Soigner la mémoire

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Soigner la mémoire
Couper le cordon entre victime et perpétrateur
Decembre 1997
Hannes Siebert est directeur du Media Peace Centre.
Le parcours accompli par le prêtre anglican Michael Lapsley pour cicatriser les blessures de
l’apartheid a commencé il y a près d’une décennie le jour où il reçut une lettre piégée que lui
avaient adressée les services de la sûreté du régime sud-africain. Hannes Siebert s’est
récemment entretenu avec le Père Lapsley pour en savoir plus sur son cheminement
individuel et sur son dernier projet intitulé « Healing the Memory ».
Vous venez de lancer un projet nommé « Healing the Memory » et regroupant une série
d’ateliers ouverts aux survivants de violations des droits de l’homme. Qu’est-ce qui vous
a incité à lancer ce projet parallèlement à la Commission vérité et réconciliation ?
Lorsque je suis revenu en Afrique du Sud en 1992, j’ai été immédiatement frappé de voir
jusqu’à quel point l’apartheid avait traumatisé les Sud-africains de toutes origines, qu’ils en
aient été victimes, perpétrateurs, bénéficiaires ou simples observateurs. Par ailleurs, il est
rapidement devenu évident que les Sud-africains n’apparaîtraient pas tous devant la
Commission Vérité. Les personnes appelées à témoigner des violations des droits de
l’homme seraient vraisemblablement les victimes de sévices et de tortures. Je n’ai cessé de me
demander ce qu’il en était des histoires de tous les autres.
J’ai été également frappé par l’appel lancé par certains dignitaires de l’ancien régime
considérant que le temps était venu « de pardonner et d’oublier ». Pour ma part, j’étais
intimement convaincu qu’il n’était pas indispensable d’oublier mais de se souvenir. Pourtant,
j’étais également conscient des questions que soulève tout travail de remémoration. Etait-il
concevable de rouvrir des blessures à peine cicatrisées, de faire ressurgir des souvenirs
pénibles d’une mémoire encore endolorie ? Peu de temps après l’instauration de la CVR, une
organisation nommée Healers Response to the Truth Commission vit le jour. C’est au sein de
celle-ci que j’ai commencé à propager l’idée de mettre en œuvre, parallèlement au travail de
la commission, un processus qui permettrait à tous ceux qui le souhaitent de raconter leurs
histoires. Nous avons commencé à parler de l’importance d’une guérison des mémoires.
Les ateliers s’adressent-ils aux personnes qui ne témoigneront pas devant la commission,
à celles qui sont passées devant celle-ci ou ont l’intention de le faire ?
A toutes ces personnes. La Commission Vérité nous a donné, en tant que nation, cette
impulsion initiale qui devrait nous permettre d’affronter notre passé. A présent, nous avons
besoin d’un processus d’intégration beaucoup plus vaste. Nous soutenons que ces ateliers
permettront à leurs participants de franchir une étape dans le long cheminement vers la
guérison. Ce parcours difficile les aidera à passer successivement de la condition de victime à
celle de survivant, puis de héros.
Comment les ateliers fonctionnent-ils ?
Ces ateliers supposent la participation d’un groupe théâtral communautaire dont les membres
évoquent leurs vies dans la lutte. Les pièces de théâtre montées dans ce cadre aident les gens
à parler de leur passé et à gérer les émotions que la mémoire fait ressurgir. C’est ici que
commence le cheminement du cœur. Il ne s’agit pas d’un débat intellectuel sur le passé, mais
d’un processus qui met chacun au défi de se poser trois questions fondamentales : qu’ai-je
fait ? Qu’ai-je subi ? Que n’ai-je pas fait ?
Un autre exercice artistique auquel nous avons recours consiste à donner des crayons et des
feuilles de papier journal aux participants et à les inviter à exprimer par le dessein leur
expérience du conflit dans lequel ils ont été impliqués. Le dessein permet aux personnes
d'accéder à leur mémoire d'une toute autre manière que par la parole. Les participants
commencent également à comprendre les expériences vécues par les autres à travers leurs
desseins.
Le dernier jour de l’atelier, nous donnons aux participants une masse de terre glaise en les
invitant à créer des symboles d'espoir et d'avenir. Ensuite, ces symboles de glaise sont
présentés et explicités aux autres membres du groupe lors d’une cérémonie finale au cours de
laquelle nous tentons de rassembler les différents éléments. C’est une célébration qui opère
pratiquement comme une cérémonie de passage vers le futur. Dans un sens spirituel, c’est
une cérémonie liturgique.
Réuniriez-vous perpétrateurs et victimes dans un même atelier ?
Nous avons été confrontés à des situations dramatiques de cette nature. Pour les membres de
groupes opposés, entendre leurs témoignages individuels respectifs est une expérience
marquante. Mais, nous nous sommes également rendu à l’évidence que l’on ne peut tracer
une ligne de démarcation rectiligne entre victimes et perpétrateurs. Il arrive souvent qu’une
personne donnée soit à la fois victime et perpétrateur. Le fait qu’elle soit victime et qu'elle le
demeure pendant une majeure partie de son existence ne l’empêche pas pour autant de
perpétrer telle ou telle exaction. Situation classique : infliger à autrui ce que nous avons subi.
A travers ces témoignages d'espoir, de douleur, de joie, de colère et d'effroi, nous donnons la
possibilité aux participants de s’investir affectivement dans la compréhension de questions
liées à la paix, à la justice, à la réconciliation et à la guérison. C’est ainsi que se révèle
l'histoire des hommes. Elle devient universelle.
Comment soigne-t-on effectivement la mémoire ?
L’une des méthodes que nous employons pour guérir la mémoire réside dans son dévoilement
et dans son analyse. L’analogie avec le traitement des blessures envenimées s'impose. La
seule façon de soigner une blessure consiste à l’ouvrir et à la nettoyer en l’exposant à la
lumière du jour pour que le processus de cicatrisation puisse commencer. L’alternative
consiste à ensevelir la mémoire. Mais l’histoire ne comporte aucun exemple
d’ensevelissement réussi du passé par une société quelconque. Les exemples abondent de
sociétés hantées par un passé qu’elles ont vainement tenté d’enterrer. Il suffit de se pencher
sur l’histoire de l’esclavage ou sur la détention des Afrikaners dans les camps de
concentration britanniques. Ces profondes blessures de la mémoire ne se sont jamais
cicatrisées. Les gens qui continuent à se sentir victimes se muent à leur tour en agresseurs.
Pour cette génération, il est capital d'affronter le passé et de lutter contre ses démons pour ne
pas être rongés tôt ou tard par ceux-ci.
Nous devons changer d’attitude radicalement. Nous n’avons su répondre à la mort que par la
mort parce que notre société reposait sur les valeurs de mort et non sur les valeurs de vie.
Cet article est traduit et reproduit avec l’autorisation du Centre for Conflict Resolution,
copyright Hannes Siebert, Track Two, Decembre 1997, Centre for Conflict Resolution.
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