In memoriam MAURICE GROSS (1934

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In memoriam MAURICE GROSS (1934-2001)
Béatrice Lamiroy (KULeuven)
Maurice Gross est décédé à Paris le 8 décembre 2001 des suites d’un cancer, insoupçonné
jusqu’à peu avant sa mort.
Né à Sedan (il se disait volontiers Ardennais), Gross entre en Polytechnique en 1955 et
travaille d’abord comme ingénieur de l’Armement, affecté au Centre de Calcul du
Laboratoire Central: c’était en 1960, époque à laquelle on s’intéressait, pour raisons de
guerre froide, à Paris comme en Amérique, à la traduction automatique. Armé d’une
bourse de l’Unesco, Maurice Gross part en 1961 aux Etats-Unis, avide de découvrir une
discipline dont il ignorait, selon ses propres dires, jusqu’à l’existence, la linguistique. Au
MIT, il rencontre des gens comme E.Klima ou M.Halle, mais il va y suivre surtout les
cours de N. Chomsky, très connu déjà à l’époque grâce à la parution de Syntactic
Structures (1957). Revenu à Paris, Gross devient attaché au Centre d’Informatique du
CNRS où il rencontre une série de chercheurs qui à titres divers marqueront sa vie et sa
carrière: P. Schützenberger, biologiste mathématicien à qui il vouera une admiration sans
bornes, J.C. Gardin, archéologue qui dirigeait la section d’Automatique Documentaire
dont Gross héritera par la suite - ce sera le fameux LADL -, et enfin, A. Lentin,
mathématicien qui s’intéresse comme lui aux grammaires formelles. L’année 1964
signifiera un tournant dans la vie professionnelle de Maurice Gross: grâce aux contacts de
Schützenberger avec Z. Harris, Gross repart en Amérique, à l’Université de Pennsylvanie
cette fois-ci où il travaille pendant deux ans avec Harris, le maître à penser dont il se
réclamera toute sa vie. Il y entame ses premiers travaux sur la grammaire
transformationnelle du français, qui mèneront par la suite à sa thèse d’Etat et à un de ses
premiers ouvrages importants, la Syntaxe du verbe (1968). De retour en France, Gross
obtient un premier poste d’enseignant à Aix-en-Provence, où il fréquente J. Stefanini et
devient, dès que l’Université Expérimentale de Vincennes est créée en 1969, professeur à
Paris 8, en même temps que N. Ruwet. Il sera nommé ensuite à Paris 7 où il restera
jusqu’à son éméritat en 2001.
La carrière de M. Gross aura été à la fois une des plus originales et des plus marquantes
de la linguistique française du XXe siècle. Si le parcours de Gross est original, ne fût-ce
que par le fait d’avoir réussi à dominer le panorama linguistique en France sans être
linguiste de formation, il n’en est pas moins cohérent. En effet, sa formation de
scientifique “dur” explique sans doute les principes méthodologiques fondamentaux qui
caractérisent l’ensemble de ses travaux et sur lesquels il n’a jamais transigé: le respect
absolu des faits empiriques, l’obsession du recensement exhaustif des données,
l’observation minutieuse plutôt que la spéculation, l’exigence de la reproductibilité de
l’expérience, alliée à celle du traitement formel du langage. C’est à partir de cette attitude
foncièrement empiriste que Gross s’est attelé dès les années soixante à un type de travaux
sur le français qui allaient trancher avec ceux de ses contemporains, ne fût-ce que par
l’accumulation massive des données étudiées. La linguistique française dispose
désormais, grâce aux descriptions poussées entreprises par Gross et son équipe du LADL,
d’un classement raisonné, systématique, détaillé de la plupart des unités linguistiques du
français, allant du verbe au nom et de l’adjectif à l’adverbe: on ne connaît guère d’autre
langue, même parmi celles qui sont fort décrites comme l’anglais, dont les possibilités
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combinatoires ont été mises en carte comme le français. C’est à Maurice Gross que nous
le devons.
Mais on ne lui doit pas que cela. Derrière l’immense travail empirique que Gross a pu
achever pour le français se profile une théorie du langage qui apporte une réponse à une
des questions centrales de la linguistique générale, à savoir celles de l’interface entre la
syntaxe et le lexique d’une langue. La théorie du lexique-grammaire que Gross a
développée préconise dès le début, bien avant que les générativistes ne parlent du
principe de projection ou du critère thématique, une interdépendance systématique de
deux variantes linguistiques de nature à première vue totalement différentes, les règles
formelles de la grammaire et les entrées lexicales pourvues de sens. Les multiples thèses
que Gross a dirigées sur des langues autres que le français (sa propre thèse de 3e cycle
portait sur une comparaison du français avec l’anglais), allant des langues romanes ou
germaniques au grec, au coréen et à l’arabe, ont montré que les mêmes hypothèses
théoriques se vérifient lorsqu’on les soumet à des données typologiquement très diverses,
leur conférant par-là même d’autant plus de solidité conceptuelle.
Il existe toutefois un autre domaine encore dans lequel les travaux de Maurice Gross
resteront sans doute incontournables, celui de la linguistique informatique. Ingénieur de
formation et intéressé par la traduction automatique depuis le début, Gross aura contribué
à la réalisation, grâce au développement de plusieurs dictionnaires électroniques du
français et à l’élaboration d’automates à état fini, d’un système computationnel des plus
complets pour l’analyse automatique de grands corpus de textes français. C’est d’ailleurs
à partir de ces contributions à un domaine appliqué de la linguistique que Gross va ouvrir
à partir des années 80 de nouvelles brèches en linguistique théorique, en dévoilant des
domaines auxquels la tradition n’avait guère accordé d’importance et qui pourtant
s’avéreront d’un intérêt fondamental, notamment les expressions figées, les verbes
supports, le traitement des incises dans le discours ou encore, l’incroyable polysémie du
langage naturel. Rappelons seulement que le dernier article posthume de Maurice Gross,
paru dans le dernier numéro de la revue qu’il fonda, Linguisticae Investigationes,
s’intitule, sans plus, Ambiguités.
Si la carrière et la vie de beaucoup de linguistes qui ont eu la chance de le fréquenter
auront été marquées et enrichies par le contact avec Maurice Gross, c’est non seulement
parce que Gross était un très grand scientifique mais aussi parce que c’était un homme
extraordinairement doué qui avait d’immenses qualités humaines. Il alliait, dans sa
profession comme dans la vie, ce qui correspond sans doute aux qualités essentielles des
vrais esprits créatifs, la rigueur et l’imagination. Il était passionné par la langue mais par
beaucoup d’autres choses aussi. Très fin, très cultivé, il adorait voyager et était dévoré
d’une curiosité intellectuelle insatiable. Il avait le sens de l’humour et le sens de l’amitié.
Il était très généreux. Même si ses observations pouvaient être ponctuées de jugements
parfois sévères à l’égard de certaines situations ou de certains individus - il ne faisait pas
volontiers de concessions -, il avait en même temps une énorme ouverture d’esprit. Il
aimait ses étudiants et les jeunes en général, il aimait la vie. Grâce à sa personnalité, son
style, son charme aussi, les gens autour de lui, collègues, étudiants ou simplement amis se
sentaient un peu comme faisant partie d’un même clan. Maintenant qu’il nous a quittés,
nous ne regrettons pas seulement la mort d’un des plus grands linguistes français du XXe
siècle, mais aussi l’absence du membre fondateur d’une grande famille.
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