L’opposition entre holisme et individualisme méthodologique est-elle pertinente ? Introduction : De nombreux ouvrages récents (ceux de F. Dubet, de Ph. Corcuff, de P. Bourdieu, de J.-M. Berthelot, etc.) aussi bien que la « redécouverte » par la sociologie française d’auteurs plus anciens (N. Elias, E. Hugues, E. Goffman, etc.) montrent que la réflexion épistémologique et méthodologique reste intense en sociologie. Cette réflexion résulte de la confrontations entre deux grands types d’approches : - celles qui mettent l’accent sur le primat du groupe ou de la société et sur l’existence de déterminismes qui pèsent sur les individus (holisme méthodologique) ; - celles qui affirment le primat de l’acteur individuel et qui contestent toute conception hypersocialisée de l’homme (individualisme méthodologique). Nous traiterons pour l’essentiel ce débat dans le cadre de la sociologie, mais il concerne aussi d’autres sciences sociales. L’individualisme méthodologique caractérise le modèle néoclassique de base, cependant de nombreux économistes (marxistes, institutionnalistes, keynésiens, régulationnistes...) soulignent l’importance des normes (de production, de consommation...), l’importance des institutions (qui exercent une contrainte sur l’individu), des phénomènes collectifs. En science politique, et en particulier dans l’explication du comportement électoral, certains auteurs privilégient l’hypothèse de l’électeur rationnel, alors que d’autres mettent l’accent sur les déterminismes liés à l’appartenance de classe ou à l’appartenance religieuse. Nous tenterons de montrer que si ce débat holisme/individualisme est constitutif de la naissance de la sociologie et s’il a fortement marqué l’histoire de la discipline, de nombreux courants sociologique tendent aujourd’hui à le dépasser. I. L’opposition holisme/individualisme : une opposition fondatrice de la sociologie Une science, écrivait Durkheim, n’existe que si elle a un objet qui lui est propre, l’objet de la sociologie ne saurait être l’individu, puisqu’il s’agit là de l’objet de la psychologie. L’objet de la sociologie, c’est donc, pour Durkheim et ses successeurs, le fait social c’est-à-dire une réalité collective irréductible aux individus qui la compose. Ce point de vue sera par la suite vivement contesté. A. Le holisme et la naissance de la sociologie K. Marx, qui a contribué puissamment à penser la société industrielle naissante aussi bien sur le plan économique que sur le plan sociologique, met l’accent sur les déterminismes sociaux : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports constitue la structure économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » (K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Editions sociales, 1978 (p.2-3)) Au delà du débat philosophique relatif au matérialisme (« Il n’est pas impossible qu’on nous traite de matérialiste » écrivait Durkheim dans la préface à la première édition des Règles de la méthode, mais il rejetait ce qualificatif (aussi bien que celui de spiritualiste) et se déclarait « rationaliste ».) et de l’interprétation mécaniste que de nombreux marxistes feront des rapports entre infrastructure et superstructure, ce texte de Marx présente une posture qui sera celle de nombreux sociologues : expliquer les comportement sociaux (et dans une certaines mesures les comportements individuels) par le contexte social et la contrainte que ce contexte exerce sur l’individu. Cette idée de contrainte est au centre de la définition du fait social par Durkheim : « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (E. Durkheim : Les règles de la méthode sociologique (1895), Coll. Quadrige, PUF, 1981 (p. 14)) Cette idée de contrainte, comme le souligne Durkheim, s’oppose à la conception individualiste (« Il est vrai que ce mot de contrainte (...) risque d’effaroucher les zélés partisans d’un individualisme absolu. » E. Durkheim, op. Cit., (p. 6)). Elle est liée au concept de socialisation, c’est-à-dire à l’intériorisation par les individus des normes et des valeurs de la société dans laquelle il vit. C’est pourquoi Durkheim souligne que la totalité est extérieure à l’individu et s’impose à lui : « Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut bien concevoir que ces phénomènes sont situés, non dans les éléments, mais dans le tout formé par leur union. » (E. Durkheim, Préface à la seconde édition des Règles de la méthode, op. cit., (p.XVI)) Durkheim précise par ailleurs : « Mais, dira-t-on, un phénomène ne peut être collectif que s’il est commun à tous les membres de la société ou, tout au moins, à la plupart d’entre eux, partant s’il est général. Sans doute, mais s’il est général, c’est parce qu’il est collectif (c’est à dire plus ou moins obligatoire), bien loin qu’il soit collectif parce qu’il est général. C’est un état du groupe, qui se répète chez les individus parce qu’il s’impose à eux. Il est dans chaque partie parce qu’il est dans le tout, loin qu’il soit dans le tout parce qu’il est dans les parties. »( E. Durkheim, op. cit., (p. 10)) C’est ce qui conduit Durkheim à formuler l’un de ses règles : il faut expliquer le social par le social (et non par l’individuel ou le psychologique). Cette règle suppose l’existence d’un déterminisme, et la reconnaissance de ce déterminisme (un fait social est expliqué par des faits sociaux antécédents), est la condition même de la connaissance scientifique comme le soulignent M. Mauss et P. Fauconnet : « Tout ce que postule la sociologie, c’est simplement que les faits que l’on appelle sociaux sont dans la nature, c’est-à-dire soumis au principe de l’ordre et du déterminisme universels, par suite intelligible. Or cette hypothèse n’est pas le fruit de la spéculation métaphysique; elle résulte d’une généralisation qui semble tout à fait légitime. Successivement cette hypothèse, principe de toute science, a été étendue à tous les règnes, même ceux qui semblaient le plus échapper à ses prises : il est donc rationnel de supposer que le règne social - s’il est un règne qui mérite d’être appelé ainsi - ne fait pas exception. Ce n’est pas au sociologue à démontrer que les phénomènes sociaux sont soumis à la loi : c’est aux adversaires de la sociologie de fournir la preuve contraire. » (P. Fauconnet et M. Mauss : « La sociologie : objet et méthode », (1901), in M. Mauss : Essais de sociologie, Seuil, Coll. Points, 1971 (p. 7)) Ce choix épistémologique de Durkheim et des durkheimiens se retrouvent chez de nombreux auteurs dans le courant fonctionnaliste, le courant culturaliste, le courant structuraliste. Il a produit des résultats robustes. On peut citer les travaux de Durkheim sur le suicide (Sur l’actualité de l’approche de Durkheim on se reportera au livre de Ch. Baudelot et R. Establet : Durkheim et le suicide, PUF, 1984), les travaux sur les déterminants de la réussite et de l’échec scolaire, sur le choix du conjoint, sur les pratiques de consommation, sur l’inégalité devant la mort, sur les comportements électoraux, etc. La fécondité du holisme méthodologique n’est donc pas contestable. Cependant, sous l’impulsion de R. Boudon en France, on a assisté à un retour en force du paradigme individualiste. B. L’individualisme méthodologique et la règle du rasoir d’Occam « Il faut reconnaître que la sociologie est souvent présentée et perçue comme la science des déterminismes sociaux »( R. Boudon : La logique du social, Hachette, 1979, (p. 20)) . R. Boudon déplore la domination d’une telle conception de la sociologie. Pour lui, « l’atome logique de l’analyse sociologique est l’acteur individuel »( R. Boudon, op. cit., (p. 33)). Tout en admettant que la structure du système d’interaction constitue une contrainte pour l’acteur individuel, R. Boudon souligne que ce dernier n’est jamais totalement privé de mettre en oeuvre une action intentionnelle qui ne se réduit pas à la pression exercée par la société : « Quel que soit le degré de minutie avec lequel les institutions définissent les éléments d’un système de rôles, cette minutie n’est jamais suffisante pour priver l’acteur social de toute marge d’autonomie. »( R. Boudon, op. cit., (p. 71)) Cela découle du fait que, même dans le cas des systèmes fonctionnels où les individus sont titulaires d’un rôle, il existe des variances de rôles (Par exemple, il existe différentes façons d’exercer le rôle de professeur ). De plus, un individu est toujours titulaire de plusieurs rôle (il est enseignant, mais aussi chercheur par exemple) et chaque acteur combine de façon spécifique ses différents rôles (« Lorsque j’effectue tel ou tel choix politique ou scolaire, ou que je prends telle ou telle décision de consommation ou d’investissement, je n’agis pas en titulaire d’on ne sait quel rôle qui m’imposerait on ne sait quelles normes. Ces choix, décisions ou actions sont privés et par conséquent en principe soustraits, de par l’organisation sociale même, à l’influence des normes. Ce qui ne veut naturellement pas dire qu’ils n’aient pas d’effets collectifs. » (R. Boudon, op. cit., p. 91)). Par ailleurs, à côté des systèmes fonctionnels, existent des systèmes d’interdépendance (« Nous appellerons systèmes d’interdépendance, les systèmes d’interaction où les actions individuelles peuvent être analysées sans référence à la catégorie des rôles » (La logique du social, p. 96)) dans lesquels les comportements individuels conduisent à des effets collectifs, sans que les individus aient l’intention de produire ce résultat et sans que leur comportement résulte d’un quelconque rôle. Par exemple, les automobilistes qui partent en week end le vendredi soir provoquent des embouteillages. L’objet de la sociologie est donc l’étude de ces « effets émergents » ou « effets d’agrégation » qui résultent des comportements individuels. Ces effets émergents se produisent dans les systèmes fonctionnels comme dans les systèmes d’interdépendance, mais ces derniers sont plus propices aux effets émergents. Expliquer un phénomène social quelconque, c’est donc en rendre compte à partir de la logique des actions individuelles. Ce la suppose une dimension interprétative de la sociologie, le recours à l’introspection. A propos des choix scolaires, R. Boudon écrit par exemple : « Ainsi, on comprend qu’une famille de niveau modeste soit plus hésitante à prendre des risques. Je comprends cette relation au sens où je n’ai aucune peine à concevoir que, dans une situation analogue, j’éprouverais sans doute les mêmes hésitations. » (R. Boudon, op. cit., (p. 221) Ainsi, contre une conception de « l’homo sociologicus éponge » (J.G. Padioleau), simple support de structure, l’individualisme méthodologique se fonde sur un modèle de l’acteur individuel conduisant une action intentionnelle et cherchant à atteindre les buts qu’il se fixe (y compris des buts altruistes) en utilisant les moyens qui lui semblent les mieux adaptés. Pour R. Boudon, la démarche individualiste a le mérite de la simplicité, elle ne fait pas appel à des réalité inobservables (la société, la conscience collective etc.) mais fonde ses analyses sur des comportements individuels et observables. Par exemple, pour expliquer l’inégalité des chances scolaires, il n’est pas nécessaire selon Boudon de faire appel à une logique de reproduction que le système social imposerait à l’école. Il suffit de considérer que les différents acteurs (élèves, parents) font les choix qui leur semblent les meilleurs, compte tenu des contraintes qui pèsent sur eux. Par exemple, les familles modestes choisiront plus souvent des études courtes. On peut donc expliquer le résultat (l’inégalité des résultats scolaires en fonction de l’origine sociale) par une hypothèse minimale sur le comportement individuel. L’individualisme méthodologique obéit donc à la règle du rasoir d’Occam. Enfin, comme le souligne P. Demeulenaere, l’approche individualiste permet de ne pas considérer qu’une collectivité est un sujet, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’un regroupement d’individus qui seuls prennent des décisions. « Quel est alors l’intérêt d’une méthodologie individualiste ? Elle permet tout simplement d’éviter de considérer que, par exemple, la France a dit oui ou non à une élection : il y a des Français qui ont dit oui, et des Français qui ont dit non. Il n’existe pas, comme l’indiquait Weber, d’unité, en action, des totalités, sauf dans les cas, bien sûr, où des groupements d’individus agissent de conserve, ou bien sont représentés plus ou moins directement, par d’autres individus... » (P. Demeulenaere : Histoire de la théorie sociologique, Coll. Les fondamentaux, Hachette, 1997 (p. 151)) II. Holisme/individualisme : une opposition en voie de dépassement Si le débat holisme/individualisme a profondément marqué l’histoire de la pensée sociologique, sa pertinence est aujourd’hui contestée. Cette contestation relève de deux approches distinctes : - pour certains sociologues ou chercheurs d’autres sciences sociales, le holisme est dépassé et le débat est donc terminé du fait de la victoire de l’individualisme méthodologique. - pour d’autres auteurs, si le débat est dépassé, c’est qu’il n’a jamais été vraiment pertinent. La sociologie contemporaine serait donc principalement constructiviste et refuserait de choisir entre l’acteur et le système. A. L’individualisme méthodologique comme horizon indépassable « Le postulat de l’individualisme méthodologique n’a, comme tout principe de méthode, d’autre fondement que son efficacité. » (R. Boudon, op. cit., (p. 63)) Par cette formule, R. Boudon souligne que sa défense de l’individualisme méthodologique, repose essentiellement sur la portée heuristique d’une approche qui vise à rendre compte des phénomènes sociaux à partir des comportements individuels. Le paysage des sciences sociales, dans les années 1980 et 1990 est fortement marqué par cette tradition individualiste. En sciences économiques on assiste à un regain d’intérêt pour l’approche autrichienne (Hayek, von Mises) qui repose sur un individualisme radical (Par exemple, von Mises refuse d’utiliser le concept de « niveau général des prix », car ce concept ne renvoie à aucune entité réelle. Pour lui, seuls existent les prix relatifs ). C’est d’ailleurs à K. Menger (l’un des fondateurs de l’école autrichienne) que l’on attribue généralement la paternité du terme « individualisme méthodologique » (Mais cette paternité est aussi attribuée à J. Schumpeter ou K. Popper ). On aurait tort cependant d’identifier l’individualisme méthodologique et le libéralisme économique. J. Elster, parce qu’il considère que « le matérialisme historique et la critique du capitalisme restent des théories vivantes et vitales » (J. Elster « Marxisme et individualisme méthodologique » in P. Birnbaum et J. Leca : Sur l’individualisme, Presses de la FNSP, 1998), propose une lecture individualiste du marxisme. Il s’oppose à « une certaine attitude marxiste » qui « consiste à chercher les forces motrices de l’histoire, ainsi que les forces stabilisatrices des sociétés, en des abstractions telles que « forces productives », « rapports de production », « classes », « Etat » ou « idéologies », sans indiquer comment elles sont ancrées en actions, motivations, et croyances individuelles. » (J. Elster « Marxisme et individualisme méthodologique » in P. Birnbaum et J. Leca : Sur l’individualisme, Presses de la FNSP, 1998 (p. 60).). Elster propose la définition suivante de l’individualisme méthodologique : « L’individualisme méthodologique est une forme de réductionnisme. Il propose aux sciences sociales l’idéal explicatif des autres sciences, l’analyse du complexe en termes du plus simple. De manière plus précise, il affirme que tout phénomènes social - que ce soit un processus, une structure, une institution, un habitus - se laisse expliquer par les actions et les propriétés des individus qui en font partie. » (J. Elster, idem, (p. 61)) Partant de cette définition, Elster montre que l’on peut retrouver certaines analyses de Marx en leur donnant des « micro-fondements » individualistes. S’agissant de la lutte des classes, Elster écrit : « Une classe, en tant que telle, ne saurait agir. La notion d’action collective n’est qu’une façon de parler ; en réalité, seuls les individus sont capables d’agir. Et pourtant, ne peut-on pas parler de l’intérêt d’une classe en tant que telle ? De plus, n’est-il pas évident que cet intérêt anime souvent les mouvements sociaux ? » (J. Elster, idem, (p. 67)) Elster propose donc de construire une explication de l’action collective en conservant l’hypothèse du comportement rationnel, de l’agent individuel, mais en renonçant à une conception égoïste des motivations de cet acteur. Dès lors, l’adoption par les individus de stratégies coopératives (qui vont les conduire à constituer des syndicats, à faire grève) peut résulter de « toute une gamme de motivation altruiste et morales » (J. Elster, idem, (p. 70)) Cette volonté de donner des fondements individuels aux phénomènes globaux, se retrouve aussi dans la nouvelle macroéconomie keynésienne qui vise précisément à fournir des fondements microéconomiques à la macroéconomie. On cherchera ainsi à fonder sur la rationalité individuelle la rigidité à la baisse du salaire nominal. L’analyse économique de la famille ou de la criminalité (théorie du capital humain) montre que l’hypothèse du comportement individuel maximisateur peut servir à rendre compte d’objets qui relèvent traditionnellement de la sociologie « holiste ». L’analyse des conventions (L. Boltanski, L. Thévenot...) affirme, elle aussi, son adhésion au postulat de l’individualisme méthodologique, puisqu’elle vise à rendre compte de la production des normes et des règles à partir des interactions individuelles. En science politique enfin, les analyses en termes d’électeur rationnel est utilisée pour expliquer les comportements plus volatils des électeurs (les déterminants « lourds » : classe sociale, appartenance religieuse, apparaissant souvent comme insuffisants pour interpréter les choix électoraux). B. De Weber à Bourdieu : le refus d’opposer individu et société Cependant, ce regain d’intérêt pour les approches individualistes doit être relativisé. Il doit être interprété, selon la formule de F. Dubet comme le symptôme du « déclin de l’idée de société ». Pour F. Dubet, si les sociologies classiques (Marx, Tocqueville, Durkheim, Weber) reposaient sur une conception de la société comme unité fortement intégrée et fonctionnelle et si ces sociologies semblent inadaptées à un monde marqué par la montée de l’individualisme sociologique (la montée du sujet et de sa subjectivité), il ne faut pas renoncer à l’idée de société et revenir à une pensée pré-sociologique. Cela conduit F. Dubet à repenser les rapports entre l’individu et la société. Dans le monde social qui est le produit de la modernité : « L’acteur n’est pas subordonné au système, comme dans le monde communautaire, il est le système. » (F. Dubet et D Martucelli : Dans quelle société vivons nous ? Seuil, 1998, (p. 48)) Il faut donc, pour comprendre la société contemporaine, penser à la fois l’objectivité des contraintes du système et la subjectivité de l’acteur individuel : « La société moderne est composée d’individus. Cette affirmation, bien qu’elle en ait l’air, n’est pas un simple truisme. Elle signifie que la société est formée d’acteurs pleinement socialisés, conformes aux exigences du système, et, en même temps, que ces acteurs sont autonomes, sont des sujets. Pour un vaste courant de la sociologie classique, ce postulat participe pleinement de l’idée de société car la cohérence et la stabilité de la vie sociale résultent de la socialisation des acteurs. Non seulement il n’y a pas véritablement de contradiction entre le « déterminisme » et la « liberté », entre le système et les acteurs, mais l’unité de l’acteur et du système est un mécanisme essentiel de l’intégration. A la différence de la socialisation communautaire, la socialisation moderne engendre une autonomie individuelle issue de l’universalisme culturel et de la complexité croissante des systèmes de rôles sociaux. De ce point de vue, l’acteur et le système apparaissent comme les deux faces complémentaires, subjectives et objectives, du même résultat. » (F. Dubet et D. Martucelli : Dans quelle société vivons nous ?, Seuil, 1998, (p. 43)) Ce refus d’opposer individu et société, holisme et individualisme, est aussi très présent dans l’oeuvre de P. Bourdieu : « Contre toutes les formes de monisme méthodologique qui prétendent affirmer la priorité ontologique de la structure ou de l’agent, du système ou de l’acteur, du collectif ou de l’individuel, Bourdieu proclame le primat des relations. Selon lui, de telles alternatives dualistes reflètent une perception de la réalité sociale qui est celle du sens commun et dont la sociologie doit se débarrasser. (...) La science sociale n’a pas à choisir entre ces deux pôles, car ce qui fait la réalité sociale, l’habitus tout autant que la structure et leur intersection comme histoire, réside dans les relations. Ainsi Bourdieu renvoie-t-il dos à dos individualisme méthodologique et holisme, de même que leur faux dépassement dans le situationnalisme méthodologique ».( L. J. D. Wacquant : « Introduction » in P. Bourdieu : Réponses, Seuil, 1992, (p.23)) Ces analyses de deux sociologues français contemporains, s’inscrivent en fait dans une tradition sociologique fort ancienne. Pour Weber par exemple, que l’on présente trop souvent comme un « individualiste », la volonté de comprendre l’action sociale et le sens subjectif de cette action pour les acteurs, n’est pas contradictoire avec la prise en compte des contraintes qui résultent de l’appartenance à telle religion ou à tel système économique ou politique. Durkheim lui-même, s’il insiste, comme nous l’avons vu, sur l’existence d’une totalité sociale, a recours à une approche « compréhensive » lorsqu’il interprète les corrélations entre certaines variables sociales et taux de suicide. E. Goffman, analyse les interactions entre individus, mais il met en évidence un ordre de l’interaction qui s’impose largement aux acteurs. N Elias, quant à lui, refusant l’opposition individu/société considère que l’objet de la sociologie ce sont des individus interdépendants. Pour désigner cette interdépendance, il utilise le concept de « configuration ». Quatre individus jouant aux cartes forment une configuration. Ils sont des acteurs individuels, mais le jeu n’existe que parce qu’ils sont interdépendants. Conclusion : On peut donc considérer que la naissance de la sociologie à été marquée par l’affirmation de la totalité sociale. Il s’agissait à la fois de s’opposer aux approches naïvement individualistes qui caractérisent la pensée pré-sociologique et de tenter de construire une idée de la société dans un monde marqué par les bouleversements de la révolution industrielle et de la révolution politique (Guerre d’indépendance des colonies américaines, Révolution française, montée des Etats-Nations). Cet accent mis sur la totalité sociale a conduit parfois à un « réalisme totalitaire » (J. Piaget), à un « sociologisme » et donc à un oubli du sujet et de sa subjectivité. Le regain d’intérêt pour l’individualisme méthodologique et un certain nombre de « relectures » individualistes des penseurs classiques de la sociologie a manifesté une réaction (à certains égards salutaire) contre le sociologisme. Cependant, l’opposition holisme/individualisme, devenue assez rituelle, est aujourd’hui largement dépassée. Les travaux sociologiques les plus stimulants de ces dernières années dessinent une « nouvelle sociologie » qui refuse d’opposer acteur et système et qui met l’accent sur la construction de la réalité sociale par des individus interdépendants. Bibliographie I. Textes de base * « De l’individualisme méthodologique au conventionnalisme » in J.P. Durand et R. Weil : Sociologie contemporaine, Vigot, 2ème éd., 1997 (p.160-198) * R. Boudon: « Individualisme ou holisme : un débat méthodologique fondamental » in H. Mendras et M. Verret : Les champs de la sociologie française, Coll. U, Armand Colin, 1988, (p. 31-45) II. Deux ouvrages essentiels * E. Durkheim : Les règles de la méthode sociologique, (1895). Disponible au format de poche dans la collection Quadrige aux PUF et dans la collection Champs chez Flammarion. L’édition dans la collection Champs comporte une importante préface de J.M. Berthelot. * R. Boudon : La logique du social, Hachette, 1979 (réédition dans la collection Pluriel du Livre de Poche) III. Autres ouvrages * A. Beitone et alii : Sciences sociales, Coll. Aide-mémoire, Sirey, 1997 * J. M. Berthelot : La construction de la sociologie, Coll. QSJ, PUF, 1991 * P. Bourdieu : Réponses, Seuil, 1992 * Ph. Corcuff : Les nouvelles sociologies, Coll. 128, Nathan, 1995 * J.P. Delas et B. Milly : Histoire des pensées sociologiques, Coll. Synthèse +, Sirey, 1997 * P. Demeulenaere : Histoire de la théorie sociologique, Coll. Les fondamentaux, Hachette, 1997 * F. Dubet : Sociologie de l’expérience, Seuil, 1994 * A. Laurent : L’individualisme méthodologique, Coll. QSJ, PUF, 1994