DOSSIER ALIMENTATION I) MANGER : BIOLOGIE ET CULTURE DOCUMENT Deux philosophies du la consommation s'opposent depuis •un siècle. La première met en avant la rationalité et l'autonomie de l'individu. Selon le libéralisme économique, les besoins ou les désirs sont d'une infinie diversité. L'individu doit donc faire des choix. Les solutions qu'il envisage l'amènent à substituer entre eux les différents biens et services marchands. Le consommateur arbitre de façon que son approvisionnement maximise la satisfaction qu'il tire de sa consommation (…). En agissant de la sorte, il tient compte des prix du marché et de ses ressources. La contrainte budgétaire dépend, à son tour, d'un second arbitrage, de la préférence que l'individu exprime pour le loisir sur le revenu du travail ou inversement. Le consommateur est donc supposé savoir ce qui lui plaît, pouvoir équilibrer le travail et le temps de loisir en fonction de ses préférences, avoir accès aux informations nécessaires pour trouver l'approvisionnement qui lui convient le mieux, dans les limites de ses ressources. Assurément ses pouvoirs sont limités, mais il est autonome. Cette souveraineté du consommateur est une pure illusion pour la seconde philosophie. (Herpin et Verget : « La consommation des français » - Tome 1 – La Découverte – 2000) DOCUMENT L'homme est omnivore, ce qui a l'avantage de lui permettre de subsister avec n'importe quel comestible, mais présente l'inconvénient de ne pouvoir le contenter avec une seule sorte d'aliment. Notre comportement alimentaire ne résulte pas seulement des facteurs biologiques qui déterminent nos besoins. Nos capacités sensorielles nous font accepter ou rejeter certains aliments ; il en est de même de facteurs culturels : nous sommes, dès la naissance, inscrits dans un milieu familial et social qui se définit, au moins pour une part, par des rites et des choix alimentaires. Nature et culture S'alimenter n'est pas seulement une fonction biologique, c'est aussi une fonction sociale. L'homme ne fait, pas que consommer : il « pense » sa nourriture. A un aliment donné s'attachent un goût, mais aussi des symboles, des évocations, des significations qui ont un rapport avec l'enfance, les circonstances, le niveau de vie, l'affectif, les croyances. L'odeur d'un poulet qui cuit ne fait pas seulement saliver mais peut évoquer la chaude ambiance des repas familiaux. Déguster du foie gras peut donner, outre le plaisir du palais, l'illusion d'accéder à une classe sociale supérieure. Consommer des céréales germées peut constituer l'assurance de fournir à l'organisme des éléments indispensables à son équilibre.(…) Selon les cultures, « ce qui est man geable b i o l o g i q uement n'est pas culturellement comestible » ; inversement, les habitudes du groupe auquel nous appartenons nous font consom mer des aliments que d'instinct nous refuserions. Certains d'entre eux nous paraissent inacceptables ; pourtant, d'autres peuples s'en nourrissent : les Chinois observent avec stupeur nos fromages à odeur forte ; nous-mêmes nous nous étonnons qu'ils consomment de la viande de chien. Nous regardons comme peu civilisées des peuplades qui se délectent d'insectes. Les Anglais traitent les Français de mangeurs de grenouilles et ne consomment jamais de lapin (Claude GAUTHIER « L’homme, animal social omnivore » - « L’Histoire de l’alimentation » - 1995Publications de l’Ecole moderne français) DOCUMENT Le repas n'est pas seulement l'acte d'absorber des nourritures solides, accompagnées éventuellement de boissons ; il combine d'autres éléments. Chaque repas est identifiable par le moment qu'il occupe dans la journée, le lieu où il se déroule, le menu et la composition des plats, les autres activités qui s'y accomplissent simultanément et les personnes qui sont rencontrées à cette occasion. 1 Traditionnellement, les prises de nourritures solides au cours d'une journée sont relativement concentrées au moment du déjeuner et du dîner. La déstabilisation du système des repas peut prendre diverses formes. Cinq ont été -distinguées. La première est la déconcentration. Elle consiste en un transfert des nourritures solides au pro fit des « petits repas ». Le petit déjeuner, le cassecroûte de la matinée, le goûter et le casse-croûte de fin de soirée sont plus fréquents et plus copieux. Le deuxième aspect du processus de déstructuration a trait à la temporalité. Les repas « traditionnels » (principaux ou « petits ») obéissent à des horaires fixes. Les « nouveaux » repas ont lieu à des heures variables. Ni le début ni la fin des divers repas ne se situent à l'intérieur de tranches horaires étroites. ' Un troisième aspect a trait à la sociabilité alimentaire. Le repas « traditionnel » réunit les membres du ménage ou les membres du groupe de travail. Dans les « nouvelles formes » d'alimentation, les emplois du temps sont de moins en moins coordonnés de façon à faire du repas une activité commune. Le repas n'est plus l'occasion privilégiée de communiquer entre membres du ménage, entre collègues ou amis. D'autres activités se substituent au repas comme cadre de rencontre et d'échange. Le site des activités alimentaires est aussi affecté par la déstructuration. Le repas «traditionnel» a lieu dans la cuisine ou la salle à manger. Les « nouvelles » formes d'alimentation ne sont pas territorialisées de façon aussi précise au domicile. Il en est de même pour les repas pris à l'extérieur. En plus du restaurant, du café ou de la cantine, on tolère les repas en voiture, dans les rues, dans les parcs, dans les transports en commun ou pendant le travail. Enfin, la dernière dimension est symbolique. Le repas « ordinaire » ou « de tous les jours » s'oppose à celui plus « exceptionnel » ou « festif ». Dans la répartition hebdomadaire ou de plus longue durée, les rythmes alimentaires « traditionnels » sont scandés par les fêtes rituelles : événements calendaires périodiques (dimanches, fêtes de fin d'années, anniversaires, fête des mères, fête du saint patron...) ou événements programmés du cycle de vie individuel (passage à l'adolescence ou changement de statut matrimonial). Les « nouveaux » rythmes ne privilégient plus aussi nettement les événements qui obéissent aux traditions collectives, d'origine religieuse ou profane. Faire « un bon repas » est plus occasionnel. Les raisons sont contingentes et de ce fait moins prévisibles. (Herpin et Verget : « La consommation des français » - Tome 1 – La Découverte – 2000) II) PRODUITS CONSOMMES ET LIEU D’ACHAT. DOCUMENT Les modes alimentaires évoluent au fil des années. Les citadins des XVIIe et XVIIIe siècles sont moins portés sur les mets très épicés que ne l'étaient leurs ancêtres du Moyen Âge et du XVIe siècle. La consommation des épices d'origine lointaine comme le poivre, la cannell, les clous de girofle, la muscade, le gingembre, le safran... qui étaient réservées aux tables des riches à cause de leur prix élevé, régresse : de plus en plus, les cuisiniers des grandes maisons cherchent à conserver aux aliments leur goût propre sans les dénaturer par des sauces trop fortes. Quant au peuple. il continue à utiliser les condiments indigènes comme le thym, le laurier et la ciboulette, peu chers qui permettent de relever le goût des viandes de basse qualité. La composition des batteries de cuisine témoigne d'une autre évolution : au XVIIe siècle, les marmites et les chaudrons remportent. parce que les préparations culinaires privilégient les longues cuissons et les mijotages : au XVIIè siècle, les broches, les lèchefrites et les grils se répandent, les viandes sont alors plus souvent grillées ou rôties. La vaisselle constitue une part notable des patrimoines dans les milieux privilégiés, surtout lorsqu'elle est fabriquée dans des métaux précieux. Pots et assiettes de terre, de grès ou d'étain forment les ustensiles de base de la vaisselle populaire, la faïence ne se répandant qu'au XVIIIème siècle. L'usage de la cuiller et du couteau individuel est introduit au cours du XVIè siècle chez les plus aisés, celui de la fourchette au XVIIè siècle : ils ne se généralisent que progressivement dans le peuple. Il en va de même pour les pratiques de table ou les bonnes 2 manières : à partir du XVIIe siècle, de nouvelles régles de savoir-vivre exigent que chacun règne seul sur son assiette, son verre, son couteau, sa cuiller. sa fourchette, sa serviette et son pain et que l'on se serve dans les plats communs avec des ustensiles de service. Ces changements témoignent des progrès de l'individualisme [...], ils permettent aussi aux élites de se différencier des comportements populaires. (B. Garnot : « Sociétés, culture et genre de vie « - Hachette – 1991) DOCUMENT : Coefficients budgétaires de l’alimentation, du logement et de la culture et des loisirs selon la catégorie socioprofessionnelle 2006 Catégorie socioprofessionnelle (1) Agriculteur Artisan, commerçant, chef d'entreprise Cadre Profession intermédiaire Employé Ouvrier Retraité Autre inactif Ensemble Rapport cadres / ouvriers 2001 Alimentation(2) 17,1 Logement(3) 10,0 Culture et loisirs 8,7 15,0 12,4 14,1 14,3 15,9 18,7 15,7 15,5 0,78 12,3 12,3 14,0 19,3 18,5 17,3 26,3 16,2 0,66 9,3 10,8 9,2 7,9 7,6 9,3 7,8 9,0 1,42 Alimentation(1) 18,8 16,6 12,9 14,9 15,9 17,7 20,7 18,1 16,9 0,73 Culture et Logement(2) loisirs 13,3 6,7 14,9 14,2 14,8 18,8 16,2 17,7 24,6 16,5 0,88 7,7 9,9 9,4 8,4 7,8 7,8 7,9 8,5 1,27 (1) : catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence du ménage. (2) : Produits alimentaires et boissons non alcoolisées. (3) : Logement, eau, gaz, électricité et autre combustible. Lecture : En 2006, les ménages dont la personne de référence est cadre consacrent 11,9 % de leur dépense totale à l'alimentation. Champ : France métropolitaine. Source : Insee, enquêtes Budget des familles 2001 et 2006. DOCUMENT : Structure de la consommation alimentaire en volume Source : INSEE, comptes nationaux, 1970 1985 2004 Féculents 13,1 % 9,2 % 7,4 % Graisses brutes 4,0 % 3,3% 2,3 Sucres bruts 1,7 % 0,9% 0,6 % Produits transformés à base de sucre 8,9 % 9,7 % 10,6 % Viandes 24,0 % 26,4 % 23,7 % Produits de la pêche 6,0 % 6,1 % 7,2 % 3 OEufs 1,1 % 1,2 % 1,0 % Produits laitiers 8,7 % 11,5 % 13,0 % Fruits et légumes 16,0% 14,2 % 15,3 % Autres produits alimentaires 3,8 % 4,3% 4,9 % Boissons non alcoolisées 1,9 % 2,2 % 3,7 % Boissons alcoolisées 12,9 % 11,2 % 10,4 % http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/hs18_p40-41.pdf DOCUMENT N° Les préparations et les conserves de légumes et de pommes de terre permettent aussi une alimentation plus équilibrée en même temps qu'une préparation rapide des repas. Ainsi, entre 1960 et 1975, alors que les femmes étaient de plus de plus nombreuses à travailler, les tonserves de légumes étaient très appréciées pour leur côté pratique (+ 7,8 % par an et par habitant). Après un ralentissement sensible d'une dizaine d'années (+ 0,3 % par an), la consommation de préparations et conserves de légumes s'accélère légèrement (+ 1,9 DA. par an). L'essor des plats préparés, notam ment surgelés. dans les années 1980, explique pour une part cette accélération. En revanche, les achats de légumes frais, longs à éplucher et préparer, mais aussi ceux de fruits frais augmentent très modérément (+ 0,5 % et + 0,6 % par habitant par an depuis 1960). Cependant, les fruits tropicaux séduisent depuis le début des années 1980 certains consommateurs, friands de produits exotiques (+ 2,8 %). L'évolution des prix des légumes frais est dissuasive par rapport à celle des préparations et conserves de légumes. Du 'fait des contraintes de temps, les ménages sont également tentés par des produits certes rapidement cuisinés, mais pas toujours diététiques : par exemple, les préparations et conserves à base de viande (charcuterie, plats préparés et conserves de viandes). À partir des années 1980 surtout, la demande de plats préparés à base de viandes augmente fortement : ces produits se substituent pour une part aux viandes fraîches, boeuf notamment (Christine Monceau, Élyane Blanche-Barbat, Jacqueline Échampe, : « La consommation alimentaire depuis quarante ans - De plus en plus de produits élaborés » - Insee Première N° 846 - MAI 2002) DOCUMENT N° Supermarché, hypermarché – 94% Les plus jeunes (18-24 ans : 98%, 25-34 ans : 96%, 35-49 : 95%) • Les couples avec enfant(s) (97%) • Les plus aisés (1904-3809€/m 97%) Marché - 60% • RP (65%), Sud-ouest (70%), Sud-est (69%) • Les plus diplômés (niveau bac : 65%, niveau bac+2 : 69%, niveau ≥bac+3 : 68%) •% Les plus aisés (+3809€/76%) 4 Hard discount – 46% FERME 13% PETIT COMMERCE 56% • Moins chez les 65 ans et plus (29%) • Moins chez les plus aisés (+3809€/m 27%) • Plus en BP Est (61%), BP Ouest (50%), Est (60%) • Plus chez les foyers avec enfants (52%) • Plus chez employés (59%), ouvriers (62%) • Plus chez les moins diplômés BEPC : 50%, CAP BEP : 57%) Les plus âgés (50-64 ans : 16%, 65 ans et plus : 16%) • Nord (36%), Ouest (18%), Sud-ouest (5%), Méditerrannée (15%) • Communes rurales (18%) • Agriculteurs, artisans, commerçants (18%), retraités (19%) • Les plus jeunes (18-24 ans : 65%, 25-34 ans : 57%, 35-49 ans : 60%) • RP (66%), Ouest (64%), Sud-est (60%) • Agriculteurs, artisans, commerçants (61%), professions libérales (69%), professions intermédiaires (62%) • Les plus diplômés (niveau bac+2 : 68%, niveau ≥bac+3 : 70%) Source : Baromètre alimentation 2009, Ministère de l’agriculture et de la pêche, CRÉDOC III) MANIERES DE MANGER DOCUMENT N° Les « manières de table » du Moyen Âge enseignent aux jeunes aristocrates ou aux pages à savoir se comporter de façon courtoise, selon leur rang : « Deux hommes de noble extraction ne doivent se servir de la même cuiller ». « Boire dans la soupière n'est pas convenable ». « Quelques personnes mordent dans leur tranche de pain et la replongent ensuite dans le plat à la manière des paysans » ; etc. Au début du règne de Louis XIII, il est désormais conseillé aux enfants d'utiliser le couteau et la fourchette pour saisir des aliments, car « tremper ses doigts dedans les saulses, c'est le propre des gens de village ». Le contact physique direct des autres êtres ou de la nourriture apparaît donc simplement comme un signe d'appartenance à une humanité inférieure, ici le monde rural. (R. Muchembled : « Société et mentalité dans la France moderne – VIème-XVIIème siècles –Armand Colin – 1990) Document n° : Traités de savoir-vivre du XVIème siècle - Extraits 53 Que ceux qui aiment la moutarde et la saumure veillent soigneusement à ne pas faire de la saleté en y plongeant leurs doigts. 57 Se râcler la gorge en se mettant à table se moucher dans la nappe ; voilà deux choses peu convenables pour autant que je puisse en juger. 69 Ne faites pas de tapage à table quand vous mangez : quelques-uns le font ; mais vous, mes amis, souvenez-vous qu'il n'y a guère habitude plus malséante 811 me semble que c'est une grande incongruité quand je vois des gens se livrer à la mauvaise habitude de boire comme une bête tant que la bouche est encore pleine de nourriture 313 i1 ne faut jamais boire dans la soupière mais se servir d'une cuiller, c'est plus convenable 45 Quelques personnes mordent dans leur tranche de pain et la replongent ensuite dans le plat à la manière des paysans les hommes « courtois » s'abstiennent de ces mauvaises habitudes 5 (N. Elias : « La civilisation des mœurs « - Calmann-Lévy – 1969) DOCUMENT Inutile d'avoir potassé un guide des bonnes manières dédicacé par Nadine de Rothschild pour aller bâfrer deux hamburgers et une grosse frite chez McDonald's : dans un nouveau spot de pub, iconoclaste à souhait, la multinationale du steak haché décomplexe définitivement ses clients en les encourageant à rester « nature ». Alors qu'une voix d'enfant énonce les interdits en matière de politesse, les images nous présentent des consommateurs en train de faire exactement le contraire : avaler un « Big Mac » en plantant bien les deux coudes sur la table, grignoter des bouts de poulet frits en lisant le journal, siroter un Coca en tapant sur la table au tempo d'un walkman...jusqu'à la scène surréaliste finale où un couple s'enlace en contre-jour, le temps d'un long baiser que l'on imagine parfumé au ketchup. Les consommateurs de chez McDo, des gens comme vous et moi, seraient-ils de gros dégueulasses ? (L’Evènement du Jeudi n° 529 – Du 22 au 28/12/1994) IV) STRUCTURES ET MOTIVATIONS DOCUMENT N° « Quand on étudie les comportements alimentaires, il faut prendre en considération à la fois : 1. Ce qui est consommé lors des « repas » , qui sont définis par des règles sociales assez précises, tant au niveau de leur composition, comme on vient de le voir, que des horaires, du lieu (théoriquement, en France du moins, on ne mange pas dans sa chambre, par exemple) , du contexte social (repas de semaine, repas de week-end, déjeuner d'affaires ...) et de la ritualisation (repas en famille, entre amis, repas de fête, façon de dresser la table, de mettre le couvert ...). Ce qui est consommé entre les repas, et beaucoup moins fortement défini par des règles sociales. Ce qui est étudié à ce moment là, c'est toute « prise alimentaire hors repas », autrement dit toute consommation de produits alimentaires solides ou liquides apportant de l'énergie (des calories) (…) Ces consommations alimentaires hors repas peuvent être plus ou moins institutionnalisées, c'est à dire marquées par un statut social et un ensemble de règles de ritualité structurantes. Dans ce cas, la langue française leur a donné un nom qui permet de les identifier : c'est le cas des apéritifs, goûters, cassecroûte, et dans les entreprises des « pots » pour les anniversaires, les départs à la retraite ... Elles peuvent également être non institutionnalisées et relever de ce que l'on désigne, en l'absence de terme plus précis, par« grignotage », un terme qu'il est de plus en plus gênant d'utiliser puisqu'il a perdu sa neutralité descriptive. (J.P. Poulain « Les mutations des pratiques alimentaires » - le mangeur Ocha — 1994 — http://www.mangeurs-ocha.com/uploads/tx_smilecontenusocha/01 _mutation_pratiques.pdf DOCUMENT N° Parler d'alimentation, c'était parler de saveur, de bouquet, d'arôme, de préparations savantes ou secrètes, échange -r des souvenirs gourmands et des recettes. Aujourd'hui, ce serait davantage comptabiliser les calories, séparer les lipides des glucides, préferer le micro-oncles et sa non-cuisson, conseiller là recherche méticuleuse de la diversité, penser aux apports vitaminiques anti-stress, saupoudrer de quelques compléments alimentaires ... dans un seul but : être en forme au meilleur prix. L’alimentation ne touche donc plus simplement notre imagi , naire du goût, du plaisir, la sensualité de nos papilles et la finesse de notre odorat, elle se laisse gouverner par une autorité de surplomb, la santé, et son clergé, les nutritionnistes et diététiciens relayés par le médecin généraliste (P. Weil : « A quoi rêvent les années 80 ? » - Seuil – 1993) DOCUMENT N° 6 Les individus sont devenus de plus en plus comptables de leur propre comportement alimentaire vis-àvis d’eux mêmes. L’industrie agro-alimentaire, face à ces changements, a cherché à adapter son offre. Elle était confrontée à ce problème délicat: : comment créer du profit en vendant des aliments à une population qui absorbe de moins en moins de calories? Il fallait maximiser les appétits : on a donc d'abord joué sur les goûts les plus basiques, les plus ancres dans la biologie. Mais d'autres stratégies ont été simultanément développées. Pour créer de la plus-value, l'industrie a proposé de prendre en main une partie croissante du travail domestique en offrant ce qu’on appelle en marketing de la «corvenience», de la commodité d'emploi. Elle a ensuite proposé ce qui était en somme des «calories négatives»: non seulement, annonçait-elle, nous nous proposons de faire une partie du travail culinaire à votre place, mais encore nous prenons à notre charge votre régime (les produits allégés) et votre santé (les produits enrichis ou porteurs d'allégations nutritionnelles, éventuellement les «alicaments»). Toute cette évolution de l'offre s'adressait de plus en plus à des individus, encourageant les préférences individuelles, les portions individuelles, les consommations hors repas ou les repas «personnalisés» (on est à table ensemble mais chacun consomme ce qui lui chante). (C. Fischler : « Le paradoxe de l’abondance » - Sciences Humaines n°135 – Février 2003) DOCUMENT N° Qu'est ce que la Pensée Magique ? Difficile à cerner car ses formes sont multiples. Elle consiste à attribuer des effets à un acte ou à un objet tout en « mettant entre parenthèses » les mécanismes entre l'effet et la cause. Par exemple : beaucoup d'entre nous hésiteraient à déchirer la photo d'un être cher. Pourquoi ? Parce que, sans vraiment nous l'avouer, nous craignons que l'acte accompli sur l'image n'entraîne des effets néfastes sur la personne représentée. C'est le principe magique dit de similitude : l'image égale l'objet. Ou encore : lorsque nous disons «vous avez mangé du lion ce matin» à qui manifeste un entrain particulier, c'est bien sûr une façon de parler mais aussi une façon de penser, qui relève d'une logique magique. En absorbant quelque chose, on absorbe aussi les caractéristiques, physiques et immatérielles, de l'objet absorbé. Il existe plusieurs variantes de ce dernier type de croyance. Citons pour exemple : « la viande saignante rend vigoureux, les végétariens sont tristes, ils ont du sang de navet». Il est commode de croire, comme les explorateurs du XIXe siècle ou les premiers anthropologues, que cette manière de penser n'existe que chez les « sauvages », les ignorants ou à certaines périodes du développement de l'enfant. On a prouvé expérimentalement sa présence chez les« civilisés ». D'ailleurs, la publicité fonctionne volontiers sur ces mécanismes : avec une orange du Maroc, nous absorbons du soleil méditerranéen et qui mange une barre Lion, à la fin du spot, rugit comme un lion. Si la part de magie est particulièrement vivace pour tout ce qui touche à l'alimentation, c'est sans doute parce que le rapport à la nourriture touche, chez nous, au plus intime. Consommer un aliment, ce n'est pas seulement le consumer, le détruire ; c'est le faire pénétrer en soi, le laisser devenir soi, l'incorporer. (C. Fischler « Nous sommes tous des penseurs mangeurs magiques » - Le mangeur ocha — 1994 — http://www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/contenusocha/dp_pensee_magique.pdf ) DOCUMENT N° Ces études mettent en évidence, à notre avis de façon indubitable, une série de mutations : - la simplification de la structure des repas, - le développement de l'alimentation hors repas, - l'introduction de l'alimentation sur les lieux de travail, Elles montrent également un décalage entre les pratiques réellement mises en oeuvre et ce que les mangeurs considèrent comme des « normes », c'est à dire ce qu'il convient de manger selon eux dans telle ou telle occasion. Il s'agit de normes «personnelles » qui sont l'intégration de normes sociales. Les normes relatives aux repas sont très précises sur la composition du repas — qui doit comprendre une entrée, un plat garni et un fromage ou un dessert- et érigent le « 7 grignotage » en interdit absolu. Le terme, à l'origine purement descriptif, a d'ailleurs pris une connotation très négative. (J.P. Poulain « Les mutations des pratiques alimentaires » - le mangeur Ocha — 1994 — http://www.mangeurs-ocha.com/uploads/tx_smilecontenusocha/01 _mutation_pratiques.pdf ) DOCUMENT N° Outre la question de la sécurité alimentaire et des risques toxicologiques ou infectieux se pose celle du risque nutritionnel et, à travers elle, celle de la régulation quantitative et qualitative de la prise alimentaire. L',inadéquation des pratiques alimentaires est incriminée dans la montée de l'obésité et dans l'étiologie de maladies venant, dans les pays les plus prospères, aux premiers rangs des causes de mortalité: les pathologies cardiovasculaires et certains cancers. Par des campagnes d'information et d'’éduc,ation, les pouvoirs publics et les médecins espèrent conduire les mangeurs à une double .« prise de conscience » : celle, d'abord, de l'étroitesse du lien entre notre façon de manger et notre santé ; celle, ensuite, des responsabilités de chacun en la matière : vis-à-vis de nous-mêmes mais aussi vis-à-vis de nos enfants et des proches qui sont sous notre responsabilité. (…) Les recherches sur le mangeur contemporain montrent que, souvent, l'autonomie est difficile à vivre et que, en l'absence de principes directeurs clairs et univoques, intériorisés par le mangeur, plutôt que l'autonomie, c'est une sorte d'anomie qu'il vit. Le discours des mangeurs contemporains est marqué par, à la fois, une volonté de maîtrise et un sentiment de perte de contrôle. (C. Fischler : « Le paradoxe de l’abondance » - Sciences Humaines n°135 – Février 2003) V) LE REPAS ET L’ADDITION DOCUMENT N° Nous avons donc conçu une question qui met en scène, précisément, la sociabilité alimentaire dans un espace public, le restaurant. Qu'attend-on du repas et quelles sont les motivations des convives ? Tout d'abord la consommation proprement dite : tout simplement se nourrir, manger et boire. Il y a aussi l'agrément d'être ensemble et, précisément, de partager ce repas. Ce qui peut rendre compte de la motivation première ou de l'ordre des motivations des convives, c'est leur manière de régler la note. Nous avons donc proposé aux répondants d'imaginer une situation dans laquelle ils se trouvent au restaurant « avec trois amis très proches » de même sexe. Pour payer l'addition, laquelle de ces trois solutions préfère-t-on ? Allemagne USA Suisse France GB Italie Quelqu’un paie pour tout le monde 16 20 13 25 21 13 68On divise l’addition en quatre 20 30 58 56 59 68 Chacun paie pour ce qu’il a consommé 64 50 30 19 20 19 A. Chacun paie la somme correspondant exactement à ce qu'il a consommé : le plus important dans un tel 8 repas peut donc sembler être le boire et le manger effectivement absorbés. B. On divise l'addition en quatre parts égales même si tout le monde n'a pas consommé la même chose - ce qui indique en somme que ce que l'on paie, c'est le fait d'être ensemble et de partager une expérience. C. L'un des convives règle l'addition pour les autres, soit pour des raisons de prestige ou de préséance, soit parce qu'une réciprocité existe entre les convives et que chacun règle un repas tour à tour. Les résultats sont très tranchés. Ceux des répondants qui préfèrent la solution où l'on partage la somme par le nombre de convives manifestent ainsi qu'ils paient moins pour ce qu'ils ont consommé que pour l'occasion et l'expérience sociale, le moment partage. C'est cette solution qui, dans l'ensemble, est préférée par le plus grand nombre de répondants, tous pays confondus (47 %). Les échantillons américain et surtout allemand, en revanche, sont très attachés au partage « consommationniste » - chacun paie pour ce qu'il a consommé. Jean-Vincent Pfirsch (1997) a déjà observé que cette pratique est assez courante en Allemagne : à l'issue d'un repas, la serveuse, au moment d'apporter l'addition, demande : « Zusammen ? » (« ensemble ? ») pour savoir si la note devra être rédigée pour tous ensemble ou séparément. Le partage de l'addition est préféré (et nous n'en sommes pas surpris, compte tenu des autres résultats) en Italie, en France et en Suisse. (…) La modalité de réponse le moins souvent choisie, c'est celle dans laquelle l'un des convives règle l'addition pour tous. À la vérité, cette modalité recouvre deux cas de figure : celui dans lequel un convive paie à raison de son statut (âge, rang, etc.) et un autre dans lequel la réciprocité future est la condition implicite ou explicite (« la prochaine fois, c'est pour moi »). Le premier cas semble typique d'une vision patriarcale ou gérontocratique. Dans le second cas, c'est bien la sociabilité qui est sous-jacente : elle cherche même à se perpétuer dans le temps, puisque la réciprocité nécessaire crée une quasi-obligation de renouveler l'occasion jusqu'à ce que tous les convives présents aient tour à tour réglé leur « tournée ». (C. Fischler, E. Masson : « Manger – Français, américains et européens face à l’alimentation » - Odile Jacob – 2008) DOCUMENT N° On prend quand même un dessert ? dit-il, ou je demande l'addition. Au moment où on leur porta l'addition, Monsieur demanda à Anna Bruckhardt si elle désirait qu'il l'invite ou si elle préférait partager. Anna Bruckhardt n'avait pas de préférence. Après quelques instants de réflexion, Monsieur lui confia qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il convenait de faire dans ces caslà. Anna Bruckhardt, le rassurant, lui dit qu'il n'y avait pas de règle en la matière. Parfait. Dans ce cas-là, c'était devenu tout à fait insoluble. Qu'est-ce qu'on fait, alors ? dit Monsieur et, baissant la tête, il se plongea dans la contemplation de ses doigts dans l'obscurité. Anna Bruckhardt, qui commençait à sourire de sa perplexité, lui répéta que c'était vraiment comme il voulait. Finalement, proposant de couper la poire en deux, Monsieur, ne s'en sortant pas, suggéra de diviser l'addition en quatre et de payer lui-même trois parts (c'est le plus simple, dit-il, d'une assez grande élégance mathématique en tout cas). (J.P. Toussaint : « Monieur » - Ed de Minuit – 1986) 9