Le voyage philosophique de Nikolaj Karamzin

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LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
par
JEAN BREUILLARD
Université de Paris-Sorbonne
En mai 1789, Nikolaj Karamzin, jeune homme de 23 ans, après
quatre années passées dans le cercle des francs-maçons de Nikolaj
Novikov, part de Saint-Pétersbourg pour un long voyage à travers
l’Allemagne, la Suisse, la France et l’Angleterre. De retour à l’été 1790,
il prépare l’édition d’une revue, le Journal de Moscou [Moskovskij
žurnal], qui paraîtra pendant deux années, en 1791 et 1792.
C’est dans cette revue que Karamzin publie les Lettres d’un
voyageur russe [Pis’ma russkogo putešestvennika], plus précisément la
première partie d’entre elles, qui s’achève avec la lettre datée de Paris,
du 27 mars [1790].
Plusieurs aspects de ce voyage restent mystérieux, à commencer
par son objet initial, ainsi que l’itinéraire qui avait été d’abord envisagé.
Le jeune homme agissait-il de sa propre initiative ou était-il seulement
(ou en outre) un émissaire chargé de différentes missions ? Il n’y a
toujours pas de réponses à ces questions.
Le succès sans précédent des Lettres jouait sur l’illusion
savamment construite que celles-ci étaient une correspondance
authentique ou, du moins, la simple mise en forme de carnets de route.
Cahiers slaves, n°10, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2008, p. 123153.
JEAN BREUILLARD
Au début du siècle, V.V. Sipovskij montra de manière irréfutable que les
Lettres s’appuyaient sur une documentation extrêmement vaste qui était
hors de la portée d’un voyageur en perpétuel déplacement1. Les Lettres
sont une œuvre entièrement « artistique », qui tire son extraordinaire
séduction de la confusion savamment entretenue entre l’auteur, dont nul
n’ignorait qu’il venait de rentrer de son périple, et du narrateur. Il
importe donc de distinguer l’auteur de son double, le narrateur qui dit
« je » dans les Lettres. Pour reprendre l’usage instauré par Jurij Lotman,
on désignera ci-dessous l’auteur par « Karamzin », et le narrateur par
« le Voyageur ».
Rappelons quelques conséquences qui découlent de cette
distinction.
Il faut distinguer le voyage effectivement accompli par Karamzin
et le voyage décrit par le Voyageur. Les deux ne coïncident ni dans leurs
dates ni même dans le détail de l’itinéraire.
Prenons les personnages mentionnés dans les Lettres. Il y a ceux
que Karamzin et le Voyageur ont effectivement rencontrés. Mais le
Voyageur décrit aussi des personnages que Karamzin n’a pu voir. Tel est
le couple royal (Louis XVI et Marie-Antoinette), qui est décrit dans la
Lettre 97, datée d’avril 1790. Inversement, Karamzin a, selon les
conjectures de Jurij Lotman et Boris Uspenskij2, fait la connaissance de
personnages que le Voyageur ne pouvait pas mentionner nommément :
Romme, Condorcet, Rabaud-Saint-Étienne, et aussi Lavoisier et sans
doute Robespierre. Il a sans doute vu Madame Necker dans son salon,
Sieyès, Talleyrand, Germaine Necker, future Madame de Staël,
Chamfort. Rien n’apparaît en clair dans les Lettres. D’autres distorsions
sont possibles. Le Voyageur mentionne l’action d’un personnage, mais
V.V. Sipovskij, N.M. Karamzin, avtor "Pisem russkogo putešestvennika",
SPb., 1899.
2
Ju.M. Lotman, B.A. Uspenskij, « Pis’ma russkogo putešestvennika Karamzina
i ih mesto v razvitii russkoj kul’tury », in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo
putešestvennika,
éd. Ju.M. Lotman,
N.A. Marčenko
[Irina
Paperno],
B.A. Uspenskij, L., Nauka, 1987, p. 553.
1
124
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
sans le nommer. Il peut le désigner sous un nom crypté (initiales,
pseudonyme). Il peut prétendre avoir raté le rendez-vous, alors que dans
la réalité Karamzin l’a rencontré (c’est le cas de la rencontre avec le
franc-maçon Aleksej Mihajlovič Kutuzov, à Berlin). Le Voyageur est
libre, enfin, de modifier la chronologie.
On a longtemps cru que l’ensemble des Lettres avait été rédigé
après le retour de Karamzin. Des recherches récentes ont permis
d’apporter des éléments nouveaux dont Jurij Lotman et ses
collaborateurs, dans leur édition académique des Lettres, n’ont pu tenir
compte. Ces éléments ont été exposés et synthétisés par Il’ja Serman
en 20023. Les ajustements portent sur les dates et les lieux de la
rédaction des Lettres. Tout laisse à penser que pendant les cinq mois et
plus qu’il passa à Genève, Karamzin, selon la conjecture d’I. Serman,
non seulement n’accomplit pas de voyage à Paris, mais rédigea la
première partie des Lettres, celles qui décrivent son parcours à travers
l’Allemagne et la Suisse. Les lettres de Paris et de Londres furent en
revanche rédigées à Moscou. Le deuxième ajustement porte sur les dates
des principales étapes du voyage. La publication du journal du baron
Wolzogen, l’ami danois de Karamzin, montre de manière indubitable
que Karamzin est rentré beaucoup plus tôt que le Voyageur des Lettres,
et qu’il est resté seulement deux mois (et non quatre) à Paris (du 27 mars
au 28 mai 1790).
Si l’on veut bien, à présent, revenir aux Lettres en les considérant
comme une œuvre construite, il faut tenir compte de deux choses. Le
récit devait respecter un certain nombre de contraintes. La première et la
plus immédiate est la succession des étapes imposée par la géographie.
I.Z. Serman, « Gde i kogda sozdavalis’ "Pis’ma russkogo putešestvennika"
N.M. Karamzina », in XVIII vek, Sb. 23, SPb., Nauka, 2004, p. 194-210 ; voir
aussi Svetlana Gellerman, « Karamzine à Genève. Notes sur quelques
documents d’archives concernant les "Lettres d’un voyageur russe" », in Facten
und Fabeln. Schweizerisch-slavische Reisebegegnung von-18. bis zum
20. Jahrhundert, Herausgegeben von Monika Bankowski, Peter Brang, Carsten
Goehrke, Robin Kembale, Basel und Frankfurt-am-Main, 1991, p. 73-90.
3
125
JEAN BREUILLARD
Le Voyageur devait évidemment rencontrer Emmanuel Kant avant
Kaspar Lavater parce que... la Prusse orientale est plus près de la Russie
que la Suisse. Cependant, à l’intérieur de cette contrainte, Karamzin
disposait d’une gamme de moyens pour aménager la succession des
rencontres. Et c’est cet aménagement qui nous intéresse. Le plus simple
de ces moyens est la simple évocation d’un personnage disparu. Cette
évocation peut en effet intervenir à tout moment. On pourrait supposer
que la figure évoquée reste attachée à un lieu précis, le lieu où elle a
vécu et œuvré. Telle est la logique du guide touristique. Or on découvre
qu’il n’en va pas du tout ainsi. Autrement dit, lorsque le Voyageur
évoque un personnage disparu, il le fait toujours indépendamment du
lieu, mais en fonction d’une autre nécessité.
On partira de la thèse selon laquelle la galerie des penseurs et
philosophes que rencontre le Voyageur pendant son voyage à travers
l’Allemagne et la Suisse est ordonnée en sorte qu’elle ait un sens. En
considérant cette suite comme un système, on retiendra le concept
d’absence signifiante, concept emprunté à la notion de « signe zéro » en
linguistique. Dès lors, l’absence de telle figure marquante de
l’Aufklärung, dans l’économie d’un système, devient signifiante. Un
autre outil conceptuel est celui d’opposition binaire. Ainsi, lorsqu’à
Berlin, après avoir évoqué l’Académie de Prusse et son secrétaire
perpétuel Johann Heinrich Samuel Formey [1711-1797], le Voyageur
fait l’éloge de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, cet éloge est en réalité
une critique cryptée de Formey, qui avait publié un libelle intitulé...
l’Anti-Émile.
Cet ensemble de philosophes, dont nous supposons qu’il forme un
ensemble, et plus précisément, une suite organisée, se situe dans un
espace géographique précis : l’Allemagne et la Suisse. Une fois sorti de
Suisse, en effet, le Voyageur évoque quelques philosophes et hommes de
lettres (l’ombre de Voltaire à Ferney, Jean-François Marmontel à
l’Institut de France, ainsi que l’abbé Jean-Jacques Barthélémy). Mais il
faut bien reconnaître que Marmontel et Barthélémy ne sont pas des
126
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
figures centrales de la pensée philosophique du XVIIIe siècle. La
philosophie en action, la philosophie vivante est, pour le Voyageur,
circonscrite à l’ensemble germanophone, auquel se rattachent, dans les
Lettres, les Suisses Rousseau et Bonnet. La patrie de la philosophie,
c’est-à-dire de la métaphysique, est l’Allemagne et, en ce sens,
Karamzin, implicitement, reflète l’opinion de Mendelssohn4.
Karamzin et la philosophie
Avant d’en venir au voyage proprement dit, il n’est pas inutile de
préciser l’intérêt de Karamzin pour la philosophie. Une opinion tenace a
longtemps refusé à Karamzin la dimension philosophique. Près de nous,
Alexandre Koyré apercevait en Karamzin un « penseur extrêmement
superficiel et médiocre [...] qui n’a au fond jamais eu une idée
personnelle, mais [...] a eu le don de formuler et de résumer d’une
manière définitive les opinions et les idées qui flottaient autour de lui. »5
V. Sipovskij écrit avec plus de mesure :
Karamzin était un "philosophe" dans le goût du XVIIIe siècle : il aimait
les livres riches en idées, les livres qui alimentaient la raison, éveillaient
la pensée, mais il ne fut jamais l’adepte d’une doctrine quelconque : il
était éclectique au sens large du mot.
Quand on regarde les choses de près, on s’avise que Karamzin est
lui-même l’artisan de cette réputation. Il confie ainsi, dans ses vers
anacréontiques à son ami A.A. Petrov, en 1788 :
4
Cf. M. Mendelssohn : « Cela va très mal lorsque nos plaisants voisins veulent
se poser en juges en matière de métaphysique ; ils sont incapables de lire
n’importe quel écrit systématique avec l’effort approprié. [...] Les Français
philosophent avec l’esprit [Witz], les Anglais avec la sensation et il n’y a que
les Allemands pour philosopher avec l’entendement. » ; cité par D. Bourel,
Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, P., Gallimard, 2004,
p. 106-107.
5
Al. Koyré, La philosophie et le problème national en Russie, P.,
Idées/Gallimard, 1976 [1e éd. : 1929], p. 38-39, n° 11.
127
JEAN BREUILLARD
Quand je lisais les philosophes,
Je voulus être philosophe,
Célèbre parmi les savants.
Prenant la plume et le papier,
Je voulus écrire beaucoup
Sur l’art, pour l’homme, d’être heureux,
Et sage dans cette vie-ci.
Mais, ah !, je fus bien obligé
De me confesser à moi-même
Que l’esprit de ces philosophes
Chez moi ne trouvait pas d’écho ;
[...]
Soupirant, je jetai ma plume.
Ces lignes attestent en fait un vif intérêt pour la philosophie,
intérêt qui se manifeste dans toute l’œuvre ultérieure. Citons les trois
dialogues entre Mélodore [le poète] et Philalèthe [le philosophe] :
Mélodore à Philalèthe ; Philalèthe à Mélodore. Dialogue sur le
bonheur ; Philalèthe et Mélodore (De la saison la plus heureuse de la
vie) ; la réfutation de Rousseau dans Deux ou trois choses sur les
sciences, les arts et l’instruction ; Pensées sur la solitude ; Le Sensible et
le flegmatique, deux caractères (dialogue directement influencé par
l’Anthropologie de Kant, comme l’a montré Ivanov-Razumnik). Enfin,
dans les Lettres mêmes, Karamzin, à propos du franc-maçon Aleksej
Kutuzov, évoque « leurs joyeuses soirées moscovites et leurs discussions
philosophiques ».
Dans le domaine de la critique littéraire, l’intérêt de Karamzin
pour la philosophie de son temps a été mis en lumière par trois ouvrages
essentiels :
- L’article de Boris Èjhenbaum « Karamzin », paru en 1916 dans les
Nouvelles de la Bourse [Birževye Vedomosti], qui affirme : « Nous
n’avons pas prêté jusqu’ici une attention suffisante au fait que
128
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Karamzin fut non seulement un artiste, mais un penseur et, peut-on
dire, notre premier philosophe. »6
- les travaux du slaviste allemand Hans Rothe, et en particulier son
maître-livre publié en 1968 N.M. Karamzins europäische Reise : Der
Beginn des russischen Romans. Philologische Untersuchung7 ;
- les travaux de Jurij Lotman, en particulier, l’édition académique des
Lettres réalisée en collaboration avec B.A. Uspenskij et
I.A. Marčenko [Irina Paperno]8, et l’ouvrage Sotvorenie Karamzina
[Karamzin, auteur de Karamzin]9.
Quels penseurs marquants le Voyageur a-t-ils rencontrés ou
seulement vus au cours de son périple en Allemagne et en Suisse ? Dans
l’ordre chronologique des Lettres :
- Kant à Königsberg ;
- Friedrich Nicolai, l’éditeur de la célèbre Allgemeine deutsche
Bibliothek, à Berlin ;
- à Berlin toujours, Philip Moritz (l’auteur d’Anton Reiser [Reiser =
Reisender, le voyageur] et des célèbres Reisen eines Deutschen in
England [1783]) ;
- à Leipzig, les professeurs Christian Daniel Beck [1757-1832] et
Ernst Platner [1744-1818] ;
Cf. J. Breuillard, « Le "Karamzin" d’Èjxenbaum », in L’Âge d’argent dans la
culture russe, colloque 21-24 juin 2006, Lyon, Centre André Lirondelle,
Université Jean-Moulin. (à paraître).
7
Hans Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise : Der Beginn des russischen
Romans. Philologische Untersuchung, Bad Homburg–Berlin–Zürich, Verlag
Gehlen, 1968, 475 p. ; voir aussi id., « Karamzinstudien I », in Zeitschrift für
Slavische Philologie, XXIX, 1960, p. 102-125 ; id., « Karamzinstudien II »,
ibid., XXX, 1962, p. 272-306 ; id., « Zur Frage von Einflüssen in der russischen
Liiteratur des 18. Jhs », ibid., XXXIII, 1966, p. 21-68.
8
N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op. cit.
9
Ju.M. Lotman, Sotvorenie Karamzina, M., Kniga, 1987 ; 2e éd. : in id.,
Karamzin, SPb., Iskusstvo-SPB, 1997, p. 9-310.
6
129
JEAN BREUILLARD
- à Weimar, Herder et Wieland ; Goethe est seulement aperçu « à une
fenêtre » (?) ;
- à Zurich, Kaspar Lavater ;
- à Genève, Charles Bonnet.
Dans cette liste s’insèrent des personnalités et des penseurs que le
Voyageur dit ne pas avoir rencontrés (Aleksej Kutuzov à Berlin) et des
penseurs disparus que le Voyageur n’a pu qu’évoquer (Moses
Mendelssohn, décédé en 1786). S’insèrent aussi les personnages évoqués
par les penseurs rencontrés (Johann-August Starck [1741-1816], par
exemple, évoqué par Nicolai).
La question est à présent de savoir quel est le terminus a quo et
quel est le terminus ad quem de cette partie du voyage. La succession
chronologique et factuelle ne reflète pas nécessairement la suite logique
intellectuelle et philosophique. Le terminus a quo ne fait pas de doute :
c’est bien Emmanuel Kant qui est au point de départ de la séquence. Le
terminus ad quem, en revanche, n’est pas Charles Bonnet, mais à
l’évidence Kaspar Lavater, chez qui séjourne le Voyageur, Lavater avec
lequel le jeune homme entretenait depuis plusieurs années une
correspondance philosophique, au point que plusieurs indices donnent à
penser que les deux buts du voyage étaient initialement le séjour chez
Lavater et le séjour à Londres10. Dans ce plan initial, prévu par le cercle
des francs-maçons dont était issu Karamzin, la France n’était qu’un
espace à traverser au plus vite afin de gagner Londres.
Quant au projet de visiter l’Italie, rien dans l’état actuel des
recherches ne l’atteste, sinon les regrets exprimés par le Voyageur à
Lyon. On peut au contraire penser que cette éventualité sert de moyen
pour rendre normal et banal le projet du voyage, en l’alignant sur
l’itinéraire traditionnel du "Grand Tour". Or le voyage de Karamzin n’est
Cf. Lettre à Lavater du 15 mars 1789, in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo
putešestvennika, op. cit., p. 477.
10
130
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
pas un "Grand Tour" analogue à celui qu’accomplissaient les étudiants
britanniques fortunés.
Il faut donc conclure que le voyage en Allemagne et en Suisse part
de Kant pour s’achever auprès de Lavater. Ce parcours a-t-il un sens
philosophique ? Il faut, pour répondre à cette question, revenir sur
l’horizon philosophique du jeune Karamzin, avant son départ.
Kaspar Lavater
L’itinéraire philosophique de Karamzin ne commence pas en
mars 1789. Un repère intéressant est la première lettre qu’il envoie, trois
ans avant son départ [14 août 1786 v.s)], à Iohann Kaspar Lavater [17411801]. Karamzin a vingt ans. Il se propose d’être le « correspondant
fidèle » du pasteur suisse, l’une des figures centrales de l’illuminisme
antirationaliste de la fin du XVIIIe siècle [« Sie können in mir einen
getreuen Korrespondenten finden »] et de répondre à toutes ses questions
sur la Russie. Dans sa lettre suivante [20 avril 1787 v.s], il lui déclare :
« Ce que fut Colomb pour la navigation, vous l’êtes pour la connaissance
de l’homme. ». Les Fragments physiognomoniques [1785-1787], qui
posaient directement la question du lien entre l’âme et le corps, étaient
en effet en grande faveur dans le milieu des francs-maçons de Moscou
où se formait le jeune Karamzin. Dès cette lettre [1787], donc deux ans à
l’avance, il annonce son voyage : « Oui, Lavater, si Dieu le veut, j’irai à
Zurich et je vous verrai ». Deux ans plus tard, à la veille de son départ,
l’enthousiasme semble toujours intact : « Je vous lis et, autour de moi,
s’élèvent de saintes, de hautes pensées. Vos vues sur la Divinité, — Ô
Lavater ! je vénère le sage dont les pensées sont si élevées ! »11. Et
Karamzin de donner une indication précieuse sur la préparation de son
voyage :
Oui, j’ai l’intention de voyager, je veux – s’il plaît à Dieu – vous visiter,
vous embrasser, et, muet, me perdre dans la profonde sensation du
bonheur de vous voir, d’être près de vous. Si mon cœur ne me trompe
11
Ibid., p. 477.
131
JEAN BREUILLARD
pas cette fois non plus, s’il y a quelque chose de vrai dans ses
pressentiments, alors vous me prendrez délicatement sous votre aile, je
trouverai en vous un directeur et un ami auprès duquel je serai aussi
tranquille que dans mon pays natal. En mai je pense quitter Moscou pour
Saint-Pétersbourg, et de là je traverserai l’Allemagne pour gagner la
Suisse, si bien que je pense être à Zurich en août. Je resterai là près de
vous et, si vous le permettez, je jouirai pendant quelques mois [einige
Monate] de votre compagnie, de votre enseignement, après quoi je
poursuivrai ma route vers la France et l’Angleterre.12
Or le narrateur, quant à lui (et, sans doute, l’auteur aussi), arrivé à
Zurich à la mi-août, en repart dès le 26 du même mois. Le narrateur
précise lui-même, au début de sa lettre 58 datée du 26 août : « Je pense
enfin quitter Zurich, après y avoir passé 16 jours. » Les « quelques
mois » se sont réduits à deux semaines.
Pareille distorsion pourrait s’expliquer par la hâte du jeune
Karamzin d’assister aux événements de la Révolution française, dont le
déclenchement l’a surpris à Francfort. Mais dans ce cas, on s’attendrait à
ce que Karamzin passât rapidement en France. Jurij Lotman a
effectivement mis en doute la présence continue de Karamzin à Genève,
du 2 octobre 1789 au 4 mars 1790 (plus de cinq mois !), jugeant que
celui-ci « n’avait rien à faire à Genève ». Or son hypothèse selon
laquelle Karamzin aurait accompli un aller et retour incognito à Paris à
partir de Genève a été infirmée par les découverte archivistiques de
Svetlana Gellerman13. On doit donc conclure que Karamzin a
effectivement passé à Genève le temps qu’il devait initialement passer à
Zurich. Autrement dit, le séjour auprès de Lavater fut considérablement
écourté.
Nous tenons là quelque chose d’essentiel.
Arrêtons-nous un instant sur l’étape capitale, géographique et
philosophique, qu’est Lavater à Zurich.
Entre 1786 et son arrivée à Zurich trois ans plus tard, le rapport du
jeune homme à Lavater a considérablement évolué. Il y a un monde entre
12
13
Ibid., p. 495.
S. Gellerman, art. cit.
132
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
les premières lettres, pétries de vénération14, et les dernières, où il est
question du « louis d’or » que réclame Lavater pour couvrir ses frais de
poste. L’adepte russe s’était mué en fondé de pouvoir. Les premières
lettres posaient à Lavater de graves questions. Les quatre lettres
d’août 1789 à mars 1790 ne demandent plus rien. La dernière, enfin, du
1er décembre 1790 (v.s.) demande si « nous sommes plus sages et plus
vertueux que les Anciens parce que nous sommes chrétiens ? » [« Sind
wir weiser und tugendhafter als die Alten, weil wir Christen sind? »]15.
Fausse question dont la réponse négative ne fait plus de doute pour
Karamzin, et qui vaut condamnation pour Lavater. Il n’est pas exclu
qu’elle contienne aussi une part cachée d’impertinence.
Jusque 1801, date de la mort de Lavater, massacré par un soudard
« révolutionnaire » français, rien n’indique que Karamzin ait cherché à
maintenir une quelconque relation. Peut-être la grande estime que le
comte du Nord, alias le grand-duc Paul, portait à Lavater, qu’il visita à
deux reprises, démontrait-elle ab absurdo à Karamzin que Lavater
n’était pas le phare de son siècle.
Que s’était-il passé ? Karamzin n’avait pas écrit à Lavater ni ne
s’était rendu à Zurich en touriste curieux ou en chasseur d’autographes :
« Ce n’est évidemment pas seulement par vanité que j’ai pris un jour la
plume pour [...] vous demander de ne pas me prendre pour un vantard
qui ne vous aurait écrit que dans le but de recevoir une réponse d’un
homme aussi célèbre que vous »16. Or la description de Lavater à Zurich
contient plusieurs touches satiriques.
14
Non exemptes de flatterie ; ex. : « Je suis sûr que Lavater est un grand homme
et un véritable chrétien. Plaise à un fou de Français de crier à se déchirer les
poumons ! Tout homme sensé admet que les Français sont fous. » [« daß der
Franzose toll ist » ([1ère lettre à Lavater] in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo
putešestvennika, op. cit., p. 485. Karamzin fait allusion à La lettre du Comte de
Mirabeau à *** sur M. de Cagliostro et Lavater, Berlin, 1786 [rééd. par
Ch. Porset, 1996].
15
Ibid., p.498.
16
Ibid., p. 473-474.
133
JEAN BREUILLARD
L’âme et le corps
La question qui occupe le très jeune Karamzin est celle des
rapports entre l’âme et le corps. Il était naturel que, dans le milieu
maçonnique et mystique dans lequel vivait Karamzin à Moscou, les
écrits de Lavater fussent à l’honneur. Lavater cherchait à concilier la
philosophie des Lumières avec le christianisme. Il luttait contre le
déisme général de l’Aufklärung en affirmant la compatibilité de la
« philosophie » avec la Révélation. Enfin, les relations entre l’âme et le
corps semblaient trouver dans les travaux de Lavater sur la
« physiognomonie » une traduction simple et séduisante. Si Lavater
affirmait que l’âme se lisait dans la forme du visage, c’était donc qu’il
connaissait le rapport intime entre l’âme et le corps.
Karamzin a été, à n’en pas douter, cruellement déçu de constater
que le grand Lavater n’avait pas de réponse précise à lui apporter sur les
relations entre l’âme et le corps, sur ce qu’était, en particulier, l’âme « en
soi » [« weiß doch nicht, was Seele in sich ist, was Körper in sich ist »] ;
déçu aussi de constater que Lavater se résignait à son ignorance. Le
Colomb de la connaissance de l’homme n’était plus qu’un bon pasteur,
un Oberlin suisse.
Il serait erroné, cependant, de conclure à une rupture radicale.
Karamzin gardera respect et tendresse pour le pasteur zurichois et
publiera, en 1803, dans son Panthéon de la littérature étrangère, la
relation des derniers jours de Lavater17.
Que représente donc Lavater dans le voyage philosophique du
jeune Karamzin ? L’immense prestige dont jouissait dans le milieu des
francs-maçons de Moscou la figure la plus en vue de l’illuminisme, ce
versant irrationaliste et mystique des Lumières, faisait de lui la référence
philosophique essentielle. Il ne fait pas de doute que pour le célèbre
franc-maçon S.I. Gamaleja, le séjour à Zurich auprès de Lavater devait
N.M. Karamzin, « Poslednie dni Lafaterovoj žizni », in Panteon inostrannoj
slovesnosti, č. III, M., 1803, p. 74-79.
17
134
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
être une étape essentielle du voyage de Karamzin et même, d’une
certaine façon, l’aboutissement de son voyage philosophique.
Or si l’on considère le cheminement de Karamzin au cours des
quatre années qui précèdent son départ, il convient de formuler une
observation tout opposée : Lavater marque au contraire le point de
départ, et non le point d’arrivée, de son parcours philosophique.
Si l’on veut bien tirer les conséquences de cette constatation, force
est de dire que le trajet géographique qui conduit de Königsberg à Zurich
doit, intellectuellement, être parcouru en sens inverse, au rebours du
temps du voyage, en partant de Lavater pour remonter jusqu’à Kant. Le
cheminement philosophique part de l’irrationalisme illuministe pour
arriver au rationalisme critique.
Si cette idée est juste, alors il faut supposer que Karamzin a
construit la relation de son voyage en ménageant des transitions
intellectuelles, en ajoutant les maillons philosophiques indispensables,
formés d’évocations de penseurs, de réflexions philosophiques,
d’allusions. Bref, c’est tout un appareil sémiotique qui est mobilisé et
que, dans le cadre d’un article, nous ne pouvons que mentionner.
À rebours
Nous proposons donc de remonter le temps chronologique, en
partant cette fois de l’étape de Zurich, pour terminer par Königsberg et
Kant. C’est donc à une lecture à rebours du texte des Lettres que nous
procédons. Dans cette perspective, l’expression « étape suivante »
signifie : « suivante dans le cheminement intellectuel du Voyageur,
quoique précédente dans la succession chronologique du voyage ».
Or, « partant » de Zurich, ce voyage à rebours réserve une
surprise : le premier penseur évoqué n’est autre que Moses
Mendelssohn. Il faut s’arrêter à cette étape essentielle des Lettres.
Mendelssohn était mort en 1786. Karamzin pouvait donc l’évoquer
à n’importe quel moment de son voyage. Il aurait été plus "naturel" de
parler de Mendelssohn là même où le philosophe vécut l’essentiel de sa
135
JEAN BREUILLARD
vie, à savoir Berlin. Pourtant, à Berlin, le Voyageur ne prononce le nom
de Mendelssohn qu’une fois, en saluant Nicolai, « l’ami de Mendelssohn
et de Lessing ». Il n’évoque Mendelssohn que plus tard, sur la route de
Meissen et enfin, plus largement, à Francfort, juste avant de se rendre
chez Lavater. Cette place occupée dans la galerie des penseurs n’est pas
fortuite. Elle entre dans un dessein délibéré.
Moses Mendelssohn a été, à n’en pas douter, le maillon
philosophique qui a mené Karamzin de Lavater à Kant. Mendelssohn
n’apparaît pas moins de... onze fois (!) dans les Lettres, et toujours en
bénéficiant de la sympathie évidente du narrateur.
Mendelssohn est pour Karamzin celui qui, par sa critique, libère.
En ce sens, il est l’introducteur à la réflexion de Kant sur les conditions
et les limites de la raison. Il est caractéristique que son nom soit
immédiatement associé à Kant, dans les Lettres :
Hier après le déjeuner, je suis allé chez le célèbre Kant, métaphysicien
subtil, profond, qui renverse Malebranche et Leibniz, Hume et Bonnet,
— Kant, que le Socrate juif, le regretté Mendelssohn, n’appelait pas
autrement que der alles zermalmende Kant, c’est-à-dire Kant qui ravage
tout.
[Königsberg, 19 juin 1789, v.s.]
Mendelssohn est Socrate, la « torpille » de Platon ; celui qui
désarme, désarçonne, paralyse les dogmatiques ; celui grâce auquel la
pensée reprend ses droits, celui par qui l’homme ose exercer son
jugement. La même comparaison, issue de l’œuvre majeure de
Mendelssohn Phédon [Phädon, 1767], est reprise un peu plus loin dans
les Lettres, à Francfort, où un changeur juif dit au Voyageur, en parlant
de Mendelssohn :
Ce grand homme, ce Socrate et ce Platon de notre temps, était juif, était
juif.
Il est très probable que Karamzin avait pris connaissance de la
pensée de Mendelssohn bien avant son départ. C’est ce que pense Hans
136
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Rothe, qui suppose que l’initiateur a été Jakob Lenz18. Nous voyons un
autre indice dans le fait que, dans ses lettres à Lavater, Karamzin ne
mentionne à aucun moment la polémique qui avait opposé le Suisse à
Mendelssohn ; en revanche, il ne se gêne nullement pour faire allusion
au pamphlet de Mirabeau19, Mirabeau qui, selon Dominique Bourel, « fit
le plus pour la popularité de Mendelssohn en France et en Europe. »20
Ce qui retient à l’évidence Karamzin dans la pensée de
Mendelssohn, c’est, comme dit Dominique Bourel, la « symbiose judéoallemande » tentée par celui qui « entend célébrer les noces des
Lumières allemandes (Aufklärung) et des Lumières juives (Haskala) »21.
C’est aussi, à n’en pas douter, ce qui poussa Aleksandr Radiščev à
adapter le Phédon en 1777 dans son De l’homme, de son caractère
mortel et de son immortalité [publié en 1809]22.
Il est caractéristique que l’« exposé » philosophique de la
personne et du sujet dans les Lettres soit associé par Karamzin à la
judéité. Quelques lignes plus haut, le Voyageur rapporte un propos
antijudaïque : « N’achetez rien aux Juifs [...] ; ce sont tous des coquins ».
À quoi le colporteur réplique : « Ce n’est pas vrai, Monsieur, […] ; nous
ne sommes pas plus malhonnêtes que les Chrétiens ». Un peu plus loin,
le Voyageur aperçoit sur la table d’un changeur juif le livre capital de
Mendelssohn sur la judéité : Jerusalem oder über die religiöse Macht
und Judentum (1783). Le Voyageur reprend alors la parole du changeur :
« Mendelssohn était un grand homme, dis-je, en prenant le livre dans
mes mains ». Cette scène a une valeur symbolique : le héros prend le
18
H. Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise: Der Beginn des russischen
Romans, Philologische Untersuchung. Bad Homburg v.d.H.e.a., 1968, pp. 70,
267-271, 286-288.
19
Lettre du Comte de Mirabeau à *** sur M. de Cagliostro et Lavater, op. cit.
20
D. Bourel, Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, op. cit.,
p. 35.
21
D. Bourel, Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, op. cit.,
4e de couverture.
22
Cf. A. Laxague, « Radichtchev, un étranger dans sa patrie », in Jean Mondot
dir., Regards de/sur l’étranger au XVIIIe siècle, Bordeaux, 1985.
137
JEAN BREUILLARD
livre de Mendelssohn en répétant les paroles du changeur. Autrement dit,
il reprend à son compte le livre et les paroles. Tout le passage sur les
Juifs de Francfort, empreint de sympathie pour le peuple juif, déclaré
moins égoïste « que nous, Chrétiens triomphants », indique qu’il y a
chez Karamzin une authentique réflexion sur la judéité,
vraisemblablement initiée par la lecture de Mendelssohn, qui posa le
premier, dans sa véritable dimension, la question juive. Le passage de
Lavater à Mendelssohn marque, pour Karamzin, l’accès à
l’universalisme de la « personne ». À ce sujet, Karamzin s’intéresse à la
judéité, non au judaïsme, et le tableau lugubre de la synagogue de
Francfort fait écho à sa description sinistre de l’église Saint-Bruno-desChartreux de Lyon. Non seulement on chercherait en vain dans toute
l’œuvre de l’auteur de l’Histoire de l’État russe la moindre remarque
hostile au peuple juif, mais son attitude sur ce point, informée à coup sûr
par la pensée de Mendelssohn, nous paraît unique dans la littérature
russe de son temps23.
L’importance que Karamzin accorde plus loin, dans les lettres
parisiennes, à Mirabeau comme acteur politique ne pouvait, pour le
lecteur cultivé, ne pas évoquer la fameuse « affaire Lavater » provoquée
par la demande du pasteur suisse, qui, en août 1769, reprenant les thèses
des piétistes du Wurtemberg sur la nécessaire conversion des Juifs, avait
adjuré Mendelssohn de reconnaître ses erreurs et d’embrasser le
christianisme.
23
On citera en regard, ces lignes de Denis Fonvizin, datées de 1786 : « Une fois
franchie la frontière, nous nous sommes retrouvés brusquement en Judée.
Hormis des Juifs, nous n’avons presque rien vu jusqu’à Varsovie. Tous les
villages sont farcis de ces coquins [« nabity simi plutami »], et pour la première
fois je fus indigné en mon for intérieur par le fait que de pareils fainéants
[« bezdel’niki »], après avoir été chassés d’Égypte où ils travaillaient, se fussent
mis, dans leur oisiveté, à errer de par le monde et à duper les braves gens » [« i
obmanyvat’ dobryh ljudej »] in D.I. Fonvizin, Sobranie sočinenij, t. II, M.-L.,
1959, p. 568.
138
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Il est clair que, lorsqu’il parle de Mirabeau, le Voyageur pense au
livre de celui-ci sur Mendelssohn, livre dirigé contre Lavater, associé en
l’occurrence au charlatan Cagliostro-Balsamo :
Les Allemands lui ont décerné le titre de Platon moderne. [...] Je
voudrais faire connaître Moses Mendelssohn à la France mieux qu’il ne
peut l’être par la traduction de son Phédon, l’un de ses plus beaux
ouvrages, mais où l’on ne saurait deviner tout ce qu’a voulu cet écrivain
vraiment extraordinaire.24
Et, donnant une analyse de Jérusalem, Mirabeau célèbre le
plaidoyer de Mendelssohn en faveur de la tolérance religieuse :
Il fait voir que jamais une association religieuse ne saurait [...] acquérir
ou s'arroger des droits temporels quelconques.25
L’affaire Mendelssohn-Lavater livre aussi la clé de la visite à
Charles Bonnet, à l’extrême fin du voyage philosophique du Voyageur.
C’est en effet Bonnet qui servit d’intercesseur et, correspondant avec
Mendelssohn, répara comme il pouvait « l’indiscrétion de M. Lavater »,
comme l’écrit Mirabeau.
On le voit, le rapprochement, dans le voyage, entre Mendelssohn
et Lavater, ne doit rien au hasard.
Dans l’ordre inverse où nous nous situons, il signifie que
Karamzin a commencé à rompre avec Lavater à partir de la querelle avec
Mendelssohn.
24
Mirabeau, Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des juifs et en
particulier sur la révolution tentée en leur faveur (en 1753) dans la Grande
Bretagne, Londres,1787 ; cf. aussi, id., Lettre du comte de Mirabeau à *** sur
M. de Cagliostro et Lavater, op. cit.
25
Ibid., p. 23.
139
JEAN BREUILLARD
Weimar
Continuons de rebrousser chemin. Weimar est le lieu de deux
grandes rencontres : avec Christoph Martin Wieland [1733-1813] et avec
Johann Gottfried Herder [1744-1803].
Que Wieland dit-il au Voyageur au sujet des philosophes ?
De Kant, Wieland parle avec respect ; mais il ne semble pas se casser la
tête sur sa métaphysique. Il m’a montré la nouvelle œuvre de son gendre,
le professeur Reinhold, dont le titre est Versuch einer neuen Theorie des
menschlischen Vorstellungsvermögens [Essai d’une nouvelle théorie de
la capacité humaine des représentations], qui vient d’être imprimée, et
qui doit expliquer la métaphysique de Kant. Lisez-le, me dit-il, si vous
lisez ce genre de livres. Votre Agathon, ou votre Oberon me plaisent
davantage, répondis-je : cependant il m’arrive parfois de regarder dans le
domaine de la philosophie.
Avec une agréable sincérité, Wieland m’a livré ses pensées sur des
matières très importantes pour l’humanité. Il ne rejette rien, mais pose
seulement la différence entre la croyance et la certitude. On peut
l’appeler sceptique, mais seulement au bon sens du terme. 26
Nous avons la confirmation que Karamzin s’intéresse à la
philosophie et qu’il cherche à comprendre Kant. Le "domaine de la
philosophie" dont il parle n’est plus, on peut en être assuré, l’illuminisme
de Lavater.
Toujours à Weimar, le narrateur se rend chez Herder :
J’ai lu son Urkunde des menschlischen Geschlechts [précisément :
Älteste Urkunde des Menschengeschlechts, Le plus vieux document du
genre humain –J.B.], je l’ai lu, je n’ai pas compris grand chose ; mais ce
que j’ai compris, je l’ai trouvé très beau. En quelques tableaux il peint la
création ! Quelle splendeur orientale ! – J’ai lu son Dieu [Gott], l’une de
ses dernières œuvres dans laquelle il montre que Spinoza était un
philosophe profond et un adorateur fervent de la Divinité, éloigné à la
fois du panthéisme et de l’athéisme.
Et le narrateur donne une longue citation tirée de Gott. Einige
Gespräche [Dieu. Dialogues], publié en 1787.
26
Ibid., p. 76-77.
140
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Le Voyageur, et aussi Karamzin, sont manifestement fascinés par
ce que note Edgar Quinet dans son Essai sur la vie et l’œuvre de
Herder... (Paris, Levrault, 1826-1827) : par le panthéisme, par le refus de
la rigidité dogmatique, le « Einfühlung », l’empathie qui permet de
comprendre les œuvres des siècles passés. Comme le note Pierre
Pénisson, Herder, comme Mendelssohn, « réprouve le conservatisme
rabbinique et la rigidité orthodoxe de Raphaël Kohen, celui-là même qui
maudit la traduction [du Cantique des cantiques] par Mendelssohn »27.
À Weimar, enfin, le Voyageur prétend ne pas avoir rencontré
Goethe, mais l’avoir seulement aperçu à une fenêtre. La chose paraît un
peu étrange. Quand il voulait vraiment rencontrer un penseur, le jeune
homme savait forcer sa porte. C’est ce qu’il fit avec Wieland. D’autre
part, le fait d’avoir manqué Goethe n’empêchait en rien Karamzin de lui
consacrer un développement. Or, rien ou presque rien, sinon les trois
lignes suivantes :
Hier soir, en passant devant la maison qu’habite Goethe, je l’ai vu
regardant par une fenêtre. – Je me suis arrêté et l’ai examiné un instant :
le grave visage grec ! Aujourd’hui je suis passé chez lui ; mais l’on m’a
dit qu’il était parti de bon matin pour Iéna.
C’est tout. Karamzin a-t-il en effet surpris Goethe le nez au vent,
regardant par la fenêtre ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il qu’il
ne manifeste pas un regret. Ce silence doit nous alerter.
Cette non-rencontre, ce silence sont à relier à un autre grand absent
des lettres : Friedrich Heinrich Jacobi [1743-1819]. Nulle mention, en
effet, dans les Lettres, de Jacobi. Karamzin reflète donc la position des
"Berlinois", qui ne pardonnaient pas à Jacobi d’avoir fait de Lessing à
peine disparu un spinoziste décidé (accusation toujours grave dans
l’Allemagne de l’époque), d’avoir aussi critiqué Hume (David Hume
über den Glauben, 1787) et critiqué Kant. On n’entrera pas ici dans
l’analyse du "spinozisme" de Lessing, qui ne recouvre pas,
27
P. Pénisson, Johann Gottfried Herder, P., Cerf, 1992, p. 119.
141
JEAN BREUILLARD
apparemment, ce que Jacobi entendait lui-même par là. Retenons
qu’entre Goethe et Jacobi, qui avait peint le premier dans son romanportrait Correspondances d’Édouard Alwill (1775), il y a un lien et nous
pensons que ce lien explique l’absence totale de Jacobi dans les Lettres,
et la quasi-absence de Goethe, dont on se contente d’apercevoir le profil
grec à une fenêtre. En 1789, Jacobi était devenu la bête noire de
l’Aufklärung, surtout depuis la publication, en 1785, de ses Lettres à
Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza. Il est probable aussi que
Karamzin avait lu la réplique de Mendelssohn publiée après sa mort, Aux
amis de Lessing. Ce petit ouvrage, comme dit Dominique Bourel était
« véritablement une arme de combat contre Jacobi et sa clique.28 »
Karamzin devait juger aussi qu’il était criminel de mettre en cause
l’héritage rationaliste des Lumières. Face à l’offensive lancée contre la
« raison » et contre la France des « philosophes », par J.-G. Hamann et
F.-H. Jacobi, Karamzin reste obstinément fidèle au dogme central de la
philosophie intellectualiste des Lumières, à la conviction qu’il existe,
pour guider l’action des hommes dans l’histoire, une vérité accessible à
la raison, pourvu que celle-ci s’affranchisse de l’ignorance, de la
superstition et du préjugé. Kant admet, comme l’écrit Lévy-Bruhl, que la
raison peut avouer « son impuissance à rien démontrer en dehors de
l’expérience ; mais il ne consent pas qu’elle abdique [...] sur la foi d’un
sentiment. [...] Une pareille doctrine, selon lui, met en danger ce qui fait
la dignité de l’homme, et compromet les conquêtes lentement acquises
sur les préjugés et les erreurs. Il prévoit ce qu’on appellera plus tard
"l’obscurantisme". »29 Au-delà des polémiques entre les différents
acteurs des Lumières allemandes, là est la racine profonde,
philosophique, de l’absence de Jacobi dans les Lettres.
28
29
D. Bourel, Moses Mendelssohn, op. cit., p. 434.
Lucien Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, P., F. Alcan, 1894, p. 183.
142
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Leipzig
À Leipzig, étape suivante de ce voyage à l’envers, le Voyageur
visite le professeur Ernst Platner [1744-1818], qu’il qualifie de
« philosophe éclectique ». On se souvient que V. Sipovskij avait
employé le même qualificatif à propos de Karamzin. Dans l’ordre
chronologique inverse du voyage, dans lequel nous observons la
croissance philosophique de Karamzin, l’étape de Leipzig représente,
après la pensée illuministe, la rupture liée à l’affaire LavaterMendelssohn et la tentative de conciliation entre les Lumières et la
Haskala entreprise par Mendelssohn, l’ouverture plus large encore à
d’autres courants de pensée. Certes, Platner n’est pas le phare
philosophique de son temps, mais Karamzin admire la clarté de son
cours d’Esthétique. Cette étape marque l’élargissement de l’horizon
intellectuel du Voyageur.
La malle-poste de Meissen
En remontant plus avant encore dans le temps, nous rencontrons
un épisode crucial, dont l’action se situe dans la malle-poste qui
transporte le Voyageur à Meissen.
Dans cette voiture transformée en cabinet de philosophie, ont pris
place, outre le Voyageur, un "Magistr" et deux étudiants, l’un de
Leipzig, l’autre de Prague. La conversation porte, évidemment, sur la
relation entre l’esprit et le corps, et donc sur le Phädon de Mendelssohn.
En réponse à l’étudiant de Prague qui défend l’innéisme, le Voyageur
tire de « son » carnet une lettre de Lavater qu’il lit à l’étudiant :
L’œil, de par sa formation même, ne peut se regarder sans miroir. Nous
ne pouvons nous contempler que dans les autres objets. Le sentiment de
l’existence, la personne, l’âme — tout cela n’existe que parce que cela
est extérieur à nous.30
30
N. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op.cit., p. 57.
143
JEAN BREUILLARD
Or le remarquable, dans ce passage, est que Karamzin ne cite pas
mot à mot Lavater. Le texte de Lavater est en effet :
Notre œil n’est pas fait en sorte qu’il puisse se voir sans miroir, – et notre
je [« ich »] ne se voit que dans un autre tu. Nous n’avons pas en nous de
point de vue sur nous-mêmes. Le sentiment de l’existence, la conscience
de notre je, l’âme existent seulement par l’intermédiaire des objets qui
sont hors de nous.31
Hans Rothe32 a confronté ces deux textes, mais sans remarquer un
point essentiel : l’ajout du mot « ličnost’ » [personne] à la citation de
Lavater. La lettre de Lavater, vieille de deux ans, que le Voyageur
prétend sortir de sa poche (!), signifie que de tout l’enseignement de
Lavater, Karamzin ne retient finalement que cette lettre, et dans cette
lettre, une seule phrase, mais une phrase, il est vrai, extraordinairement
profonde. Rejetant la « physiognomonie », le magnétisme et
l’enseignement chrétien du pasteur suisse, Karamzin fait sienne cette
définition de l’intersubjectivité : je se construit en passant par tu ; et,
pour que les choses soient claires, il ajoute au texte de Lavater le mot
ličnost’ [« la personne », la « personnalité »], catégorie essentielle du
kantisme, devenue l’équivalent paradigmatique (parce que se retrouvant
dans la même séquence coordonnée) que le mot « âme » employé par
Lavater.
La scène de la malle-poste est un point "nodal" dans le voyage
philosophique du Voyageur. L’intersubjectivité est devenue le noyau de
la pensée philosophique de Karamzin. Cette intersubjectivité dont il
31
Perepiska Karamzin s Lafaterom, SPb., 1893, p. 23. Nous traduisons
intentionnellement « ich » et « du » par « je » et « tu » et non, comme il est plus
courant, par « moi » et « toi » : le « moi » du sujet psychologique n’est pas le
« je » du sujet de l’énonciation.
32
Cf. H. Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise..., op. cit. : « Er
[Karamzin,–J.B.] machte aus dem Brief einen Dialog. Einen Teil der Äusserung
Lavaters hielt er offenbar für philosophisch vertretbar und legte ihn dem Prager
Studenten in den Mund (wir können nicht sagen, was Seele an sich ist, der
Philosoph braucht Beweise, nicht Wahrscheinlichkeit). », p. 111-112.
144
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
trouvera le fondement théorique chez Kant. La scène de la malle-poste
réalise la soudure entre Lavater et Kant.
Berlin
Remontons encore le déroulement du voyage et arrivons à Berlin.
Passons, dans le cadre de cet article, sur la visite au poète Karl Wilhelm
Ramler [1725-1798], qui n’est pas une figure proprement philosophique.
Venons-en à la visite rendue à Karl Philipp Moritz [1756-1793]. Le
fondateur de l’esthétique "weimarienne", directeur du premier journal de
psychologie,
le
Gnothi
seauton.
Oder
Magazin
der
Enfahrungsseelenkunde [1783-1793, Berlin], avait fait la connaissance
personnelle de Mendelssohn en 1782. Il avait rédigé une nécrologie
magnifique dans laquelle il appelait le philosophe disparu « le Socrate de
son temps »33. Franc-maçon (auteur d’un Beiträge zur Philosophie des
Lebens aus dem Tagebuch eines Freimäurers [1780], de Die große Loge
oder der Freimaurer mit Waage und Senkble, [1793]), l’auteur d’Anton
Reiser et des Reisen eines Deutschen in England [1783] avait publié un
an auparavant son Über die Bildende Nachahmung des Schönen [1788].
Enfin, Karl Philipp Moritz, très impliqué dans l’opposition à Jacobi,
avait fait porter à celui-ci la responsabilité de la mort de Mendelssohn.
Arrivons à la visite rendue à Friedrich Nicolai [1765-1806],
éditeur du Phädon de Mendelssohn en 1767, Nicolai dont l’Allgemeine
deutsche Bibliothek fut « le pendant allemand de l’Encyclopédie »34 :
« J’ai vu le célèbre Nicolai, auteur et libraire, qui habite la même rue que
moi, c’est-à-dire dans la Brüderstrasse. » Nous ne savons pas si
Karamzin a effectivement habité dans cette rue centrale de Berlin
qu’était et est toujours la Brüderstrasse. Remarquons en tout cas que le
nom de la « rue des Frères » est bien choisi pour y loger le Voyageur,
qui rattache immédiatement Nicolai à l’auteur de Nathan le Sage
33
34
Cité par D. Bourel, Moses Mendelssohn, op. cit, p. 24.
D. Bourel, Moses Mendelssohn..., op. cit, p. 73.
145
JEAN BREUILLARD
[Nathan der Weise, 1779]. La franc-maçonnerie à laquelle il est fait
discrètement référence ici est non mystique, mais ouverte sur les
Lumières occidentales, telles que les incarnent Lessing et Moritz. Le
Voyageur est incontestablement déjà loin de l’emprise de Lavater. Il
communie en outre dans la dénonciation des Jésuites, thème récurrent du
groupe de Nicolai, dans la dénonciation aussi de Cagliostro, qualifié de
« missionnaire des Jésuites », et dans l’anticatholicisme. Nicolai se
défendait surtout de toute relation avec l’illuminisme, en particulier dans
sa Déclaration publique sur les relations secrètes avec l’ordre des
illuminés, avec, incidemment, quelques digressions concernant
M. J.A. Starck et M. J.K. Lavater, – à lire avec sérieux et, parfois,
quelque amusement ([mit unter auch ein wenig lustig zu lesen]). Cette
publication date de 1788 et tout laisse penser que Karamzin l’avait lue et
assimilée. L’observation de cette galerie sélective des personnages
rencontrés par le Voyageur livre donc un enseignement intéressant sur
Karamzin : le « sentimentaliste » Karamzin avait sans ambiguïté choisi
le camp des "Berlinois" de l’Aufklärung, de la fidélité à la raison contre
les blandices du sentiment.
Le rendez-vous manqué
À Berlin, comme on l’a dit, le Voyageur déclare manquer sa
rencontre avec le franc-maçon de Moscou Aleksej Kutuzov, le
dédicataire du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou d’Aleksandr
Radiščev. Jurij Lotman pense que la rencontre a bien eu lieu, mais que,
pour des raisons de prudence, Karamzin a préféré parler de rendez-vous
manqué. Or, dans la logique de notre parcours inverse du voyage,
l’échec de la rencontre revêt une signification : elle marque la rupture
avec la franc-maçonnerie mystique des francs-maçons de Moscou. Elle
marque aussi la fin des relations amicales entre les deux hommes. Ainsi
s’éclaire le dialogue fictif que Karamzin place dans la bouche de son
Voyageur, venu peu de temps auparavant au Tiergarten :
146
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Cher mélancolique ! Moi aussi j’ai pensé à toi en entrant dans cette allée,
et je suis resté, peut-être, à l’endroit même où tu pensais à moi. Peut-être
y reviendras-tu à nouveau, mais je serai loin, loin de toi !
En effet, le Voyageur est déjà loin, bien loin des francs-maçons de
Moscou.
Kant
Déçu par Lavater, Karamzin a été naturellement intéressé par
Kant, précisément parce que celui-ci, réveillé par Hume de son
« sommeil dogmatique », s’interrogeait sur les conditions mêmes de
toute connaissance a priori. Quand Karamzin arrive chez Kant, en
juin 1789, il est, contrairement à ce que pense B. Èjhenbaum, déjà bien
informé. Le Voyageur confie, au terme de l’entretien :
[Kant] a noté pour moi le titre de deux de ses œuvres que je n’ai pas
lues : Kritik des praktischen Vernunft et Metaphysik der Sitten.
Si l’on veut bien lire, et considérer que les Fondements de la
métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique étaient des
publications récentes [1785 pour la première ; 1788, soit l’année
précédente, pour la seconde], ces lignes signifient que Karamzin a lu au
moins l’exposé fondamental de la théorie kantienne de la connaissance
qu’est la Critique de la raison pure (1781), et sans doute dans sa
deuxième édition (1787). Enfin, Karamzin a, probablement, découvert la
pensée de Kant grâce à Lenz, à Moscou. Lenz, en effet, avait, très jeune,
suivi l’enseignement de Kant à Königsberg, alors que Kant n’était pas
encore célèbre.
Jurij Lotman suppose que l’essentiel de l’entretien a porté sur
Lavater. Ce n’est pas certain. Les paroles que Karamzin place dans la
bouche de Kant dépêchent Lavater sobrement : « Lavater est très aimable
pour la bonté de son cœur, – mais, doté d’une imagination
excessivement vive, il se laisse souvent aveugler par ses rêves, il croit au
magnétisme, etc. ». Voilà qui est lourd de sens. Enfin, Karamzin précise
147
JEAN BREUILLARD
que Kant « a correspondu avec Lavater ». Autrement dit… il ne
correspond plus. Réduit à sa « bonté », Lavater ne compte plus sur la
scène intellectuelle.
La conversation s’égarant dans des considérations sur la
géographie, le Voyageur ramène le philosophe au sujet essentiel :
Ensuite, sans transition, j’ai tourné la conversation sur la nature et la
morale de l’homme.
C’est donc lui qui dirige l’entretien, et non Kant. Lorsqu’il arrive
à Königsberg, le visiteur connaît les principales thèses du kantisme ; en
particulier l’impossibilité de connaître les objets du monde en euxmêmes, objets dont on ne connaît que la représentation au travers des
catégories a priori de l’entendement. Dans la Critique de la raison pure,
outre l’exposé des conditions a priori de toute connaissance, le
Voyageur a retenu la mise en garde contre les illusions de la
métaphysique théorique, de la théologie spéculative. Il a retenu la
critique de l’argument ontologique de l’existence de Dieu et fait dire à
Kant : « Ici, la raison éteint son flambeau, et nous restons dans la nuit ;
seule l’imagination peut se mouvoir dans cette nuit et créer l’incréé »35.
On a là un rappel direct de l’examen des preuves de l’existence de Dieu
exposé dans la Critique de la raison pure36.
La naissance théorique du sujet dans l’analyse transcendantale 37
Quand il visite Kant en juin 1789, Karamzin a donc très
probablement assimilé la leçon de Kant et le double mouvement qui
préside à la connaissance : le mouvement qui part des choses, que nous
N.M. Karamzin, « Pis’ma russkogo putešestvennika », in Izbrannye
proizvedenija, t. 1, op. cit., p. 101.
36
Conclusion du chapitre III, Livre II, deuxième division consacrée à la critique
de la théologie spéculative.
37
E. Kant : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui, en général,
s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets », Critique de
la Raison pure, « Introduction », op. cit., p. 58.
35
148
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
recevons par l’intuition sensible ; et le mouvement qui part de notre
entendement, qui reçoit l’intuition sensible au travers de cadres a priori
extérieurs aux choses (espace et temps, puis quantité, similitude,
modalité, relation). Ce double mouvement entre les objets et
l’entendement, qui vont chacun à la rencontre l’un de l’autre, est rappelé
dans la deuxième rédaction (1787) de la Déduction transcendantale des
concepts purs de l’entendement (Livre I de l’Analytique
transcendantale), avec la distinction entre « Penser un objet » et
« Connaître un objet »38 .
Appliquée à la connaissance de soi, « nous ne connaissons notre
propre sujet que comme phénomène et non dans ce qu’il est en soi »39.
Alors que le je sait qu’il est, il ne sait pas ce qu’il est : la conscience de
soi n’est pas encore la connaissance de soi. En conséquence, « je n’ai
[...] aucune connaissance de moi tel que je suis, mais je me connais
simplement tel que je m’apparais à moi-même »40. Ou bien je suis un
objet de l’expérience sensible relevant des catégories de l’espace et du
temps, ou bien je suis à moi-même un inconnu. Autrement dit, il y a
entre moi et je la même relation qu’entre je et un objet : la connaissance
de moi-même ne me livre pas moi-même, mais une représentation de
moi-même. L’idée est répétée plus loin : « Nous n’avons aucune
connaissance du sujet en soi, qui se trouve à la base du moi comme de
toutes les pensées, en qualité de substrat »41.
Il est hautement probable que la réflexion de Kant sur le sujet a
vivement intéressé Karamzin, qu’elle lui a permis de dépasser la
conception maçonnique ou shaftesburienne de la « connaissance de
soi », et lui a fait prendre conscience de la valeur de la personne saisie au
cœur de son intimité.
38
E. Kant, §-22 de la Déduction transcendantale ; ibid., p. 144-145.
Ibid., p. 157.
40
Ibid., p. 158. [souligné par Kant].
41
E. Kant, Critique de la raison pure, [trad. Trémesaygues et Pacaud], P.,
Presses Universitaires de France, 4e éd., 1965, p. 284.
39
149
JEAN BREUILLARD
Or c’est justement la personne qui est au centre de la réflexion de
Kant en 1789. Cette réflexion procède directement de l’élaboration de la
morale.
La morale kantienne et le primat de la personne
Le fait que Kant précise sur un billet le titre des deux ouvrages
principaux dans lesquels il expose sa morale (Fondements de la
métaphysique et Critique de la raison pratique) indique clairement
qu’une bonne partie de l’entretien a porté sur la morale. Étendant à la
morale la recherche des formes nécessaires qu’il avait appliquée à la
connaissance, Kant aboutit à la formule suivante de la loi morale : « Agis
de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin
et jamais simplement comme un moyen ». Ce qu’affirme cette formule
de la loi morale – ou impératif catégorique, c’est-à-dire non
hypothétique, non assujetti à un vouloir préalable –, c’est l’affirmation
de la personne, dont la notion saisit l’homme dans son rapport sacré
avec la loi morale.
Personne et liberté
Cette Personne, qui exprime le refus d’instrumentaliser l’homme,
qui affirme que l’homme est la fin de l’homme, une fin en soi, est
législatrice : la personne édicte elle-même la législation universelle. La
personne et la loi morale sont donc liées par un rapport analogue à celui
qui, chez Rousseau, lie le citoyen à l’État. Autrement dit, si j’obéis à la
loi morale, c’est parce que je puis en être l’auteur. Cette idée puissante,
qui retire l’origine de la loi à l’objet visé, et qui la retire aussi à Dieu,
fonde l’autonomie du sujet, en même temps qu’elle garantit sa liberté :
l’obéissance à la loi suppose et manifeste la liberté. L’autonomie du sujet
définit ainsi le principe de la loi morale.
Nous ne pourrons jamais savoir si cet abrégé de la morale
kantienne a été exposé par son auteur au jeune Russe venu le visiter ;
150
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
mais nous savons que cette morale, et l’accent mis sur l’autonomie du
sujet libre, est exactement ce que désignent les deux titres griffonnés par
Kant et rappelés par Karamzin.
La réflexion sur le sujet (double nature de l’homme, scission entre
le moi et le je) et sur la personne, source de la morale, est bien ce que
désignent ces lignes : « Ensuite, sans transition, j’ai tourné la
conversation sur la nature et sur la morale de l’homme »42.
Esthétique et intersubjectivité
En juin 1789, soit un an après la publication de la Critique de la
raison pratique, Kant travaille à sa troisième critique, la Critique de la
faculté de juger, qui verra le jour avant même le retour de Karamzin à
Saint-Pétersbourg. On peut donc supposer que Kant a dit au moins
quelques mots de l’état présent de sa réflexion. Or celle-ci approfondit la
théorie de la liberté par une analyse du beau, de l’œuvre d’art. L’acte
esthétique est en effet celui où le sujet attribue à son sentiment
particulier et personnel une valeur universelle, une valeur « pour
autrui ». Dans l’acte esthétique se réalise donc le deuxième des trois
préceptes qui doivent régler la pensée, tels qu’ils sont définis au
paragraphe §-40 de la Critique de la faculté de juger :
Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions
pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs
pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?43
Il faut donc penser en se mettant à la place de tout autre. Cette
intersubjectivité est réalisée dans le Beau, alors même qu’il n’y a pas de
concept universel du Beau :
Nous soulignons, – J.B.
E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Philonenko, P., Vrin,
1965, §-40.
42
43
151
JEAN BREUILLARD
Le principe subjectif du jugement sur le beau est représenté comme
universel, valable pour chacun, sans être représenté comme connaissable par un
concept universel.44
Ainsi le je transcendantal peut être commun à tous les moi
empiriques. Nous tenons que la réflexion philosophique et morale sur le
sujet et l’intersubjectivité a informé l’écriture de Karamzin et lui a
permis de redéfinir ce que vise le travail d’écriture : l’« auteur » est un
écrivain qui traduit son sujet dans l’écriture, de telle sorte que tous ses
autres lecteurs puissent se reconnaître en lui. L’intersubjectivité du
jugement esthétique, mise en lumière par Kant, est le domaine où
l’auteur, tout en étant lui-même, est en même temps les autres.
Nous pensons que Karamzin a nourri sa propre théorie de
l’écriture de la réflexion kantienne sur l’intersubjectivité. Karamzin a
voulu, dans les Lettres en particulier, que son lecteur communie avec lui
dans une même instance énonciative. L’auteur parle à chaque lecteur, –
au point que le lecteur croit parler de lui-même. Il n’est pas douteux que
le premier public de Karamzin a découvert, pour la première fois dans la
prose russe, cette chose extraordinaire : la fusion magique avec le sujet
de l’écriture, fusion personnelle – propre à chaque lecteur – et en même
temps universelle. Là est la source de l’attachement passionné de ses
admirateurs.
On mesure combien la création d’une prose fluide était le préalable à la
subjectivisation de l’écriture.
Avec la philosophie de Kant, c’est une nouvelle définition du sujet
qui est conçue et formulée, une nouvelle conception des rapports que le
sujet entretient avec le monde. Kant considérait qu’il avait accompli en
philosophie la même œuvre que Copernic en astronomie : une révolution
qui recentrait l’interrogation philosophique autour de la subjectivité.
44
Ibid., p. 176.
152
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
Le voyage philosophique du Voyageur à travers l’Allemagne et la
Suisse est bien une machine à remonter le temps. Le Voyageur parcourt
en sens inverse, de Kant à Lavater, son propre parcours intellectuel, qui
l’a conduit de Lavater à Kant. Le Voyageur, à Zurich, brise l’idole de
son adolescence. Il met en pratique le fameux précepte de Kant, formulé
dans sa Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? Les
Lumières, écrit Kant, sont « la sortie de l’homme de sa minorité, dont il
est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir
de son entendement sans la direction d’autrui... Sapere aude ! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des
Lumières. »
Les Lettres d’Allemagne et de Suisse racontent l’entrée dans l’âge
d’homme.
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