Des héros qui se donnent corps et armes

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Des héros qui se donnent corps et armes
D’«Impitoyable» à «Gran Torino», les personnages eastwoodiens sont des cowboys christiques.
C’est entendu : Chris Kyle, tireur d’élite de la nation américaine, ne transpire pas la sympathie.
D’un autre côté, être sympa n’a jamais été le boulot des héros de Clint Eastwood. Prenez l’infâme
J. Edgar Hoover ou le bougon Walt Kowalski (Gran Torino), vieil aigri dont le passe-temps est de
vomir des injures racistes. Leur boulot : sauver l’Amérique et/ou produire de la réconciliation
nationale. Ils sont donc bien plus que sympas, ils sont élus, ont une mission. Le vieux Walt, par
exemple, finit comme un dieu. Il meurt les bras en croix en donnant sa vie pour assainir le
quartier. De son vivant, ses voisins Hmong déposaient des offrandes sur ses marches.
Dans «Créance de sang» (2002).
Chris Kyle lui aussi souffre d’un «complexe du sauveur». Comme Luther dans les Pleins
Pouvoirs, il a la révélation qu’il doit sauver l’Amérique, lui et pas un autre, en regardant la télé.
A la télé, Luther (au prénom prédestiné) voit son président mentir et se dit qu’il lui faut
débarrasser le pays de cette vermine hypocrite. Sur les bagages de Luther brille fièrement
l’autocollant «Partisan de Tempête du désert», nom de la première opération américaine en
Irak. A la télé, Chris découvre une ambassade en ruine et comprend que l’Amérique l’appelle
pour la guerre suivante.
A l’horizon du héros eastwoodien, il y a donc l’aventure du Christ. A cause du sacrifice final,
bien sûr, qui implique de donner sa peau pour sauver son troupeau (le père de Chris improvise
cette parabole au début du film). Mais dans l’histoire du Christ, il y a plus que le sacrifice, il y a
aussi l’incarnation. Les héros eastwoodiens sont avant tout des héros de l’incarnation.
Dans Créance de sang, Terry manque crever en poursuivant un tueur en série. Il se réveille
avec un nouveau cœur : un cœur de femme et de Latina, qui plus est. Ainsi incarne-t-il
littéralement en un seul corps la nation réconciliée (les femmes, les immigrés). Il est logique
aussi de voir Chris accepter finalement l’après-guerre en assistant de son corps complet et
consolateur tous les pauvres amputés du conflit. De même, Doc dans Mémoire de nos pères ne
fait pas la guerre (celle du Pacifique), mais soigne les blessés. Ce que disent souvent les films
d’Eastwood, c’est donc : pas d’inquiétude, un corps est à nos côtés. Il (nous) veille.
Dans «le Retour de l'inspecteur Harry» (1983).
(Photo Archives du 7e Art. DR)
Avec Morgan Freeman dans «Impitoyable»
(Photo Rue des Archives. BCA)
La christologie eastwoodienne s’accompagne par ailleurs d’une hargne rageuse contre les
prêtres. Dès qu’il peut, il les maltraite. Un des copains de Chris lui raconte qu’il a failli
devenir «preacher» mais que vraiment, non, il aimait trop jouer aux dés. Dans Mystic
River, l’évêque est pédophile et violeur. Dans Jugé coupable, l’aumônier est un infâme salaud
qui jure (et ment) qu’un pauvre Noir lui a avoué un crime, puis décrit en détail au condamné les
souffrances qui l’attendent pendant son exécution. On en passe beaucoup, notamment le prêtre
sympa de Space Cowboys, sympa parce qu’il s’est défroqué.
A quoi tient ce peu d’amour des prêtres et autres prêcheurs ? A ce qu’ils n’ont pas compris
l’incarnation. Ils parlent, mais n’agissent pas. S’incarner, pour Eastwood, c’est devenir action,
machine à courir, frapper, tuer. «Je te cogne pas, je te parle»,dit Bill à English Bob
dans Impitoyable tout en lui filant une raclée. C’est l’expérience de tous les cow-boys
eastwoodiens (ceux des plaines, de l’espace ou des guerres) : on vient leur annoncer une
(mauvaise) nouvelle et ils deviennent pur agir. Laquelle action est douloureuse, fait mal ou
grogner - comme le prouve le pauvre Chris qui souffre un martyre visible dès qu’il doit buter un
gosse. Le film d’action n’est donc pas pour Eastwood une question de divertissement. C’est
quasiment un discours théologique, une façon de comprendre l’enseignement du Christ. Il faut
s’incarner, c’est-à-dire parler avec son corps. Sinon, on finit comme Munny
dansImpitoyable : «Je parle aux arbres, mais ils ne m’écoutent pas.» Heureusement, Munny
comprend bientôt qu’il a fait fausse route.
Si le Christ est le modèle, la question de la filiation gagne forcément en importance. Le héros
eastwoodien est le fils de son père, qui en général n’a pas failli, mais il faut au héros être un
père pour ses fils/filles. C’est là que le bât souvent blesse. Il serait trop long de faire la liste des
pères défaillants qui peuplent les films de Clint : ils le sont presque tous, y compris Chris. C’est
qu’il est plus facile aux hommes d’être un fils (le Christ) qu’un père (Dieu lui-même). C’est aussi
que les hommes doivent faire un chemin pour comprendre qu’être un père n’est pas (pas
toujours, en tout cas) une question de biologie. En cela, on ne peut accuser Eastwood de
familialisme borné. Bien sûr, la famille reste la meilleure cellule sociale, la plus sûre, la plus
fidèle, mais qui sont ma mère et mes frères ? demandait le Christ. Celui qui fait la volonté de
mon père. L’entraîneur de Million Dollar Baby choisit Maggie pour fille parce qu’elle sait donner
des coups. Walt dans Gran Torino élit le jeune Hmong pour héritier, plutôt que ses fils
biologiques, parce que le jeune homme a appris un travail manuel et aussi à se défendre. «Tu
es mon frère», dit Chris à son pote alors qu’il méprise son frère de sang qui n’a pas respecté
les commandements paternels. La vraie famille est faite de ceux qui ont compris qu’ils sont un
corps dans le monde (une action dans les films) et que c’est grâce à cela qu’ils sauveront et,
finalement, seront sauvés.
Didier Péron et Julien Gester
© Libération
13 février 2015
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