Gilles SAINT-PAUL, « Les nouvelles théories de la croissance et

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Gilles SAINT-PAUL, « Les nouvelles théories de la croissance et leurs implications pour la
politique économique et l'analyse de la concurrence internationale »,
Revue Française d’Economie, été 1996.
En cent ans, le niveau de vie a été multiplié par dix. Il s'agit d'un fait
macroéconomique majeur, sans doute le plus important. On se doit donc de l'expliquer.
L'analyse traditionnelle de la croissance, que l'on peut résumer par le modèle de R.
Solow [1956], se bornait à la théorie de l'accumulation du capital. Une économie croît parce
qu'elle consacre une partie de ses ressources et de sa production à accroître le stock de capital
physique (machines, etc.) dont elle dispose. Il s'agit là, au niveau global, d'une forme
d'épargne, qui permet de consommer plus demain en consommant moins aujourd'hui - donc
de croître. Comme ce processus fait l'objet de rendements décroissants (à cause, en particulier,
des limites à la quantité de main-d'oeuvre disponible), il ne peut conduire à une croissance
soutenue (1). En fait, l'accumulation de capital n'explique qu'un petit tiers de la croissance
totale, et elle ne joue un rôle que dans l'ajustement transitoire vers un état stationnaire. Cet
ajustement prend au plus, pour des paramètres réalistes, une dizaine d'années. On ne peut
donc expliquer la croissance soutenue qui a prévalu pendant deux cents ans en invoquant la
simple accumulation du capital. Si l'accumulation de capital physique était la force motrice de
la croissance, l'Union soviétique, qui y a sacrifié une part énorme de sa consommation, serait
aujourd'hui la première puissance économique mondiale et le communisme ne se serait pas
effondré.
Pour expliquer la croissance, les théories traditionnelles font donc appel à une boîte
noire appelée « progrès technique ». Le progrès technique augmente régulièrement la
productivité de chaque employé, permettant à l'économie de croître à un taux égal à celui du
progrès technique. Ainsi, au bout de quelques années, tout se passe comme si chaque employé
en valait deux, et la production a doublé.
Les théories traditionnelles étaient donc tautologiques puisqu'elles expliquaient la
croissance à l'aide d'un facteur inexpliqué : le progrès technique.
Les « nouvelles théories de la croissance », développées dans les années quatre-vingt
sous l'impulsion de Paul Romer [1986, 1987], se proposent d'expliquer ce progrès technique
et de caractériser les conditions sous lesquelles il peut conduire à une croissance soutenue.
Les nouvelles théories ont ainsi étudié le rôle de l'éducation et de l'investissement en capital
humain dans l'amélioration de la qualité de la main d'oeuvre, celui de l'apprentissage sur le tas
(« learning by doing ») dans l'amélioration des techniques de production, celui de la recherche
et développement dans la génération de nouveaux produits et techniques.
Un des thèmes majeurs des nouvelles théories est l'importance des « externalités »
pour le processus de croissance. Une externalité est une interaction entre individus pour
laquelle les participants ne sont pas rémunérés (ou taxés) par le marché. Le fleuriste qui
s'installe à côté d'un apiculteur accroît la production de miel, mais n'est pas rémunéré pour
cela par l'apiculteur. En présence d'externalités, les marchés n'assurent pas un fonctionnement
efficace de l'économie : par exemple, il n'y aura pas assez de fleuristes qui s'installent à côté
d'apiculteurs. Cette inefficacité doit être corrigée par une intervention publique. L'Etat peut
ainsi subventionner les apiculteurs pour qu'ils s'installent à côté des fleuristes, ou l'inverse.
Pour les nouvelles théories, les mécanismes les plus importants pour la croissance
comportent de fortes externalités. L'acquisition d'éducation est d'autant plus valorisée que les
individus avec lesquels on interagit sont eux-mêmes éduqués. Le « learning-by-doing » est un
sous-produit de l'activité manufacturière qui n'est pas lui-même rémunéré en tant que tel. La
recherche et développement produit de nouvelles idées et de nouveaux savoirs qui, une fois
découverts, peuvent être copiés et diffusés à un coût très faible. Ces externalités font que la
politique publique est un déterminant important de la croissance et de la richesse des nations.
Les déterminants de la croissance et de la richesse des nations
A partir de ces théories, il est possible d'examiner empiriquement les facteurs
favorables à la croissance. C'est ce qu'a fait Barro [1991] dans son article « Economic growth
in a cross-section of countries » où il se place dans la perspective d'une comparaison entre
pays (voir aussi Levine et Renelt [1992] et Barro et Sala-i-Martin [1992]).
Les principaux résultats de ces travaux sont les suivants. On constate que le
déterminant le plus important de la croissance à long terme est le niveau d'éducation, mesuré
par la proportion de la population qui participe à l'enseignement secondaire. D'autres facteurs
sont également importants, notamment le taux d'investissement, la stabilité politique, et le
développement du secteur financier.
Le niveau de ces variables, pour un pays donné, détermine son taux de croissance de
long terme. Barro et Sala-i-Martin montrent alors qu'il y a convergence des pays vers ce
sentier de croissance. Un pays pauvre rattrapera donc son retard par rapport à un pays riche
s'il a le même niveau d'éducation, le même degré de stabilité politique, etc.
Ces résultats sont importants parce que certaines des nouvelles théories de la
croissance ont la propriété d'hysteresis : elles impliquent qu'un pays peut ne jamais rattraper le
retard de développement dû à un choc transitoire comme une guerre. Les résultats de
convergence conditionnelle font que si le pays possède les ingrédients adéquats - notamment
en terme de politique économique - alors il rattrapera son retard. Cependant, Barro et Sala-iMartin ont aussi montré que le rattrapage est très lent puisque seulement 2 % du retard sont
comblés chaque année.
On peut également se demander dans quelle mesure le décollage spectaculaire de
certains pays (l'Asie du sud-est dans les années soixante-dix et quatre-vingt, l'Amérique latine
et la Chine dans les années quatre-vingt-dix) est un simple phénomène de rattrapage, ou si ces
pays sont en train de converger vers un sentier de croissance à taux plus élevé, auquel cas ils
finiront par dépasser les pays de l'O.C.D.E. Pour Alwyn Young [1994], la réponse est claire :
la croissance exceptionnelle des pays du sud-est asiatique devrait se tarir à brève échéance,
car elle a reposé essentiellement sur une forte accumulation de capital physique.
Quel rôle pour la politique économique ?
Au-delà de l'argument général sur l'importance de la politique économique pour la
croissance, les nouvelles théories n'ont pas encore débouché sur des résultats robustes sur les
politiques à suivre. Il est clair que la stabilité politique, des droits de propriétés bien définis et
une fiscalité favorable à l'épargne et à l'esprit d'entreprise ne peuvent nuire à l'activité
économique. Mais on n'a pas besoin de théories sophistiquées pour le savoir. Au-delà de ces
intuitions simples, il est difficile d'obtenir des conclusions claires car de nombreux effets
s'opposent.
Prenons l'exemple de la réglementation de la concurrence. Les nouvelles théories de la
croissance font jouer un rôle crucial à l'accumulation de nouveaux savoirs et à la recherche et
développement. La nature de la concurrence que se livrent les entreprises a un impact
important sur leur incitation à faire de la recherche et développement. Alors que la théorie
économique traditionnelle célèbre les vertus de la concurrence pure et parfaite, les nouvelles
théories insistent sur le rôle incitatif des rentes de monopoles pour la recherche et
développement. Ainsi, une industrie parfaitement concurrentielle a peu d'incitations à innover
car la libre imitation des innovations par les concurrents d'une entreprise élimine les profits
associés à cette innovation. L'entreprise ne récupère alors pas ses coûts de recherche et
développement. La libre concurrence est souhaitable, dès lors que l'innovation est faite mais
décourage la recherche et développement qui la précède. Au contraire, un monopole anticipe
de recevoir toute la rente engendrée par une innovation et a de fortes incitations à faire de la
recherche et développement. Le problème de la politique concurrentielle est alors le suivant :
comment transférer aux consommateurs les gains du progrès technique sans réduire
l'incitation à la recherche et développement ? On voit qu'il s'agit d'un problème complexe,
celui du choix du degré optimal de concurrence, et il n'est pas étonnant dans l'état actuel de
nos connaissances, que les économistes soient incapables d'offrir une solution claire à ce
problème.
Croissance et commerce international
La disparité des prédictions sur l'impact du commerce international illustre de façon
plus frappante encore les ambiguïtés des nouvelles théories de la croissance concernant les
prédictions de politique économique. Nous ne prendrons que deux exemples. A la suite de P.
Krugman [1985], R.E. Lucas [1988] a montré que s'il existe d'importantes externalités
d'apprentissage, un pays peut ne pas avoir intérêt à s'ouvrir au commerce international. L'idée
est que l'ouverture internationale peut conduire à une spécialisation dans les « mauvais »
secteurs, c'est-à-dire ceux ayant de faibles externalités d'apprentissage et donc un faible
potentiel de croissance. Cette spécialisation se produira si le pays possède un « avantage
comparatif » dans ce secteur, c'est à dire si sa productivité - relativement aux autres secteurs y est plus élevée qu'à l'étranger. Cette structure de spécialisation correspond aux exigences de
« l'efficacité statique » car elle permet de maximiser les gains de l'échange, étant donné les
niveaux de productivité courants suivant les pays et les secteurs. Mais elle ne tient pas compte
de « l'efficacité dynamique », c'est à dire de l'effet des externalités d'apprentissage sur la
croissance à long terme. Une fois le pays spécialisé dans le secteur à faibles externalités,
celui-ci progressera à un rythme plus faible que ses partenaires. Par ailleurs, il accumulera du
savoir-faire dans le mauvais secteur, tandis que les pays spécialisés dans le bon secteur
renforceront leur avantage dans ce domaine. Ainsi, la structure initiale des avantages
comparatifs se renforce au cours du temps, rendant plus difficile une reconversion du pays
dans le bon secteur : les effets d'apprentissage rendent chaque pays plus productif dans les
biens dans lesquels il s'est déjà spécialisé.
Pour remédier à ce problème, une politique de fermeture des frontières et/ou de
subventions au secteur à fortes externalités d'apprentissage peut être envisagée. Elle incite les
agents à prendre en compte les effets d'apprentissage et à investir dans le bon secteur. Par
ailleurs, elle ne peut être que temporaire. En effet, une fois un avantage comparatif acquis
dans le bon secteur, le pays peut simplement ouvrir ses frontières et profiter de l'excédent de
croissance permis par sa spécialisation, tout en laissant son avantage comparatif se renforcer.
Cet argument semble donc valider les politiques protectionnistes que l'on observe
souvent et qui n'ont jamais manqué d'avocats. Cependant, cette prescription se heurte à un
certain nombre de problèmes. Premièrement, il n'est pas toujours facile pour l'Etat d'identifier
les secteurs aux forts effets d'apprentissage. Il n'y a pas de raison de penser que les secteurs où
ces effets sont les plus forts sont ceux que l'on protège et que l'on considère traditionnellement
comme « high-tech ». Deuxièmement, l'effet de la demande peut inverser les conclusions. Si
la demande pour le bien que l'on produit dépend peu du prix - ce qui signifie que ce bien est
complémentaire des autres biens - alors un excès de croissance conduit à une forte baisse du
prix relatif du bien produit par le pays (en d'autres termes une détérioration des termes de
l'échange), de sorte que même si le pays croît plus, en termes de quantité produite, que
l'étranger, il croît moins en termes de P.I.B. et de richesse. Dans ce cas de figure, il faut se
spécialiser dans le bien à faibles effets d'apprentissage, ce qui permet de bénéficier de la
hausse de son prix relatif. Troisièmement, ce raisonnement ignore le problème de la
coordination des politiques économiques. Tous les pays auront intérêt à se spécialiser dans le
bien à effets externes importants, ce qui annule les gains d'un pays donné en termes de
renforcement de l'avantage comparatif initial. Enfin, ce raisonnement ne tient pas compte de
la réalité politique de la protection : ce sont bien souvent les secteurs en déclin et ceux qui
bénéficient de lobbies bien organisés qui en profitent, indépendamment de leur technologie et
des externalités qu'ils engendrent.
Si certaines théories peuvent valider des politiques protectionnistes, d'autres au
contraire soutiennent sans équivoque le libre-échange. Ainsi, G. Grossman et E. Helpman
[1990] (après R. Vernon [ 1966]) ont montré que le commerce international a un effet positif
sur la croissance mondiale, car il permet aux pays développés de consacrer plus de ressources
à l'innovation et à la recherche et développement. Ces ressources sont libérées par la
délocalisation des industries mûres dans les pays en voie de développement. Les pays riches
pouvant importer des produits des pays pauvres, ils se spécialisent dans une gamme de
produits plus étroite, ce qui libère des ressources pour la recherche et développement. Celle-ci
permet la création de nouveaux biens qui sont produits dans les pays riches jusqu'à ce qu'ils
soient imités dans les pays pauvres. Ainsi, l'imitation technologique des pays riches par les
pays pauvres ne nuit pas aux premiers, même si elle y raccourcit le cycle du produit et
requiert plus de réallocation d'emploi. L'économie mondiale croît plus vite parce que,
globalement, elle consacre plus d'efforts à la recherche et développement qu'en l'absence de
commerce international.
Fluctuations conjoncturelles et croissance
Un aspect important de la recherche récente sur la croissance économique est
l'interaction entre progrès technique et fluctuations macroéconomiques. Les deux phénomènes
étaient, en effet, étudiés séparément par les économistes; ceux qui s'intéressaient à la
croissance faisaient abstraction des déséquilibres de court terme, tandis que les théoriciens des
fluctuations postulaient l'existence d'un niveau « naturel » de production exogène et
indépendant des fluctuations et de la politique économique. Les théories récentes de la
croissance ouvrent la possibilité d'un impact des fluctuations conjoncturelles sur la
productivité à long terme. Cette direction de recherche remonte au moins à Schumpeter pour
qui croissance et fluctuations n'étaient que le résultat d'un même processus de renouvellement
constant de l'économie par lequel les nouvelles industries se substituaient aux anciennes par le
moyen de la concurrence que se livrent les entrepreneurs. Pour Schumpeter, les récessions
n'étaient donc que des périodes d'intense réorganisation de l'activité économique, qui portaient
le germe des expansions suivantes et de gains permanents de productivité.
Sur le plan théorique, la recherche récente s'est appliquée à mettre en lumière certains
mécanismes d'interaction entre fluctuations et croissance. Certains de ces mécanismes
corroborent les intuitions schumpéteriennes, d'autres prédisent au contraire un impact négatif
des fluctuations sur la productivité à long terme. P. Aghion et P. Howitt [1992] furent les
premiers à formaliser le processus schumpéterien de création destructrice. R.E. Hall, J. Gali et
M. Hammour, P. Aghion et G. Saint-Paul [1991] ont mis en lumière un mécanisme dit de «
coût d'opportunité » qui incite les entreprises à mettre à profit les périodes de récession pour
restructurer leur activité et mettre en oeuvre, voire expérimenter, des technologies nouvelles.
Le mécanisme repose sur l'idée que les entreprises disposent de ressources fixes qu'elles
allouent à des usages alternatifs. Ainsi, l'entreprise peut utiliser ses ressources, soit pour la
production courante, soit pour des activités telles que restructuration, formation, etc., qui ne
contribuent pas à la production courante, mais augmentent la productivité future de
l'entreprise. Lorsque la demande est temporairement faible, il est relativement peu coûteux
d'utiliser les ressources de l'entreprise pour ces dernières activités plutôt que pour les activités
de production.
Il importe de noter que cet effet positif des récessions est d'autant plus fort que cellesci sont perçues par les entreprises comme temporaires, c'est-à-dire que l'on anticipe de
pouvoir bénéficier des investissements en productivité lors des expansions futures. On montre
qu'une chute permanente de l'activité aurait, contrairement à une récession temporaire, un
effet nul ou négatif sur la productivité à long terme.
Outre le mécanisme de coût d'opportunité, les récessions peuvent contribuer à la
restructuration à travers un mécanisme plus simple de discipline où la menace de disparition
pousse les entreprises à améliorer leur productivité.
D'autres mécanismes ont été étudiés par Harris Dellas [1992, 1993] dans une série
d'articles. Dellas a étudié l'effet des fluctuations macroéconomiques sur l'acquisition de
qualifications par les individus. Il montre que sous des conditions plausibles, les récessions
peuvent avoir un effet positif sur la productivité à travers leur impact sur les qualifications.
- Le premier mécanisme proposé par Dellas est le suivant : il note tout d'abord que les
travailleurs moins qualifiés sont plus vulnérables aux récessions que les travailleurs
qualifiés. Il est empiriquement exact, en effet, que le taux de chômage des non
qualifiés est plus sensible au cycle que celui des qualifiés. L'acquisition d'une
qualification est un moyen de s'assurer, en quelque sorte, contre ces fluctuations.
Dellas montre alors qu'une plus grande volatilité des fluctuations incite un plus grand
nombre d'agents à acquérir des qualifications, ayant ainsi un impact positif sur la
productivité globale de l'économie.
- Le second mécanisme est fondé sur l'idée que l'allocation des individus aux emplois
s'effectue selon un processus de sélection évolutif, et que ce processus est plus efficace
en récession qu'en expansion. Parce que la lutte pour la vie est plus âpre dans un
environnement hostile, on est plus incité à choisir l'activité pour laquelle on est le plus
doué. Dellas prend l'exemple simple d'une île peuplée d'indigènes dont certains sont
plus doués pour la chasse et d'autres pour la pêche. Si le poisson et le gibier sont
abondants, il est plus difficile de savoir ce pour quoi l'on est vraiment doué parce que
l'on réussit bien dans les deux activités. Au contraire, la rareté du poisson et du gibier
favorise les meilleurs pêcheurs et chasseurs, de sorte qu'un piètre chasseur se trouvera
bredouille et devra se reconvertir dans la pêche pour laquelle il est plus doué. Ainsi, un
environnement économique trop favorable peut mener les individus à de mauvais
choix éducatifs et les entreprises à investir dans des métiers pour lesquels elles ne sont
pas faites.
Si l'argument est séduisant, il peut aisément être renversé. On peut en effet tout aussi
bien penser qu'une conjoncture trop défavorable est également néfaste pour le processus de
sélection. Comment un jeune, par exemple, peut-il choisir un métier lorsque « tout est bouché
» ? Comment une entreprise peut-elle savoir où investir lorsque demande et profitabilité sont
faibles dans tous les secteurs ? En fin de compte, cet argument darwinien conduit à préférer
des conjonctures intermédiaires où l'activité n'est ni trop faible ni trop élevée. Il conduit alors
à penser que les fluctuations sont néfastes à la croissance.
Il n'est donc pas moins aisé d'énumérer des mécanismes qui engendrent un impact
négatif des récessions sur la productivité. L'un des plus simples est l'apprentissage (ou «
learning by doing ») : dans la mesure où les gains de productivité sont un sous-produit de
l'activité économique, celle-ci a nécessairement un impact favorable sur la croissance.
Il incombe donc aux études empiriques de déterminer l'importance de ces
phénomènes. Dans la mesure où ceux-ci ne sont pas mutuellement exclusifs et où leur
importance diffère suivant les environnements, les secteurs, voire les entreprises, il n'est pas
facile, ni peut-être même pertinent, d'évaluer leur impact global sur le comportement de
l'économie. Cependant, de nombreuses études empiriques corroborent l'idée que les récessions
peuvent avoir un impact positif sur la productivité. Bean [1989], Gali et Hammour [1991] et
Saint-Paul [1993] trouvent ainsi qu'un choc négatif de demande augmente la productivité à
long terme. Nickell, Wadhwani et Wall [1993] montrent que les entreprises fortement
endettées ont une croissance de productivité plus élevée que les autres, en accord avec les
effets de discipline. Malley et Muscatelli [1996], utilisant des données sectorielles
américaines, trouvent un effet positif des récessions à long terme dans la quasi totalité des
secteurs.
Progrès technique, ajustement et emploi
Nous venons de discuter l'effet des fluctuations sur la croissance. Il est naturel
d'étudier le problème inverse : quel est l'effet du progrès technique sur les fluctuations, et en
particulier sur l'emploi ?
De tous temps le progrès technique a été victime de la conception populaire selon
laquelle il détruit des emplois. L'histoire du progrès technique est aussi celle des travailleurs
qui l'ont combattu. Heargraves, l'un des inventeurs du métier à tisser à la fin du dix-huitième
siècle, se retrouva encerclé par les ouvriers du textile qui détruisirent sa maison. Au début du
dix-neuvième siècle, canuts en France et luddites en Angleterre, ont combattu le progrès
technique pour protéger leurs emplois.
Pourtant, grâce au progrès technique, le produit intérieur brut a été multiplié par dix en
une centaine d'années et le niveau de vie a augmenté dans des proportions équivalentes.
Si les tenants de l'idée d'après laquelle le progrès technique crée du chômage avaient
raison, nous serions tous au chômage ! S'ils avaient imposé leurs vues aux gouvernements,
nous serions dix fois plus pauvres.
Comment réconcilier la perception que le progrès technique détruit des emplois, avec
l'observation qu'à long terme, il est créateur de richesse ?
Pour Aghion et Howitt [1994], le progrès technique détruit des emplois parce que les
qualifications des travailleurs existants sont inadaptées. Ils doivent donc être remplacés par
des employés formés aux nouvelles technologies. Ainsi, un progrès technique plus fort
s'apparente simplement à un flux plus élevé de destruction d'emploi, toute entreprise frappée
par des gains de productivité devant remplacer ses employés par de nouveaux. Il en résulte un
taux de chômage plus élevé qu'en l'absence de progrès technique.
Cette interprétation est séduisante et rend compte d'une partie de la réalité. Mais elle se
heurte à un certain nombre de problèmes. D'une part, elle est incompatible avec les nombreux
épisodes d'opposition au progrès technique que l'on tente d'expliquer. Les canuts, les luddites
ne s'opposaient pas au progrès technique parce qu'ils se sentaient incapables de maîtriser les
technologies nouvelles : de fait, la plupart de ces inventions simplifiaient grandement les
tâches à effectuer et requéraient moins de qualifications que les technologies précédentes. De
même, de nos jours, ce n'est pas l'incapacité des dactylos à manier le traitement de texte qui
détruit leurs emplois mais le simple fait qu'il les rend inutiles. D'autre part, cette interprétation
n'explique pas pourquoi les employés externes à l'entreprise seraient plus qualifiés que les
employés de l'entreprise. Si une innovation dans un secteur requiert l'acquisition de
qualifications nouvelles, ce sont sans doute les employés de ce secteur qui sont les mieux
placés pour cela. Les entreprises, anticipant le changement technologique, ont intérêt à
adapter leur main d'oeuvre existante plutôt que de les licencier et de se livrer à une recherche
coûteuse de main-d'oeuvre maîtrisant déjà la technologie. Il en va différemment dans le cas
d'une innovation requérant une plus grande quantité d'un type de main d'oeuvre déjà existant
(par exemple les qualifiés). Mais dans ce cas, l'innovation ne devrait pas nécessairement
engendrer un taux de chômage plus fort : le chômage de certaines catégories de travailleurs
(disons les non-qualifiés) devrait augmenter, tandis que celui des qualifiés diminue.
Cohen et Saint-Paul [1994] étudient le rôle des complémentarités entre produits pour
expliquer l'effet du progrès technique sur la destruction d'emplois. L'argument est le suivant :
le progrès technique permet de faire « autant avec moins » mais aussi « plus avec autant ». Si
tous les secteurs de l'économie étaient affectés par le même taux de progrès technique,
l'économie ferait « plus avec autant » et non « autant avec moins ». C'est bien ce qu'on
observe sur longue période puisque comme on vient de le voir, on a fait dix fois plus avec
autant et non autant avec dix fois moins.
Considérons une « économie » peuplée de douze travailleurs. Six d'entre eux
fabriquent des écrous et les six autres des vis. Chaque vis n'est utilisable qu'avec un écrou.
Chaque employé produit dix vis ou écrous. L'économie produit donc soixante vis et soixante
écrous. Si la productivité double dans chacun des secteurs, cette économie produira
simplement cent vingt vis et cent vingt écrous. L'emploi n'est pas affecté et le niveau de vie a
doublé.
Malheureusement, le progrès technique est rarement symétrique et affecte certains
secteurs plus que d'autres. En général, les secteurs affectés par le progrès technique ne
pourront écouler leur surplus de production. Ils devront réduire leur emploi (i.e parfois
licencier). Un doublement de la productivité dans le secteur automobile ne conduirait pas à un
doublement de la production d'automobiles : le marché n'est pas prêt à absorber cette quantité.
Le prix des automobiles devrait baisser, ce qui conduirait à une augmentation de la production
d'automobile inférieure à un doublement, et une baisse de l'emploi dans ce secteur.
Pour en revenir à notre économie fictive, supposons que la productivité double dans le
secteur des vis seulement. A six employés dans chaque secteur, l'économie produit cent vingt
vis pour soixante écrous. Il y a trop de vis et pas assez d'écrous. Le prix des vis baisse, celui
des écrous monte. Le secteur des vis licencie mais celui des écrous embauche. La main
d'oeuvre se déplace d'un secteur vers l'autre. A l'équilibre, le secteur des vis emploie quatre
salariés et produit quatre-vingts vis, le secteur des écrous en emploie huit et produit quatrevingts écrous. Le bien-être s'est accru de 33 %.
Le progrès technique asymétrique détruit des emplois dans le secteur où il s'applique,
mais, à long terme, il en crée dans d'autres. On peut donc s'attendre à ce que, si ces
destructions d'emplois créent du chômage, il ne s'agisse là que d'un phénomène transitoire.
Une fois que les autres secteurs ont absorbé l'excédent de main d'oeuvre, l'économie s'est
enrichie et le plein-emploi est rétabli.
La transition sera plus ou moins douloureuse suivant que (i) le marché du travail
fonctionne plus ou moins bien (flexibilité, mobilité, « insiders »...) et que (ii) le choc initial est
plus ou moins fort. En principe, la transition pourrait se faire sans aucun chômage. En effet,
les ouvriers du secteur des vis pourraient quitter leurs emplois non parce qu'ils sont licenciés,
mais parce qu'ils trouvent du travail instantanément dans le secteur des écrous qui, en plein
boom, offre des salaires plus élevés. En pratique cependant, la destruction d'emploi est un
processus qui peut se faire de façon massive et brutale, contrairement à la création d'emploi
qui est un processus beaucoup plus lent. Une période transitoire de chômage semble donc
inévitable.
Dans cet article, nous nous sommes demandés dans quelle mesure les nouvelles
théories de la croissance permettent de répondre à des interrogations traditionnelles de
politique économique telles que le rôle de la politique industrielle, du progrès technique et du
commerce international. Nous avons vu que ces nouvelles théories, par la part qu'elles
accordent aux déficiences du marché, offrent parfois des fondements de principe à
l'intervention publique, et que les effets potentiels d'une telle intervention sont
quantitativement importants. Cependant, utiliser ces théories comme justification d'un plus
grand interventionnisme étatique attribue à l'Etat, d'une part une compétence (reconnaître les
secteurs les plus générateurs d'externalités technologiques), d'autre part une motivation,
(accroître le bien-être social). Or, la politique industrielle relève plus souvent de critères
politiques que de l'analyse coûts-bénéfices, et l'Etat n'est certainement pas l'acteur le mieux
placé pour reconnaître les secteurs qui, d'après les nouvelles théories, devraient être
subventionnés.
Qu'y a-t-il alors à retenir, pour le décideur public, de ces dix années de recherche
turbulente sur la croissance ? Bien qu'une intervention fine du type politique industrielle
risque d'être stérile, voire perverse, les études empiriques suggèrent un rôle important de l'Etat
dans le processus de croissance : fournir un niveau adéquat d'infrastructures publiques et
d'éducation, et garantir la stabilité politique et les droits de propriété. C'est, en somme, ce que
prescrivait Adam Smith il y a deux cents ans dans le livre V de Richesse des Nations.
Notes
1. On s'intéresse ici à la croissance par tête, et l'on fait abstraction de la partie de la
croissance économique due à la croissance démographique.
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