En écrivant Le moment machiavélien, Pocock entendait aller à

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Paul-loup Weil-Dubuc
M1 Philo politique
Fiche de lecture : Le moment machiavélien, J.G.A Pocock
En écrivant Le moment machiavélien en 1975, John Greville Agard Pocock entendait aller
à contre-courant d’une histoire de la philosophie politique admise de tous. Dans cette histoire
que Pocock critique, Locke règnerait en maître d’une « constellation théorique » (préface de
Jean-Fabien Spitz) appelée « libéralisme ». Les hommes, unis en un contrat, accepteraient
ensemble de se doter d’un régime leur assurant une protection maximale. La liberté ne
consisterait pas dans la participation de chacun au pouvoir politique mais bien plutôt dans la
jouissance de droits naturels garantis par l’Etat. L’objectif du livre de Pocock est d’abord de
détrôner, non pas cette idée, mais une lecture de l’histoire qui lui donnerait le rôle d’une
matrice de l’Etat moderne.
C’est par l’affirmation d’un « moment machiavélien » que Pocock réécrit une histoire de la
philosophie politique. Il faut entendre cette expression de « moment machiavélien », nous
rappelle-t-il dans son introduction, dans deux sens différents. Le « moment machiavélien » ne
désigne pas seulement une période limitée dans le temps où est apparue la pensée de
Machiavel. La description de ce moment serait alors la description des circonstances dans
lesquelles les idées de Machiavel et de ses contemporains ont vu le jour. Or, Pocock a
l’intention de faire émerger un « moment » de la réflexion politique. Attentif aux fluctuations
du vocabulaire changeant selon le contexte temporel et spatial où elle s’exprime, Pocock
discerne bien, dans tous les cas, l’essence d’une pensée républicaine qui se trouva exprimée
pour la première fois chez Machiavel. Ce dernier et ses contemporains ont été confrontés à un
problème : la république est un phénomène historique qui naît, maintient son existence et
finalement cesse d’exister ; pourtant la république cherche à atteindre l’immuabilité. D’où
l’opposition entre la vertu, action de l’homme individuel dont la fin universelle est de
maintenir la république. Malgré les diversités sémantiques des notions de « vertu » et de
« fortune » et les grandes marges d’interprétation que celles-ci impliquent, ce couple
caractériserait l’idée républicaine.
Nous allons donc suivre, avec Pocock, les émergences successives du « moment
machiavélien ».
C’est dans la philosophie du Moyen-âge qu’il faut chercher les germes de l’opposition
entre la fortune et la vertu.
Elle fait surgir la distinction entre l’accidentel et l’immuable. Or, le particulier, l’accidentel
ne peuvent être saisis que par un effort de perception et de réflexion pris dans le temps et dans
l’espace qui n’a pas valeur de vérité. A l’inverse, l’immuable a valeur de vérité, dans la
mesure où la vérité se reconnaît. Une telle répartition des valeurs du particulier et de
l’immuable est incompatible avec l’existence d’une histoire à proprement parler. Pour être
validé en tant qu’événement qui s’est réellement passé, l’événement particulier doit être
rattaché à une idée universelle. Autrement dit, les hommes n’ont pas le sentiment d’être pris
dans une histoire sacrée qui les dépasse. Une histoire séculière existe et pouvait donner à
identifier des événements, des symboles, des personnages mais ceux-ci acquéraient une
validité lorsqu’ils pouvaient être attachés à une histoire transcendante, c’est-à-dire
« interprétés ». Autrement, il n’y avait pas d’intelligibilité des événements. Aucune place
n’est donc laissée à la spontanéité de l’action humaine dans le temps.
Dans ces conditions, comment une pensée de la politique, de l’action humaine a-t-elle pu
émerger à l’époque de Machiavel? L’évolution vers la naissance d’un temps humain est
progressive. Pocock montre que c’est avant tout la considération du politique qui a permis le
dépassement de cette subordination des événements particuliers aux universaux, notamment
par la réhabilitation dans le domaine politique de la notion aristotélicienne de prudence,
accompagnée de celle de coutume et d’expérience. Pocock donne l’exemple de Sir John
Fortescue ( env. 1390-1479), juriste anglais, qui définit la prudence comme la capacité à
formuler des statuts qui résisteront au temps pour acquérir l’autorité dont jouissent déjà les
coutumes. En somme, le particulier peut être articulé à l’immuable par la médiation de la
coutume : le particulier est sédimenté dans la coutume, qui, par l’intermédiaire de la prudence,
connaissance du particulier, est érigée au statut de loi éternelle, immuable. Il y a bien ici la
place pour une connaissance autonome du particulier par la prudence, ce qui est relativement
nouveau, selon Pocock. Mais, à certains égards, la pensée du politique reste tributaire d’une
vision providentielle du monde. Cela se remarque à l’incapacité que Fortescue semble avoir à
rendre compte, autrement que par le mystère, des décisions du Roi dans les moments
d’urgence. Le Roi prend des décisions instantanées qui, répétées, prendront force de
coutumes. Mais ces décisions recèlent, pour Fortescue, une force mystérieuse.
Le véritable dépassement de cette conception de l’histoire, où l’horizon de la décision et de
l’action politique est réduite, reconduite à son insertion dans un ordre théologique, a pu être
réalisé grâce à un courant d’idées qui prend une importance toute particulière à Florence :
l’humanisme civique. Avant de définir celui-ci, il convient de l’insérer dans le cadre plus
général de l’humanisme. Pour l’humaniste qui est un philologue à l’origine, la rhétorique est
la rivale de la philosophie, entendue au sens d’une contemplation de la vérité, de même que la
« vita activa » est rivale de la « vita contemplativa », distinction héritée de Platon et
d’Aristote. La vérité est moins un système de propositions qu’un système de relations auquel
l’esprit venait à participer. On insistait donc davantage sur la participation de l’esprit à la
vérité, vue comme la condition de la vérité, que sur une vérité transcendante posée à
l’extérieur de l’esprit. Pocock voit dans cette humanisme premier les racines de l’humanisme
civique. En effet, cette attention nouvelle à l’esprit humain prit un tour sociale, dans la mesure
où elle fit naître le souci de comprendre le particulier humain, donc la société. Dans cette
mesure, le niveau de connaissance politique atteint un degré maximal lorsque la participation
aux décisions politiques est accrue. Aussi l’humanisme civique est-il au cœur de l’idée
républicaine.
Si l’humanisme civique permet le dépassement d’une compréhension religieuse du monde
dans l’idée de participation, c’est Aristote qui donne à cette dernière un contenu conceptuel.
Le problème est, en effet, celui-ci : comment établir un régime qui permette à tous les
citoyens de participer au bien public ? Cette solution ne peut être le don absolu de tous les
citoyens à un souverain, solution hobesienne qui sera critiquée plus tard. La recherche du bien
commun ne peut pas abolir la recherche par chaque individu de son bien particulier.
Autrement dit, comme le souligne Pocock (p.76), l’individu engagé dans la quête universelle
du bien commun est solidaire de l’individu privé. Il fallait que l’exercice du pouvoir d’un
individu soit fondé sur sa vertu particulière . D’où la tentative d’Aristote, dans le livre IV de
la Politique, de discerner les différentes catégories de citoyens afin de déterminer leur vertu
propre. Aristote distingue alors l’homme seul, le petit nombre et le grand nombre et cherche
l’équilibre de ces catégories dans une politeia, que Tricot, le traducteur de l’édition Vrin de la
Politique, et Pocock traduisent tous deux par « république ». Pocock parvient donc, de
manière convaincante, à mettre en lumière un lien intime entre la pensée politique
aristotélicienne et la pensée républicaine. Il montre que, dès lors que l’on cherche la
participation de tous les citoyens au pouvoir, idée qui tire sa source, comme nous l’avons vu,
de l’humanisme civique, on en arrive nécessairement à une théorie de la répartition du
pouvoir qui cherche l’équilibre entre l’homme seul, le petit et le grand nombre. Nous nous
approchons là à grands pas des théories de l’époque de Machiavel.
On peut alors, pour mieux saisir le fil de la réflexion de Pocock, rappeler succintement la
trame de fond du moment machiavélien : d’abord, affirmation de l’histoire séculière et
indépendance progressive de celle-ci par rapport à l’histoire sacrée ; à cela s’ajoutent, à la fois
comme cause et conséquence de ce premier élément, l’humanisme civique et son idée de
participation du citoyen au pouvoir politique ; enfin, à partir de cette idée de participation, le
problème du mode de gouvernement qui fait naître à son tour le problème de la stabilité entre
trois composantes du pouvoir.
Or, ce problème de la stabilité ne peut que se poser dans l’histoire pour les théoriciens de la
renaissance florentine. Formulé dans des termes qui sont propres à cette époque, il devient :
quel régime devons-nous instituer pour que la République survive aux assauts de la fortune ?
Il est clair pour tous les penseurs florentins que la coutume, la deuxième nature des individus,
ne peut pas être, comme le pensait Fortescue cité plus haut, un socle assez solide pour un
gouvernement républicain. Ce que font émerger les penseurs florentins est une véritable
sociologie de la liberté. Quelles que soient leur théorie, la possibilité d’une décision politique
est l’objet privilégié de leur attention.
Cette conscience d’un conflit entre la vertu et les accidents de l’histoire étaient
particulièrement fortes à Florence pour des raisons qui tenaient à l’histoire politique de cette
cité. En 1434, l’avènement des Médicis au pouvoir suscita un renouveau de la pensée
politique qui se caractérise par une insistance accrue sur les rapports de la « vertu » et de la
« fortune ». Jusqu’en 1494, le régime à Florence n’a alors de république que le nom. Ceci
explique l’efflorescence d’une pensée où la fortune l’emporte sur la vertu. Que ce soit chez
Cavalcanti ou chez Savonarole, on remarque le recours à une force échappant au contrôle de
l’homme justifiant ou légitimant ultimement le cours des choses. Pour Cavalcanti, cette force
est la fantasia (personnifiée sous le nom de « Fantasia ») qui « a autorité sur chacun pour
exercer toute souveraineté qui m’est accordée par tout l’ordre des étoiles » ( Cavalcanti cité
par Varèse). La fantasia diffère de la « fortuna » machiavélienne dans la mesure où elle a une
emprise totale sur les affaires humaines. Pour Machiavel, le pouvoir de la fortune s’arrête là
où commence la vertu, seule arme susceptible d’instaurer la république. L’histoire, en somme,
s’arrête aux portes de la république. Pour Cavalcanti ou pour Savonarole, selon lequel la vertu
doit être élevée au rang de grâce pour restaurer, à la fin des temps, la République, la
conception d’une vertu rationnelle est impossible. Le passage à des thèmes de réflexion
proprement machiavéliens, autrement dit l’avènement du « moment machiavélien » à
Florence doit beaucoup aux circonstances politiques. De 1494 à 1512, règne une véritable
république. Trois groupes se partagent le pouvoir conformément au modèle vénitien: un
Grand Conseil, un groupe d’aristocrates et un homme seul, le Gonfaloniere. En 1512
toutefois, une loi diminue le pouvoir du Grand Conseil. Après le changement de 1512, la
nouvelle génération de penseurs, dont les plus éminents sont Guichardin et Machiavel, sait ce
que c’est qu’une république, à l’inverse de leurs prédécesseurs pour qui celle-ci n’a jamais été
qu’un mythe alimenté par le modèle vénitien.
Il convient de s’arrêter sur les pensées de Guichardin et de Machiavel. Les deux hommes
fournissent deux conceptions alternatives de la république, toutes deux élaborées et
complexes, qui constitueront des outils féconds pour la pensée républicaine anglo-saxonne
que Pocock étudie en troisième partie. Le problème de Guichardin et de Machiavel est
commun : sous la menace permanente d’un changement dans l’histoire dont ceux qui
connaissent la politique sont de plus en plus conscients, de quel régime le gouvernement doitil être doté pour rester stable ? Aussi s’éloigne-t-on de la recherche absolue du meilleur
régime telle qu’elle avait été entreprise par Aristote. Guichardin était un optimate et, note
Pocock, comme tous les optimates, il se trouvait dans une position ambiguë à l’égard de
Laurent de Médicis. Les optimates l’admiraient et craignaient à la fois que ce dernier les
traitent en serviteurs de leurs intérêts. Les opimates ne savaient pas très bien s’il fallait saluer
la mesure de 1512 réduisant l’accès au Grand Conseil et se résoudre, par là, à n’être que les
serviteurs de Laurent de Médicis dans cette entreprise anti-républicaine ou agir pour un retour
à l’ancien Grand Conseil, au risque de susciter une hausse de popularité de Laurent de
Médicis chez les citoyens et de perdre leur poids dans la constitution. La participation à la vie
politique était dans tous les cas leur préoccupation. Sur ce sol d’intérêts communs à tous les
optimates s’enracine une conception du pouvoir propre à Guichardin. C’est la dépendance à
l’égard des intérêts particuliers des hommes qui menace le plus la république. Un citoyen
n’est pas libre quand les intérêts privés d’un autre l’en empêchent. Guichardin en conclut que
la poursuite d’un bien universel n’est possible que si les citoyens sont unis dans une
participation égale au gouvernement. Plus précisément, les intérêts particuliers des magistrats
doivent être assouvis sans interférer avec le gouvernement politique. Aussi, les fonctions
électives doivent être dissociées des fonctions exécutives, ce qui signifie que l’attribution des
magistratures ne doit pas être une prérogative de la souveraineté. En outre, le Grand Conseil
doit être large et changer souvent de composition, de sorte que les affinités entre magistrats et
membres du Conseil soient dissoutes dans l’anonymat d’une grande masse d’électeurs
siégeant au Conseil à tour de rôle. Enfin, le petit nombre doit rechercher la gloire, mais une
gloire politisée ayant intérêt à susciter l’adhésion des gouvernés. Ce qui caractérise le mieux
la politique prônée par Guichardin est, davantage que l’ambition, la prudence aristotélicienne
qui consiste ici à faire reposer l’action politique sur une attention permanente à la
reconnaissance du régime par les citoyens. L’enjeu devient donc la seconde nature des
individus. C’est cette seconde nature qui détermine la marge de manœuvre du gouvernant. Or,
Guichardin et ses contemporains sont tous d’accord pour dire que la participation politique est
bien enracinée dans les habitudes des citoyens. En tant qu’optimate, c’est surtout ce problème
sociologique qui intéressait Guichardin. Il y avait toutefois une autre question que pouvait
soulever le régime de Laurent le Magnifique : celui de l’innovation politique dans le contexte
de la décision brutale de réduire la participation populaire. C’est Machiavel, parce qu’il était
conseiller du prince, qui explora le plus profondément cet aspect.
Dans Le Prince, Machiavel s’emploie donc à l’élaboration d’une théorie de l’innovation et
de ses conséquences. Le prince est engagé dans une sorte de fuite en avant. Il doit toujours
agir et devancer ce que lui apporte le temps. S’il laisse le temps gouverner à sa place, il
s’expose au seul changement possible : le renversement de son pouvoir. C’est dans ce cadre
que prend sens l’opposition de la « virtu » et de la « fortuna ». La virtu est le pouvoir instinctif
du prince à faire face aux circonstances. L’issue finale dépend de la manière dont le prince
réagit aux conditions que la nécessité a engendré. On peut se demander pourquoi Pocock
consacre au Prince un chapitre entier alors même que le point de vue du Prince est antirépublicain. Ce que Pocock entend nous présenter est la complexité et la richesse de
l’opposition entre la virtu et la fortuna dans le Prince. Cette opposition est selon lui au cœur
du « moment machiavélien » et de l’idée républicaine. Elle gagne d’ailleurs en épaisseur dans
les écrits républicains de Machiavel. Comme ses contemporains, Machiavel fonde la
possibilité du maintien de la république sur la « vertu civique ». L’homme est un « animal
politique » et s’il exerce sa qualité vertueuse au sein de la cité, il poursuit le bien commun et
évite le principal écueil, la corruption qui ronge la seconde nature de l’homme. L’originalité
de Machiavel ne se situe pas là mais dans l’idée que la vertu civique se confond avec la vertu
militaire. On retrouve là le lien étroit entre la « virtu » et la vertu civique. C’est précisément
de cette volonté tenace de vaincre l’adversité, de cette « virtu » que le citoyen tient sa vertu
civique. Si la vertu civique s’oppose davantage à la corruption qu’à la fortune, le couple
« virtu »/ « fortuna » a un sens particulier dans l’esprit de Machiavel. Le destin de la « virtu »
est de se manifester à l’extérieur et donc de s’exposer à la fortuna. Pocock écrit « Florence ne
pouvait pas être une république si elle ne pouvait pas conquérir Pise ; mais les Pisans ne
pouvaient pas être vertueux s’ils ne pouvaient pas l’arrêter ». Ainsi, rien ne peut arrêter la
virtu dont le destin est de courir vers un affrontement qui la met en péril.
Il ressort de cette confrontation entre Guichardin et Machiavel deux conceptions profondes
et opposées de l’idée républicaine. Pour tous deux, la fortune est un danger contre lequel il
faut se prémunir. Mais, d’un côté, on ne peut y parvenir que par des voix constitutionnelles,
dans un régime harmonieux. La vertu civique est alors considérée comme une seconde nature
indéracinable. Nous avons vu qu’il importait pour tous ces florentins de connaître les
conditions de la naissance d’une république. Il fallait que cette naissance soit atemporelle
pour qu’indépendante de la fortune dès son commencement, la république puisse le rester
pour l’éternité. Venise offrait, pour Guichardin et bien d’autres, le modèle d’une république
née dans le calme de la vertu. De ce côté-ci, on peut voir apparaître un conservatisme qui
prend Venise pour modèle. La république, peut-on penser alors, n’est pas un régime choisi
pour ses qualités propres. C’est l’habitude que les citoyens en ont qui commande et rend
souhaitable son maintien. Mais il existe une autre voie du républicanisme proprement
machiavélienne. On ne vient à bout de la fortune qu’à l’aide d’un volontarisme instinctif. La
vertu civique est alors le prolongement de la virtu. Cet instinct pousserait chaque citoyen à
lutter pour la sauvegarde de sa république. Le modèle de Machiavel n’est pas Venise, mais
Rome. Machiavel avait l’originalité par rapport à ses contemporains de concevoir qu’une
république ait pu devenir telle grâce à la fortune. Cela tenait à sa notion de « virtu » qui
n’excluait pas purement et simplement la fortune mais l’intégrait dans un mouvement
dynamique. A l’opposé du conservatisme, un volontarisme républicain qui prend Rome pour
modèle.
Pocock ne porte pas davantage attention à cette ligne de fracture au sein du républicanisme
dans la suite de son livre. C’est qu’il essaie avant tout de dégager une unité de la pensée
républicaine, de voir comment le « moment machiavélien », ce moment de la réflexion qui
met aux prises la vertu et la fortune, apparaît sous des formes différentes selon le patrimoine
lexical et sémantique des divers espaces et époques que Pocock évoque. C’est à la mise au
jour du moment machiavélien dans le monde anglo-saxon que Pocock travaille dans la
troisième partie.
La troisième partie s’ouvre sur la paradoxe d’une incompatibilité entre la pensée anglosaxonne et la pensée républicaine qui permet à Pocock, par contraste, de réaffirmer la
spécificité de la pensée républicaine. Il ne peut y avoir d’idées républicaines que là où il y a
une « vita activa », un vivre-ensemble. Or, l’Angleterre avant la guerre civile dispose d’un
vocabulaire qui l’empêche de penser le changement du monde par l’homme. Il manque à la
triade « coutume, grâce, fortune », sol sur lequel le républicanisme avait pu croître, un
élément décisif dans la possibilité d’une naissance de l’idée républicaine : la fortune et, par
conséquent, la vertu. Cette absence s’explique, selon Pocock, par la configuration
hiérarchique du pouvoir qui rend impossible la conscience d’une fortune dont les effets
pourraient être contrecarrés par la vertu. Certes le peuple y existe comme intelligence, raison
et expérience. Mais son champ d’existence politique se réduit à ses droits garantis par le
pouvoir royal et intériorisés dans une seconde nature. La société anglaise peut être modélisée
de la sorte : à sa base, le peuple constitue un « stalagmite d’intelligence » capable de s’élever
jusqu’au « staglatite de l’autorité » lui assurant cohésion et rationalité. Dans ce système
hiérarchique, il apparaît évident qu’il n’y a pas de place pour un partenariat entre des vertus
civiques.
Ce système est perturbé par la guerre civile anglaise. En 1642, la Grande-Bretagne est
déclarée « gouvernement mixte ». Elle est censée être un mélange de monarchie absolue,
d’aristocratie et de démocratie. On repère les prémisses d’une pensée républicaine chez deux
philosophes de cette période trouble. Philip Hunton, qui publie en 1643 un Traité de la
monarchie, exprime la nécessité d’un appel au glaive. Pocock remarque que cette idée qui a
pu faire penser à Locke ne doit pas être interprétée du point de vue libéral. L’appel au glaive
de Hunton est lancé par une conscience individuelle, non, comme chez Locke, par un
ensemble de consciences uni dans un désir rationnel de sécurité. Cette philosophie fortement
influencée par la guerre est aussi loin des problématiques lockiennes que machiaveliennes.
Hunton a le volontarisme de Machiavel mais pour lui, l’homme, dans ses combats pour la
liberté, est livré à la volonté de Dieu. Enfin, l’appel au glaive est individuel, non pas collectif.
C’est particulièrement intéressant pour le développement de Pocock car la philosophie de
Hunton atteste d’une conscience politique irréductible à un corps de citoyens. On retrouve là
un point de désaccord fondamental entre le républicanisme et le libéralisme juridique. Pour le
second, l’individu n’est pas politique. Il est alors intéressant de constater que le naturalisme
hobbesien nous apparaît seulement comme une des réponses possibles à la question,
particulièrement préoccupante en ces temps de guerre civile, de la souveraineté du peuple.
Bien plus, le libéralisme juridique est présenté par Pocock comme une voie parmi d’autres
d’une prise de conscience plus large proprement républicaine. Le libéralisme serait
logiquement et chronologiquement postérieur au républicanisme. Le moment de Hunton,
caractérisé par l’appel de la conscience à Dieu, peut évoluer vers une soumission totale à la
Providence divine telle que la conçoit John Wallace. Au contraire, la raison d’état, telle que
Henry Parker, contemporain de Hunton, la voit, peut se muer sous la plume de Hobbes en
naturalisme radical ne laissant là encore plus de place à la possibilité d’une conscience
politique individuelle.
On remarque par ailleurs que la grâce est encore le fondement de l’action humaine que ce
soit dans l’instinct de corps des hommes, en période de guerre civile, ou dans l’appel
désespéré au glaive dont l’issue n’a de source que la volonté divine. C’est l’époque qui
correspond à Savonarole à Florence. Une nouvelle étape vers le républicanisme est à franchir :
l’idée d’un « vivere civile » et, par conséquent, d’un gouvernement mixte. C’est très
précisément en 1677, après une période de conservatisme consécutive à la guerre civile, que
cette idée tend à émerger à travers l’opposition de deux partis, « la Cour » et le « Pays ». La
« Cour » est stigmatisé par la « Pays » comme le parti de la corruption. Le grand représentant
du « Pays » est Harrington. C’est le véritable avènement du moment machiavélien, exprimé
dans des termes qui sont propres à la Grande-Bretagne de la fin du 17ème siècle. Pour
Harrington, la possession des armes est cruciale. Or, la liberté des armes est fondée sur la
liberté de propriété, qui est elle-même le fondement de la personnalité politique. La corruption
n’est pas comme chez Machiavel un défaut de vertu mais une mauvaise répartition de la
propriété. On remarque que le vocabulaire et les idées républicaines ont évolué. La fortune
tend à disparaître derrière la corruption. Les conditions de la vertu sont désormais explicables
par un vocabulaire technique et économique. Cette tendance se confirme ensuite dans la
tradition britannique et américaine.
Dans leur moment machiavélien les penseurs américains ont développé une nouvelle version
de la théorie classique de la corruption qui était hostile au capitalisme. Des relations
particulières entre le gouvernement, la guerre, la finance, les relations avec l’extérieur et
l’empire naît une menace pour la liberté et la vertu. D’un point de vue constitutionnel,
l’emprise républicaine est très visible. En fondant la république américaine, les Fédéralistes
ont tenté de réconcilier le principe de la représentation et le paradigme de la vertu. Pour
caractériser ce nouvel essor du moment machiavélien, Pocock parle d’un conflit entre la
valeur qu’il faut à tout prix maintenir et l’histoire qui engendre la corruption. Alors qu’en
Europe ce conflit a pris la forme d’une perception dialectique de l’histoire incarnée par Hegel
et Marx, cela s’est manifesté aux Etats-Unis dans le mythe de la frontière qui s’est ensuite
étendu à la conquête de l’Asie. De manière plus générale, Pocock affirme que la pensée
politique américaine est déchirée entre la valeur et la pratique politique qui suppose une
sophistication des rapports humains où peuvent se loger des facteurs de corruption.
Pour conclure l’exposé des principaux thèmes du Moment machiavélien, nous pouvons
d’abord évoquer une remarque lumineuse dont Pocock nous fait part dans les dernières pages.
Selon lui, « le conflit entre la vertu civique et le temps séculier est restée l’une des principales
sources de la conscience occidentale de l’historicité ». De là, deux traditions s’opposent : la
tradition républicaine et la tradition socialiste-révolutionnaire, chacune luttant contre la
spécialisation. Mais cette dernière échoue puisqu’elle entend « forcer les hommes à être
libres ». Au contraire, la tradition républicaine rejette l’activisme. Elle n’accepte pas, faut-il
penser que la liberté et la vertu soient retrouvées au prix d’avoir été d’abord sacrifiées. Dans
ce tableau, on peut regretter que la tradition libérale soit stigmatisée et un peu négligée par
Pocock, réduite à l’idée de spécialisation corruptrice.
Enfin, on peut reconnaître que Pocock s’efforce de tracer une histoire objective du
républicanisme. Il ne défend pas les thèses républicaines mais entend écrire une histoire de
l’idée républicaine qui veut faire pendant à une histoire libérale qui monopolise la recherche
historique. N’y a-t-il pas toutefois dans l’exposé de Pocock une tendance à lire l’histoire à la
lumière de ses convictions républicaines ?
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