1 Trou noir pour le Big Bang Paul Caro Au rythme d’une séance de travail par jour ouvrable, environ 80 cardinaux de la cosmologie de pointe, dont une dizaine de femmes, s’affrontent actuellement en conclave dans un Institut de Physique Théorique à l’Université de Californie à Santa Barbara en Californie à l’occasion d’une conférence étalée sur plusieurs mois (du 4 août au 19 décembre 2003).1 On y trouve les meilleurs spécialistes, le célèbre Stephen Hawking est attendu pour le 6 octobre. Sous le titre général « La cosmologie des supercordes », l’objectif est d’essayer de faire le point sur la nature du Big Bang, sur les théories inflationnistes de l’Univers, sur les perspectives du Big Crunch, sur les mondes de « branes » et autres modèles rendus nécessaires par les difficultés que rencontrent les chercheurs pour expliquer l’origine (et l’avenir …) de notre Monde. Les arguments échangés sont surtout mathématiques (mais pas toujours …), et les formules traduisent concrètement des expériences de pensée qui inventent les voyages éventuels de la matière et de la lumière dans leur passé très lointain. Comme il y a des prédictions possibles qui pourraient être vérifiées expérimentalement dans un temps relativement proche, l’affaire dépasse le niveau de la question du sexe des angéliques équations créatrices. Il y a de futurs Prix Nobel dans les esprits … De quoi parle-t-on à Santa Barbara ? Les objectifs de cette réunion de têtes d’oeuf (comme on dit en anglais, « grosses têtes » en français) sont résumés dans les cinq grandes questions que le cosmologiste anglais David Wands a posé aux participants dans la conférence d’ouverture du Colloque le 6 août : 1/ Qu’est-ce qui se passe à une singularité cosmologique ? Une singularité en mathématiques est, par exemple, un domaine où certaines valeurs dans les équations deviennent infinies. En physique, 1 Les conférences sont accessibles en audio et vidéo sur http://online.kitp.ucsb.edu/online/strings03/ 2 cela signifie que la théorie utilisée n’est pas adaptée à l’interprétation du phénomène. C’est ce qui arrive au niveau du Big Bang avec la relativité générale d’Einstein qui est une théorie de la gravitation. Un problème de ce genre (le rayonnement du corps noir) a fait naître la théorie quantique au début du 20ème siècle, justement pour éliminer des infinis indésirables. 2/ Est-ce que le temps a commencé ? La théorie classique du Big Bang attribue une origine au temps (il y a environ 15 milliards d’années), avant il n’y a rien … Mais si les problèmes posés par la singularité peuvent être résolus (et c’est ce que prétendent aujourd’hui les spécialistes de la théorie des supercordes) alors, rien ne s’oppose à ce qu’il y ait eu un avant-temps, un temps négatif … 3/ Qu’est-ce que le vide quantique en face des champs gravitationnels ? En effet les deux piliers de la physique du 20ème siècle, la théorie de la gravitation d’Einstein et la théorie quantique s’opposent au niveau du Big Bang. Il est difficile de faire une théorie quantique de la gravitation, sauf justement dans le cadre de la théorie des supercordes … 4/ Le Monde, dans le futur, va-t-il atteindre asymptotiquement le vide ? Ce serait le cas si son expansion accélère en permanence. L’autre hypothèse, largement exposée par certains intervenants est que l’Univers va de Big Bang en Big Crunch, rebondit sans cesse d’une phase de dilatation à une phase de compression dans un cycle infernal éternel (Bouncing Universes). 5/ Pourquoi y-a-t-il dans le Monde trois grandes et bien visibles dimensions de l’espace seulement ? Il s’agit des x, y et z de nos systèmes habituels de coordonnées cartésiennes. La question peut paraître saugrenue, mais elle se pose parce que la théorie des supercordes prévoit que celles-ci ont six dimensions de plus qui sont bien cachées, enroulées au cœur des cordes. Avec le temps cela fait 10 dimensions mais dans les dernières versions on en rajoute une onzième, le dilaton, assez parent du graviton supposé transmettre la force gravitationnelle. 3 L’explosion des modèles Wands aurait pu poser d’autres questions pour traduire la floraison d’hypothèses concernant des Univers parallèles, des bébés-univers ou le modèle de poupées russes des Univers en expansion d’Andrei Linde, un cosmologue russe co-auteur avec l’américain Alan Guth, dans les années 80, de la théorie de l’inflation bien utile pour corriger les contradictions du modèle standard du Big Bang. Linde, présent à Santa Barbara, soutient qu’il y une création continue d’espace qui se dilate exponentiellement comme une bulle et que ces Univers en expansion inclus les uns dans les autres ont une structure fractale et communiquent entre eux par des canaux qui sont des monopoles magnétiques (correspondant à la séparation définitive des deux pôles d’un aimant ) … De quoi donner un tournis science-fictionesque … Il faut aussi mentionner, parce qu’elle a le vent en poupe et est notamment défendue à Santa Barbara par des physiciens français (Pierre Binetruy d’Orsay et David Langlois de l’Observatoire de Meudon), l’étonnante hypothèse des « branes ». Les cordes de notre Monde seraient scotchées par une de leurs extrémités sur une sorte de surface la « brane » (mot dérivé de membrane). Celle-ci flotterait dans un espace à 11 dimensions (le « bulk » ou fonds global de l’Univers) que seul pourrait parcourir, voyageant à travers et entre les branes, le graviton (qui est une corde fermée sur elle-même, une boucle), ce qui expliquerait la faiblesse, pour cause de dispersion, de la gravitation par rapport aux trois autres forces de la nature enracinées sur les cordes. Ces forces sont la force électromagnétique identifiée par Maxwell (et que nous utilisons tous les jours à travers une multitude d’appareillages familiers), la force faible qui commande la radioactivité, et la force forte qui est présente au sein des noyaux des atomes et qui est étudiée au moyen des grands accélérateurs de particules. La gravitation est une force plus faible que les trois autres. ses effets sont décrits par la relativité généralisée d’Einstein, extension des lois de Newton. La relativité n’a qu’une seule application pratique : le GPS … 4 Finalement, c’est quoi les « cordes » ? La gravitation et la théorie quantique sont incompatibles entre elles dans leur formalisme ordinaire et dans notre monde tridimensionnel. Leur conflit autour du Big Bang vient du fait que les quatre forces sont d’intensité comparables lorsque la matière de l’Univers entier tend vers un tout petit volume. La théorie du Big Bang, construite sur Einstein, ne peut plus alors ignorer les effets quantiques. Pour résoudre ce problème et aussi à cause de la prolifération d’une jungle de particules élémentaires découvertes par des accélérateurs de plus en plus puissants, des physiciens ont suggéré que les « particules » n’étaient peut-être pas « punctiformes », c’est à dire des points sans dimensions. A la limite elles avaient une taille incompressible et une forme : ils ont suggéré comme modèle un bout de ficelle (de là le terme anglais « string » devenu « corde » en français). Mais il n’y a qu’une corde, ce qui différencie les particules entre elles ce sont seulement les différents modes de vibrations de la corde. La taille supposée de ces entités ultimes tourne autour de 10-32 cm. Elle est trop petite pour être accessible aux accélérateurs les plus puissants. On distingue deux sortes de particules, les bosons (comme les photons de la lumière) et les fermions (comme les électrons, les protons, les neutrons qui composent les atomes). Initialement la théorie des cordes ne s’appliquait qu’aux bosons, puis grâce à la théorie des « supercordes » on a pu mettre sous le même toit « supersymétrique» bosons et fermions, et du même coup réussir une synthèse entre la théorie de la gravitation et la théorie quantique, mais au prix d’accepter un Univers avec 10 dimensions (temps compris) ! On est donc obligé d’admettre que les choses ont six dimensions spatiales de plus que les trois habituelles. Peut-être que les trois d’espaces se sont dilatées avec l’expansion de l’Univers, alors que les autres sont restées enroulées cachées dans les cordes ? Celles-ci avec l’insertion de la gravitation ont d’ailleurs acquis une nouvelle variété : la boucle, c’est à dire la corde sans extrémités. Il y a plusieurs manières de « plier » 5 les dimensions supplémentaires dans la corde et cela conduit à de nombreuses solutions différentes des équations, chacune représentant un Univers différent avec des lois physiques légèrement différentes. … Les théoriciens s’interrogent là-dessus pour des raisons philosophiques car il est clair qu’avec la théorie des supercordes ils sont à la recherche d’une théorie du « Tout », mais plusieurs « Touts », c’est gênant … Ils se consolent en estimant que la théorie est encore dans l’enfance. Que se passe-t-il au niveau du Big Bang ? Au niveau du Big Bang la théorie des particules élémentaires, exprimée par le concept de cordes, et la cosmologie se fondent. Selon Gabriele Veneziano ( qui a, le premier, formulé la théorie des cordes en 1968) et Maurizio Gasperini, deux chercheurs italiens du CERN à Genève inventeurs de la préhistoire du Big Bang, aux distances planckiennes (10-35 m), (du nom de l’inventeur du concept de quanta, Planck), les cordes ne sont pas compressibles. Les distances ne peuvent pas être absolument nulles comme le suggère faussement l’image mathématique du point, et il s’opère une transition de phase comme lorsque l’eau refroidie se transforme en glace (pour des raisons de distances aussi, dans ce cas entre molécules). On bascule dans un système avec d’autres propriétés physiques. En remontant le temps à travers le moment du Big Bang on passe dans un avant-Big Bang qui n’est autre qu’un sac de cordes qui subit une inflation compressive qui le précipite vers le Big Bang. Bien auparavant il est dans un état calme proche du vide quantique et ce sont des fluctuations de celui-ci qui font naître une zone où le processus d’inflation se déclenche. Il n’y a donc pas de début au temps, il court de moins l’infini à plus l’infini… La singularité est comparable à ce qui se passe dans le modèle des trous noirs. D’ailleurs si ceux-ci existent vraiment dans notre Univers, on peut les considérer comme des zones où le processus d’expansion s’inverse pour former le noyau d’un futur état condensé du Monde, comme des mites dévorent un tissu. Il paraît que les galaxies, dont la nôtre, ont un trou noir au centre, monstre prêt à tout avaler (pour déboucher sur une nouvelle expansion ?). 6 Andrei Linde, l’enfant terrible de la cosmologie a osé présenter le 4 septembre devant ses Collègues une hypothèse radicalement dérangeante. Il soutient que nous n’observons que ce qui nous convient, c’est à dire un Univers adapté à la Vie dont les constantes physiques sont finement ajustées à l’existence de planètes comme la nôtre située à la bonne distance d’une étoile pour que l’eau y existe sous ses trois formes, gaz, liquide, solide, permettant ainsi le maintien de la vie. L’Univers, ou du moins celui que nous pouvons contempler peut-être parmi des multitudes d’autres (l’ensemble forme un « Multivers »), est donc dominé par le « principe anthropique » et il faut seulement travailler les solutions du problème qui assurent numériquement les conditions de notre existence. Beaucoup voient là une incarnation des idées de finalité, voire du Déisme intentionnel … Le rasoir expérimental Bien que les discussions sur les supercordes paraissent purement soutenues par un argumentaire abstrait, il y a cependant des conséquences dont l’expérience peut se saisir. Il faut dire tout d’abord que jusqu’à présent aucun résultat expérimental n’est venu appuyer les prédictions de la supersymétrie. On attend beaucoup de la nouvelle merveille en construction qui devrait pouvoir travailler pour 2007, le LHD (Large Hadron Collider) du CERN à Genève. Par contre, les mesures, faites par des satellites (comme COBE), de l’anisotropie du rayonnement de fonds de l’Univers (résidu fossile du Big Bang) qui correspond à celui d’un corps noir à la température de 2,7°K (270°C), « collent » bien avec les prédictions de la théorie de l’inflation de Linde. Mais les supporters de l’avant Big Bang disent qu’avec leur arsenal ils peuvent faire aussi bien … Ils sont aussi les seuls à pouvoir expliquer le champ magnétique des galaxies. Deux grandes installations, l’une en Europe à Pise en Italie (VIRGO) et l’autre aux Etats-Unis (LIGO) ont été conçues pour détecter les ondes gravitationnelles. Dans la deuxième phase de leur développement, elles pourraient découvrir dans ces ondes la « signature » des évènements « avant-Big Bang ». Parmi les autres prédictions une fluctuation des constantes universelles de la physique serait aussi explicable par la théorie des cordes. Il faut noter que la si familière Loi de Newton, qui exprime l’attraction gravitationnelle en inverse du 7 carré de la distance, n’a pas été vérifiée en dessous du micron environ à cause des difficultés expérimentales. D’après le modèle des cordes cette loi devrait changer à mesure que les distances diminuent. L’expansion de l’Univers aujourd’hui, d’après les mesures, semble s’accélérer, ce qui est difficile à interpréter avec les cordes. Le nœud gordien mathématique ici est la constante cosmologique introduite par Einstein dans ses équations (puis reniée par lui) qui fonctionne comme une force répulsive, une gravité négative, qui donc entretient l’expansion … Cette force serait peut–être liée à cette mystérieuse « énergie sombre » qui, aux dernières nouvelles, occuperait 75% de l’Univers si on en croit les mesures faites à partir d’une collection de onze supernovae par une équipe multinationale. Il y a d’autres problèmes cosmologiques qui « plombent » les théories, par exemple on ne sait pas encore quelle(s) particule(s) peut(vent) rendre compte de cette « matière noire » qui semble présente bien qu’invisible. La longue réunion de Santa Barbara est un symptôme de l’inquiétude nerveuse qui gagne la communauté des chercheurs devant la multiplication des incertitudes et des explications plus ou moins incompatibles de l’origine de l’Univers. Elle semble le prélude à une révolution, qui comme l’a dit une physicienne au New York Times le 30 septembre, fera « exploser nos cervelles » … Paul Caro 30 septembre 2003