Bergson Le possible et le réel (fin du texte) Au fond des doctrines

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Bergson Le possible et le réel (fin du texte)
Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de
l'évolution il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l'idée que le
possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur
existence. Elles seraient ainsi représentables par avance : elles pourraient être pensées avant
d'être réalisées. Mais c'est l'inverse qui est la vérité. Si nous laissons de côté les systèmes clos,
soumis à des lois purement mathématiques, isolables parce que la durée ne mord pas sur eux,
si nous considérons l'ensemble de la réalité concrète ou tout simplement le monde de la vie, et
à plus forte raison celui de la conscience, nous trouvons qu'il y a plus, et non pas moins, dans
la possibilité de chacun des états successifs que dans leur réalité. Car le possible n'est que le
réel avec, en plus, un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé une fois qu'il s'est
produit. Mais c'est ce que nos habitudes intellectuelles nous empêchent d'apercevoir.
Au cours de la grande guerre, des journaux et des revues se détournaient parfois des
terribles inquiétudes du présent pour penser à ce qui se passerait plus tard, une fois la paix
rétablie. L'avenir de la littérature, en particulier, les préoccupait. On vint un jour me demander
comment je me le représentais. Je déclarai, un peu confus, que je ne me le représentais pas.
« N'apercevez-vous pas tout au moins, me dit-on, certaines directions possibles ? Admettons
qu'on ne puisse prévoir le détail ; vous avez du moins, vous philosophe, une idée de
l'ensemble. Comment concevez-vous, par exemple, la grande œuvre dramatique de
demain ? » Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis :
« Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais. » Je vis bien
qu'il concevait l'œuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux
possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philosophie,
avoir obtenu d'elle la clef de l'armoire. « Mais, lui dis-je, l'œuvre dont vous parlez n'est pas
encore possible. » – « Il faut pourtant bien qu'elle le soit, puisqu'elle se réalisera. » – « Non,
elle ne l'est pas. Je vous accorde, tout au plus, qu'elle l'aura été. » – « Qu'entendez-vous par
là ? » – « C'est bien simple. Qu'un homme de talent ou de génie surgisse, qu'il crée une
oeuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement
possible. Elle ne le serait pas, elle ne l'aurait pas été, si cet homme n'avait pas surgi. C'est
pourquoi je vous dis qu'elle aura été possible aujourd'hui, mais qu'elle ne l'est pas encore. » –
« C'est un peu fort ! Vous n'allez pas soutenir que l'avenir influe sur le présent, que le présent
introduit quelque chose dans le passé, que l'action remonte le cours du temps et vient
imprimer sa marque en arrière ? » – Cela dépend. Qu'on puisse insérer du réel dans le passé et
travailler ainsi à reculons dans le temps, je ne l'ai jamais prétendu. Mais qu'on y puisse loger
du possible, ou plutôt que le possible aille s'y loger lui-même à tout moment, cela n'est pas
douteux. Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se
réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps,
possible ; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été, et voilà
pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l'aura précédée une fois la
réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé : et comme nous
savons que l'avenir finira par être du présent, comme l'effet de mirage continue sans relâche à
se produire, nous nous disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain,
l'image de demain est déjà contenue quoique nous n'arrivions pas à la saisir. Là est
précisément l'illusion. C'est comme si l'on se figurait, en apercevant son image dans le miroir
devant lequel on est venu se placer, qu'on aurait pu la toucher si l'on était resté derrière. En
jugeant d'ailleurs ainsi que le possible ne présuppose pas le réel, on admet que la réalisation
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ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme
qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne
sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout le contraire, que le
possible implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque
le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en
arrière. L'idée, immanente à la plupart des philosophies et naturelle à l'esprit humain, de
possibles qui se réaliseraient par une acquisition d'existence, est donc illusion pure. Autant
vaudrait prétendre que l'homme en chair et en os provient de la matérialisation de son image
aperçue dans le miroir, sous prétexte qu'il y a dans cet homme réel tout ce qu'on trouve dans
cette image virtuelle avec, en plus, la solidité qui fait qu'on peut la toucher. Mais la vérité est
qu'il faut plus ici pour obtenir le virtuel que le réel, plus pour l'image de l'homme que pour
l'homme même, car l'image de l'homme ne se dessinera pas si l'on ne commence par se donner
l'homme, et il faudra de plus un miroir. »
C'est ce qu'oubliait mon interlocuteur quand il me questionnait sur le théâtre de demain.
Peut-être aussi jouait-il inconsciemment sur le sens du mot « possible ». Hamlet était sans
doute possible avant d'être réalisé, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle
insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n'est pas
impossible : et il va de soi que cette non-impossibilité d'une chose est la condition de sa
réalisation. Mais le possible ainsi entendu n'est à aucun degré du virtuel, de l'idéalement
préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas
de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout
négatif du terme « possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif.
Possibilité signifiait tout à l'heure « absence d'empêchement » ; vous en faites maintenant une
« préexistence sous forme d'idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c'était
un truisme de dire que la possibilité d'une chose précède sa réalité : vous entendiez
simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables 1. Mais, au
second sens, c'est une absurdité, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de
Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été,
par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d'abord que cet esprit
aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du
drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédécesseur de Shakespeare se trouve
penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura,
percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par conséquent le même point de l'espace et du
temps, avoir le même corps et la même âme : c'est Shakespeare lui-même.
Mais j'insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s'imposent quand il s'agit
d'une œuvre d'art. Je crois qu'on finira pas trouver évident que l'artiste crée du possible en
même temps que du réel quand il exécute son œuvre. D'où vient donc qu'on hésitera
probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n'est-il pas une œuvre d'art,
incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n'y a-t-il pas autant
d'absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l'avenir se dessine d'avance, que la possibilité
préexistait à la réalité ? Je veux bien, encore une fois, que les états futurs d'un système clos de
points matériels soient calculables, et par conséquent visibles dans son état présent. Mais, je le
répète, ce système est extrait ou abstrait d'un tout qui comprend, outre la matière inerte et
inorganisée, l'organisation. Prenez le monde concret et complet, avec la vie et la conscience
qu'il encadre ; considérez la nature entière, génératrice d'espèces nouvelles aux formes aussi
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Encore faut-il se demander dans certains cas si les obstacles ne sont pas devenus surmontables grâce à
l'action créatrice qui les a surmontés : l'action, imprévisible en elle-même, aurait alors créé la
« surmontabilité ». Avant elle, les obstacles étaient insurmontables, et, sans elle, ils le seraient restés.
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originales et aussi neuves que le dessin de n'importe quel artiste ; attachez-vous, dans ces
espèces, aux individus, plantes ou animaux, dont chacun a son caractère propre – j'allais dire
sa personnalité (car un brin d'herbe ne ressemble pas plus à un autre brin d'herbe qu'un
Raphaël à un Rembrandt) ; haussez-vous, par-dessus l'homme individuel, jusqu'aux sociétés
qui déroulent des actions et des situations comparables à celles de n'importe quel drame :
comment parler encore de possibles qui précéderaient leur propre réalisation ? Comment ne
pas voir que si l'événement s'explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements
antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes
circonstances, par des antécédents autrement choisis – que dis-je ? par les mêmes antécédents
autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus enfin par l'attention
rétrospective ? D'avant en arrière se poursuit un remodelage constant du passé par le présent,
de la cause par l'effet.
Nous ne le voyons pas, toujours pour la même raison, toujours en proie à la même
illusion, toujours parce que nous traitons comme du plus ce qui est du moins, comme du
moins ce qui est du plus. Remettons le possible à sa place : l'évolution devient tout autre
chose que la réalisation d'un programme : les portes de l'avenir s'ouvrent toutes grandes ; un
champ illimité s'offre à la liberté. Le tort des doctrines, – bien rares dans l'histoire de la
philosophie, – qui ont su faire une place à l'indétermination et à la liberté dans le monde, est
de n'avoir pas vu ce que leur affirmation impliquait. Quand elles parlaient d'indétermination,
de liberté, elles entendaient par indétermination une compétition entre des possibles, par
liberté un choix entre les possibles, – comme si la possibilité n'était pas créée par la liberté
même ! Comme si toute autre hypothèse, en posant une préexistence idéale du possible au
réel, ne réduisait pas le nouveau à n'être qu'un réarrangement d'éléments anciens ! comme si
elle ne devait pas être amenée ainsi, tôt ou tard, à le tenir pour calculable et prévisible ! En
acceptant le postulat de la théorie adverse, on introduisait l'ennemi dans la place. Il faut en
prendre son parti : c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel.
Mais la vérité est que la philosophie n'a jamais franchement admis cette création continue
d'imprévisible nouveauté. Les anciens y répugnaient déjà, parce que, plus ou moins
platoniciens, ils se figuraient que l'Être était donné une fois pour toutes, complet et parfait,
dans l'immuable système des Idées : le monde qui se déroule à nos yeux ne pouvait donc rien
y ajouter ; il n'était au contraire que diminution ou dégradation ; ses états successifs
mesureraient l'écart croissant ou décroissant entre ce qu'il est, ombre projetée dans le temps, et
ce qu'il devrait être, Idée assise dans l'éternité ; ils dessineraient les variations d'un déficit, la
forme changeante d'un vide. C'est le Temps qui aurait tout gâté. Les modernes se placent, il
est vrai, à un tout autre point de vue. Ils ne traitent plus le Temps comme un intrus,
perturbateur de l'éternité ; mais volontiers ils le réduiraient à une simple apparence. Le
temporel n'est alors que la forme confuse du rationnel. Ce qui est perçu par nous comme une
succession d'états est conçu par notre intelligence, une fois le brouillard tombé, comme un
système de relations. Le réel devient encore une fois l'éternel, avec cette seule différence que
c'est l'éternité des Lois en lesquelles les phénomènes se résolvent, au lieu d'être l'éternité des
Idées qui leur servent de modèle. Mais, dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire à
des théories. Tenons-nous-en aux faits. Le Temps est immédiatement donné. Cela nous suffit,
et, en attendant qu'on nous démontre son inexistence ou sa perversité, nous constaterons
simplement qu'il y a jaillissement effectif de nouveauté imprévisible.
La philosophie y gagnera de trouver quelque absolu dans le monde mouvant des
phénomènes. Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. Plus
joyeux, parce que la réalité qui s'invente sous nos yeux donnera à chacun de nous, sans cesse,
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certaines des satisfactions que l'art procure de loin en loin aux privilégiés de la fortune : elle
nous découvrira, par delà la fixité et la monotonie qu'y apercevaient d'abord nos sens
hypnotisés par la constance de nos besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante
originalité des choses. Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande œuvre de création
qui est à l'origine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons participer, créateurs de
nous-mêmes. Notre faculté d'agir, en se ressaisissant, s'intensifiera. Humiliés jusque-là dans
une attitude d'obéissance, esclaves de je ne sais quelles nécessités naturelles, nous nous
redresserons, maîtres associés à un plus grand Maître. Telle sera la conclusion de notre étude.
Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du
réel. Ce peut être une préparation à bien vivre.
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