de bien : la tension vers une fin, vers un projet, est la condition de toute
compréhension
C. La valeur de la vérité
1. Remettre en question la valeur de la vérité
- Nietzsche remet en question la valeur de la vérité, son utilité pour la vie
2. L’erreur est souvent utile à la vie
- bien souvent la vérité est nuisible à la vie et l’erreur utile, voire nécessaire
- dans les jugements logiques et métaphysiques : croire à l’identité, à la permanence des choses, etc.
- dans le langage, l’art, la religion, la sensation : à chaque fois on produit des simplifications et des
mensonges utiles à la vie, qui nous permettent de nous orienter et de nous donner espoir
- de même l’excès des études historiques nuit à la vie
- voir la vérité, c’est-à-dire la souffrance et l’absurdité universelles, serait déprimant
3. Le cœur est au-dessus de la tête
- la vie est au-dessus de la connaissance car elle en est la condition
- la valeur de la vie est donc supérieure à la valeur de la vérité ; la sagesse est au-dessus de la
connaissance, la philosophie est au-dessus de la science
Citations
- Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses : sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux
mauvais. (Fontenelle)
- Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher. (Pascal)
- C’est une chose extraordinaire que toute la philosophie consiste dans ces trois mots : « Je m’en
fous ». (Montesquieu, Mes pensées)
- Ils [les premiers philosophes] poursuivaient le savoir en vue de leur seule connaissance et non pour
une fin utilitaire. (Aristote)
- L’utilité pratique, il est vrai, n’est pas le fait de la philosophie. (Russell)
- Philosopher, c’est apprendre à mourir. (Montaigne)
- La philosophie ne consiste-t-elle pas, après tout, à faire semblant d’ignorer ce que l’on sait et de
savoir ce que l’on ignore ? (Paul Valéry)
- Je pense donc je suis. (Descartes)
- Larvatus prodeo : je m’avance masqué. (Descartes, Nietzsche)
- J’aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers. (Montesquieu)
- N’apprends qu’avec réserve.
- La vérité existe, on n’invente que le mensonge.
- L’une des meilleures façons de paraître intelligent est de faire en sorte de n’être compris par
personne. (J. M. Roth)
- Si quand le penseur parle de l’Être, etc., on voyait exactement ce qu’il pense à ce moment, au lieu de
philosophie, que trouverait-on ? (Paul Valéry, Tel Quel I, Cahier B 1910)
- Qui accroît sa science accroît sa douleur. (Ecclésiaste)
- Si vous m’avez compris, c’est que je me suis mal exprimé.
Sujets de dissertation
Est-il vrai qu’on puisse dire : « A chacun sa vérité » ?
Peut-il exister des vérités subjectives ?
Relativisme
S’il y a une raison universelle, pourquoi y a-t-il une grande diversité
d’opinions ?
Peut-on légitimement dire que toutes les opinions se valent ?
Y a-t-il des vérités indiscutables ?
Le vrai se ramène-t-il à ce qui est utile ?
Une vérité peut-elle être rationnelle ou raisonnable sans être scientifique ?
Vérité
Connaître, est-ce le privilège de la science ?
La vérité ne vaut-elle que pour les hommes ?
Y a-t-il des vérités immuables ?
Peut-il exister une recherche désintéressée de la vérité ?
Vérité
La vérité doit-elle triompher des passions ou s’appuyer sur elles ?
et intérêt
La vérité en soi n’est-elle qu’un objet de croyance ?
Peut-on vivre sans illusions ?
Peut-on ne pas vouloir rechercher la vérité ? Peut-on ne pas vouloir le vrai ? Vérité et vie
Est-ce par amour de la vérité que l’homme recherche le savoir ?
L’ignorance est-elle parfois un bien ?
Pourquoi vouloir le vrai ?
Peut-on être indifférent à la vérité ?
Valeur de la vérité
La vérité peut-elle engendrer la terreur ?
Faut-il chercher la vérité à tout prix ?
Peut-on aimer la vérité ?
Connaître la vérité, est-ce détenir un pouvoir ?
A-t-on parfois le droit de mentir ?
Dire la vérité : en quel sens et pour qui est-ce un devoir ?
Vérité et devoir
La vérité peut-elle se manifester malgré les apparences ?
Les apparences sont-elles nécessairement trompeuses ?
Apparences
Y a-t-il une vérité des apparences ?
N’y a-t-il de vérité que dans la science ?
Ne doit-on tenir pour vrai que ce qui est scientifiquement prouvé ?
Science et vérité
N’y a-t-il de rationalité que scientifique ?
Y a-t-il une contradiction entre l’évolution des sciences et leur prétention à la
vérité ?
La connaissance scientifique peut-elle seule atteindre la vérité ?
La vérité est-elle contraignante ou libératrice ?
L’esprit reste-t-il libre quand il se soumet au vrai ?
Vérité et liberté
La raison rend-elle la vérité contraignante ?
En quel sens peut-on dire que la vérité est libératrice ?
L’imagination est-elle l’ennemie de la vérité ? Une fiction peut-elle être
Vérité,
vraie ?
imagination,
L’erreur a-t-elle un rôle dans l’élaboration de la vérité ?
fiction, erreur
Faut-il douter pour philosopher ?
Que faut-il faire pour éviter l’erreur ?
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Pourquoi ?
Peut-on se mentir à soi-même ?
Vérité et soi
Comment expliquez-vous qu’on puisse se mentir à soi-même ?
De quoi peut-on être certain ?
L’évidence est-elle un critère de vérité ?
La certitude
Peut-on nier l’évidence ?
Peut-on connaître la vérité par des signes ?
Quelle idée le sceptique se fait-il de la vérité ?
Y a-t-il des degrés entre ignorer et savoir ?
Le souci de vérité du savant et celui du philosophe s’alimentent-ils à la même
source ?
Choisir de se taire peut-il se justifier ?
Y a-t-il des vérités premières ?
La cohérence de la pensée suffit-elle à définir la vérité ?
A quels signes et comment reconnaissons-nous la vérité ?
Faut-il opposer le rêve à la réalité ?
Suffit-il de dire la vérité pour convaincre ?
N’y a-t-il de vrai que le vérifiable ? Toute vérité est-elle vérifiable ?
La conviction d’avoir raison fait-elle obstacle au dialogue ?
Etc.
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