Décryptage : Chypre, la course contre la montre est engagée Le sort de Chypre va se jouer d'ici la fin de la semaine. Faute d'accord d'ici lundi entre le gouvernement chypriote et ses bailleurs de fonds, la BCE pourrait couper le robinet à liquidités et plonger les banques du pays dans la faillite. Le temps presse. A nouveau, la zone euro est confrontée au retour de la tension. Risque systémique, « bank run », réunions d’urgence de la troïka etc. On se croirait revenus aux pires heures de la crise grecque. Cette fois, c’est l’île de Chypre qui menace de faire faillite. Le pays, qui a adopté la monnaie unique en 2008, ne pèse pourtant que 0,2% du PIB de la zone euro. Mais Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe, l’a assuré jeudi : la crise chypriote pose un « risque systémique ». Plombé par la défaillance de son système bancaire, le pays a besoin de 17 milliards d’euros. Bruxelles est prêt à verser 10 milliards. Pour le solde de 7 milliards à la charge de Nicosie, un plan initial envisagé au niveau européen prévoyait la taxation des dépôts bancaires. Tollé général ! La Russie s’en mêle par la voix de Vladimir Poutine. On estime en effet à plus de 20 milliards d’euros le montant des dépôts de ses compatriotes à Chypre. L’île méditerranéenne est devenue en quelques années un paradis fiscal très prisé des ressortissants russes. Or, le PIB annuel de Chypre, dont l’économie est exsangue, n’excède pas 17 milliards d’euros ! Le système bancaire chypriote est donc totalement surdimensionné par rapport à la taille de l’économie locale. Mais ces établissements financiers se sont avérés des colosses aux pieds d'argile, frappés de plein fouet par la restructuration de la dette grecque. Ultimatum de la BCE Mardi, le Parlement chypriote a rejeté le plan de sauvetage qui prévoyait de taxer les dépôts à 6,75% les dépôts de 20 000 à 100 000 euros et à 9,9% au-delà de 100 000 euros. Réaction inédite de la BCE qui lance un ultimatum au gouvernement chypriote et à ses créanciers. Si aucun accord n’est trouvé d’ici lundi, l’institution de Francfort n’hésitera pas à couper le robinet des liquidités aux banques du pays. Dans l’attente d’un plan B présenté par Chypre, la tension est à son comble alors que les banques restent fermées depuis samedi dernier et ne devraient pas rouvrir avant mardi prochain, accentuant l’impression de panique et les retraits d’argent des Chypriotes. Nicosie évoque la création d’un fonds d’investissement de solidarité pour éviter la faillite des banques mais les contours d’un nécessaire plan B ne sont pour l’heure pas connus. Une chose est sûre, le temps presse. A Nicosie, Bruxelles et Moscou, les négociations s’activent. Un accord de Chypre avec la Russie semble indispensable pour obtenir l’aide financière nécessaire. L’enjeu est d’éviter d’abandonner à leur sort les banques chypriotes. Dans ce cas, c’est Chypre qui ferait faillite et l’île pourrait être purement et simplement éjectée de la zone euro. Les Chypriotes craignent un effondrement du système bancaire de l'île: "Des rumeurs disent que la banque ne va plus jamais rouvrir. Je veux retirer autant de liquide que possible": Phaedon Vassiliades fait la queue devant un distributeur automatique à Nicosie, inquiet comme beaucoup de Chypriotes d'un effondrement du système bancaire. Sur l'île au bord de la faillite, les banques sont fermées et tous les virements sur internet impossibles depuis près d'une semaine, et ce au moins jusqu'à mardi. Les habitants défilent depuis samedi devant les distributeurs automatiques, mais les files d'attentes se sont particulièrement allongées jeudi devant ceux de la Popular Bank (Laiki en grec), les clients craignant une fermeture définitive de la deuxième banque de Chypre. La porte-parole de la Banque centrale chypriote, Aliki Stylianou, a cependant démenti cette éventualité jeudi après-midi. "J'ai près de 60.000 euros d'économies dans cette banque (...) Je ne sais pas si je vais jamais pouvoir les récupérer", précise M. Vassiliades, fonctionnaire à la retraite en fauteuil roulant rencontré par l'AFP sur la rue Ledra, une des artères les plus commerçantes de Nicosie. Derrière lui, des hommes et des femmes attendent nerveusement pour retirer eux aussi autant d'argent que possible, pendant que les touristes les prennent en photo. Des queues similaires se sont formées devant nombres d'autres distributeurs de cette banque dans toute la capitale chypriote. Beaucoup de clients redoutent une éventuelle fusion, évoquée mercredi dans les médias locaux, entre la Popular Bank et la Bank of Cyprus, la plus importante du pays, elle aussi menacée d'effondrement. "Cela fait des années que ces banquiers nous ont abandonnés. Il y a quelques années, j'ai investi dans des obligations de la banque, et elles aussi n'ont plus de valeur", dénonce Takis Photiades, un instituteur à la retraite, qui retire de l'argent. "Nous sommes maudits. C'en est fini de nos beaux jours", estime Neophytos Constantinides, employé dans une compagnie d'assurances. "la débâcle de Chypre" "La Laiki Bank sera la première à couler parce qu'elle a beaucoup d'argent russe et que l'UE veut frapper la Russie. Nous sommes pris en tenailles entre les deux", dénonce un autre épargnant, sous couvert d'anonymat. "L'Union européenne nous a laissés tomber. Il est temps de faire revenir la Russie pour donner une leçon à l'UE", lance alors un homme énervé qui refuse ensuite de parler à l'AFP. Le ministre chypriote des Finances, Michalis Sarris, est parti mardi en Russie chercher une solution de rechange au plan de sauvetage européen de 10 milliards d'euros conclu le 16 mars mais rejeté par le Parlement chypriote parce qu'il s'accompagnait d'une taxe inédite sur tous les dépôts bancaires. Mais les clients de la Popular Bank n'ont plus du tout confiance dans les efforts du gouvernement. "Chypre est en train de couler. Ils (l'UE et la communauté internationale) sont prêts à laisser Chypre couler", estime Gautam Kapoor, un Britannique travaillant pour une entreprise de métaux grecque. "Les marchés ont déjà pris en compte la débâcle de Chypre. Personne ne va plus jamais faire confiance à Chypre. Je veux juste retirer autant d'argent que possible puisque même les stations-essences et les magasins n'acceptent plus que de l'argent liquide", affirme-t-il, pragmatique. Photoulla Zantis, la gérante d'une station service voisine, confirme n'accepter que les espèces. "Je n'ai pas le choix. Je dois payer mon fournisseur de carburant en liquide, donc je n'accepte que du liquide", explique-t-elle à l'AFP. "Tout se fait en liquide maintenant. Dans la situation actuelle, seul un parieur accepterait des chèques", estime M. Vassiliades. L'interview de Marc Touati (ACDEFI): "Les dirigeants européens et le FMI ont pris une décision irresponsable" Dans l’affaire chypriote, les dirigeants européens et le FMI ont fait preuve d'irresponsabilité. Ils doivent rapidement trouver une autre solution s’alarme l'économiste Marc Touati, président du cabinet ACDEFI, qui publie « Le dictionnaire terrifiant de la dette » (éd. du Moment). La crise de la dette européenne connaît un nouveau développement avec le plan européen de taxer les dépôts bancaires à Chypre. Ce dispositif rejeté par le parlement chypriote suscite de nombreuses critiques. Fallait-il en passer par là ? Marc Touati : Non ! Les dirigeants européens et le FMI ont pris une décision irresponsable car cela créé un précédent. Le droit bancaire européen interdit de taxer unilatéralement les dépôts. Par ailleurs, le risque de « bank run » existe même si la décision est amendée au bout du compte. Des mouvements de retrait ont déjà eu lieu et accentuent des risques de faillite bancaire. Même si l’économie chypriote représente à peine 0,2% du PIB européen, des banques étrangères, grecques notamment, sont en première ligne. Cette décision est donc susceptible de provoquer de l’instabilité bancaire... C’est un jeu dangereux. Il faut trouver rapidement une autre solution... Certes mais la crise grecque a précipité la crise chypriote. On évoque des besoins de financement de 17 milliards d’euros, soit un montant proche du PIB de Chypre! L’urgence n’était-elle pas de prendre des mesures fortes, même si très impopulaires ? M.T : Mais en augmentant la pression fiscale via cette taxation des dépôts, cette mesure va aggraver la récession ! Or, l’île est en récession depuis son entrée dans la zone euro en 2008. Le taux de chômage atteint 15%. Par conséquent, ce plan Union européenne-FMI de 10 milliards d’euros risque de partir en fumée en quelques mois. En essayant de guérir le malade, on risque de le tuer ? M.T : Exactement. J’ai intitulé un chapitre de mon dictionnaire « M comme mourir guéri ». Le dogmatisme des dirigeants européens empêche de tirer les leçons des effets désastreux des politiques mises en oeuvre. Quelles solutions préconisez-vous ? M.T : Il faut retrouver de la croissance. Mais cela restera un voeu pieux tant que l’euro ne baissera pas davantage. A 1,30 dollar pour 1 euro, c’est un vrai problème ! Par ailleurs, point capital, la BCE doit être plus accommodante et financer en direct les Etats comme le font toutes les autres banques centrales dans le monde... Mais Mario Draghi a déjà beaucoup fait depuis un an, notamment avec l’annonce des OMT début septembre 2012... M.T : C’est vrai mais ce mécanisme n’a pas été encore mis en oeuvre. Même l’Espagne ne l’a pas demandé. Or, les mesures efficaces sont celles prises en amont et non dans une situation d’urgence, une fois que la crise est là. Concernant la baisse de l’euro, il faudrait déjà montrer une volonté politique forte au niveau européen et trouver un accord international dans le cadre du G20. Enfin, il faut baisser les impôts dans la zone euro et réduire les dépenses publiques en s’attaquant prioritairement aux dépenses de fonctionnement. Dans votre livre, vous fustigez le niveau de la dette française qui devrait atteindre 100% du PIB fin 2013. Mais la France n’a jamais emprunté à des taux aussi faibles sur les marchés... Dans le contexte économique actuel, faut-il vraiment s’alarmer du niveau de cette dette ? M.T : J’ai écrit justement ce livre pour alerter l’opinion publique. Il faut avoir à l’esprit le fait suivant : depuis six ans, l’économie française ne génère pas assez de croissance pour payer les intérêts de la dette publique. Cela signifie que la France doit s’endetter pour acquitter les intérêts de sa dette. Voilà la bulle de la dette ! Certes, les taux payés sont bas parce que la France profite d’un mouvement de « fly to quality ». Les investisseurs qui cherchent des placements sûrs notés AAA ou AA ont un choix limité de titres, la dette française faisant encore partie de ce club pour le moment. Mais le temps presse... A quelle échéance les évènements pourraient se précipiter selon vous ? M.T : En septembre, il sera peut-être trop tard. Le risque d’augmentation des taux d’intérêt est réel à court terme. Le PIB devrait reculer cette année de 0,3%, les déficits vont s’envoler autour de 4-4,5%, ce qui devrait porter la dette au-delà des 100% du PIB début 2014. Les agences de notation en tireront les conséquences et cela pourrait s’avérer très compliqué. Le gouvernement français a-t-il encore les moyens, selon vous, d’éviter la catastrophe ? M.T : Mon dictionnaire n’est pas pessimiste. A la lettre S, j’évoque notamment la « Sortie de crise ». La France peut s’en sortir si ses dirigeants en ont la volonté ! Si la France veut ramener le niveau de la pression fiscale par rapport au PIB dans la moyenne de la zone euro, elle doit baisser ses impôts de 70 milliards d’euros. La baisse doit aussi bien toucher les entreprises pour relancer l’investissement et les embauches que les consommateurs. A ce titre, la CSG devra être diminuée. Cela créerait un contexte propice pour faire revenir la croissance. En contrepartie, je le répète, il faudra baisser les dépenses de fonctionnement qui augmentent de 10 milliards d’euros par an depuis dix ans plutôt que les dépenses sociales. Une dernier mot sur la Bourse. Beaucoup de volatilité (la crise de Chypre nous le prouve à nouveau), de nombreuses incertitudes... Où va le Cac 40 selon vous ? M.T : Il y a en effet beaucoup d’obstacles sur la route ! Je recommanderais la prudence à court terme. On peut faire du stock-picking sur les valeurs profitables et bien internationalisées mais si l’on redoute la volatilité, mieux vaut s’abstenir d’investir sur les marchés actions dans les prochaines semaines... Propos recueillis par Julien Gautier [email protected] Chypre: le "plan B" attendu, la BCE met Nicosie au pied du mur Au bord de la faillite, Chypre attendait jeudi le "plan B" des autorités pour sortir l'île d'une crise qui provoque une forte tension entre Moscou et l'Union européenne, alors que la BCE mettait Nicosie au pied du mur. La Banque centrale européenne a indiqué qu'elle maintenait la fourniture de liquidités d'urgence pour Chypre jusqu'à lundi. Mais cette bouée s'accompagne d'un ultimatum car, après cette date, ces liquidités d'urgence "ne pourront être envisagées que si un programme UE/FMI est en place qui assure la solvabilité des banques concernées". A Moscou, le Premier ministre russe Dmitri Medvedev a lui menacé de revoir la part de l'euro dans les réserves du pays si le règlement de la crise financière à Chypre lèse les intérêts russes, au moment où le président de la Commission européenne José Manuel Barroso était attendu dans la capitale russe. La crise à Chypre constitue "un risque systémique", a prévenu de son côté le président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, en insistant sur la nécessité de "protéger l'intégrité de la zone euro". Le président chypriote Nicos Anastasiades a réclamé qu'une décision soit prise "jeudi au plus tard" par les élus sur une version amendée du plan de sauvetage. Les banques de l'île, fermées depuis le week-end dernier, vont le rester encore cinq jours. M. Anastasiades était en train de présenter jeudi matin aux chefs de file parlementaires ce "plan B". Il pourrait être soumis au vote du Parlement dans l'après-midi, selon des sources gouvernementales. Ce plan pourrait comprendre un prélèvement sur les dépôts bancaires supérieurs à 100.000 euros. Une première version, qui prévoyait une ponction sur tous les comptes sauf ceux présentant un crédit inférieur à 20.000 euros, avait été rejetée mardi soir par le Parlement chypriote. Un porte-parole du gouvernement avait en outre indiqué mercredi que le plan pourrait inclure une nationalisation des fonds de pensions d'institutions publiques et semi-publiques. Une autre solution pourrait être la contraction du secteur bancaire, avec une fusion des deux principales banques pour réduire le montant de la recapitalisation nécessaire, selon la même source. Selon des sources gouvernementales, il inclut l'établissement d'un fonds d'investissement structurel. Ce fonds sera également lié à une émission d'obligations, avec la perspective de revenus massifs que pourraient générer d'ici une décennie les réserves de gaz récemment découvertes au large de ses côtes. La radio a annoncé pour sa part que les autorités envisageait une loi restreignant les sorties en liquide du pays une fois les banques rouvertes, en principe mardi (après 10 jours de fermeture), et scindant les établissements en deux catégories, bonnes et mauvaises banques. Mécontentement russe Chypre doit trouver les moyens de financer sa part du plan de sauvetage européen qui s'élève à 7 milliards d'euros sur un total de 17 milliards d'euros. Le plan initial prévoyait que 5,8 milliards proviennent de la taxe sur les dépôts bancaires. Ses partenaires européens lui apporteront en échange 10 milliards pour renflouer ses banques et payer ses dettes. Le 1,2 milliard restant doit être levé grâce à plusieurs mesures, dont des privatisations et une hausse de l'impôt sur les sociétés et sur les revenus du capital. Nicosie s'est aussi tournée vers Moscou, partenaire économique de premier plan et avec lequel les liens culturels sont très forts, pour demander de l'aide. Le ministre chypriote des Finances Michalis Sarris est en Russie depuis mardi pour essayer d'obtenir une extension du crédit de 2,5 milliards d'euros accordé à Nicosie en 2011 et qui arrive à terme en 2016. La crise provoque une forte tension entre la Russie et l'Union européenne, les Russes protestant contre les projets de taxer les dépôts des sociétés et ressortissants russes à Chypre qui s'élèveraient, selon certaines estimations, à 20 milliards d'euros. La perspective d'une taxe exceptionnelle imposée par l'UE sur les dépôts bancaires à Chypre "est une raison pour réfléchir" sur l'euro, a déclaré M. Medvedev dans un entretien à des médias européens publiée jeudi. "Entre 41% et 42% de nos réserves sont en euros et la proposition (européenne à Chypre, NDLR) est non seulement imprévisible, elle est inadéquate", a-t-il dit. Ce climat n'aide pas les efforts de M. Sarris et aucun accord n'avait encore été annoncé avec les autorités russes jeudi matin. A Chypre, les habitants pouvaient encore retirer de l'argent aux guichets, mais tous les virements sont bloqués. Le "plan B" doit permettre à l'île, touchée de plein fouet par la crise grecque et la récession économique, de se sortir du marasme tout en garantissant la viabilité à long terme de son économie. La crise qui touche Chypre -- membre de l'UE depuis 2004 et de l'euro depuis 2007 -- ne pesait toutefois guère sur la monnaie unique européenne qui se renforçait légèrement jeudi face au dollar à 1,2947 dollar pour 1,2937 mercredi soir.