Les cycles courts de Juglar à aujourd`hui 1

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Les cycles courts de Juglar à aujourd'hui
1- Clément Juglar, l'inventeur des cycles
( …) Neuf ans après la récession de 1993, l'économie française connaît un sévère ralentissement. 1975
avait été une année de récession et 1984, marquée par la hausse du dollar, n'a guère été brillante. Ainsi,
tous les neuf ans, notre économie est atteinte de langueur. Or, quelqu'un l'avait prévu il y a longtemps
déjà, un économiste un peu à part, qui connut la renommée puis l'oubli avant que son nom ne soit définitivement associé à la notion de cycle économique. Il s'agit de Clément Juglar.
Il naît à Paris le 15 octobre 1819. Son père a quitté ses Alpes natales qui à l'époque acceptent d'être «
Basses » mais sont aujourd'hui de « Haute-Provence »... Médecin, il impose à son fils de suivre la même
voie. Celui-ci soutient donc en 1836 une thèse sur « les conséquences des maladies de coeur sur les poumons ». Thèse moins remarquable pour ses qualités médicales que pour son usage abondant de la statistique. Car la vraie passion du jeune Juglar, c'est l'analyse quantitative et les séries chiffrées. S'il publie dès
1846 des articles sur la démographie très documentés, c'est la Révolution de 1848 qui scelle son destin.
D'abord enthousiaste, il est effaré par le tour que prennent les événements. En particulier, il se demande si
les discours socialistes qui annoncent que le capitalisme porte en lui sa propre destruction ont un fondement. Comme la multiplication des crises depuis les débuts de l'industrialisation, avec leur cortège de
chômage et de révoltes, semble leur donner raison, il cherche à y voir plus clair et consacre dix ans à
l'étude des principales économies de son temps. Il publie en 1860 les résultats de son travail dans un article qui devient en 1862 un livre intitulé Les Crises commerciales et leur retour périodique en
France, en Angleterre et aux Etats-Unis.
L'originalité du livre réside d'abord dans la méthode adoptée : Juglar prétend ne pas avoir d'à priori et
construit son raisonnement à partir de l'observation quantitative de l'histoire. L'innovation de la démarche réside ensuite dans les conclusions : si les crises sont bien inhérentes au capitalisme comme
le pensent les socialistes, elles ne constituent en rien des éléments prémonitoires de sa disparition. Pour lui, l'économie enchaîne phases de croissance rapide et de récession en des cycles de
neuf-dix ans.
Écartant l'origine agricole et donc climatique de ces cycles, origine que retient Jevons à la même époque, il
considère qu'ils ne sont pas le fruit du hasard mais le produit quasi automatique du mécanisme monétaire
sur lequel repose l'économie de marché. Il résume sa pensée dans une formule brillante et lapidaire « l'origine de la misère, c'est la prospérité » - signifiant que pendant la période de forte croissance
se mettent en place les facteurs récessifs. Pendant ces périodes, le pays vend abondamment à l'étranger, d'où des excédents commerciaux qui augmentent ses réserves d'or et donc la masse monétaire. Simultanément, les industriels empruntent sans compter auprès des banques pour investir, gonflant le montant
des crédits et donc, là encore, la masse monétaire. Ce double gonflement de la masse monétaire initie
l'inflation. Et de cette inflation naît la récession : le pays perd des parts de marché à l'export tandis que les
banques amorcent une réduction des volumes de prêts distribués.
Selon Juglar, les banques prêtent une partie des dépôts qu'elles reçoivent : en économiste du XIXe siècle, il
considère que les « dépôts font les crédits ». Au XXe siècle, certains affirmeront que le crédit est potentiellement illimité, car c'est lui qui est à l'origine des dépôts. Avant que ne naisse la controverse sur les rapports entre crédits et dépôts, Juglar constate simplement que l'excès de crédit de la phase d'expansion
assèche les trésoreries bancaires, fait monter les taux d'intérêt, rend les investissements de plus en plus
difficiles à rentabiliser et conduit, en fin de compte, à une diminution du volume des prêts. Les débouchés
extérieurs et intérieurs commencent dès lors à s'amenuiser, entraînant le pays dans le chômage et la déflation. La déflation a un double effet : la baisse des prix favorise la reconquête des marchés étrangers ; certaines entreprises, dont les dettes augmentent les charges, font faillite et changent de
propriétaire, ce qui conduit à l'émergence d'une nouvelle génération d'entrepreneurs, assurant le
redémarrage de l'économie.
(…)
Jean Marc DANIEL – Le Monde – 13 novembre 2001
2- L’analyse des cycles est-elle obsolète ? (1997)
Va-t-il falloir réviser l'analyse des cycles d'activité économique? Ces derniers font largement partie de la
réalité des économies de marché : phases de plus ou moins forte progression de l'activité économique et
phases de ralentissement, voire de réduction de cette même activité se succèdent tous les trois à cinq ans.
Ces fluctuations sont habituellement liées à l'investissement : lorsque ce dernier progresse, les revenus
distribués gonflent et irriguent l'ensemble de l'économie, ce qui encourage l'investissement et la constitution de stocks de précaution, donc entretient, voire accélère la croissance de l'activité. Mais ce cercle vertueux n'est pas sans fin : vient un moment où les entreprises, largement pourvues en capacités de production, mettent un bémol à leurs investissements et cessent d'augmenter leurs stocks. Ce freinage de la demande est à l'origine d'un cercle cette fois-ci vicieux. Jusqu'à ce que les entreprises, dont les équipements
vieillissent, éprouvent le besoin de les renouveler. Alors le cycle repart à la hausse. Avec des mouvements
de prix bien compréhensibles : à la hausse quand l'activité progresse, et une inflation ralentie quand l'activité régresse.
Telle était la réalité jusqu'à présent dans l'économie américaine : comme l'État y intervient plutôt moins
qu'ailleurs, que les entreprises n'hésitent pas à débaucher ou à embaucher en fonction de la situation de
leurs débouchés, le cycle était assez prononcé dans ce pays, comme le montre l'écart-type du taux de
croissance, c'est-à-dire l'écart moyen constaté au cours d'un cycle entre le taux de croissance moyen du
PIB et les données annuelles. Plus cet écart-type est élevé, plus les fluctuations sont amples de part et
d'autre de la moyenne.
Or, l'économie américaine amorce sa septième année de croissance continue sans paraître
s'essouffler. Certes, il s'agit d'une croissance plutôt plus lente en moyenne que lors des cycles précédents,
mais l'écart-type de la croissance du PIB a également beaucoup diminué et l'inflation est faible. Les économistes, jamais à court d'une explication, avancent trois éléments.
Tout d'abord, l'investissement consiste de plus en plus en matériel informatique, lequel n'est pas
lié à la demande, donc au cycle d'activité, mais à la mutation technologique en cours. Les entreprises n'ont pas le choix : soit elles investissent, soit elles disparaissent. Et, dans le domaine informatique,
plus la demande est forte, plus les prix baissent, du fait des économies d'échelle. Conséquence : l'investissement tire de façon continue l'activité, sans qu'il y ait de tensions sur les prix.
Deuxième facteur nouveau : les salaires. L'affaiblissement syndical, la crainte du chômage et la pression de la concurrence réduisent les poussées revendicatives sur les salaires. La part de ces derniers ne
progresse pas, voire régresse, et ceci même durant la phase d'expansion du cycle. Conséquence :
des prix sages, des profits élevés, donc de quoi continuer à investir, puisque c'est rentable.
Troisième facteur, enfin : le poids croissant des services réduit l'importance des stocks. Quand on
produit de l'immatériel, on achète moins de matières premières ou de produits semi-finis. Donc l'effet
d'accélération sur l'activité est moindre en période de reprise et l'effet de décélération est également
moindre en période de ralentissement.
On voit le paradoxe : les économies continentales européennes deviennent de plus en plus cycliques au
moment même où l'économie dominante l'est de moins en moins. De ce côté-ci de l'Atlantique, nous subissons les effets de la moindre intervention publique et des coups d'accordéon que les marchés financiers
impriment à l'activité, en augmentant ou en réduisant les taux d'intérêt de façon largement imprévisible.
De l'autre côté de l'Atlantique, un nouveau régime de croissance tend à se mettre en place sous l'effet des
mutations technologiques (informatique et services), régime qui souffre structurellement d'une insuffisance de la demande salariale. (…)
Denis CLERC - Alternatives Économiques - n°153 - Novembre 1997
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