LE THEATRE EN LANGUE ETRANGERE POUR UNE EUROPE DES CULTURES ? Natalia Leclerc Résumé Le théâtre en langue étrangère représente une opportunité riche de potentialités pour développer le plurilinguisme, ou encore la sensibilité interculturelle. Toutefois plusieurs obstacles sont à lever, qui concernent aussi bien les équipes, pour leur gestion du surtitrage notamment, que les spectateurs, pour leur perception et souvent leur appréhension d’un spectacle dans une langue qu’ils considèrent ne pas comprendre. Au delà se pose aussi la question politique : le théâtre est un art démocratique au sens fort du terme. Le théâtre en langue étrangère participe-t-il à la constitution d’une communauté d’individus ou reproduit-il des clivages traditionnels derrière une façade politiquement correcte ? Riassunto Il teatro in lingua straniera rappresenta un’opportunità ricca di possibilità per sviluppare il plurilinguismo, o anche, la sensibilità interculturale. Tuttavia devono essere superati parecchi ostacoli, sia per le compagnie (soprattutto per il loro modo di creare i sottotitoli), sia per gli spettatori (per la comprensione e, spesso, il timore di vedere uno spettacolo in una lingua che pensano di non capire). Inoltre, si pone anche una questione politica: il teatro è essenzialmente un’arte democratica nel senso forte del termine. Il teatro in lingua straniera partecipa alla costituzione di una comunità d’individui, o, invece, dietro un’apparenza politicamente corretta, ricrea i tradizionali divari? Abstract Theatre in foreign language constitutes a rich opportunity to develop multilingualism, and, at the same time, intercultural sensibility. However, there are several obstacles to overcome, for the companies (in particular in what concerns the creation of surtitles) as well as for the spectators (as regards their perception and, often, their apprehension of a show in a language they consider not to understand). Beyond, arises the political question: theatre is a democratic art, in the proper sense of the word. Does theatre in foreign language play a part in the constitution of a community of individuals, or does it reproduce traditional splits, sheltered by a politically correct appearance? Le théâtre en langue étrangère est un potentiel outil d’ouverture interculturelle et plus spécifiquement plurilingue formidable. Les initiatives et les projets existent, car le 1 dispositif est loin d’être nouveau, mais subsistent également les blocages et des obstacles, dont le déverrouillage permettrait d’optimiser la réception par le public de ces spectacles venus d’ailleurs. Cette étude s’intéresse de manière très synthétique au cas de la Bretagne, et en particulier aux deux entités de la ville de Brest que sont la scène nationale du Quartz et la structure associative de la Maison du Théâtre, soutenue par la Ville, le département et la région ; ainsi qu’au Théâtre National de Bretagne, Centre européen théâtral et chorégraphique, qui a participé à la création du réseau international de sept compagnies nommé Prospero. Le théâtre en Bretagne pose également la question du théâtre en langue régionale bretonne, essentiellement pratiqué en amateur. Nous avons donc ici un ensemble présentant des organismes de formes diverses, qui offrent un échantillon permettant d’envisager de nombreux aspects de la problématique. I. Les obstacles d’ordre matériel Il sera fait une simple allusion aux obstacles d’ordre matériel : ils sont à prendre en considération car il s’articulent souvent avec d’autres problématiques, mais ne sont pas réellement solubles en eux-mêmes. 1. Les obstacles financiers Idéalement, le développement du plurilinguisme rendrait souhaitable une programmation plus dense de spectacles en langue étrangère. Toutefois, faire venir une compagnie professionnelle étrangère représente un coût extrêmement élevé, qui freine la programmation et explique en partie la modestie de cette programmation. Trois raisons participent de ce coût : le prix du déplacement ; le coût du surtitrage ; et la facturation demandée par les équipes : les tarifs élevés des équipes étrangères seraient liés à une perception déformée du théâtre français subventionné et donc doté de plus de moyens. 2. Les obstacles géographiques La programmation des spectacles en langue étrangère tend à reproduire le vieux schéma opposant Paris au « désert français ». Naturellement, la proportion des villes de Brest et de Rennes (200 000 habitants pour Brest Métropole Océane et 400 000 pour Rennes Métropole) engendre une programmation adaptée à cette échelle. Les spectacles en langue étrangère sont seulement au nombre de deux au Quartz de Brest (Hedda Gabler de Thomas Ostermeier et El Año de Ricardo d’Angelica Liddell) et seulement pour deux soirées. À Rennes, à l’inverse, le Théâtre National de Bretagne fait partie du réseau Prospéro, collectif de six compagnies théâtrales l’associant au Théâtre de la Place (Liège – Belgique), à la Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène – Italie), à la Schaubühne am Lehniner Platz (Berlin – Allemagne), à la Fundação Centro Cultural de Belém (Lisbonne – Portugal) et au Tutkivan Teatterityön Keskus (Tampere – Finlande). Ces compagnies travaillent ensemble, font circuler les spectacles dans les cinq autres théâtres, développent la recherche et le soutien aux jeunes créateurs, dans le contexte de la refondation d’une Europe interculturelle. Parmi les sept axes du projet, on en trouve un qui se réfère explicitement à la dimension linguistique : « CONTRIBUER AU DÉVELOPPEMENT LINGUISTIQUE : La coopération culturelle doit encourager la diversité linguistique. Présenter des spectacles en langue originale avec des surtitres 2 permet de faire redécouvrir le caractère vivant et la musicalité des langues, et montre que l’on peut aussi comprendre une langue par la poésie qu’elle véhicule. » L’axe suivant vient compléter cette réflexion en évoquant la prise en compte de « la diversité des populations de chaque pays », qui comporte implicitement un volet plurilinguistique. La programmation au Quartz de spectacles en langue étrangère est présentée comme une nouveauté liée au récent changement de direction mais celle-ci se dit consciente de l’effort exigé du public, pour passer les barrières – essentiellement psychologiques. L’enquête auprès du TNB de Rennes, qui programme de manière régulière de tels spectacles, souligne qu’il faut poursuivre le travail destiné à « accoutumer » le spectateur à les fréquenter. II. Les craintes liées à la compréhension du spectacle La pratique plurilingue exige une habitude qui permet de faire face à des appréhensions. 1. L’appréhension de la lecture des surtitres Le surtitrage des pièces de théâtre est un phénomène relativement neuf, qui date de moins de vingt-cinq ans. Auparavant, les pièces en langue étrangère étaient simplement résumées ou éventuellement traduites en simultané par le biais d’une oreillette. L’invention du surtitrage affiché sur des écrans est une commodité, notamment grâce au développement des nouvelles technologies, mais elle induit aussi des contraintes de traduction très précises : le surtitreur doit respecter la place réduite dont il dispose tout en transmettant l’essentiel du sens, de manière vivante et appropriée. Il applique donc une esthétique, ou au moins une technique de traduction spécifique. Ainsi, le traducteur et surtitreur de Thomas Ostermeier, Uli Menke, explique, à l’occasion des représentations d’Hedda Gabler : « Et le procédé est le même que pour les surtitrages de films. Sauf que là, il ne s'agit plus complètement de littérature, car on doit écourter et épurer un tant soit peu le texte. Le spectateur doit aussi pouvoir profiter de la pièce et du jeu des acteurs ». Or justement, pour les spectateurs réticents à assister à un spectacle en langue étrangère, l’appréhension concerne surtout la lecture des surtitres : selon eux, ils sont placés de telle sorte que la lecture empêche de suivre le spectacle dans sa dimension visuelle, et il leur faut donc choisir entre comprendre ce qui se dit et voir ce qui se joue ; ou se fatiguer fortement à faire la navette entre cartouches de surtitrage et plateau. En outre, ces spectateurs ont conscience que les surtitres synthétisent les répliques (de manière justement à rendre possible le va-et-vient) et se disent frustrés de n’avoir accès qu’à un résumé des propos tenus. Les solutions proposées par les institutions s’orientent vers un travail approfondi autour des surtitres. Le responsable administratif du réseau Prospero considère nécessaire un travail de la part des équipes pour intégrer le surtitrage à la scénographie. Du côté de la réception, il est à noter que les spectateurs qui craignent les spectacles en langue originale sont aussi ceux qui abordent essentiellement le théâtre par le texte et 3 négligent sa dimension de représentation et de jeu – spectateurs en direction de qui des actions de médiation pourraient être envisagées. 2. Proposer une médiation ? La question se pose en effet de l’utilité d’une médiation auprès du public. Pour les programmateurs, le choix des spectacles n’est pas fait en fonction de leur langue, mais de leur qualité esthétique. La renommée des metteurs en scène attire des spectateurs, malgré l’obstacle de la langue, mais, dans une véritable perspective de circulation des spectacles, on pourrait imaginer une offre plus diversifiée, qui donne aussi sa chance aux jeunes metteurs en scène encore peu connus. Comment persuader les spectateurs de venir malgré la barrière de la langue et le pari que constitue la découverte d’un jeune créateur ? La médiation pourrait constituer une piste de réflexion, mais le Quartz considère au contraire qu’il faut conduire le spectateur à se rendre à ces spectacles, sans souligner leur particularité, et à prendre conscience qu’ils ne présentent rien d’insurmontable. Ces craintes constituent pour son directeur des « fantasmes ». Il faut rendre le théâtre en langue originale banal – au bon sens du terme. Le TNB, pour sa part, propose une offre de rencontres, conférences et activités parallèles aux spectacles, ce qui, de manière adjacente, peut permettre au public de l’approcher sans inquiétude. Deux axes semblent donc à travailler pour développer le plurilinguisme au théâtre et grâce au théâtre : accompagner le spectateur dans la découverte des cultures et ainsi, des langues (dédramatiser l’approche des langues étrangères : ce n’est pas grave si on ne comprend pas tout) ; mais aussi réformer la vision du théâtre, trop souvent perçu comme un texte oralisé (peut-être à cause de l’école). La dimension visuelle, sonore, dynamique n’est pas toujours première dans la perception des spectateurs ; cette étude tend à montrer la nécessité d’une éducation du regard théâtral. Une orientation pourrait être l’implication des autres formes artistiques, non fondées sur le langage, comme la danse ou musique. Ainsi, une dynamique positive pourrait s’instaurer : le théâtre jouerait le rôle de vecteur dans les domaines de l’interculturel et du plurilinguisme, et l’interculturel et le plurilinguisme ramèneraient des spectateurs au théâtre. Pour le directeur du Quartz, le festival de musiques du monde « No Border » va dans ce sens. III. La notion de communauté et le théâtre 1. Le problème de l’élitisme Le théâtre souffre d’une image élitiste, en raison de questions d’accessibilité financière et culturelle. Mais le théâtre en langue étrangère, censé être lié à la notion d’ouverture, semble reproduire et même accentuer cette vision déformée. Pour les spectateurs qui craignent d’aller voir un spectacle dans une langue qu’ils ne comprennent pas, on constate, on l’a vu, un surinvestissement du texte par rapport au spectacle, une perception aigue du texte théâtral au détriment de sa dimension spatiale, corporelle, sonore, visuelle. Un spectateur parle même de sa peur de ne pas « saisir la totalité du message ». Parmi les retours des spectateurs qui vont voir un spectacle en langue étrangère sans difficulté, les arguments sont plus diversifiés. La question de la 4 génération apparaît : les jeunes générations seraient plus habituées et donc ouvertes à des spectacles en langue étrangère (peut-être aussi grâce à leur pratique du cinéma en VO). Les spectateurs concernés sont aussi sensibles à l’opportunité d’entendre la musicalité de la langue – y compris au détriment d’une compréhension exhaustive – mais on rencontre alors l’exigence, peut-être surprenante, d’acteurs natifs ou au moins très « courants » dans la langue, de manière à en apprécier pleinement la dimension sonore, et la beauté – qui serait un absolu transmissible uniquement par des locuteurs « authentiques ». Ils sont aussi plus attentifs au jeu des comédiens – qui reste toutefois une exigence : un spectacle en langue originale n’a d’intérêt que si le plaisir est « complet ». D’ailleurs, une spectatrice fait remarquer que la présence sur des scènes françaises de troupes étrangères est censée être un gage de qualité et qu’elle va voir ces spectacles non pour la langue mais pour la réputation du metteur en scène et des acteurs. Par rapport à la question des surtitres et de la compréhension du texte, une spectatrice rappelle qu’il faut également « accepter de ne pas tout saisir » dans le texte et de voir autre chose que la langue. Globalement, le théâtre en langue étrangère semble mieux perçu par les amateurs éclairés, habitués à voir des spectacles et non attachés de manière scolaire au texte. Le théâtre est d’ailleurs présenté par une spectatrice comme « une langue étrangère en soi », qu’il faut savoir comprendre, et dans le cadre de laquelle les surtitres sont une convention parmi d’autres, convention à laquelle il faut adhérer. 2. Quelle communauté théâtrale ? Ces divergences de perception mettent en avant la permanence des clivages au théâtre, et un spectateur rappelle que le théâtre traduit est plus accessible, donc plus démocratique. Faut-il renoncer au théâtre en langue étrangère comme moyen de créer une communauté ? Car c’est bien la question de la communauté, et donc de la démocratie, qui est posée par le théâtre en langue étrangère. Ici, il a volontairement été question « des spectateurs », mais on peut se demander comment le théâtre en langue étrangère peut générer « un public », et comment dépasser des clivages de manière à former une communauté théâtrale. Le théâtre en langue bretonne illustre de manière aigue cette problématique. Ceux qui le pratiquent disent le faire parce que ce théâtre représente « la » culture, tandis que les institutions et un certain nombre de spectateurs non-bretonnants estiment qu’il s’agit d’une pratique communautariste. Avant tout, il est à signaler que la plupart de ces troupes sont des troupes d’amateurs, qui travaillent dans le cadre associatif, avec très peu ou pas de subventions publiques – ce qui est perçu par elles comme un déni. Or, les spectacles en breton ne sont pas nécessairement fondés sur des textes originaux en breton ou relatifs à la culture bretonne. La programmation de la Maison du théâtre propose une pièce anglaise traduite en breton, The Gardener de Mike Kenny. Une troupe amateur monte Musée haut musée bas de Jean-Michel Ribes traduit en breton. Ainsi, la volonté d’« ouverture » est mise en avant. Mais, notamment en raison du caractère limité des moyens financiers, la majorité de ces troupes ne surtitrent pas leurs spectacles. Elles avancent que leur objectif est de « faire entendre du breton », et d’ouvrir sur le jeu, au lieu de se focaliser sur le texte – moyen de revenir à la langue par le détour du spectacle. Loin de constituer un facteur de difficulté, cette configuration les contraint à être plus inventives : ainsi, Mat Ar Jeu met en place des dispositifs 5 conjuguant le dessin et la vidéo au jeu des acteurs. Toutefois, de l’extérieur, cette caractéristique est perçue comme le refus de se rendre accessible à un public non bretonnant. La création d’une communauté théâtrale semble encore devoir surpasser des obstacles de représentation de l’autre, que l’esthétique ne suffit pas à débloquer. Le théâtre en langue originale apparaît indéniablement comme le lieu d’un développement accéléré de l’interculturel et du plurilinguisme : c’est une pratique vivante, une rencontre entre une équipe et des spectateurs d’une langue et d’une origine a priori différentes. Un spectacle est un événement au cours duquel des individus isolés font corps. Mais cette configuration idéale ne se heurte pas seulement à des obstacles matériels. Elle rencontre aussi le danger du politiquement correct. On peut en effet se demander si la diversité, notamment linguistique, ne risque pas d’être seulement une diversité de façade. En d’autres termes, si à l’heure de l’Europe, les théâtres ne programment pas des spectacles en langue étrangère par souci d’être dans l’air du temps. En ce qui concerne l’éventuelle action de médiation, l’accueil d’une compagnie étrangère peut aussi conduire à son ethnicisation. À trop insister sur la particularité d’un spectacle en langue étrangère, on tend à développer le syndrome du folklore. Ainsi, paradoxalement, pour que ce théâtre fonctionne, il faut conduire les spectateurs à accepter de ne pas tout comprendre. 6