Un proton raconte... La vérité sur l'accélérateur de particules Au Centre européen pour la Recherche nucléaire, la plus grande expérience de physique jamais entreprise démarre pour tenter d'expliquer rien de moins que l'Univers Ce n'était qu'une promenade de santé, mais elle m'a valu les gros titres de la presse mondiale. Lorsque j'ai bouclé, en 58 minutes, mon premier tour du Large Hadron Collider, le «grand collisionneur de hadrons», des milliers de physiciens de tous pays m'ont fait une ovation. C'était le 10 septembre 2008, à 10h28, heure de Genève. Dans les salles de contrôle du Cern, le Centre européen pour la Recherche nucléaire, les bouchons de Champagne sautaient joyeusement. Outre-Atlantique, près de Chicago, des centaines de chercheurs de réputation internationale dansaient en pyjama dans les couloirs du Fermilab, le principal labo de physique des particules des Etats-Unis. Les physiciens sont de grands enfants, mais leur excitation m'a semblé quelque peu disproportionnée à la modestie de mon exploit : une heure pour parcourir les 26,659 kilomètres du tunnel circulaire du Cern, on ne pouvait même pas parler d'un galop d'essai. En vitesse de croisière, mes camarades et moi-même sommes censés accomplir ce tour 11000 fois par seconde, à une vitesse proche de celle de la lumière ! Excusez-moi, j'ai omis de me présenter. Je m'appelle Proton. Je suis l'un des principaux constituants du noyau atomique, avec mon cousin Neutron. Nous appartenons tous deux à la famille des «hadrons», mais Neutron n'a pas de charge électrique, ce qui le rend inutilisable pour les expériences du LHC. Pour en revenir à ce dernier, je comprends l'enthousiasme des scientifiques : l'instrument du Cern, construit à une centaine de mètres de profondeur sous le Jura et le lac Léman, à la frontière franco-suisse, n'est pas seulement le plus puissant accélérateur de particules au monde. C'est, toutes catégories confondues, la plus gigantesque machine jamais construite par l'homme. Sa consommation d'énergie est équivalente à celle du canton de Genève. Si l'on mettait bout à bout la totalité des filaments métalliques, sept fois plus fins que des cheveux, qui constituent les bobinages de ses 9 600 électro-aimants, on obtiendrait un fil d'une longueur supérieure à dix fois la distance Terre-Soleil ! Je continue ? Le projet a coûté près de 4 milliards d'euros et nécessité la participation de plus de 9 000 chercheurs, venus principalement des vingt Etats européens qui gèrent le Cern, mais aussi des Etats-Unis, d'Inde, du Japon, de Russie, d'Israël ou de Turquie. Le démarrage du LHC consacre le leadership européen sur la physique des particules, après une longue suprématie des Etats-Unis. Désormais, la «big science» se joue aussi sur le Vieux Continent. Une nouvelle donne que les Américains ont du mal à digérer, eux qui ont renoncé, en 1993, à construire le SSC, un équipement similaire à celui du Cern, jugé trop cher par le Congrès. Si le projet SSC avait abouti, souligne son ex-directeur Roy Schwitters, «les Etats-Unis seraient aujourd'hui les leaders du domaine plutôt que l'Europe». Déclin de l'empire américain ? N'exagérons rien. Le LHC est une entreprise mondiale. Avec 1000 chercheurs venus d'outreAtlantique, les Etats-Unis fournissent le plus gros contingent non européen. Et moi ? Que viens-je faire dans cette histoire ? Démocrite concevait l'atome comme le constituant ultime, indivisible, de la matière. La science contemporaine a découvert un monde subatomique. Elle a établi que l'atome possédait un noyau constitué de protons et de neutrons, eux-mêmes faits d'éléments plus petits. En combinant les données venues de la physique microscopique avec celles de l'astrophysique, les savants ont élaboré le «modèle standard du big-bang», qui raconte l'histoire cosmique en général et la mienne en particulier. Je suis vieux, très vieux. Je suis né il y a 13,7 milliards d'années, un centième de milliseconde après le big- bang. Résumons ma biographie. A l'instant zéro, je n'existe pas encore : toute la matière de l'Univers est concentrée en un point infiniment petit et dense; une minuscule fraction de seconde plus tard, le point explose, donnant naissance à une «soupe cosmique» qui brûle à 100 000 milliards de milliards de milliards de degrés. Les principaux ingrédients de cette soupe sont des quarks et des gluons, les premières particules élémentaires. Ils forment un «plasma», un mélange extrêmement chaud qui se refroidit tout en prenant du volume : l'Univers est en expansion rapide. Au bout d'un centième de milliseconde, il est devenu aussi vaste que le Système solaire. Sa température est tombée à mille milliards de degrés. A ce moment, les quarks et les gluons perdent leur liberté : ils s'assemblent pour former les protons et les neutrons. Ainsi, je suis moi-même fait de deux quarks «up» et d'un quark «down» (c'est l'inverse pour les neutrons) . Les quarks sont les briques de base de la matière, les gluons, son ciment. Tel est le Lego cosmique à partir duquel s'édifieront les atomes d'hydrogène, d'hélium, de carbone, de fer et de tous les éléments. En même temps, l'expansion et le refroidissement de l'Univers permettront la formation des étoiles et des galaxies. Voila pour les grandes lignes. Le modèle standard rend compte d'une grande partie des phénomènes physiques. Il explique la cohésion de noyaux atomiques, les phénomènes électromagnétiques et la radioactivité. Mais il laisse aussi des zones d'ombre. Il ne permet pas de comprendre pourquoi les objets ont une masse et sont sensibles à la gravitation. J'ai moimême une masse, petite à l'échelle humaine mais non négligeable : elle est approximativement égale à 1,672 milliardième de milliardième de milliardième de kilo ! D'où vient-elle ? La théorie préférée des scientifiques postule qu'en dehors des quarks et des gluons il existe une autre particule, le boson de Higgs, du nom du physicien britannique qui a le premier postulé son existence. Imaginez le boson de Higgs comme un champ de boue : si vous marchez dedans, vos pas sont ralentis, comme si vous étiez chargés d'un gros sac à dos. Si l'idée se vérifie, on pourrait espérer construire une «théorie de tout» qui expliquerait l'ensemble des phénomènes. Aussi certains n'ont-ils pas hésité à donner au fameux boson le surnom de «particule de Dieu» - ce que je trouve un peu exagéré. Reste à savoir si le boson de Higgs est un pur concept ou s'il correspond à une réalité. Le seul moyen de trancher, c'est de le mettre en évidence expérimentalement. Comment ? On ne peut pas observer les ultimes constituants de la matière, on ne peut que les détecter indirectement en cassant les particules déjà connues en objets plus petits. C'est là que j'entre en scène, et que ma vie risque de se compliquer. Dans les mois qui viennent, je serai engagé dans une «équipe» de 100 milliards de protons semblables à moi. Notre équipe sera incorporée à un faisceau qui assemblera 2 808 groupes analogues. Guidé par les champs électromagnétiques, le faisceau sera lancé dans le tunnel circulaire du LHC, ou plus précisément dans un des tunnels, car il y a en fait deux anneaux jumeaux. Mon faisceau tournera dans le sens des aiguilles d'une montre, en même temps qu'un faisceau identique tournera en sens inverse dans l'autre tunnel. Les deux faisceaux seront accélérés jusqu'à approcher la vitesse de la lumière. Quatre gigantesques détecteurs sont installés le long du double anneau, désignés par les acronymes Alice, Atlas, CMS et LHCb. Dans chacun de ces détecteurs, les faisceaux opposés se heurteront de plein fouet, comme deux trains lancés l'un contre l'autre. A cela près que, étant donné leur petite taille, le nombre de paires de protons qui entreront effectivement en collision restera limité. Mais à chaque fois, le choc sera violent : l'énergie des protons atteindra 7 milliards d'électrons- volts; cela correspond à sept fois l'énergie d'un moustique en vol, mais concentrée dans un volume mille milliards de fois plus petit que celui du moustique. A chaque collision, la température locale dépassera 100 000 fois celle qui règne au centre du Soleil et se rapprochera de celle du plasma de quarks et gluons des origines. Ces collisions, équivalentes à de microscopiques big-bang, seront assez rares, si l'on considère le nombre des protons en présence : pas plus de 600 millions par seconde. Je suppose que cela me laisse une chance d'en réchapper. Mais je me prépare à devenir un martyr de la science. Car, en cas de choc, mon gracieux édifice de quarks et de gluons sera pulvérisé en une gerbe de milliers de particules connues et inconnues. Leurs caractéristiques seront mesurées par les millions de capteurs des quatre grands détecteurs disposés le long du tunnel, générant un flux de données correspondant à une pile de 100 000 DVD par an ! Pour analyser cette énorme masse d'informations, de nombreux scientifiques venus de 38 pays travailleront jour et nuit sur chacun des quatre détecteurs : 1500 chercheurs pour Alice, 1900 pour Atlas, 2 000 pour CMS et MU sur LHCb. Si ça marche, la figure du boson de Higgs pourrait émerger de la jungle numérique d'ici à un ou deux ans. Le modèle standard serait alors confirmé et le Higgs accéderait au statut de brique ultime de la matière. Pour Karl Jakobs, responsable d'Atlas, ce serait «le pire scénario» : les physiciens n'auraient plus rien à faire ! Fort heureusement, il y a de grandes chances que la réalité se révèle plus complexe. Mais je ne suis pas sûr d'être encore là pour le raconter... Michel de Pracontal Le Nouvel Observateur