Trace d’Apprentissage N° 5 Juillet 2010 e Stage ambulatoire de niveau 1 PARIS 10 arrondissement (3e semestre) Tuteur : Pr M.NOUGAIREDE VULNERABILITE ET CHARLATANISME Compétences illustrées : - 6 : Assurer la continuité des soins pour tous les sujets 2 : Communiquer de façon efficiente avec le patient et/ou son entourage 4: Éduquer le sujet à la gestion de sa santé et de sa maladie 1- Histoire de la maladie : Mme T., la soixantaine, consulte hors des heures conventionnelles du cabinet au sujet de sa fille (mon praticien suit la famille régulièrement), qui aurait donné son accord pour discuter de son dossier. Mme R . 30 ans, est une jeune femme célibataire, comédienne et auteur de pièces de théâtre, que nous avons suivi notamment pour dépression suite au décès de son père alors qu’elle était adolescente. On note dans les précédentes consultations des épisodes de malaises à répétition plutôt atypiques, avec un avis cardiologique n’y retrouvant pas d’organicité, entremêlés de crises de spasmophilie. Ses antécédents médicaux sont surtout marqués par des troubles du comportement alimentaires contemporains de sa dépression réactionnelle, avec une prise de poids de 50 kg à l’âge de 18 ans (soit 107kg pour 1m64). Sa mère nous confie qu’elle « restait sur le canapé à engloutir des pizzas ». Puis, une phase anorexique a suivi cette prise de poids, où avec l’aide de coupes faims elle parvient à un poids de 54kg. Cette patiente travaille beaucoup, a un rythme désorganisé, voyage de pays en pays, a des fréquentations diverses et variées. Elle est actuellement en Angleterre, et pour cette raison ne peut venir en consultation. Elle a repris un poids normal (autour de 64 kg). Le motif de la demande, ce jour, est de faire le point sur son état nutritionnel, inquiétée par divers symptômes récents (palpitations, diarrhées,…). Sa mère nous confie qu’on a découvert à sa fille une intolérance au gluten et un trouble pancréatique, et dépose sur le bureau un dossier énorme, (nous affirmant que « ce n’est plus possible ») contenant des lettres et des bilans inattendus : On y retrouve diverses consultations chez des médecins multi diplômés de Paris (d’organismes inconnus), une notice de régime « diététique hypotoxique de désintoxication » très restrictif envoyée par mail, des bilans sanguins improbables (bilan de « protéomique fonctionnelle », dosages des acides gras, magnesémie, calcitonine) faits en Belgique et en Allemagne, des ordonnances de compléments alimentaires et une facture qui traine (300 euros de compléments alimentaires). Son intolérance au gluten était déclarée parmi tant d’autres, son trouble pancréatique ne semblait fondé que sur la prescription empirique d’un complément appelé « Pancréatop° » ou un nom semblable. La plupart des mails et intitulés de régimes étaient ponctués de phrases encourageantes telles que : « Que dieu vous apporte Santé Paix et Amour », « S’occuper de Soi pour guérir », ou encore « S’occuper de soi pour être svelte, dynamique et plein d’avenir ». Interloqués devant tant de documents, nous évoquons avec la mère l’inutilité et la dangerosité de tels régimes, l’absence de fondement scientifique et de validation des ces pratiques. Elle semble nous faire confiance. Nous convenons d’appeler la fille qui nous demande ce qu’elle doit manger, ce régime étant inefficace sur ses troubles. Nous lui conseillons de reprendre une alimentation normale, et nous l’adressons avec son accord à une consultation de médecine interne pour faire le point sur d’éventuelles carences. Plus tard nous recevons la lettre de l’interniste qui se veut rassurante, un bilan hormonal a été prescrit à la recherche d’une organicité mais il ne semble pas exister de carence secondaire. Il conseillera une prise en charge psychiatrique secondaire. 2- Questions soulevées par cette consultation A-t-on « communiqué de façon efficiente avec le patient et/ou son entourage ? » Découvrir de tels éléments médicaux et moraux en l’absence du patient concerné, face à sa mère, a été déroutant. En en discutant avec mon praticien, nous n’aurions pas le droit de réaliser cette consultation, mais 2 choses nous l’ont autorisé : L’accord et le coup de fil de la patiente, le suivi régulier de celle-ci au cabinet et de la famille en général. Toutefois, un probable trouble relationnel familial peut s’inscrire dans ce tableau d’anorexie mentale et de vulnérabilité psychologique : Il aurait été forcément plus adapté de pouvoir en discuter avec la personne concernée. Faire participer la mère aux soins de sa fille, l’intégrer dans la filière de soins n’est peut-être pas une judicieuse idée dans le sens ou elle y est peutêtre pour quelque chose dans l’instauration des troubles. Mais pouvait-on refuser cette consultation ? Par ailleurs, il est pénible de constater tant d’éléments de mal-être qui n’ont pas suffisamment alarmé sur les dérives sectaires de cette jeune femme, pourtant suivie au cabinet. Est-ce un échec de prévention ou de suivi ? (une consultation précédente par le remplaçant avait mentionné ces documents). Peut-on intervenir dans les choix du patient pour sa vie morale? Notre intervention n’est en effet légitime qu’à l’occasion d’un problème de santé secondaire… Enfin nous avons veillé à ne pas prononcer les mots « secte », « charlatans » ou « imposture » pour ne pas braquer la mère et éviter toute insulte, un interrogatoire plus accusateur aurait pu faire fuir tant la mère que la fille. L’heure était plutôt au soutien dans ce contexte de détresse psychologique. A-t-on « assuré la continuité des soins » correctement ? En ré adressant à un spécialiste de médecine interne, nous avons affirmé le caractère organique des troubles (même si nous pensions bien que le fond du problème était psychologique), pour respecter la demande du patient. (Le motif initial était, rappelons-le, des nausées/diarrhées/malaises). Le recours au spécialiste était-il nécessaire ? Pour ma part, je pense que cette intervention était davantage symbolique et avait pour but de récupérer la confiance du patient. En effet, la femme avait déjà consulté au cabinet, elle avait eu droit a des explorations cardiologiques, etc… qui n’ont pas suffi, et elle s’est peut-être tournée vers ce genre d’organisme secondairement, par détresse. La lettre du spécialiste m’a rassurée non pas par les aspects cliniques positifs mais plus par le fait que la patiente s’était déplacée, avait participé à la consultation. J’ai eu le sentiment qu’on l’avait « remise dans le droit chemin ». Le hiatus entre le suivi régulier (avec troubles psychosomatiques) et la consultation dévoilant le recours à des thérapeutiques parallèles m'a semblé un échec de « continuité de soins », dans le sens ou nous avons « perdu » la patiente à un moment de sa vie ou elle présentait une demande. 3- Recherche Bibliographique Quelle attitude adopter face à une jeune patiente présentant des troubles du comportement alimentaire? Principes psychopathologiques Cette patiente présentait une boulimie ou une hyperphagie probablement réactionnelle au décès de son père (deuil pathologique) , avec obésité, puis a évolué vers une forme mixte anorexique-boulimique. Il s'agit d'un trouble à composante addictive, débutant en moyenne vers 18 à 20 ans, touchant préférentiellement les filles des pays développés. 70% des patientes gardent un poids normal, ce qui rend le diagnostic encore plus difficile, avec éventuellement recours aux vomissements provoqués ou aux laxatifs. Les explications psychologiques sont nombreuses... la peur de grossir, une dépendance exagérée aux parents en font partie. On retrouve fréquemment une anxiété, une dépression, une honte très importante avec actes réalisés « en cachette » et par conséquent le diagnostic n'est pas si évident. Ce trouble peut se chroniciser, avec une morbidité psychosociale associée. Contrairement à l'anorexie, la boulimie ne nécessite pas forcément une hospitalisation en l'absence de complication somatique. Les bases du traitement sont la thérapie analytique, le travail familial, plus rarement on peut avoir recours à un traitement antidépresseur. Idéalement, le traitement doit être multidisciplinaire incluant des psychologues, ergothérapeutes, psychiatres… Evoquer le trouble : Il est difficile de savoir s’alerter en pratique clinique, suffisamment pour dépister le trouble de l’adolescent et en même temps sans s’alerter des conduites « normales » pour l’âge de préoccupation de l’image corporelle. Le DSM IV propose 5 critères qui ne sont pas tous faciles à introduire en consultation. (sentiment de perte de contrôle, comportements compensatoires, 2 fois par semaine pendant 3 mois, influence de l’estime de soi, crises non liées à une anorexie) Des recommandations pour la pratique clinique sur l’anorexie mentale sont en cours de travail depuis avril 2010 sur le site de l’HAS. La société canadienne de pédiatrie conseille : « En pratique clinique, il faut songer à un diagnostic de trouble de l’alimentation lorsque le patient adolescent adopte des pratiques malsaines de contrôle du poids ou se montre obsessif face à son alimentation, à son poids, à sa silhouette ou aux exercices physiques, et non seulement lorsqu’il correspond aux critères diagnostiques. On doit envisager la présence d’un trouble lorsque l’adolescent ne réussit pas à atteindre ou à conserver un poids, une taille, une constitution ou une étape de maturation sexuelle conformes à son sexe et à son âge. » Il existe toutefois des échelles d’évaluation : L’eating attitudes test (EAT), questionnaire à 40 et 26 items, de Garner et Garfinkel (1979, 1982). - The bulimia test (BULIT), mis au point en 1984 par Smith et Thelen et qui comporte 36 items. En pratique, ces tests semblent peu utilisés (en tous cas je n’ai même pas réussi à trouver le contenu de ces tests en cherchant sur internet.) - Définir un « seuil d’intervention » Dans le cas présent, le diagnostic était facilement fait devant une prise de 50kg suite à un événement familial. La détresse de la jeune fille a été prise en charge via une dépression qui est apparue plus tard. Nous aurions peut-être du en parler dès l’apparition des troubles (en fait je suppose que ca a été fait sans résultat), et adresser à un intervenant psychologue ou psychiatre plus tôt. Quelle attitude adopter face à un deuil pathologique en médecine générale? Les troubles du comportement alimentaire de cette patiente sont très probablement secondaires à un deuil pathologique. Le deuil est un traumatisme psychique intense et nécessite un travail qui doit se faire classiquement en moins d’un an, et se déroule en 3 phases : - L‘installation : choc émotionnel avec perturbations physiques (sommeil, alimentation) et psychiques - Le vécu douloureux : culpabilité, perte des intérêts - Le « retour à la vie » : Investissement d’autres « objets » Le deuil est dit pathologique quand apparaissent des troubles psychiatriques (dépression, anorexie, boulimie, épisodes maniaques…). Il faut savoir le prévenir en recherchant des facteurs de risque à savoir antécédents psychiatriques, deuils répétés ou contexte violent, difficile ou soudain. Le traitement est la psychothérapie, médicamenteux, etc… Chez cette patiente, aurait-on pu anticiper un deuil pathologique lors du décès de son père ? Ou s’arrête le rôle du médecin traitant ? Fallait-il déclarer les pratiques de tels organismes, pour éviter des récidives ? Selon l’article 39 du code de Santé Publique, « Les médecins ne peuvent proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire ou sans danger un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé. Toute pratique de charlatanisme est interdite. » D’un point de vue médical, il n’existe pas de sanction « pénale » au charlatanisme. Seuls existent selon le code pénal : - Le délit d’escroquerie (art 405). L’article du nouveau code pénal 313-2 ajoute des clauses de vulnérabilité pour majoration des peines à savoir « l’âge, la maladie, l’infirmité, la déficience physique ou psychique, ou l’état de grossesse » - L’exercice illégal de la médecine - Coups et Blessures : qui peut s’appliquer dans le cadre de « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements» en chirurgie ou en médecine. En revanche, la juridiction disciplinaire de l’Ordre des Médecins est claire sur plusieurs points et aboutit à une sanction disciplinaire. Toutefois, il est à noter qu’« un non médecin ne peut saisir directement l'instance disciplinaire par le dépôt d une plainte. il doit passer par le Conseil départemental de l'ordre qui transmet à l'échelon régional où siège la juridiction. » Il est donc plus simple de passer par le médecin qui constate l’infraction, avec dépôt de témoignage de la part du patient. L’ordre des médecins joue donc un rôle primordial dans ces affaires : Il a un rôle moral : rédiger et adapter le code de déontologie médicale et veiller à son application et à son respect, un rôle administratif : répertorie les médecins et leur qualification, avec notamment la surveillance des conditions d’exercice de la profession, et un rôle juridictionnel et consultatif. Nous avons appelé l’Ordre des Médecins : On distingue 2 cas de figure : - Le patient est d’accord pour déclarer ces pratiques : Il doit adresser dans ce cas une lettre au Conseil Départemental de l’Ordre en précisant le lieu d’exercice du médecin incriminé, une lettre du médecin traitant signée, ainsi que les éléments du dossier. - Le patient ne souhaite pas intervenir : Le médecin traitant a le droit de dénoncer ces pratiques dans le cadre de pratiques « dangereuses pour la santé» et écrit dans ce cas au Conseil National de l’Ordre des Médecins (bureau de santé publique) en joignant les documents nécessaires anonymisés. Dans le cas présent, il semble nécessaire de déclarer de telles pratiques mais elles semblent davantage dangereuses du fait de l’abus financier (compléments alimentaires) que par le risque sur la santé. Nous allons donc revoir la fille pour avoir son accord sur ce signalement. Il restera à vérifier sur le plan pénal si le « médecin multi-diplômé » n’exerce pas par ailleurs un exercice illégal de la médecine. La difficulté de preuve résidera aussi dans la pratique de certains dosages sanguins aberrants à l’étranger… Vulnérabilité et dérives sectaires La vulnérabilité de cette patiente est favorisée par ses troubles psychiques, et la recherche d’une « solution » propre au deuil l’a, je pense, fait adhérer à des thérapies douteuses, qui avaient l’avantage de proposer une solution tant à ses troubles organiques que psychiques. (Thèmes de pureté, de soins, de reconquête de soi) Les site gouvernemental de lutte contre les dérives sectaires (« Miviludes ») classe la santé comme un domaine à risque. Il décrit plusieurs méthodes employées dans le milieu : - Les méthodes psychologiques : se basant sur la culpabilité, l’angoisse et la revendication d’un « mieux-être » : La méthode HAMER : (médecin allemand interdit d’exercice depuis dans les années 80) : Toute maladie serait la résultante d’un choc psychologique et d’un conflit intérieur non résolu, attribuant les maladies somatique comme la résultante d’un conflit psychique et proposant des méthodes « douces » pour les traiter (homéopathie, alimentation sélective pour cancer du poumon), la « psycho phanie » (communication des esprits avec la main), les psychothérapies déviées (« thérapie du rêve éveillé ») - Les pratiques de prévention basées sur le développement personnel : Hygiénisme ou dogme du déséquilibre alimentaire (décès d’enfants privés de nourriture…)… - Les pratiques basées sur l’irrationnel (groupe spirituels autoproclamés) Un des moyens de lutter passe par la prévention, et ce site a été fait dans ce but. En conclusion Je trouve qu’il est difficile de savoir ou se placer par rapport à cette histoire : Notre rôle de prévention a été uniquement secondaire en détournant la patiente de cette organisation douteuse, mais celle-ci s’est probablement inspirée de ces méthodes par détresse et déception des thérapeutiques proposées par nous-mêmes. Connaissant depuis longtemps sa précarité psychologique, fallait-il chercher une organisation sous-jacente dès la constatation d’une alimentation orthorexique ? Doit-on détourner un patient de ses croyances profondes ? Au vu de cette expérience, je pense faire attention prochainement à mes patients « fragiles» : Proposer une meilleure écoute face à des symptômes que nous savons psychosomatiques, prendre le temps d’orienter et d’écouter ; Proposer une aide psychologique prend du temps et de la confiance, et inversement adresser au bout de 5 minutes de consultation quelqu’un à un psychiatre peut être ressenti comme une fuite ou comme si le soignant se dédouanait de l’aspect psychologique qui est pourtant souvent intriqué dans la perception des symptômes. Sources : www.info-sectes.ch (revue prescrire 1992) Ordre des médecins : http://www.conseil-national.medecin.fr/article/article-39-charlatanisme-263 www.prevensectes.com Mission Interministérielle de Lutte contre les Dérives Sectaires : www.miviludes.gouv.fr www.esculape.com Service de psychiatrie CHU d'Angers: www.med.univ-angers.fr « troubles du comportement alimentaire de l'enfant et de l'adolescent » Société canadienne de pédiatrie « les troubles de l'alimentation chez les adolescents: principes de diagnostic et de traitement » Paediatr Child Health 1998;3(3):193-6 http://www.cps.ca/francais/enonces/AM/am96-04.htm Et « les régimes à l’adolescence » de la même source : http://www.cps.ca/francais/enonces/AM/AH04-01.htm Bulletin de l’INPES « La santé de l’Homme » : http://www.inpes.sante.fr/SLH/articles/394/02.htm Université de Rouen : « Deuil normal et pathologique » www.univ-rouen.fr Université de Lille : « Conduites addictives et vulnérabilité » www.medecine.univ-lille2.fr Annexes: Des bilans pas comme les autres... ANNEXES